Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE III.

Les diverses conversations que nous venons de rapporter avaient eu lieu sur l’escalier principal du château. Après que le sénéchal se fut éloigné, Mazini remontra à ses deux neveux qu’il était plus convenable de se rendre dans la grande salle, où l’on pourrait causer plus librement… Mais je ne vois pas, dit Grimani, ce que nous pouvons avoir de si secret à nous dire ; pour moi, je vous déclare ma résolution de me joindre aux soldoyers, (on appelait ainsi les soldats à cette époque), afin de les encourager dans leurs recherches, bien décidé à ne pas revenir au château, sans avoir eu des nouvelles de la belle villageoise. » À ce propos le vieux Marquis s’indigna ; il voulut contrarier Amédéo ; mais celui-ci, lui faisant une profonde révérence, sortit du salon, et passa dans son appartement. Dès qu’il se fut retiré, Lorédan s’adressant à son oncle… « Eh bien ! seigneur, ne conviendrez-vous pas que vous vous trompiez dans vos conjectures, et devais-je repousser avec méfiance l’avis que cette inconnue voulait me donner. – Il est possible, répliqua Mazini, que cette fille n’ait pas eu de mauvaises intentions et qu’elle vous ait été adressée par un ami ; mais vous avouerez, à votre tour, qu’une entrevue avec elle vous eût été néanmoins funeste ; ses démarches étaient épiées, et au lieu de fondre sur elle, peut-être ses ravisseurs se fussent-ils emparés de votre personne. D’ailleurs, signor, je vous le répète, n’allez pas vous mêler des affaires qui peuvent intéresser les frères noirs ou tout autre habitant de la forêt sombre ; on ne peut jamais avoir qu’à s’en repentir. » Le Marquis ajouta beaucoup d’autres raisons à celles déjà mises par lui en avant, pour donner un nouveau cours aux idées de Francavilla, mais tout ce qu’il pouvait dire devenait inutile ; Lorédan était décidé à se rendre dans la forêt, depuis que, par le récit d’Amédéo, il avait eu la certitude qu’un ami était caché dans les épaisseurs de ces voûtes verdoyantes. Cependant il ne crut pas devoir l’apprendre à son oncle, et se contenta de l’écouter en silence.

Grimani ne tarda pas à revenir ; son impatience ne lui avait pas permis de donner à sa toilette le temps qu’il ne manquait pas de lui accorder ordinairement ; aussi la plupart des nœuds qui serraient son armure n’étaient pas attachés. Lorédan le lui fit remarquer en souriant, et prit le soin qu’Amédéo aurait dû prendre. Le jeune Grimani avait demandé plusieurs fois déjà à son cousin, si les soldoyers étaient prêts, lorsque le sénéchal rentra la tête baissée, et suivi des principaux officiers de la garnison. « Monseigneur, dit-il en s’adressant au marquis Francavilla, je viens vous rendre compte de la commission que vous m’avez donnée : je n’ai pu trouver, parmi tous vos gendarmes, un seul homme prêt à me suivre dans la forêt sombre ; tous ceux auxquels je me suis adressé m’ont répondu : « Nous nous sommes engagés pour combattre contre les ennemis de notre baron, et Dieu est témoin que nous ne manquerons pas à notre serment ; mais nul d’entre nous n’a fait la promesse de se mesurer contre les démons, ou contre d’infâmes magiciens ; ainsi qu’on n’espère pas nous mener dans la forêt sombre ; nous ne voulons, dans cette vie, avoir rien à démêler avec ses habitans, comme nous espérons ne pas les rencontrer dans l’autre » Voilà, monseigneur, les propres expressions dont ils se sont servis. Nous avons voulu, vos officiers et moi, leur faire honte de leur pusillanimité, nos reproches ont été sans succès ; et si vous m’en croyez, vous ne chercherez pas à vaincre leur répugnance, car votre tentative ne serait couronnée d’aucun succès. »

Cet étrange discours confondit Lorédan, et fit élever, dans l’âme de Grimani, une violente tempête ; il allait peut-être tenir quelque propos déplacé, lorsque son cousin, plus accoutumé par son long usage de la cour, à retenir ses passions, s’adressa, en le prévenant, au sénéchal : « Je croyais être servi par des hommes au dessus de toute terreur, mais puisqu’il leur répugne tant de parcourir la forêt sombre, je ne m’obstinerai pas à vouloir les y conduire, vous pouvez aller les en assurer de ma part. Cependant je me flatte qu’ils me prouveront, dans l’occasion, que ce n’est pas par manque de courage qu’ils me délaissent aujourd’hui. »

