Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XL.

Grimani voyait enfin luire pour lui un bonheur assuré, la main de la noble Elphyre devait être la récompense de son dévouement aux intérêts de Francavilla et de Valvano ; plus il avait été injuste envers ses excellens amis, plus il se croyait obligé d’effacer ses erreurs par un dévouement sans bornes.

Palmina de son côté demeurait silencieuse, la pensée de se retrouver bientôt auprès de ce Ferdinand, à qui elle avait tout sacrifié, l’occupait délicieusement ; elle semblait méditer sur la félicité pure à laquelle elle avait le droit de prétendre, tandis qu’Elphyre, plus calme, car elle était avec l’objet de son amour, égayait seule, par son aimable vivacité, l’ennui d’une route faite au milieu de la plus chaude saison de l’année.

La petite caravane partait de grand matin, s’arrêtait avant que le soleil fût à son midi, et ne recommençait à cheminer qu’aux environs de son déclin ; on avançait d’ailleurs avec précaution, dans la crainte de donner imprudemment dans quelque embuscade tendue par les satellites de Luiggi.

Mais comme nous l’avons dit, les méchans n’étaient plus sur leurs gardes leur éblouissement durait encore, il ne leur était plus permis d’agir selon les règles de leur ancienne prudence ; si la venue de Grimani à San Pétro avait été tranquille, le retour ne le fut pas moins ; il arriva sans peine à Palerme, avec le dépôt précieux sur lequel il veillait avec tant de soin.

Nous ne décrirons pas l’entrevue touchante qui eut lieu entre Ferdinand et Palmina ; ces tendres époux ne pouvaient se lasser du plaisir de se retrouver ensemble ; ils avaient la crainte d’être abusés par un songe trompeur, dont le réveil leur eût paru pénible.

Valvano, entièrement ranimé par la certitude où il était d’embrasser bientôt sa femme, avait achevé de recouvrer la santé ; ses joues étaient moins pâles, ses yeux plus vifs, et une force nouvelle circulait dans son corps ; après les premiers momens donnés à la tendresse, il se rappela que l’amitié lui laissait encore un grand devoir à remplir, celui de courir à la recherche de Lorédan, et de faire cesser enfin les persécutions dont il était l’objet.

Mais pour parvenir à ce but, la bonne volonté ne suffisait pas seule ; on ignorait où pouvait être Francavilla ; on conjecturait seulement qu’il devait être renfermé dans le monastère de Santo Génaro, si son barbare ennemi ne lui avait pas arraché la vie.

L’archevêque de Palerme décida les deux amis à venir d’abord avec lui à Messine, où il était nécessaire de se rendre, avant de rien commencer ; on avait perdu Lorédan dans l’esprit du monarque, il était nécessaire de l’y rétablir, et Ferdinand, en s’avouant coupable auprès de Frédéric, en lui donnant en même temps les preuves qui pouvaient parvenir à atténuer sa faute, se flattait avec raison de satisfaire le roi et de le contraindre à rendre ses bonnes grâces au marquis.

Il fallait encore instruire Frédéric de la conduite criminelle du prince Montaltière, convenir avec lui des moyens à prendre pour réduire Luiggi, sans cependant compromettre l’honneur de sa noble maison ; Ferdinand, d’ailleurs, n’eût jamais consenti à des mesures qui eussent conduit son coupable frère à l’échafaud.

D’un autre côté, l’archevêque était bien décidé à ne pas souffrir plus longtemps pareillement que les Frères Noirs outrageassent la religion par leurs forfaits et leur hypocrisie. Ces divers intérêts devaient s’accorder, et il ne pouvait en être ainsi sans l’intervention du souverain.

Valvano et Grimani en convinrent sans peine ; l’on décida que deux jours après on partirait tous ensemble pour Messine, hors les deux dames ; elles devaient attendre à Palerme la fin de ce qui allait se traiter, et leurs vœux hâtaient déjà la fin d’une absence qui n’avait pas encore commencé.

À la suite de la conférence où ces grands intérêts furent décidés Amédéo, poussé par une curiosité bien naturelle, voulut aller, avec Valvano, visiter dans la cathédrale la place où Luiggi avait commis un crime qui surpassait tous les excès. Ferdinand, après lui avoir donné, sur les lieux, de nouvelles explications de cette scène tragique, rentra dans le palais archiépiscopal, en traversant les portiques qui y conduisaient de l’intérieur de l’église ; Grimani, au contraire, traversa le péristyle de la grande porte, ayant le dessein d’aller un instant se promener sur la place principale. Comme il descendait l’escalier placé en avant de l’édifice, il fut heurté par un homme qui se tourna vers lui, comme pour lui demander pardon ; Amédéo le regarde, et, à sa grande surprise, le reconnaît pour le bandit Jacomo.

