Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXIX.

Craignant les vents contraires qui régnaient alors sur les mers, Amédéo se décida à faire sa route par terre. Le premier jour il fut coucher à Sciana, autrefois l’ancienne Thermæ Selinuntiæ, ville située dans une agréable campagne, et dont les bains furent, dit-on, l’ouvrage du célèbre Dedale. Cette cité avait été la patrie de cet Agathocle, qui, de simple potier de terre, parvint par ses talens militaires et politiques, à devenir roi de la puissante Syracuse.

Amédéo traversa ensuite Memphis, Castel Veterano. À huit mille au-delà de cette dernière, il foula, sur les bords de la mer, les ruines de la magnifique Sélinunte, où il pût encore admirer les restes pompeux de l’amour de ses ancêtres pour les beaux-arts et la gloire de leur pays.

Mazara se présenta ensuite ; ville riche et qui donne son nom à près d’un tiers de la Sicile, elle fut la résidence des rois sarrazins et du comte Roger qui, le premier, établit un gouvernement fixe dans cette île, au milieu des ténèbres du moyen âge.

De Mazara la route conduisit notre héros à la Lylibée des anciens, maintenant connue sous le nom de Marsala, ainsi appelée par les Sarrazins à cause de la sûreté de son mouillage ; car ce nom signifie Port de Dieu. Le cap Boco autrefois cap Lylibée, est près de là ; ce n’est point une cime escarpée, c’est une langue de terrain qui s’avance dans la mer se trouvant au niveau du reste du terrain. Dripanum, présentement Trapani se présenta ensuite au voyageur ; elle passait déjà à cette époque pour une des plus belles villes de la Sicile. C’est là que plus tard devait se former une confrérie terrible qui, sous l’invocation de Saint-Paul, ferait connaître dans le pays le tribunal secret de l’Allemagne. Cette institution qui n’eut lieu que sous le régne de Charles-Quint, prononçait des jugemens sur les actions, sur la conduite des magistrats, sur celle des principaux habitans de la ville. Quiconque avait été condamné par toute l’assemblée était perdu sans ressource, et celui des membres de la confrairie que l’on chargeait de l’exécrable fonction d’assassin, était obligé de faire l’office de bourreau, en immolant lui-même la victime qu’on lui désignait.

Enfin Grimani après avoir successivement parcouru les environs d’Altamo, de Mont-Réal et de Palerme, entra dans cette dernière ville ; et en y mettant le pied, plusieurs souvenirs se présentèrent à la fois à son imagination. Il se rappela que l’époque était depuis long-temps écoulée, où d’intelligence avec Lorédan ils devaient en présence de l’archevêque président le tribunal de la monarchie, soutenir l’accusation qu’ils avaient intentée contre les Frères Noirs.

La rougeur de la honte colora soudain le visage d’Amédéo ; il se reprocha d’avoir oublié une chose aussi importante, et dans laquelle son honneur était compromis, puisque par son absence, il avait pu s’attirer le reproche de calomniateur. Un désespoir extrême pénétra dans son cœur, il déplora vivement sa faute, et se promit de la réparer s’il était temps.

Une autre pensée s’offrit à lui ; peut-être encore, le coupable Valvano pouvait se trouver dans Palerme ; à peine devait-il être guéri de la blessure que lui avait faite le prince Montaltière, et par conséquent il était possible d’obtenir de lui les renseignemens qui débrouilleraient cette suite de mystères que Grimani avait tant le désir de pouvoir enfin expliquer.

Pour venir a bout d’une chose de cette importance, la première démarche qu’il eut à faire, fut de se transporter au palais archiépiscopal ; il demanda si l’archevêque s’y trouvait, et sur l’affirmative, il prétendit lui vouloir parler.

