Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXVI.

Le duc Ferrandino ayant emmené sa fille à Rosa-Marini, demeura peu de temps dans cette habitation ; il était pressé de partir, non pour Palerme, où il habitait ordinairement, mais pour Messine, où la présence de la cour lui faisait espérer de trouver des distractions qui pussent faire oublier à la désolée Ambrosia un amour qui ne pouvait désormais exister sans crime.

Le duc était trop grand par lui-même pour ne pas avoir eu connaissance de l’histoire de l’enlèvement de la princesse de Chypre ; le bruit confus en était venu jusqu’à lui ; il savait que Palmina devait se trouver en Sicile ; aussi parut-il médiocrement surpris lorsque celle qui avait usurpé ce nom, se montra devant lui.

Mais en même temps qu’il apprit la conduite déloyale du marquis Francavilla, il ne laissa pas d’en éprouver quelque joie. Le duc était ambitieux, il voulait pousser plus loin encore la splendeur de sa race ; et lorsqu’il se fut engagé avec Lorédan, il vit à regret le prince Manfred, troisième fils du roi de Sicile se déclarer au nombre des amans de la jeune duchesse, lorsqu’il était trop tard pour le faire. Maintenant les choses avaient changé de face ; Francavilla s’était rendu indigne de son bonheur, le duc avait rompu avec lui sans retour ; Ambrosia pouvait se regarder comme libre, et par conséquent il était encore possible que le prince Manfred, ayant conservé ses premiers sentimens, se remît sur les rangs, et briguât de nouveau la main de la belle Ambrosia.

Ces profonds calculs d’une âme ambitieuse décidèrent le duc à se rendre à Messine, où Manfred se trouvait auprès de son père. On pouvait espérer qu’une jeune personne serait flattée de recevoir aux yeux de toute la cour les hommages de celui qui un jour devait peut-être régner sur la Sicile. Ce prince était jeune, aimable, beau cavalier ; peut-être aimerait-il encore, et ses soins empressés feraient promptement disparaître du cœur d’Ambrosia le souvenir et l’image du perfide marquis Francavilla.

Ces pensées étaient loin de s’accommoder avec celles qui tourmentaient Ambrosia ; elle ne voyait en ce moment qu’une seule chose, savoir, qu’il faudrait oublier l’amant chéri par elle de toutes ses forces, celui avec qui elle s’était flattée de passer sa vie, le seul enfin qui lui parût digne d’être aimé. Moins crédule que son père, par la raison qu’elle n’avait nul motif secret pour vouloir rompre avec Lorédan, elle avait grand peine à le reconnaître entièrement pour coupable ; elle eût voulu, du moins, disait-elle, le voir, lui parler, lui demander l’explication de sa conduite, et ne le condamner sans retour qu’après l’avoir entendu.

Elle portait ses plaintes à l’une de ses femmes, à celle, dont l’âge se rapprochant le plus du sien, qui avait eu l’art de mieux acquérir sa confiance. Violette pensait comme elle, et plusieurs fois elle lui promit de faire en sorte de rencontrer Lorédan, dut-elle aller le chercher plutôt dans son palais à Messine. Ambrosia ignorait encore que son amant ne fût plus dans cette ville.

Peu de momens après son arrivée, elle rappela à Violette sa promesse, et cette jeune fille sortit dans l’intention de roder autour de la demeure de Lorédan ; mais les premières informations qu’elle demanda lui apprirent ce qui s’était passé ; elle sut que le marquis Francavilla, arrêté par l’ordre du roi, après être demeuré plusieurs jours en prison dans son propre logement, avait jugé convenable de prendre la fuite, et que l’on ignorait le lieu de sa retraite actuelle. Vainement Violette, qui tenait à bien remplir ses instructions, fut-elle jusqu’à questionner les gens du marquis, tous lui tinrent le même langage, et il fallut qu’elle s’en revînt auprès de sa maîtresse lui apporter ces fâcheuses nouvelles.