Charmé de retrouver cet individu, qui peut-être pourrait lui donner des renseignemens sur ce qui se passait, il fut à lui : « Jacomo, lui dit-il, ne se rappelle pas son adversaire ? a-t-il oublié le combat dans l’enceinte des rochers, derrière la cabane de Stéphano ? »

« Dieu me pardonne ! s’écria le bandit, n’est-ce pas ce noble Signor qui me fit sentir la pesanteur de son bras ? que mon saint patron soit béni, puisqu’il permet que je vous revoie ! ah ! signor, pourrez-vous me dire où se trouve un digne gentilhomme, l’ami de notre Stéphano, et qui, depuis si long-temps, n’est pas venu dans sa cabane. »

« Que vous importe de savoir le lieu de sa retraite, répliqua Amédéo ? »

« Ce serait pour consoler, et celui que j’ai nommé, et le père Luciana, qui lui sont si tendrement attachés ; ce serait pour lui apprendre ce qui s’est passé de nouveau depuis son absence, dans notre monastère, et certes, il ne serait pas fâché de m’entendre parler. »

« Je n’en doute pas, Jacomo, repartit Grimani, mais vous-même que faites-vous à Palerme dans ce moment ? »

« J’y suis arrivé d’hier au soir avec deux de mes camarades, pour remplacer trois autres bandits, que notre prieur et l’abbé tiennent ici en sentinelle. Nous devons veiller sur ce qui se passe dans le palais de l’archevêque, où l’on soupçonne qu’est caché le signor, objet des inquiétudes de Stéphano et de Luciani. J’étais impatient de venir dans cette ville, il me tardait de rencontrer quelqu’un de confiance, pour lui révéler tout ce que je sais. »

« Venez sans plus tarder, lui dit Amédéo, en le faisant entrer dans l’église, venez, je vais vous mettre en présence de celui qu’on vous à dit d’espionner ; la providence vous a conduit devant moi, méritez ses faveurs, en nous révélant tout ce que vous savez. »

Ayant ainsi parlé, Amédéo introduisit le bandit dans l’archevêché par l’issue particulière ; il le mena sans plus attendre dans l’appartement de l’archevêque, où Ferdinand se trouvait. À la vue de ce dernier, Jacomo laissa échapper un cri de joie.

« Ah ! signor, dit-il en se prosternant devant Valvano, combien je m’estime heureux de vous rencontrer enfin ! il s’est passé de belles choses durant votre absence, et notre abbé n’est pas demeuré endormi ; voilà quatre jours que nous l’avons vu arriver avec une belle personne, qu’il a enlevée, et Luciani m’a assuré que c’était la fille du duc Ferrandino ; il l’a renfermée dans un appartement secret du monastère, et l’on prétend qu’elle n’y sera pas long-temps tranquille. »

Cette révélation fit frémir ceux qui l’entendirent, ils ignoraient tous le rapt d’Ambrosia.

« Et le marquis Lorédan, dit Valvano avec anxiété, sais-tu, Jacomo s’il est en vie ? est-il renfermé dans le couvent ? »

« Non, signor, une autre prison lui a été destinée ; j’ai su d’Orphano, que notre abbé faisait partir en même temps que moi ; le lieu où le noble baron est renfermé. C’est dans un château situé… là… là ;… vous savez bien, car par ma foi j’oublie le nom du château, et le pays où il se trouve ; tout ce que je puis dire, c’est que cette contrée est dans la terre-ferme de l’Italie, et bien au-delà de Rome, à ce que je présume. »

– « Quoi, s’écria Ferdinand à son tour ; tu dis, Jacomo, que l’on a conduit mon ami dans un lieu situé plus loin que Rome, ne serait-ce point par hasard aux bords du golfe de la Spezia et dans le château de Ferdonna. »

« – Ah ! signor, reprit le bandit, vous l’avez deviné, oui, voilà bien le nom qu’Orphano m’a dit. »

