Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXV.

» Heureuse dans les bras de mon époux, je le pressai de partir pour la Cour de Chypre, où je voulais aller avec lui, me flattant de faire excuser mon hymen par mon oncle, surtout lorsqu’il aurait appris tout ce qui s’était passé. Mon époux se refusait à faire encore cette démarche, il me suppliait de la retarder ; et comme je continuais mes instances, il entra un matin dans mon appartement, une lettre à la main. »

« Je reçois de Messine, me dit-il, la singulière nouvelle que votre oncle, instruit enfin du lieu de votre asile, envoie un ambassadeur pour vous réclamer. C’est toujours Ferdinand Valvano qu’il accuse ; il y a tout à craindre que celui-ci, pour se venger, ne cherche à me faire paraître seul coupable. Souffrez, madame, que je coure me défendre et veiller par moi-même à nos communs intérêts. »

» Ma confiance en mon époux était entière, rien en lui ne m’avait appris à le soupçonner ; aussi je n’eus garde de m’opposer à son départ. Il me conjura de continuer à me cacher à tous les regards durant son absence, et je lui promis de redoubler de précautions ; je les jugeais véritablement plus importantes depuis la démarche du roi, mon oncle. Mon époux partit et je demeurai seule dans son château.

» Deux nuits après son départ, je fus réveillée par un mouvement qui se fit auprès de mon lit. En ouvrant les yeux, j’aperçus deux femmes étrangères, et plusieurs hommes armés qui portaient des flambeaux. Ma terreur fut inexprimable ; elle me plongea dans un profond évanouissement, dont mes ennemis profitèrent. On me revêtit à la hâte des premiers vêtemens qu’on trouva, et puis avec rapidité on m’entraîna loin de ma demeure.

» Vainement, après être revenue à moi, je remplissais l’air de mes cris ; on me conduisit dans un navire placé près de la côte, et une seconde fois je parcourus les mers. Je crus avec juste raison devoir accuser encore Valvano de ce nouvel enlèvement ; j’y reconnaissais sa main hardie, et j’avais tout à craindre de sa fureur. Mais, hélas ! je me trompais ; ce n’était point Ferdinand par qui j’étais poursuivie ; mon malheur venait de mon époux, ainsi que plus tard j’en eus la preuve convaincante.

» Dans le moment, mes accens imploraient son secours ; je redoutais pour sa vie, craignant que la lettre qu’il m’avait dit avoir reçue de Messine, ne fût un autre piège tendu à sa crédulité. Je demandais au ciel une prompte délivrance, mais le ciel se refusait à m’exaucer.

» Mes ravisseurs, que je questionnai, demeurèrent dans un profond silence ; ils ne me laissèrent connaître ni le nom de celui qui les faisait agir, ni le lieu où l’on allait me conduire. Enfin, nous arrivâmes sur la côte occidentale de la Sicile ; nous n’abordâmes le rivage qu’au milieu de la nuit, et ce fut au pied d’un fort château que nous descendîmes.

» Que m’eût servi de me refuser à suivre mes odieux conducteurs, ils eussent pour m’y contraindre abusé de ma faiblesse ; je me résignai donc à mon sort et je marchai sur leurs pas. Ils me firent descendre dans les fossés du château, pénétrèrent dans son intérieur par une porte secrète, et je fus enfin menée dans une chambre souterraine où l’on m’annonça que je ferais quelque séjour.

» Enfermée dans ce souterrain, où chaque nuit un homme venait m’apporter la nourriture, je m’attendais sans cesse à voir paraître le méchant Valvano ; je frémissais à l’idée d’une entrevue avec ce monstre, mais elle n’avait pas lieu, Valvano ne se montrait point, et le temps s’écoulait avec une inconcevable lenteur.