Ambrosia chagrine d’un pareil événement, qui pouvait lui permettre de se livrer à de vastes conjectures, vit avec peine la résolution prise par son père de la conduire le jour suivant à la cour. Quelques paroles échappées au duc annoncèrent à Ambrosia ses intentions secrètes, et tout entière encore à son amour, elle se promit de ne rien faire qui pût donner de l’espoir à un rival de Lorédan.

La venue d’Ambrosia fut bientôt remarquée par les jeunes seigneurs siciliens ; ils accoururent avec empressement autour d’elle, tous se félicitant sur son retour. Sans que le duc eût besoin de le dire, les courtisans devinèrent assez que le mariage de sa fille avec le marquis Francavilla ne pouvait plus avoir lieu ; car eût-il pu se faire qu’on voulût donner une femme à celui qui avait mérité la disgrâce du roi ? ce crime ne le rendait-il pas indigne de tout bonheur ! Ainsi du moins pensaient ces êtres méprisables pour qui la faveur était tout, et qui ont si bien transmis à leurs successeurs leurs déplorables maximes.

Libres donc de prétendre encore à la main d’Ambrosia, les barons cherchaient par leur amabilité, leurs grâces ou leurs flatteries, à attirer sur eux en particulier l’attention de cette belle personne ; mais elle ne les voyait pas et sa pensée restait constamment fidèle à celui que l’on croyait entièrement oublié d’elle.

Fatiguée cependant de ce concours d’adorateurs, elle essayait de s’en débarrasser en affectant un air de distraction qui ne lui était pas ordinaire, en cherchant à lier une conversation animée avec les filles de la reine ; ses efforts étaient vains, la foule redoublait autour d’elle, et plus on se montrait empressé, plus on avait le don de lui déplaire.

Son courroux était sans borne, elle baissait les yeux, jouant la distraction, lorsqu’elle vit peu-à-peu diminuer le nombre de ses courtisans ; et un silence profond tout-à-coup régna autour d’elle. Heureuse de l’avoir ainsi emporté, elle leva ses beaux yeux, et avec autant de dépit que de peine, elle trouva devant elle le prince Manfred, qui la contemplait, immobile et sans parler, à sa vue. Ambrosia rougit et baissa ses regards.

« Enfin, signora, vous daignez vous apercevoir que je suis près de vous et que je m’occupe à admirer les charmes auxquels la nature ajoute chaque jour. Eh ! que venez-vous faire à la cour de Messine ? quel besoin avez-vous de venir, par votre présence, rouvrir les blessures que vous nous avez faites ? Faudra-il de nouveau ne contempler tant d’attraits que pour les regretter plus vivement ensuite. »

Ce qui pouvait en ce moment faire le plus de chagrin à la jeune duchesse, c’était de voir recommencer les poursuites du prince Manfred. Celui-là devenait un concurrent redoutable, et le malheur qu’elle redoutait se présentait à elle dans le premier instant où elle reparaissait dans le monde. Plus Manfred était aimable, plus alors il lui déplaisait ; aussi ne crut-elle pas devoir répondre autrement, à ses galantes questions, que par ces simples paroles :

« Sans la volonté expresse de mon père, je ne fusse point revenue dans ce palais. Ce ne sont plus ses agrémens que je pourrais regretter, j’ai perdu le goût des amusemens de mon âge. »

– « Certes, signora, répliqua Manfred, il doit se croire heureux, celui qui vous a appris à ne plus trouver de satisfaction que dans l’amour dont il vous a voué les tendresses ; mais comment se fait-il que cet amour si empressé disparaisse tout-à-coup et vous abandonne au moment de s’unir à vous pour jamais ? »

– « Prince, répondit Ambrosia, permettez-moi de ne pas répondre à une question pareille, c’est à mon père à le faire pour moi ; je dois en ce moment vous prier de m’entretenir d’autre chose, si vous voulez me faire l’honneur de prolonger votre conversation avec moi. »

– « Je sens, signora, reprit Manfred avec une teinte légère d’humeur, que je puis vous déplaire en vous parlant ainsi, mais il m’est impossible d’en agir autrement ; car enfin faut-il bien avoir l’assurance si votre main est libre ; ou si vous êtes encore engagée. »

Ce discours, qui allait si directement au but, fâcha plus encore la jeune duchesse ; aussi se dispensa-t-elle d’y répondre. Son silence fatigua Manfred ; il s’éloigna brusquement d’elle en murmurant, et le duc Ferrandino qui ne le perdait pas de vue, vint en toute hâte le remplacer auprès de sa fille.