– « Ô Dieu tout puissant, je te remercie, dit Ferdinand en élevant ses bras vers le ciel, je vois que dès ce moment tu veux prendre décidément notre cause sous ta puissante protection. Signors, poursuivit-il en se tournant vers Grimani et l’archevêque, ce que vient de me dire cet individu doit changer notre détermination ; vous, monseigneur, allez à Messine nous justifier auprès du monarque, et nous, demain, ce soir même, si la chose nous est possible, montons sur un vaisseau, le temps me semble favorable, voguons vers la Spezia, et hâtons-nous de préparer la délivrance de notre ami ; il y a tout à craindre pour ses jours dès le moment où Luiggi possède la jeune duchesse Ferrandino : nous n’avons pas de temps à perdre ; le château de Ferdonna est ma propriété aussi bien que celle de mon frère, notre mère nous le légua en commun, afin qu’il pût être le lieu de nos sépultures, car ma mère et tous les siens y reposent ; je puis donc m’y faire obéir à l’égal de Luiggi. D’ailleurs dans le cas où sa perfidie l’eût rendu maître de la place, je sais les moyens de s’y introduire par de secrets souterrains. Toi, cependant, Jacomo, reste à Palerme, et ne donne à tes chefs la nouvelle de notre départ qu’à l’heure où tes compagnons en seront instruits. »

Jacomo, fidèle agent de Valvano, lui jura de lui obéir dans cette circonstance comme il l’avait fait jusqu’alors ; mais il lui demanda la permission de faire savoir au père Luciani qui en instruirait Stéphano, l’heureuse découverte qu’il avait faite en parvenant à retrouver Valvano.

– « Ne crains-tu pas, lui dit Ferdinand, que nos ennemis ne le devinent, ou que celui dont tu feras ton messager ne te trahisse. »

– « Oh ! reprit Jacomo, croyez-vous qu’un bandit ne sache pas le moyen de se faire comprendre sans compromettre le secret qu’il veut cacher. Je chargerai mon camarade qui part de dire au père Luciani qu’avant de sortir de Palerme, je n’oublierai pas de faire sa commission ; il n’en faudra pas davantage pour lui annoncer ce qu’il brûle de savoir. »

Après cette explication, on songea à s’occuper des préparatifs du départ ; le vent était favorable, un vaisseau génois fut frété. Il reçut à son bord Amédéo, Ferdinand avec une escorte choisie ; et le jour suivant ne brillait pas encore que déjà les voiles enflées par l’autan, étaient tournées vers l’Italie.

Palmina et Elphyre ne pouvaient voir avec plaisir cette absence nouvelle ; déjà celles qui l’avaient précédée avaient été pour elles des sujets de regret, et dans ce moment instruites du danger que les deux chevaliers allaient affronter, elles en redoutaient les conséquences ; mais elles n’auraient pas osé s’y opposer, elles connaissaient combien était puissant sur d’aussi belles âmes le pur sentiment de l’amitié ; elles essayèrent même de dérober leurs larmes ; ce fut possible jusqu’au dernier moment, alors elles se montrèrent avec toute la faiblesse de leur sexe et de leur amour.

Les deux amis leur promirent de ne point tenter de téméraires entreprises, et les recommandant aux soins de l’archevêque de Palerme, ils partirent enfin comme nous l’avons dit.

Les élémens parurent vouloir servir leur impatience ; la mer demeura continuellement calme, le vent du midi ne cessa de souffler. Après plusieurs jours d’une navigation heureuse, ils arrivèrent dans le golfe de la Spezia, et débarquèrent à Lerici vers le milieu de la nuit.

Grimani et Ferdinand qui redoutaient autant l’un que l’autre, la perte d’une minute, ne voulurent pas remettre au jour suivant l’exécution de leurs projets, bien persuadés que l’activité seule pouvait délivrer Lorédan ; ils partirent sur l’heure s’acheminant vers le château de Ferdonna.

Valvano, comme nos lecteurs l’ont déjà appris, connaissait parfaitement les issues par lesquelles on pouvait pénétrer dans cette demeure ; c’était par-là qu’il voulait s’y introduire ; et maître du château tout autant que son frère, il était libre d’en franchir l’enceinte ainsi qu’il le jugerait à propos.

Son projet était de parcourir d’abord les souterrains pour voir si par hasard Francavilla n’y serait pas détenu, et dans le cas où on ne le trouverait point il comptait pousser jusqu’à la chambre du meurtre où conduisait l’escalier que nous connaissons.

Il laissa en dehors, dans la campagne, les gens d’armes, dont il était suivi, se contentant de prendre le seul Amédéo, et pensant que marchant avec lui revêtu du costume de frère noir, il en imposerait à ceux qu’il pourrait rencontrer.

Leurs recherches dans les cavernes se trouvèrent infructueuses, Lorédan n’y était pas alors ; ils s’acheminèrent vers l’escalier de la chambre, et trouvèrent la trappe, qu’ils soulevèrent facilement ; les verroux qui la fermaient étaient doubles et jouaient des deux côtés ; ils ne s’attendaient pas à rencontrer leur ami dans la chambre fatale ; mais le premier coup d’œil de Valvano le lui fit reconnaître. S’apercevant que le marquis courait vers ses armes, il voulut éviter le premier mouvement de la surprise et se montra aussitôt.

