Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXVIII.

Depuis la fin du second volume de cet ouvrage, nous avons cessé de nous occuper du jeune baron Amédéo Grimani ; ce long oubli doit avoir un terme ; il faut le ramener sur la scène et reprendre le fil de ses aventures. Aussi bien, d’ailleurs, est-il temps de commencera dérouler le voile dont nous avons couvert les causes premières des événemens que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs.

On se rappellera peut-être qu’à l’instant où Amédéo et sa belle compagne entraient dans le navire qui devait les transporter loin d’Altanéro, le patron de la felouque demanda à Grimani la permission d’emmener avec lui la femme d’un matelot, qui allait rejoindre son mari à Grigente, lieu vers lequel nos voyageurs voulaient se diriger ; Grimani, à qui la chose paraissait peu importante, ne s’y opposa pas, et le nouveau personnage ayant paru presqu’aussitôt qu’eux, l’ancre fut levée, et l’on mit à la voile, le vent se trouvant favorable.

Entièrement occupé de la belle Elphyre, Amédéo, tant que dura la nuit, ne se sépara pas d’elle, il lui prodigua les soins les plus empressés, il chercha à la distraire du souvenir de ses malheurs passés, lui promettant une fortune désormais plus heureuse, puisqu’elle ne dépendrait plus que d’un loyal amour. Elphyre écoutait en silence ces douces paroles, et son cœur avouait tout bas que depuis long-temps il désirait d’entendre un pareil langage de la bouche d’un si digne chevalier.

Le mouvement de la mer ne tarda pas à tourmenter la jeune personne ; alors les attentions de Grimani redoublèrent ; ils étaient dans un cabinet qui les séparait du reste des habitans du navire et Elphyre souffrait moins, parce que Grimani se trouvait auprès d’elle.

Le jour cependant vint à briller, et la prétendue femme de matelot, qui n’était autre que la princesse de Chypre, mettant sa main dans son sein, en tira un billet qu’on venait de lui remettre au moment où elle avait quitté le rivage ; elle essaya de le lire, impatientée de connaître ce que Lorédan pouvait encore lui mander ; mais elle ne reconnut pas la même écriture ; une autre main avait tracé cette nouvelle lettre ; elle s’exprimait ainsi :

« Vous allez rejoindre l’amie de votre enfance, cette Elphyre qui fut si chère à votre cœur ; comme vous détenue dans Altanéro, elle échappe à la perfidie du maître de cette forteresse, grâce à la loyauté d’un noble chevalier ; elle est sous sa conduite dans la felouque où vous êtes, mais, tremblez pour sa sûreté, pour la vôtre, pour celle de son libérateur, enfin pour tout ce qui doit vous être cher, si vous expliquez votre histoire passée, si vous n’obligez pas Elphyre à imiter votre discrétion. Vous savez quel gage vous avez laissé dans le lieu où long-temps vous fûtes prisonnière ; eh bien ! sa vie répondra d’une seule parole indiscrète ; prévenez promptement votre Elphyre de ce que nous vous disons ; espérez un sort meilleur si vous continuez à vous taire ; tremblez, si votre secret vous échappe, et si vous le révélez. »

Ces menaces comprimèrent un peu la joie ressentie par Palmina de se retrouver avec la compagne de son enfance, comme aussi de recevoir des nouvelles de celui qu’elle chérissait, et pleurait sans terme. Cependant, après un moment de réflexion, elle trouva que le silence n’était pas si difficile à garder ; et impatiente de revoir son amie, elle courut vers la tente, où elle devait le rencontrer.

Elphyre, après avoir vivement ressenti le mal de mer, venait de s’assoupir, Amédéo veillait auprès d’elle ; il se retourna vers l’ouverture de la tente, au bruit que fit Palmina en y entrant ; celle-ci, jetant le long voile qui l’enveloppait, lui montra des traits empreints encore dans sa pensée ; un faible cri lui échappa en reconnaissant la princesse de Chypre, et, à cette exclamation, Elphyre se réveilla ; ses regards aussitôt se portèrent vers cette étrangère, mais elle n’eût besoin que d’un coup-d’œil pour pouvoir apprécier le bonheur que lui envoyait le ciel : « oh Palmina ! s’écria-t-elle, oh ma chère amie ! est-ce donc vous, est-ce donc vous que je revois ! » Elle dit : et oubliant ses souffrances, elle se jette dans les bras de la nouvelle venue.