« Eh ! quoi ! Ambrosia, lui dit-il, dois-je me plaindre de votre politesse ? ne savez-vous pas traiter avec plus d’égards le fils de notre souverain ; son rang ne vous inspirera-t-il pas en sa faveur la déférence qui lui est due. »

– « Oh ! pour ce qui est de la déférence, répliqua vivement Ambrosia, je ne la lui refuserai jamais, me trouvant trop heureuse si le prince voulait s’en contenter ; mais, mon père, ce n’est point ce sentiment qu’il me demande ; et celui qu’il voudrait obtenir, je ne le lui accorderai jamais.

Le duc avait trop d’usage du monde, le cœur humain lui était trop bien connu, pour qu’il cherchât en ce moment à contrarier sa fille. Il savait bien que, même malgré elle, elle se révolterait contre toute espèce de contrainte ; il aima mieux se confier dans la puissance irrésistible du temps, et dans celle de l’absence du marquis Lorédan, qui, lié d’ailleurs par des nœuds indissolubles, ne pouvait plus devenir un objet redoutable pour le nouvel amant d’Ambrosia. En conséquence de ce principe il se contenta de répondre :

« Eh bien ! est-ce donc un grand mal qu’un si aimable prince vous parle des feux dont il a brûlé pour vous ? il vous faudra renoncer à paraître en public, si vous vous irritez des hommages que viendra vous rendre la brillante jeunesse Sicilienne, surtout depuis qu’elle vous sait libre. Mais, ma fille, tranquillisez-vous ; je ne chercherai jamais à vous rendre malheureuse. »

Ces paroles furent un baume consolateur pour l’âme de la jeune duchesse. Avec la confiance de son âge, elle crut que son père lui disait vrai, et elle l’en remercia par le plus aimable sourire. Cependant elle lui demanda de quitter le palais ; et Ferrandino, sans plus attendre, acquiesça à ses désirs. Le duc pouvait d’autant mieux le faire, que son but était rempli dès-lors que Monfred avait paru conserver encore sa première tendresse.

Le lendemain de cette soirée si pénible pour Ambrosia elle se plut à raconter à sa chère Violette ce qui s’était passé à la cour. « Ah ! signora, lui répliqua la jeune fille, c’est pourtant un prince que vous refusez ! un prince… ah ! ce doit être une belle chose que de se voir la bien-aimée d’un prince. »

Ambrosia sourit de l’étonnement de sa suivante et de la bonne foi avec laquelle elle convenait qu’un prince pourrait être toujours certain de commander à son cœur. Pour elle, sa pensée était bien différente ; les grands de la terre ne lui paraissaient rien, son bonheur n’existait que pour Lorédan, et quand elle l’avait aimé, elle n’avait pas songé à sa naissance.

Dans la soirée, son père la fit prier de descendre au salon de compagnie, où déjà une nombreuse société s’était réunie ; Ambrosia obéit, mais avec regret ; elle était presque assurée d’y trouver Manfred, et elle ne se trompait pas ; il était venu déjà depuis quelque temps, et se montrait impatient de ne pas voir arriver la dame de ses pensées ; dès qu’il l’aperçut, il courut à elle.

« Eh bien, signora, lui dit-il ; j’ai suivi votre conseil, j’ai demandé à votre père si vous étiez ou libre ou encore engagée ; il m’a certifié que par des arrangemens particuliers, tout projet d’hymen entre vous et l’heureux marquis Francavilla était rompu ; j’en ai rendu au ciel de véritables actions de grâces ; et maintenant je puis me flatter de ne pas vous voir rejeter mes soins. »

– « Prince, lui répondit Ambrosia, mon père a sans doute le droit de disposer de ma personne, mais je me flatte qu’il ne le fera pas sans mon consentement, et surtout qu’il ne se pressera pas de m’ordonner une obéissance qui me serait si pénible en ce moment. »