Francavilla, à la vue de Ferdinand, qu’il regardait comme le plus cruel de ses ennemis, tressaillit de fureur ; ayant saisi son épée, il courait vers lui quand Amédéo venant à paraître redoubla son étonnement. « Hé quoi ! s’écria-t-il, Amédéo est d’intelligence avec mon indigne persécuteur. »

– « Non, Lorédan, répondit le jeune homme, comme vous, j’abhorre ceux qui font votre malheur ; séduit par leurs coupables menées, j’ai pu vous outrager, mais aujourd’hui éclairé par cet ami véritable, par ce noble Valvano, si perfidement calomnié, je viens dans vos bras implorer mon pardon. »

– « Qu’entends-je, reprit Lorédan, tu serais innocent, Valvano, quoi, mon cœur t’aurait injustement accusé ; mais ne t’ai-je pas vu siéger sur ce trône où ne pouvait s’asseoir que mon principal adversaire. »

– « Francavilla, reprit Valvano, un mot doit te suffire, je suis innocent, j’en atteste l’honneur et notre amitié. »

– « Eh bien, je n’en demande pas davantage répliqua Lorédan avec impétuosité, il m’était trop affreux de te haïr pour que je n’acceptasse pas l’assurance que tu me donnes. »

Il dit, et les trois amis confondent leurs embrassemens, tant il est facile de s’entendre avec les belles âmes ; mais après le premier moment passé, Ferdinand reprit la parole. « Hâtons-nous, Lorédan, ce n’est pas ici que je veux te donner les explications que tu es en droit d’attendre ; tes ennemis peuvent d’un instant à l’autre chercher à venir t’y frapper ; sortons par la route qui nous a conduit vers toi, et revenons en Sicile où des jours heureux peuvent luire encore pour nous.

Ce discours correspondait trop-bien avec les intentions de Lorédan, pour qu’il voulut y opposer quelqu’obstacle. Les trois amis descendirent l’escalier, aperçurent la trappe qu’ils ne devaient plus rouvrir, et, s’avancèrent dans les souterrains.

Au milieu de leur course, Ferdinand les arrêta : mes amis ?, leur dit-il, maintenant que tout danger a disparu, souffrez que je cherche un lieu dont nous devons être proche, et où reposent les cendres de la meilleure des mères ; je ne me pardonnerais pas d’être passé si près de son tombeau sans avoir été lui porter l’offrande de mes prières et de mon respect.

Cette demande était trop légitime pour que les compagnons de Ferdinand voulussent le détourner d’un devoir si pieux ; ils entrèrent avec lui dans la salle sépulchrale dont Grimani en particulier admira la lugubre magnificence.

Valvano fut s’agenouiller aux pieds du mausolée de son illustre mère, ses larmes en eurent bientôt arrosé le marbre, et dans un profond recueillement, il lui adressa ses regrets et sa tendresse ; ce soin terminé il fit voir à Lorédan une porte qui s’ouvrait dans les criptes de la chapelle du château, et, par où l’on descendait les cercueils destinés à prendre place dans ce vaste caveau.

– « Voilà, dit-il, la seule issue, connue des habitans du château, celle de la chambre du meurtre est un secret de famille ; les barons de Ferdonna n’ont jamais voulu la faire connaître, afin d’être les seuls qui pussent librement entrer et sortir de Ferdonna ; mais ne perdons plus de temps, et revenons où notre suite est à nous attendre. »

Les trois amis sortirent donc du souterrain, et se rendirent sur la route, à l’endroit où leurs gens étaient postés ; ils se mirent à leur tête, et prirent le chemin de Sarzanne, où ils ne tardèrent pas à arriver. Déjà un écuyer intelligent était venu en droite ligne de Lerici à cette ville, il avait fait les préparatifs nécessaires au prompt départ des trois nobles voyageurs, aussi ceux-ci purent-ils poursuivre leur course, et ce ne fut qu’à Pietra-Santa qu’ils prirent du repos.

Lorédan était curieux à son tour de connaître les événemens qui l’avaient froissé, leur cause première ; et Valvano seul pourrait lui en donner la clef ; il ne s’y refusa pas, et commença son récit en ces termes : nous observons au lecteur qu’il ignorait encore le secret de plusieurs choses importantes, mais nous ne laisserons pas que de lui tout faire dire, afin de ne plus avoir à revenir sur le passé.

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