» Combien plus encore dans cette vaste demeure, ma douleur n’augmentait-elle pas, lorsque j’acquis la preuve que je portais dans mon sein le fruit de mon mariage. Cette découverte m’accablait, lorsque ce matin, à une heure inaccoutumée, mon geôlier s’est présenté : il apportait avec lui une grande quantité de papiers, qu’il commença à me remettre en me priant de les examiner. Je le fis rapidement. Ma surprise ne fut pas médiocre en les reconnaissant pour les titres de ma naissance. J’ignorais comment on avait pu se les procurer ; mais d’autres titres étaient joints encore à ceux que je regardais, c’étaient ceux nécessaires à constater l’existence de mon mariage ; enfin on avait mis également dans le paquet les bijoux que je viens de vous montrer, reste de la splendeur de ma famille.

» Mon geôlier me remit ensuite une lettre : elle était de Valvano, et avec une affreuse joie, il y détaillait la conduite de mon époux ; il m’apprenait que ce dernier m’avait indignement trahie, que je n’avais été enlevée que par ses soins. « Où croyez-vous être ? me disait Ferdinand ? en mon pouvoir, sans doute ? Eh bien ! sortez de cette erreur ; prisonnière de votre époux, c’est dans l’un de ses châteaux qu’il vous a enfermée, et dans ce même lieu, il allait s’unir à une autre femme, au mépris des nœuds qui l’attachaient à vous. Mais je suis parvenu à rompre cette hymen, et maintenant je dois, pour me venger de vous et de lui, vous contraindre à venir achever mon ouvrage. Votre époux vient de partir ; sortez de votre cachot, et allez devant votre rivale réclamer vos justes droits. »

» Ces fatales paroles me parurent d’abord être la conséquence d’un mensonge infâme ; non, je ne pouvais attribuer tant de déloyauté à mon époux ; mais le geôlier me confirma sa perfidie ; il me jura, à genoux devant moi, que jamais il n’eût consenti à me retenir prisonnière, s’il avait su mon rang et quels titres j’avais à son respect ; il me donna la certitude de me convaincre de la vérité de tout ce qu’on venait de m’annoncer. Hélas ! alors je succombai à une douleur profonde, je demandai la mort à grands cris, il me fut impossible de quitter mon cachot. Ce soir seulement, j’ai retrouvé un peu de courage, et la princesse de Chypre, détenue dans Altanéro, vient conjurer la duchesse Ambrosia de ne plus se laisser surprendre par le perfide marquis Francavilla, engagé par un hymen dont je présente ici la preuve. »

Ainsi la dame étrangère termina son récit et donna en même temps au duc son contrat et son acte de mariage.

Depuis qu’elle avait prononcé les paroles qui amenèrent en scène un ami de Valvano, la pauvre Ambrosia avait eu un pressentiment secret de son malheur ; un trouble sans exemple déchirait son âme ; il la préparait à ce qui devait achever de l’accabler ; aussi aux derniers mots de la princesse de Chypre, elle se contenta de couvrir son visage de ses mains et de pleurer en silence, se trouvant incapable de répondre, et déplorant l’injustice de sa destinée.

Plus accoutumé qu’elle à se contenir, le duc son père commanda à sa vive impatience ; le tableau de l’indigne conduite de Lorédan, alluma dans son cœur un courroux sans pareil ; mais il se garda bien de le laisser paraître ; il prit froidement les papiers, que lui remettait la dame, feignit d’y jeter un coup d’œil : « reprenez ces titres, dit-il ensuite, et croyez, princesse, qu’ils ne sont pas nécessaires pour assurer ma conviction ; il me suffit de votre parole ; et désormais vous êtes certaine que ma fille, ne cherchera pas à vous disputer un époux, malheureusement indigne de l’une et de l’autre ; demain nous quittons Altanéro, pour n’y rentrer de notre vie ; et il faut tout mon respect pour vos malheurs, si je ne me décide pas à demander raison au marquis Francavilla de son impudente scélératesse. Je vais, si vous le jugez convenable, faire appeler son oncle, le marquis Mazini, auquel il a confié la garde de son château, durant le voyage qu’il fait à ce moment ; ce signor, n’en doutez pas, sera flatté de reconnaître une aussi illustre nièce ; et vous pourrez dorénavant commander en ces lieux, ainsi que vous devez le faire. »