– « J’ai tout lieu de croire, signora, repartit Manfred avec hauteur, que vous changerez de langage lorsque vous connaîtrez le parti que votre père doit vous proposer. On peut regretter un amant qui fut cher, mais lorsque sa scélératesse (car je suis informé de tout) commande de le voir avec horreur, il serait pénible de croire que la noble Ambrosia pût chérir celui dont elle fut trompée, puisqu’il était déjà l’époux d’une autre. »

Ces paroles plongèrent Ambrosia dans un véritable désespoir ; elle vit avec chagrin l’empressement de son père à lui faire contracter d’autres nœuds, tandis qu’elle était résolue à ne jamais oublier le mortel dont elle avait tant à se plaindre. Son silence déplut à Manfred ; mais dirigé par son orgueil, il se flatta de ne pas tarder à remporter une pleine victoire ; et après une courte conversation, il se retira pour aller informer le roi, son père de son amour et de ses projets.

Frédéric, depuis long-temps, avait formé d’autres desseins pour le mariage de son troisième fils ; voyant rompre la négociation qu’il avait fait entamer par Valvano avec la cour de Chypre, il s’était tourné vers une des cours d’Allemagne, et déjà les premiers arrangemens avaient eu lieu. Il reçut donc avec froideur l’ouverture que vint lui faire son fils, lui fit part des démarches qu’il venait de tenter, et le conjura d’attendre avant de se déclarer.

D’ailleurs, le roi ne disait pas toutes ses pensées ; il voyait beaucoup d’obscurité dans tout ce qu’on lui racontait contre Lorédan ; la fuite seule de ce dernier pouvait le faire présumer coupable : mais Frédéric, en grand monarque, s’occupait en secret du soin de parvenir à connaître toute la vérité. Cependant il chérissait son fils et ne put long-temps résister à ses instances ; il consentit enfin à accéder à ses désirs, et lui permit de poursuivre ses projets, s’engageant même à en parler au duc Ferrandino.

Ce dernier seigneur ne voulut pas remettre au jour suivant à faire part à sa fille de la demande formelle que le prince Manfred venait de lui faire de sa main ; en conséquence, après l’heure où la société rassemblée chez lui se fut retirée, il engagea Ambrosia à lui accorder un moment d’entretien, et avec quelque émotion il lui révéla cette mauvaise nouvelle.

Ambrosia, désespérée, ne songea pas à dissimuler son chagrin ; elle le laissa éclater dans toute son étendue, et demanda à son père s’il était si pressé de se défaire d’elle, et si sa présence dans son palais pouvait lui causer du déplaisir.

« Vous vous méprenez étrangement, lui répondit le duc, si à de tels motifs vous attribuez ma conduite. Assurément on ne voudra pas croire dans le monde que j’aie hâte de me séparer de ma fille, lorsque je lui fais obtenir un rang bien supérieur à celui qu’elle pouvait naturellement prétendre ; et le titre de bru du roi ne sera jamais à dédaigner. Eh quoi ! mon Ambrosia, pouvez-vous conserver encore quelque tendresse pour celui dont vous avez tant à vous plaindre ; oubliez-vous que votre amour pour lui est aujourd’hui criminel ? n’est-ce pas l’époux d’une autre que vous chérissez ? vous flattez-vous de le faire séparer de la princesse de Chypre, et moi-même, devez-vous croire que je pourrais consentir à lui pardonner tous ses torts ? Rentrez en vous-même, Ambrosia ; reprenez la fierté si bien convenable à votre sexe, à votre naissance, et songez à la splendeur de l’hymen auquel vous êtes appelée.