Dès que le prélat eut été averti que le baron Grimani sollicitait de lui une audience, il donna l’ordre d’introduire le jeune signor. « Eh bien, mon enfant, lui dit-il, je puis enfin vous voir pour être au fait maintenant de ce qui vous concerne comme aussi des perfidies dont on a rendu votre ami Francavilla, mon noble parent, la déplorable victime. Je craignais de ne plus vous voir. On a cherché par toutes sortes de ruses plus criminelles les unes que les autres à vous éloigner tous les deux, et ces ruses de vos ennemis n’ont été que trop facilement couronnées ; mais enfin, vous voilà. Peut-être, et je me plais à le croire, la providence aura veillé sur le marquis Lorédan, et il nous sera pareillement rendu. »

Cet accueil amical qu’Amédéo craignait de ne pas obtenir, le rassura, et moins agité, il put faire au prélat le récit de ses aventures ; car il avait résolu de ne plus rien cacher de ce qu’il faisait, bien persuadé que dorénavant on ne pouvait combattre avec avantage leurs adversaires qu’en employant contre eux autant de franchise qu’ils mettaient de dissimulation.

– « Vous vous expliquerez sans peine avec Lorédan, quand vous le trouverez, dit l’archevêque, après la fin du récit d’Amédéo, et je suis sans inquiétude sur son innocence ; mais vous venez de me prouver combien sont admirables les voies de la providence ; vous avez trouvé sans vous en douter le moyen de récompenser le vertueux seigneur dont la belle âme s’est sacrifiée pour sauver les jours du marquis Francavilla, son digne ami. Vous ignorez, je le vois, quelle est la femme illustre à laquelle vous avez accordé une généreuse protection. C’est à la princesse Palmina, nièce du roi de Chypre, et son époux se trouve en ce moment dans mon palais. »

Aucun langage ne pouvait être plus agréable pour Amédéo que celui qu’il venait d’entendre ; ainsi, il acquérait la certitude complète de la haute naissance de son Elphyre ; et sans doute dans l’époux de Palmina, il allait embrasser le prince Montaltière.

– « Ah ! monsignor, dit-il, je vous en supplie, faites-moi connaître celui à qui je dois également en particulier un juste tribut de reconnaissance ; votre discours m’a rendu le plus heureux des hommes en me prouvant que j’ai, sans mérite assurément, fait une chose agréable au protecteur à qui nous devons tout. »

« – Il ne tardera pas à se montrer, répliqua le prélat ; mais auparavant, il convient que je le prépare à une joie à laquelle il n’osait plus se flatter de prétendre ; je le ferai sous peu, et alors vous pourrez vous exprimer une tendresse réciproque. »

Grimani cependant au milieu de son allégresse, n’oubliait pas cette assignation donnée si solennellement aux Frères Noirs, il en parla à l’archevêque.

– « Vos ennemis lui répondit-il, étaient trop habiles pour ne pas comparaître avec exactitude au jour que j’avais fixé ; le père prieur de ce monastère où nous avons tant besoin d’introduire la réforme, se présenta triomphant, il eut quelque peu de trouble dans son contentement, lorsque je lui appris que bien instruit qu’on avait cherché par quelque machination détestable à vous faire disparaître, ainsi que Lorédan, je remettais à une époque indéterminée le prononcé du jugement demandé ; il essaya vainement de me faire changer de résolution ; il me trouva inflexible, et je lui fis entrevoir que ce retard lui était favorable puisqu’il éloignait l’heure de son juste châtiment et de celui de ses pareils. Depuis, ses émissaires n’ont cessé de roder autour de ma demeure ; un personnage important qu’elle renfermait occupait toute leur attention, ils eussent bien voulu l’enlever, soit par ruse, soit à force ouverte ; enfin, je me suis vu forcé par l’audace de leurs tentatives à prendre les plus extrêmes résolutions et à lancer l’anathème contre tous ceux qui leur prêteraient un criminel secours. Depuis lors, ils m’ont laissé plus tranquille, et puisque je vous ai près de moi, je vois que le jour de leur punition s’avance à grand pas. »

Rassuré sur un point auquel Grimani croyait son honneur attaché, notre bouillant jeune homme remercia le prélat de sa conduite bienveillante. Plus que jamais, néanmoins, il le supplia de le mettre en rapport avec le personnage qui devait lui expliquer les événemens passés.