Palmina de son côté, doucement émue par le même sentiment d’amitié, répondit à Elphyre avec un pareil empressement. Quel que fût le vif désir d’Amédéo de connaître par quelle bizarrerie de la fortune, la princesse de Chypre, qu’il ne connaissait point néanmoins sous ce titre, mais qu’il savait habitante d’Altanéro, se trouvait à cette heure dans cette felouque, il suspendit sa curiosité, et cédant à ses devoirs, il sortit un moment de ce cabinet, et fut se promener sur le tillac.

Dès qu’il eut quitté le lieu où se trouvaient les deux amies : « chère Elphyre, dit la princesse, avant de me conter ce qui t’est arrivé, permets-moi de mettre une borne à mon inquiétude, en te demandant si le chevalier avec lequel tu voyages, est instruit de tout ce qui peut me concerner. »

« Je sais trop bien, répliqua la belle fille, les devoirs sacrés que m’imposaient la reconnaissance et l’amitié ; non, madame, je n’ai point appris au baron Grimani vos aventures, ni les miennes ; je ne l’eusse jamais fait sans en avoir obtenu à l’avance votre permission ; qui, plus que lui cependant est digne de les entendre ! »

« Crois, reprit Palmina, que je sais lui rendre justice ; tu ignores peut-être que je lui dois en partie ma liberté ; car, sans doute, tu ne sais pas encore la plupart de mes aventures ; mais cependant un ordre impérieux, un ordre dont l’inobservance exposerait la vie de mon époux, me commande de continuer de faire un secret à tout le monde de ce qui m’est arrivé ; lis ce billet, tracé par la main de notre ennemi, et vois si je ne dois pas agir avec prudence, pour éviter de courber mon front sous de nouveaux malheurs. »

Elphyre en parcourant la lettre dont nous venons de parler comprit facilement combien la discrétion était nécessaire ; elle demanda à son amie si Amédéo la connaissait parfaitement, s’il était instruit du rang qu’elle avait occupé dans le monde.

« Non, dit Palmina, je lui en ai fait un mystère ; il ne sait que mon nom de Palmina ; je t’engage à ne point m’en donner d’autre. »

Après ce propos, les deux amies se racontèrent brièvement leur histoire réciproque, elles pleurèrent ensemble sur les revers qui les avaient frappées, puis, plus que jamais se montrèrent joyeuses de se voir réunies au moment où elles ne l’espéraient plus.

Pendant ce long dialogue, Grimani se promenait sur le pont, impatient de connaître les nœuds qui liaient sa belle Elphyre avec cette dame, qui paraissait si noble, et qu’il avait emmenée avec Lorédan de la cabane de maître Stéphano, après que Francavilla l’eût arrachée de la prison où on la détenait. Mais comme autour de lui tout était mystère, il se flattait peu d’être initié dans leurs secrets.

Elphyre la première songea à l’absence du chevalier, elle demanda à Palmina la permission de le rappeler ; et il lui suffit de se montrer à la porte de la cabine, pour faire comprendre à Grimani que son exil avait cessé ; il rentra donc avec joie ; il exprima à la princesse toute sa satisfaction de la revoir, lui demandant par quelle cause elle avait quitté le château d’Altanéro, et si elle avait cru ne plus y être en sûreté.

« Signor, répliqua la princesse, tout est obscur autour de moi, le soin de ma sûreté, celui de mon Elphyre, le vôtre, peut-être, me contraignent de vous taire ce que j’aurais tant de plaisir à vous confier ; victime de la plus injuste persécution, ce n’est que dans un absolu silence que je puis espérer de trouver le salut de mes amis, de tout ce qui me fut cher. Souffrez donc que pour un temps je me taise encore ; un jour viendra où je pourrai tout vous dire ; jusque-là, faisons comme si notre connaissance ne datait que de ce moment.