– « J’y songerais, signor, répartit Ambrosia, si mon cœur était libre, si Lorédan n’y régnait pas encore. Sans doute, je devrais avoir honte de mon amour, si j’avais la preuve sans réplique que le marquis Francavilla ne le mérite plus : mais en possédons-nous la parfaite assurance ? »

– « Quoi, dit le duc en l’interrompant, vous est-il permis de douter, après avoir entendu vous-même, de la propre bouche de la princesse de Chypre, sortir les paroles accusatrices de votre amant ? »

– « Et qui nous a dit, repartit Ambrosia, que cette princesse ne nous ait pas trompés ? savons-nous si elle n’avait pas un motif particulier pour essayer de nous surprendre ? enfin elle-même est-elle ce qu’elle paraît ? N’avez-vous pas appris avec quelle rage les ennemis secrets de Lorédan le poursuivent ; n’ont-ils point pu susciter cette femme pour le perdre auprès de nous ? Devrai-je consentir sans avoir entendu Lorédan ou se justifier ou avouer sa perfidie, à faire le malheur de ma vie en prenant pour époux un prince que je ne pourrai jamais aimer ? Le rang où il me placerait est brillant sans doute ; mais la duchesse de Ferrandino, l’héritière de notre noble maison, ne peut pas être éblouie.

Ce discours ne laissa pas que de faire impression sur le duc ; il sentit combien sa fille faisait une objection raisonnable, n’avait-il pas condamné Francavilla un peu légèrement ; mais d’un autre côté l’ambition lui criait d’une voix étourdissante : innocent ou coupable qu’importe, un simple seigneur doit le céder au fils d’un roi ; et le duc ne voulait écouter que ce langage.

Aussi, loin de paraître consentir aux demandes d’Ambrosia, il lui ordonna de se préparer à recevoir Manfred avec plus de déférence, à le regarder en un mot, comme son époux.

La jeune duchesse, en écoutant une résolution si sévère, se répandit en douloureuses exclamations ; elle versa d’abondantes larmes et se retira dans sa chambre, où elle ne trouva plus le repos. Elle aimait et elle était Sicilienne : dans cet heureux climat, les passions, plus exaltées que partout ailleurs, sont susceptibles de porter au plus haut délire les volontés du cœur humain ; l’amour ne connaît ni borne ni frein, et malheur quand il se combine avec la jalousie ou la vengeance ; alors il s’abandonne à de violentes extrémités.

Violette vit avec peine la douleur de sa maîtresse, quoiqu’il lui parût extraordinaire qu’on se mît en cet état par la raison seule qu’on ne voulait pas épouser un prince ; mais elle chérissait Ambrosia, et dès-lors elle partageait son inquiétude.

La nouvelle se répandit promptement de la demande que le prince Manfred avait faite de la main d’Ambrosia ; ceux qui eussent prétendu à ce bonheur, se retirèrent une seconde fois, et les jeunes beautés de la cour de Messine en éprouvèrent un vif déplaisir. Manfred, feignant de ne pas s’apercevoir de l’éloignement qu’Ambrosia lui montrait, ne quittait plus le château de Ferrandino ; certain du consentement du roi, son père, assuré de celui du duc, il se fiait en son mérite pour changer le cœur de la jeune beauté, tandis que celle-ci, plongée dans une morne mélancolie, regardait avec effroi l’approche d’un moment que ses rivales eussent envisagé avec transport.

Un jour, à l’heure où l’on a la coutume de faire la sieste en Sicile, Violette entra chez sa maîtresse, et celle-ci, en la voyant, devina, à son air préoccupé, qu’elle avait à lui dire quelque chose de particulier. Ambrosia se trouvait seule en ce moment, aussi n’eût-elle rien de plus pressé que d’interroger Violette.

– « Ah ! répliqua-t-elle, j’ai à vous dire une étrange chose ; je désirerais que vous ne m’en voulussiez pas, car je ne me suis déterminée à vous en parler que dans l’idée de vous être agréable. »

– « Sois sans crainte, mon enfant, lui dit la duchesse, je t’assure que je ne t’en voudrai point, quoi que ce soit que tu puisse avoir à me dire. »

– « Vous vous rappelez sans doute le prince Luiggi Montaltière ? »

– « Ce digne ami de Francavilla, lui qui a sitôt abandonné le monde, dont-il était un si bel ornement ; aurait-il reparu ? te serais-tu entretenue avec lui ? »