– « Il convient de le faire, répondit le pieux archevêque, tenez-vous ici en repos, je vais aller le prévenir moi-même ; et je ne tarderai pas à vous l’amener. »

Il dit, et quitte la chambre, laissant Amédéo dans une extrême agitation. Une heure s’écoule avant le retour de l’archevêque, Amédéo passa tout ce temps à songer à sa destinée, au plaisir qu’il éprouverait de se trouver en face de Luiggi, de pouvoir, en le remerciant, l’accabler de questions sur tous les événemens dont le monastère des Frères Noirs et le château d’Altanéro, avaient été le théâtre ; enfin, il en attendait cent éclaircissemens et le bonheur.

Cependant les instans s’écoulaient, l’heure paraissait double, par sa longueur, à la vivacité de Grimani. Enfin, son attente eut un terme ; le prélat revint conduisant par la main un personnage dont la figure était empreinte d’une pâleur cadavéreuse ; et, ô surprise inexprimable, ce n’était point le prince Montaltière, c’était Ferdinand Valvano.

L’étonnement de Grimani parut sur ses traits ; il se recula de deux pas par un mouvement involontaire : « ô ciel ! s’écria-t-il, que dois-je croire ; est-ce un ami, est-ce un coupable repentant qui se présente à moi ? »

« C’est le plus noble, c’est le meilleur des hommes, dit l’archevêque ; c’est le modèle des frères, c’est le héros de l’amitié. Victime des ruses infernales du plus odieux scélérat, Ferdinand a passé pour criminel dans votre esprit, dans celui de Francavilla, et il a porté trop long-temps le poids de la haine que mérite si bien l’astucieux Luiggi. »

Ce discours acheva de confondre Amédéo ; il eut peine à s’accoutumer à ce renversement d’idées ; néanmoins il fut, les bras ouverts, à Ferdinand qui, à son tour, le pressa vivement contre son cœur ; ce dernier, malade encore des coups presque mortels qu’il avait reçus, était faible ; il demanda à Grimani la permission de s’asseoir, et là, peu à peu, il lui raconta la longue et touchante histoire de sa vie et de ses malheurs. Nous ne la rapporterons pas encore, elle trouvera sa place plus loin.

Tout ce qu’il disait portait un tel cachet de vérité, que Grimani, en l’écoutant, sentit disparaître le peu de doute encore renfermé dans son âme ; il admira le dévoûment de l’incomparable Valvano ; il se précipita deux fois à ses genoux pour lui demander le pardon des longs soupçons qu’on avait eus sur son compte, et tous deux ensemble se jurèrent de ne pas prendre de repos avant d’avoir délivré Lorédan. On croyait ce dernier, prisonnier dans le monastère de Santo Génaro.

« Mais, s’écria Ferdinand, combien vous dois-je de remercîments, cher Amédéo si, comme m’en a prévenu notre digne prélat, vous avez attiré chez vous ma noble épouse, cette princesse, jusqu’à ce moment si malheureuse, et qui pourtant mérite un bien meilleur destin. Ah ! que vous avez su vous acquitter envers moi à un prix auquel je ne me flattais pas de prétendre ! je vous devrai ma prospérité. »

– « Oui, baron, répondit Grimani, votre femme, sa parente, mon aimable Elphyre habitent mon château de Saint Petro, auprès d’Agrigente ; là, elles attendent la fin de leurs misères, dont elles m’ont fait un opiniâtre secret.

» Ne tardons pas à les aller rejoindre, s’écria Ferdinand ; ne souffrons point qu’elles demeurent seules ; elles et nous sommes environnés d’espions ; il n’est rien d’impossible aux fureurs de l’insensé Luiggi. Craignons que pour se venger, pour nous punir de notre rencontre, il n’attente à la vie de ces innocentes beautés. »