Amédéo savait trop bien ce qu’il devait à la délicatesse et aux dames, pour insister davantage, il s’inclina en signe de respect, et se contenta de demander en riant à la même personne : « Puisque je ne suis maître que du présent et non de l’avenir, puis-je sans indiscrétion vous prier de m’apprendre où vous allez, et si bientôt nous aurons le regret de vous perdre. »

– « Sans en savoir plus que vous, reprit la princesse, j’espère cependant que je ne me séparerai plus de mon Elphyre. Je vois bien maintenant qu’on a voulu me tirer par ruse du château d’Altanéro ; je croyais en venant dans cette felouque me trouver sur un navire frété par les ordres du marquis Francavilla ; je ne doutais pas d’y trouver des provisions et une personne chargée de me diriger dans mon voyage ; mais à présent me voilà détrompée ; on a voulu me confier à la providence, ou peut-être, signor, a-t-on pensé que votre galanterie ne consisterait pas à m’abandonner toute seule ; j’accepte cette dernière conjecture, et j’ose vous prier de me prendre sous votre protection ; aussi m’est-elle naturellement acquise, le protecteur d’Elphyre doit l’être également de Palmina. »

Amédéo, comme on peut le croire, n’avait garde de se refuser à accepter les souhaits de la princesse de Chypre. « Ah ! signora, s’écria-t-il, vous comblez mes plus chères espérances, en vous abandonnant à moi du soin de veiller sur votre destinée. J’allais, plein de respect pour votre aimable compagne, la conduire à Grigente, dans un monastère dont est abbesse une de mes tantes ; mais maintenant que réunies toutes les deux, vous pouvez vous appuyer l’une et l’autre, je vous demanderai si pour plus grande sûreté vous ne préféreriez pas de me suivre dans un château qui m’appartient, et qui est situé à quelque distance de cette ville. »

– « En effet, répliqua Elphyre, d’un air sérieux, nous serons bien plus en sûreté dans une plate campagne, ouverte sans doute à toutes les entreprises de nos persécuteurs, que dans un couvent bien clos et enfermé au beau milieu d’une grande ville. »

Amédéo ne répliqua pas ; il était confus en voyant celle qu’il adorait ne pas approuver son idée ; mais il reçut du soulagement de ce que s’empressa de dire la princesse de Chypre.

– « Vous êtes une malicieuse créature, mon Elphyre, et je ne vois pas pourquoi vous tournez en raillerie la proposition du signor. Dès le moment où nos persécuteurs, et croyez que je les connais mieux que vous ne pouvez le faire, ont voulu nous laisser partir tous les trois tranquillement du pied des remparts d’Altanéro, c’est qu’ils n’ont pas le projet de nous séparer ; ainsi pourvu que nous demeurions cachés dans quelque coin de la Sicile, il m’est prouvé qu’ils nous y laisseront en repos. Dans cette certitude, il me sera plus agréable de faire mon séjour d’un château, que d’aller m’ensevelir dans les sombres murailles d’un monastère. Hélas, mon Elphyre, comment se fait-il que tu ne sois pas fatiguée de vivre dans de tristes prisons ! pour moi j’ai besoin de respirer librement en face de toute la nature, de pouvoir à mon gré parcourir les bois épais, les prairies verdoyantes ; je brûle d’envie de me baigner dans un clair ruisseau, et par ces innocentes récréations, de suspendre quelque peu la mélancolie qui dévore mon âme. Ainsi, signor (continua-t-elle en se tournant vers Grimani), vous aurez je pense la bonté de servir chacun à son goût ; vous conduirez Elphyre dans le couvent qu’elle préfère, et moi, dans le château que vous me proposez. »

À ces mots, Elphyre se jeta dans les bras de la princesse, et la pressa plusieurs fois contre son cœur ; la conversation, plus gaie, se continua sûr le même ton.