– « C’est lui, signora, qui, déguisé de manière à ne pas être reconnu, est venu me joindre comme je faisais ma prière dans l’église des révérends pères capucins, et qui m’a demandé la faveur de me dire deux mots en particulier. J’avais bien refusé cette prière, ignorant par qui elle m’était adressée, mais j’étais curieuse de savoir ce qu’on me voulait, et plus encore d’éclaircir ce que pouvait avoir de mystérieux cette proposition inattendue. J’ai donc consenti ; nous avons passé dans le cloître du monastère ; et là, ce noble signor m’ayant appris son nom et s’étant fait connaître, m’a conjuré de lui faciliter le moyen de vous parler en secret : il a, m’a-t-il-dit, à vous apprendre d’étranges choses, auxquelles votre bonheur et celui du marquis Lorédan sont mêlés. Tout en ayant pour lui la considération méritée par son titre, je lui ai fait entrevoir combien il lui serait difficile de parvenir jusqu’à vous ; rarement sortiez-vous du palais surtout depuis que votre mariage était décidé avec le fils du roi. En m’écoutant, je voyais son inquiétude augmenter ; mes dernières paroles ont paru l’abattre. « Si elle n’aime plus Lorédan, m’a-t-il dit, je n’ai plus rien à lui dire ; mais si le plus pur amour n’est pas éteint dans son cœur, elle me saura gré de ce que j’ai à lui dire. Quant aux difficultés qui pourraient m’empêcher de la voir, elles ne doivent pas inquiéter l’aimable Violette, (car c’est ainsi qu’il m’a nommée). Je ne lui donnerai pas l’embarras de les lever, je m’en chargerai moi-même ; tout ce que je lui demande, c’est de décider l’illustre Ambrosia à me recevoir à l’heure qui lui sera la plus agréable, et je vous conjure de l’en prier en mon nom. »

Après m’avoir ainsi parlé, il a sorti de son doigt une bague magnifique, et je ne me suis aperçue qu’il l’eût mise à ma main, qu’après sa retraite. Voilà, signora, ses propres paroles ; je dois ajouter encore qu’il viendra au soleil couché, attendre au même lieu votre réponse. »

Ambrosia aimait trop Lorédan pour se refuser à entendre ce que pouvait dire en sa faveur le meilleur de ses amis ; elle se rappelait aussi que la princesse de Chypre avait dit, en racontant son histoire, que Francavilla avait chargé Montaltière d’apprendre à Ferdinand Valvano son hymen avec elle. Ambrosia brûlait de voir confirmer cette particularité par la propre bouche de Luiggi, et sans balancer elle chargea sa confidente de retourner lui dire qu’elle l’attendrait durant toute la soirée, s’il voulait venir au palais, soit à visage découvert, en se faisant annoncer, soit à la faveur d’un déguisement, si la chose lui paraissait plus avantageuse, et s’il avait des intelligences parmi les gens de la maison.

Violette, en digne suivante, fut intérieurement transportée de se trouver mêlée dans une intrigue de cette importance ; le riche présent du prince Montaltière l’avait mise dans ses secrets ; aussi n’eût-elle garde de ne point courir au cloître du monastère des capucins de Messine, dès que la chute du jour lui eût indiqué le moment convenu.

Luiggi l’avait devancé, il se promenait en l’attendant ; et charmé de la réponse favorable qu’on venait lui faire, il donna à la messagère une bourse pleine d’or, la priant de dire à la jeune duchesse que dans une heure il serait dans son oratoire, pourvu qu’on laissât ouverte une porte qui donnait dans une galerie voisine, à laquelle venait aboutir un escalier dérobé.

Ambrosia parut satisfaite d’un rendez-vous aussi propre à dissiper ses inquiétudes ; elle laissa partir son père pour le palais du roi, où par hasard ce jour-là elle avait à l’avance exprimé le désir de ne pas l’y accompagner ; et se voyant seule, elle pria le ciel de rendre complète la justification de Lorédan ; car elle pensait que c’était pour la lui faire entendre que le prince Luiggi avait sollicité cet entretien.

Luiggi ne manqua pas à se montrer lorsqu’il crut pouvoir le faire sans rencontrer le duc Ferrandino. Ambrosia le vit arriver par l’issue qu’il avait lui-même indiquée ; et dès qu’il l’aperçut il se mit à genoux devant elle.