« – Non, signor, répliqua la princesse de Chypre, non, je ne veux pas commander dans les domaines de mon époux ; un soin me reste à remplir, un devoir sacré me retient encore parmi le monde ; mais lorsque je pourrai disposer de moi une retraite absolue sera mon partage et d’ici là, je ne chercherai pas à publier un hymen qui fait toute ma honte. Je vais retourner dans ma prison, je veux y attendre l’époux coupable dont j’ai tant à me plaindre ; cette obscurité me deviendra précieuse, puisque je pourrai y pleurer en liberté : et vous, signora, poursuivit la dame, en se tournant vers Ambrosia, permettez-moi de vous plaindre d’avoir donné votre cœur à un si indigne chevalier ; mais, hélas ! je suis encore plus infortunée que vous ne pouvez l’être.

– » Ah ! dit Ambrosia, emportée par sa douleur, vous ne pouvez du moins souffrir plus ; car il est impossible que vous aimiez davantage.

– » Ma fille ! s’écria Ferrandino, ma fille ! un tel aveu convient-il à votre modestie, à votre sexe ? Quoi ! vous conserveriez encore quelque tendresse pour le lâche qui ne rougissait pas de vous tromper aussi impudemment ? Il en sera puni, la justice du ciel me l’assure ; mais gardez-vous de penser désormais à lui, si ce n’est pour l’environner de toute la haine qu’il mérite. »

Ambrosia ne répliqua point, elle continua à verser des larmes ; et son père s’indigna contre la faiblesse de son cœur.

Cependant la princesse de Chypre, ou plutôt celle qui en jouait le rôle avec tant d’effronterie, se leva pour se retirer. Elle prit les papiers qui lui avaient servi à tromper le duc et Ambrosia ; puis, saluant le père et la fille, elle se retira par le cabinet dont elle était sortie, reprenant le chemin de la porte des souterrains, qu’elle referma.

Vainement le duc lui avait demandé la faveur de la reconduire ; elle s’y refusa obstinément. « Mon geôlier m’attend, lui dit-elle ; gagné par Valvano, il m’est aujourd’hui entièrement dévoué. »

Après son départ Ferrandino chercha à consoler sa fille ; il ne put y parvenir. Ambrosia, malgré tout ce qu’elle venait d’entendre, voulait douter de la culpabilité de Lorédan, et son père s’irritait de la voir prendre la défense d’un tel homme. Toute la nuit se passa ainsi ; le lendemain, à la pointe du jour, le duc annonça à Mazini son intention formelle de quitter Altanéro dans la matinée. Cette résolution imprévue surprit le vieux marquis, surtout voyant que le duc s’obstinait à en taire la cause ; mais il ne put y mettre obstacle, Ferrandino, se montrant fermement déterminé à effectuer son dessein.

Vers les huit heures il fit avancer la litière de sa fille, et après avoir remercié Mazini de ses prévenances, sans lui parler en aucune manière de Lorédan, il donna le signal, auquel toute sa maison obéit en se mettant en route.

Tout devait en ce moment redoubler l’étonnement du marquis. À peine le duc Ferrandino se fut-il éloigné d’un lien qu’il avait promis de ne pas quitter avant le retour de Francavilla, que le héraut du roi de Sicile se présenta devant Mazini, pour lui remettre des lettres-patentes de Frédéric 1er, ordonnant que la princesse de Chypre, cachée dans le château, lui fût remise, sous peine de haute-trahison. En même temps le héraut confia à Mazini qu’il avait également d’autres lettres pour obliger les barons de la contrée à se réunir à lui pour attaquer ensemble Altanéro, si la princesse de Chypre ne lui était pas livrée.

L’embarras du vieux marquis ne se trouva pas médiocre. Il savait que Palmina n’était plus dans Altanéro ; qu’elle en était partie avec Grimani. D’un côté il ne voulait pas en donner connaissance, lorsque, de l’autre, il craignait de se compromettre en exposant aussi la sûreté de Lorédan.