Amédéo était en ce moment le plus heureux des hommes ; se trouvant auprès de la charmante Elphyre, il pouvait, quoiqu’il ignorât sa naissance, découvrir, à ses manières, à sa conversation, qu’elle n’appartenait pas à une des classes inférieures de la société. Il voyait cependant qu’elle montrait plus que de la déférence pour sa compagne, ce qui lui faisait conjecturer que celle-ci était d’un rang encore plus élevé. Une seule pensée empoisonnait sa joie, celle de la perfidie de Lorédan ; il avait peine à se détacher de cet ami, et il lui était pénible de rêver à sa trahison.

Cependant la navigation continuait à être heureuse ; déjà on avait dépassé Palerme, où l’on ne fit que s’arrêter pour prendre de l’eau ; le navire remit à la voile ; on doubla le cap Boco ; on traversa sans péril les petites îles qui l’environnent. Le golfe de Castellamare, la ville de Mazara s’offrirent successivement aux voyageurs ; et enfin plusieurs jours après le départ de la baie d’Altanéro, la felouque vint mouiller dans le port de Grigente ; cette ville, l’Agrigente des anciens, est bâtie sur un rocher à quatre milles à peu près du rivage, et à onze cents pieds au-dessus du niveau de la mer ; son port venait tout nouvellement d’être construit par les soins de la reine Catherine de Souabe, qui l’avait fait bâtir au même lieu où était autrefois la citadelle d’Agrigente.

De loin la nouvelle ville forme un charmant aspect ; les murailles, les maisons s’en élèvent en amphithéâtre, et sont entremêlées de jardins délicieux, ornés également par les productions de l’art et de la nature ; mais en entrant dans la ville, l’enchantement disparaît ; on ne trouve plus que des édifices peu élevés, des rues basses, tortueuses ; mais en revanche, qu’il est beau ce spectacle découvert du haut de ses remparts ! On voit devant soi une immense campagne qui s’abaisse insensiblement dans une longueur de quatre milles, et dans une largeur de six à sept, plantée entièrement de vignes, d’oliviers, de citronniers, d’orangers, séparés avec goût, entremêlés de riantes prairies, de champs parfaitement cultivés. Au milieu de ces aimables paysages, on voit des restes précieux de l’antiquité, des temples, des colonnades parfaitement conservés ; au loin, la mer d’un côté, les montagnes de l’autre, servent de bordure à ces délicieux tableaux ; un ciel pur brille sur les têtes, mille suaves odeurs s’échappent des productions variées d’une terre fertile ; partout respirent le mouvement, la gaîté des habitans de ces délicieuses contrées ; et parmi les sites heureux de la Sicile, les anciens, comme les modernes, distinguèrent toujours celui que nous décrivons.

Accoutumées aux merveilles de l’île de Chypre, les deux amies furent cependant contraintes d’accorder toute leur admiration à la magnifique scène que leurs regards avides pouvaient embrasser. Elles se trouvaient moins à plaindre dans un lieu si délicieux, et la nature prêtait à leurs âmes, cette force que nous font perdre le deuil du ciel et l’âpre solitude des déserts.

L’intention de Grimani étant de se cacher à toutes ses connaissances, il ne fit pour ainsi dire que traverser Grigente, et voulut sans trop tarder aller prendre possession de son château. Il était, comme nous l’avons dit, situé à très-peu de distance de la ville ; et après un repos de quelques heures, ils partirent tous trois ensemble pour s’y rendre.