Cette pensée fit frémir Amédéo, et déjà il se levait pour partir, lorsque l’archevêque l’arrêta. « Je pense sans doute comme vous deux, leur dit-il ; mais je croirais imprudent au dernier point, que vous fussiez l’un et l’autre, sans presqu’aucune suite, vous exposer aux périls dont on pourrait semer votre chemin. Souffrez que je vous fasse accompagner d’une escorte nombreuse, vous, baron Grimani ; car, quant à mon prisonnier Ferdinand Valvano, malgré son désir de vous suivre, je ne saurais y consentir. À peine est-il remis de sa funeste blessure, il a besoin de conserver toutes ses forces pour courir à la recherche de son ami Lorédan ; ainsi je veux qu’il attende dans mon palais votre retour, vous y amènerez les deux signora, elles y resteront durant votre absence prochaine, et certes ce n’est pas de ce lieu que vos ennemis essaieront de les enlever. »

Ce discours, tout sage qu’il pouvait être, ne plut guère à Ferdinand ; séparé depuis tant de jours d’une femme chérie, il eût voulu hâter le moment de la revoir ; mais il n’y avait pas moyen de contredire le prélat d’une manière raisonnable, et il fallut, quoiqu’avec bien de l’impatience, se soumettre à sa volonté.

Amédéo pressa le rassemblement de l’escorte ; elle fut renforcée du formidable appui d’un grand vicaire de l’archevêque, muni des pleins pouvoirs du prélat, en sa qualité de président du tribunal de la monarchie, autorité qui lui soumettait toutes celles de la Sicile, et lui donnait un empire momentané auquel le roi était seul supérieur. Cet ecclésiastique devait excommunier quiconque oserait apporter obstacle à la route d’Amédéo, et cette arme sans pareille devait arrêter les plus audacieux bandits.

Vers le milieu de la nuit, cette troupe se mit en marche ; elle se dirigea avec rapidité vers Grigente, non point en suivant la côte, ce qui eût allongé le voyage, mais en prenant des routes qui traversaient directement dans l’intérieur de la Sicile.

Il semblait à Grimani que déjà les Frères-Noirs connaissaient tout ce qui venait de se passer, et que peut-être même ils avaient à l’avance envoyé leurs émissaires pour se saisir de Palmina et d’Elphire ; mais la chose n’arriva pas ; les crimes des ennemis de Lorédan et d’Amédéo avaient enfin lassé la patience divine ; tout leur avait réussi jusqu’à ce moment ; on les avait vus, au gré de leurs fureurs, disperser les objets de leur haine, les asservir presque à leur pouvoir. Lorédan, le plus à plaindre de tous, paraissait livré sans défense au vindicatif Luiggi. Eh bien ! à cette heure, où tout était comme désespéré, une résolution de la providence suffit pour tout changer, pour donner une nouvelle face aux affaires, et pour préparer le châtiment si bien mérité par les coupables.

Montaltière avait en effet des espions dans Palerme ; mais ils ne furent instruits ni de la venue de Grimani ni de son prompt départ ; aveuglés par ce que le ciel le voulait, ils n’eurent plus d’yeux ni d’oreilles. L’instant de la vengeance avait sonné ; tout leur paraissait tranquille, alors que la foudre était sur le point d’éclater en les foudroyant.

Amédéo, malgré ses pressentimens funestes, trouva tout dans l’ordre ordinaire à San-Petro où sa présence causa la plus sincère joie ; on ne l’attendait pas encore, car en partant il avait annoncé une plus longue absence, et Elphire, principalement, laissait paraître son allégresse. Palmina, moins transportée, ne tarda pas à la surpasser ; quand Amédéo lui ménageant peu à peu la nouvelle qu’il allait lui apprendre, vint enfin à lui avouer que Ferdinand Valvano, l’adorant toujours, était à Palerme, libre de sa prison, et qu’il comptait la revoir bientôt. L’ivresse de Palmina, néanmoins, fut troublée par le récit du danger qu’avait couru son époux ; mais comme on le lui représentait en parfaite santé, elle ne montra plus que de l’impatience pour se trouver promptement auprès de lui. Amédéo ne voulut pas la contrarier en prolongeant son séjour à San-Petro ; et après le repos nécessaire d’un seul jour, ils prirent tous le chemin le plus court et conduisant directement à Palerme.

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