Dans cette pénible conjecture, il crut que le meilleur parti à suivre était celui d’affecter une prompte obéissance ; aussi, répliqua-t-il à l’envoyé du souverain. « Je crois avoir la certitude qu’on a surpris notre prince en lui intimant que cette princesse de Chypre se trouvait dans le château ; mais, en l’absence de mon neveu, dont j’interprète les sentimens, je ne craindrai pas, signor, de vous donner le droit de faire ici toutes les recherches qui vous paraîtront convenables. Je vais donner les ordres les plus précis pour que tous les appartemens vous soient ouverts, et je vous conduirai moi-même dans les lieux les plus retirés du château. »

Le héraut, qui craignait de se voir contraint d’employer des moyens peut-être hasardeux, fut charmé de l’obéissance du marquis ; et, sans en dire le motif, il fit de toutes parts les plus sévères perquisitions ; il descendit même dans les souterrains, les visitant avec une attention scrupuleuse ; mais nulle part on ne trouva la princesse de Chypre. Le héraut voyant l’inutilité de ses efforts, se décida enfin à quitter Altanéro, assurant Mazini qu’il rendrait un témoignage avantageux au roi de la prompte soumission que l’on avait mise à obtempérer à ses ordres.

Plus que jamais Mazini accusa les Frères Noirs de ces nouveaux tracas ; et, avec juste raison, il ne put bien augurer du voyage de Lorédan à Messine. Il lui écrivit en toute hâte pour lui communiquer ce qui s’était passé ; mais la lettre ne fut point remise ; on intercepta celles que Francavilla lui adressait, et la seule qui parvint à ce dernier, fut celle de duc Ferrandino.

Plus Lorédan paraissait garder le silence, plus Mazini était dans l’inquiétude. Elle fut enfin portée à son comble, lorsqu’un nouveau messager du roi étant venu le trouver, lui apprit en même temps la fuite de Francavilla, et que Frédéric ordonnait le séquestre de ses propriétés. Mazini demeura accablé en écoutant ces nouvelles sinistres. Il se vit avec effroi privé de ses deux neveux, et crut devoir, dans la circonstance, se rendre lui-même à Messine, pour implorer la clémence du roi, si Lorédan était coupable, ou plutôt pour éclairer sa justice ; car, en tout ceci, il voyait agir les perpétuels ennemis du marquis.

Vers le même temps, et pour que rien ne manquât de ce qui devait le confondre, il reçut une lettre du père d’Ambrosia, qui lui faisait part de ses nouveaux projets au sujet de sa fille et de sa résolution arrêtée irrévocablement de rompre pour toujours avec Francavilla, qui, disait-il, n’était plus digne de prétendre à la main de la jeune duchesse.

Ces divers événemens, survenus coup-sur-coup, mettaient Mazini hors de lui-même. Plus de mille fois il souhaita que quelque irruption de l’Etna occasionât un tremblement de terre dont les suites fussent la destruction du monastère de Santo-Génaro. Il maudissait les Frères-Noirs, les envoyant d’ordinaire au diable, qui les secondait si bien.

Cependant il crut convenable de se mettre en route. Il prit ses mesures pour la conservation des droits de son neveu ; et, ce soin rempli, il se fit accompagner d’une nombreuse escorte, tant il redoutait pour lui aussi les entreprises des habitans de la forêt sombre.

Arrivé sans mésaventure à Messine, il chercha, avant de se présenter au roi, les moyens de lui faire parler par les seigneurs qui l’approchaient le plus familièrement. Ceci ne put se faire sans qu’il ne s’écoulât un peu de temps ; et enfin Mazini, certain d’être bien accueilli, se résolut à demander une audience au monarque. Frédéric l’écouta avec bonté, lui remit sur l’heure à lui-même le séquestre des biens de Lorédan, mais ne lui donna aucun éclaircissement, et continua à garder le silence sur ce qui s’était passé, sur ce qu’on avait pu lui dire, ne donnant même pas à connaître son opinion sur les révélations que Mazini était venu lui faire.

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