– « Grâces immortelles soient rendues, s’écria-t-il ; je puis enfin, noble duchesse, remplir un devoir bien précieux à mon cœur, celui de justifier auprès de vous un ami victime de la plus atroce noirceur ; je puis vous éclaircir toute sa conduite, et vous donner la preuve la plus convaincante qu’il n’a jamais cessé de vous aimer. »

– « Eh ! comment, prince, vous y prendrez-vous, repartit Ambrosia, toute émue, en cherchant à contenir sa joie, surtout lorsque vous saurez que je suis instruite de son mariage avec la princesse de Chypre, enlevée d’abord par le baron Ferdinand Valvano, votre frère, et qui ensuite lui préféra le marquis Lorédan. »

– « À mon tour, signora, dit Luiggi, je pourrai m’étonner de la foi aveuglément par vous accordée à cette odieuse imposture ; vous avez donné dans un piège habilement tendu, et jamais Lorédan ne fut l’époux de la femme dont vous venez de me parler ; que dis-je, celle qui vous vit dans Altanéro n’était point la princesse Palmina, c’était une de ces misérables créatures vivant du produit de leurs charmes, et qu’on avait dressée afin de vous tromper. L’acte de mariage qu’elle produisait était faux, le reste de ses titres étaient véritables, on les avait soustraits à la princesse Palmina, les voici encore ; mais voici mieux, ce contrat est celui de la princesse de Chypre avec Ferdinand Valvano, mon frère, signé par le roi Lusignan et par les deux seigneurs les mieux qualifiés de sa cour. Vous sera-t-il possible maintenant de vous refuser à vous rendre a l’évidence ; et si, par une fatalité particulière, vous persistiez dans le doute, lui achèvera de vous satisfaire. Paraissez, Sabiona, dit le prince, en s’avançant vers le corridor, et venez vous-même apprendre à la duchesse la trame ourdie avec tant d’art contre son bonheur. »

À ces mots une femme se présente ; elle jette la mante qui la couvrait, et se montre aux yeux d’Ambrosia vêtue du même costume avec lequel, dans Altanéro, elle avait joué le rôle de la princesse de Chypre.

– « Pardon, illustre signora, dit-elle en se prosternant devant Ambrosia, je vous ai trompée pour exécuter les ordres du baron Valvano, ou plutôt d’un de ses agens ; ils me firent prendre le nom d’une princesse, ils m’enseignèrent ce que je devais vous dire, ainsi qu’à votre père ; aujourd’hui conduite par mes remords et par les exhortations de ce digne chevalier, je viens vous avouer l’indignité de ma conduite. »

« Ah ! que vous m’avez fait de mal, dit Ambrosia, en faisant signe tout à la fois d’éloigner cette femme dont la présence lui était odieuse ; puis se tournant vers Luiggi.

« Cher ami de Lorédan, combien je vous suis redevable. Ah ! ne vous refusez pas à pousser plus loin votre généreuse démarche, il faut détromper mon père, lui faire connaître la vérité et l’innocence du marquis Francavilla. »

– « Nous aurons de la peine, dit le prince, non à établir à ses yeux l’injustice de ses soupçons contre mon ami, mais à le ramener à son premier projet de vous unir avec Lorédan ; je connais l’hymen glorieux auquel il veut vous faire prétendre ; vous flattez-vous qu’il le rompe maintenant, qu’il est près de se conclure ? »

– « Je dois au moins essayer de l’y décider, d’ailleurs il faut que Lorédan vienne réclamer ses droits. »

– « Vous ignorez, à ce que je vois, dit Luiggi, que cet ami, craignant pour sa vie, près de lui être enlevée par la malice de ses ennemis, ne peut en sûreté reparaître dans Messine ; n’aurait-il pas maintenant à redouter un adversaire autrement puissant en la personne du prince Manfred ? Non, signora, moi, qui ai juré de veiller sur lui, je ne l’exposerai pas à courir ce danger inévitable ; je ne puis moi-même me rendre l’accusateur de celui auquel m’attachent les nœuds sacrés du sang ; mais vous seule pouvez achever cet ouvrage ; conservez les preuves matérielles que je mets en vos mains, montrez-les à votre père, elles le feront rougir de son erreur. »