Le chemin ; bordé d’une double plantation de peupliers et de platanes, suivait les bords de la Naro, qui baigne les environs de Girgente ; on passait à travers une verte pelouse semée de fleurs charmantes ; on entendait le murmure du fleuve, on voyait frémir ses eaux, arrêtées quelquefois par les débris des montagnes voisines, qu’elles entraînaient peu à peu vers la mer ; enfin au milieu d’un bois touffu, et dans la plus riante des positions, s’élevait le château de San-Petro. Il n’avait rien de l’imposante magnificence d’Altanéro ; construit pour servir de maison de plaisance, ses tours légères, ses portiques élégants, ses appartemens de médiocre étendue, mais qu’éclairait toute la lumière du jour, en faisaient une habitation admirable, surtout pour Palmina et Elphyre, qui depuis long-temps n’avaient habité que de sombres demeures.

Amédéo, charmé de pouvoir contribuer à leur rendre ce nouveau séjour agréable, leur donna le plus bel appartement du château ; il était au premier étage, s’ouvrant sur une galerie de marbre blanc qui, par un escalier de même matière, conduisait au jardin sous une voûte formée par des orangers, tout en fleur.

Le premier soin de Grimani fut de commander à ses gens de garder un profond silence sur son arrivée, ne voulant pas qu’on en instruisît les amis et les parens qu’il avait dans la ville de Grigente. Ce soin pris, il ne douta pas qu’un mystère profond ne couvrît le lieu de sa retraite ; car s’il avait à se plaindre de Lorédan, il n’aurait pas voulu néanmoins avoir à combattre contre lui.

Palmina et Elphyre, heureuses de se retrouver ensemble, goûtaient les plaisirs si purs de l’amitié ; elles erraient dans les bocages rians dont Pétro était environné. Elles jouissaient de leur liberté, de la fraîcheur du paysage orné de superbes eaux, soit jaillissantes, soit abandonnées à leur penchant naturel. Là, dans les épanchemens de leur tendresse, elles se rappelaient les beaux rivages de la fertile Chypre, ce climat si vanté et si cher à leur cœur. Plus d’une fois, peut-être, elles eussent regretté d’en être éloignées, si l’amour ne se fût emparé de tous les soupirs qu’elles pouvaient laisser échapper.

Elphyre ne put long-temps dérober, soit à la princesse, soit à Grimani, le sentiment que ce dernier faisait naître dans son cœur. Les soins délicats d’Amédéo, sa gracieuse figure, son esprit, sa loyauté, n’avaient pas tardé à faire une impression profonde sur la jeune compagne de Palmina ; elle avait cédé sans peine au plus doux des épanchemens, et Amédéo ne tarda pas à recueillir le fruit de ses amoureuses entreprises, car la reconnaissance d’Elphyre pour les moyens tentés par notre héros, et qui amenèrent sa délivrance, ne fut pas le plus faible sentiment qui la dirigea en cette circonstance.

Un jour que Grimani se promenait dans une partie retirée des jardins, il vit venir à lui Palmina, pour la première fois, sans être suivie de sa consolante compagne ; il s’empressa de courir vers elle pour lui présenter ses civilités.

– « Baron Grimani, lui dit-elle, je suis charmée de vous rencontrer de manière à pouvoir vous parler librement ; je suis votre obligée, et je crois posséder le secret de m’acquitter dignement envers vous. J’ai lu dans votre cœur ce qu’il n’a guère envie de cacher. Vous aimez mon aimable Elphyre, elle n’est pas insensible à votre amour ; un jour, sans doute, vous la conduirez à l’autel ; elle sera digne du nom de votre épouse ; son rang est semblable au votre, et sa fortune n’est pas inférieure à celle que vous pouvez posséder. »

– « Ah ! signora, reprit Amédéo, tout en vous remerciant de la bonté avec laquelle vous fixez mon incertitude, permettez-moi de me plaindre cependant de ce que vous me ravissez le plus doux moyen de prouver ma tendresse à ma charmante amie ; celui de croire, en m’unissant à elle, que je n’avais à prétendre qu’à ses attraits comme à ses vertus. »

– « De pareils sentimens, répondit Palmina, sont dignes de votre belle âme ; mais Elphyre, si elle était au-dessous de vous, aurait trop de mérite pour accepter un si grand sacrifice ; elle saurait, n’en doutez pas, l’immoler à l’intérêt de votre gloire ; grâce à Dieu la chose n’est pas ; et l’égalité que le ciel a mise entre vous est une preuve que déjà par avance, il a résolu de vous unir. »