– « Mais, dit Ambrosia, si mon père persistait malgré ce que je pourrais lui dire, à vouloir conclure mon hymen avec le fils du roi ? »

– « Alors, répliqua Luiggi, je ferais un appel à votre cœur, je lui demanderais si par une aveugle obéissance il pourrait consentir à se rendre malheureux, à plonger mon ami dans un abyme d’infortunes ; et s’il me répondait que ce sacrifice était au-dessus de ses forces je l’engagerais à se confier à ma loyauté et à venir sous ma garde rejoindre Francavilla au lieu de sa retraite, pour y contracter une union qu’il ne fut plus au pouvoir des hommes de rompre. »

– « Prince Luiggi ! s’écria la jeune duchesse, interdite d’une proposition pareille. »

– « Signora, je ne m’en dédis point, je vous le répète encore, ou vous aimez Lorédan ou vous ne l’aimez pas : dans cette dernière hypothèse vous pourrez renoncer à lui sans peine ; dans la première rien ne vous coûtera pour lui prouver votre amour. Adieu, je me retire ; tous les jours, de deux heures à quatre, un homme vêtu de bleu, avec un manteau blanc, se promènera dans le cloître de l’église voisine ; il connaît votre suivante, et sera là pour exécuter les ordres qu’elle lui transmettra de votre part. Mes moyens pour vous soustraire à une injuste puissance sont prêts, consentez-y, vous serez libre, et trois jours ne s’écouleront pas en entier sans que Lorédan ne puisse de vive voix vous exprimer une tendresse qui n’a pas faibli dans son cœur. »

À ces mots, le prince s’échappant, ne laissa pas à la duchesse la facilité de lui répondre. Ce fut avec une impatience sans égale qu’Ambrosia attendit le retour de son père ; et sans vouloir remettre au lendemain, elle passa dans son appartement, et lui montra les actes qu’un inconnu lui avait fait remettre ; en même temps elle indiqua au duc la demeure de cette femme qui avait osé représenter la princesse de Chypre.

Un simple coup-d’œil de Ferrandino jeté sur les papiers, lui prouva combien on l’avait trompé ; leur véracité ne pouvait être mise en doute ; mais dans la circonstance présente, il n’eut garde d’en convenir ; bien au contraire, il les taxa de fausseté ; prétendit que c’était une pitoyable ruse essayée par Lorédan pour rompre le mariage illustre qui se préparait.

Enfin, poussé à bout par les raisonnemens de sa fille, il éclata ; lui déclarant que dans le cas même où Lorédan se justifierait, cet hymen ne pouvait plus avoir lieu, dès que le prince Manfred avait paru vouloir se mettre à sa place.

Les larmes d’Ambrosia ne l’attendrirent point, il lui ordonna au contraire de se préparer à fiancer huit jours après, et se retira.

Dès le lendemain, cet homme ambitieux pressa les préparatifs de l’union fatale ; Manfred le secondait vivement, et Ambrosia désespérée, n’osait cependant prendre aucun parti définitif. Enfin arriva la veille de la cérémonie, ses nouvelles instances trouvèrent le duc, inflexible ; Manfred, imploré par elle, se montra aussi sans pitié.

« Eh bien ! s’écria cette jeune et ardente tête, puisqu’on, m’y force, je tenterai les derniers moyens de m’arracher à une situation qui me serait insupportable. » Elle dit ; elle implore l’amour, et donne en frémissant, à Violette, l’ordre d’aller implorer l’appui du prince, ami de Lorédan. La suivante ne tarda pas à reparaître ; elle avait trouvé l’homme bleu. « À minuit » lui avait-il dit ; et dès ce moment, Ambrosia ne songea plus qu’à fuir son père. Elle reçut le soir ses caresses avec une vive émotion, mais en le quittant elle se dit d’une voix émue : Pour toi ! Francavilla, pour toi !

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