– « Mais quel jour, dit Amédéo, me sera-t-il permis de conduire à l’autel cette femme adorée ? attendrai-je long-temps encore ce bien heureux moment. »

– « Je ne puis, répliqua la princesse, vous fixer l’époque de votre bonheur ; mais tranquillisez-vous, elle ne peut-être bien reculée, elle dépend de la chute de nos ennemis, et je me plais à croire qu’elle sera plus prochaine que nous ne pouvons le penser. »

– « Si elle tenait à un événement pareil, reprit Amédéo, je craindrais qu’elle ne fût peut-être trop retardée ; il serait possible, signora, de la rendre plus prochaine si vous vouliez, non me confier vos secrets, mais m’apprendre ceux qui peuvent intéresser la douce Elphyre. »

– « Hélas ! signor, ses malheurs sont liés aux miens ; elle n’y a pris qu’une part très-indirecte ; ce sont mes ennemis qu’elle doit redouter. »

– « Eh ! signora, dit Amédéo, permettez-moi de vous apprendre que le plus ardent de tous est depuis longtemps dans l’impossibilité de s’armer contre vous ; le généreux protecteur que nous trouvâmes dans le monastère des Frères Noirs, Lorédan et moi, l’a arrêté au milieu de sa course coupable, et maintenant, peut-être, a-t-il perdu la vie. »

– « Vous vous trompez, signor, du moins je le crois, car ce billet qu’on me remit à l’instant où je montais dans la felouque qui nous a éloignés d’Altanéro, avait été tracé par lui. Dans diverses occasions, j’ai eu celle de pouvoir connaître son écriture, et croyez d’ailleurs que votre protecteur n’eût jamais consenti à exposer les jours de celui qui nous poursuit avec acharnement, trop de vertus ornent son âme. »

Un pressentiment impérieux venant tout-à-coup frapper Grimani, il ne jugea pas convenable de prolonger davantage cette conversation ; mais elle avait fait naître en lui des doutes trop importans pour qu’il ne voulût pas les résoudre ; d’ailleurs, il commençait à craindre que Lorédan fût moins perfide qu’il n’avait paru l’être ; Grimani s’accusait de l’avoir jugé et condamné avec trop de précipitation. Plusieurs propos échappés à Elphyre comme à Palmina, le souvenir de la conduite généreuse de Francavilla venaient se réunir chez Amédéo, ils le troublaient en lui donnant le vif désir d’expliquer enfin toutes les obscurités dont il était environné.

Dès ce moment, Grimani forma le projet d’aller trouver Lorédan. Il ignorait tout ce qui s’était passé depuis son départ ; il croyait son ami l’heureux époux d’Ambrosia, encore tout occupé des fêtes de son mariage, et ne soupçonnait pas que ce seigneur, atteint de toute façon par l’adresse cruelle de ses adversaires, avait fui la Sicile, et que peut-être il devait perdre l’espoir de devenir l’époux de la jeune duchesse Ferrandino. Grimani, disons-nous, regrettant les expressions dont il s’était servi à son égard dans la lettre qu’il lui avait écrite, se résolut de partir pour Altanéro, bien déterminé à faire des excuses à son ami s’il était innocent, et dans tous les cas, d’éclaircir avec lui les diverses choses qu’il avait tant d’envie de voir. Ce dessein arrêté, il prévint les deux amies qu’il allait les quitter pour un peu de temps ; mais ne voulant pas renouveler leurs craintes, il n’eut garde de leur avouer le véritable motif de son voyage.

Elphyre n’osa pas l’interroger sur la cause qui le portait à s’éloigner ; mais elle le vit partir avec un regret véritable. Palmina elle-même le pressa de ne point prolonger son absence ; il n’eût pas de peine à le lui promettre, et il quitta San Petro en priant le ciel de lui devenir plus favorable.

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