À la joie qui, tout à coup, se répandit sur les figures des officiers de la garnison, Francavilla devina, sans peine, que les soldats n’étaient point les seuls à redouter les frères noirs, et que de plus nobles cœurs connaissaient aussi l’empire des terreurs superstitieuses. Lorsque les écuyers se furent éloignés, Lorédan prit Grimani sous le bras : « Mon cousin, lui dit-il, allons, vous et moi, quitter notre armure, nous la revêtirons dans un temps plus opportun. » Il dit, et tous les deux sortirent ensemble de la salle. Dès qu’ils se furent rendus dans la chambre à coucher de Francavilla, celui-ci continuant de parler à Amédéo : « N’êtes-vous pas comme moi, lui dit-il ; ne sentez-vous pas le désir d’éclaircir cette aventure mystérieuse dont je dois vous apprendre la première partie. » Alors il lui raconta ce que le lecteur connaît déjà. « Heureux Lorédan, s’écria Grimani lorsqu’il eut terminé, je vous envie le bonheur d’intéresser cette charmante fille. – Ce bonheur, mon ami, ne doit pas troubler le vôtre, je puis être sensible aux soins que cette inconnue prend pour mon intérêt, mais ne croyez pas que l’amant aimé d’Ambrosia Ferrandino, puisse jamais porter ailleurs une tendresse si bien méritée par cette angélique créature. » La chaleur, mise par Lorédan dans cette protestation, charma Amédéo, qui, franchement, convenait en lui-même qu’un sentiment si pur n’était pas en son pouvoir, et que, tout en adorant une belle personne, il pouvait éprouver un tendre sentiment pour une autre beauté.

« Assurément, dit-il à son tour, je ne serai point tranquille tant que vous et moi n’aurons pas fait un tour, dans la forêt sombre, et si vous m’en croyez, demain tous les deux armés jusqu’aux dents, nous irons, montés sur nos meilleurs chevaux, en quête de quelque fameuse aventure ; d’ailleurs, je songe maintenant que, lorsque les voleurs ont entraîné ma jolie villageoise, je n’ai nullement aperçu le personnage dont elle était accompagné, et, a moins qu’ils ne l’eussent déjà assassiné lorsque je les ai vus, il doit errer dans les environs, et peut-être serons-nous assez favorisés du ciel pour le retrouver. – Nous aurions dû, répartit Lorédan, vous et moi, songer plutôt à cet homme, et sans plus tarder, allons tous les deux aux lieux où vous avez vu l’attentat se commettre, nous y rencontrerons peut-être celui qui nous débrouillera le mystère de cette aventure ; mais quant à votre projet de parcourir à nous deux la forêt, souffrez que, tout en l’approuvant, je fasse quelque changement au costume que vous voulez nous faire revêtir ; songez-y bien, Amédéo, que pourrions-nous faire à nous deux malgré nos armes contre une multitude d’ennemis dont nous ne connaissons pas le nombre ; ne vaut-il pas mieux revêtir, l’un et l’autre, un déguisement qui puisse, en détournant les soupçons, nous laisser la liberté de tout voir, de tout chercher à découvrir ; voilà comment nous devons franchir les bornes de la forêt sombre et la parcourir sans péril. »

Amédéo convint facilement avec son cousin que cette manière de parvenir à leur but était préférable à celle par lui proposée ; et tout en causant sur ce point, et en cherchant sous quel costume ils se déguiseraient, ils descendirent dans les fossés du château par un escalier dérobé, conduisant à une poterne, et parvinrent dans la campagne sans avoir eu besoin de se présenter au pont-levis.

Amédéo conduisait leur marche ; ils traversèrent la petite rivière sur un pont unissant ses deux bords, et arrivèrent enfin dans la prairie où les brigands avaient suivi la jeune inconnue. Les deux cousins aperçurent, assez près d’eux, la corbeille de jonc garnie de fleurs, que la villageoise portait sur sa tête ; elle l’avait sans doute perdue en cherchant à fuir ses ravisseurs. Lorédan, prenant la corbeille, en tira toutes les roses et les lys dont elle était remplie, et, sentant sous les feuilles qui en remplissaient le fond un corps dur qui ne pouvait faire partie de la récolte odorante, il tira, en y portant la main, de magnifiques tablettes en nacre, garnies d’or et de perles, et, ô surprise inexprimable ! ô terreur pour Francavilla ! il reconnut ce meuble élégant pour avoir appartenu à sa chère Ambrosia, et il ne pouvait pas en douter, car lui-même lui en avait fait naguère cadeau.

Grimani, à la pâleur subite dont se couvrirent les joues de Lorédan, devina sans peine qu’il avait fait une découverte importante, et il lui demanda avec amitié de lui expliquer la cause de cette subite émotion. « Vous la partagerez sans doute, lui dit le marquis, lorsque vous saurez que ces tablettes furent un don de mon amour pour la jeune duchesse de Ferrandino. Jugez combien ma surprise doit être grande de les retrouver ici, et à quel mystère tout cela se trouve lié ! Comment ces tablettes ont-elles été ravies à ma fiancée ? les aurait-elle perdues, ou elle-même… En vérité, je ne sais à quoi m’arrêter, tant me paraît incompréhensible tout ce qui frappe mes yeux ou m’arrive d’extraordinaire depuis quelques jours.

Grimani partagea facilement la surprise toujours croissante de son ami, et n’ayant point trouvé l’homme qui accompagnait la villageoise, ni aucune trace de lui, il engagea Lorédan à revenir au château, pour y prendre ensemble leurs dernières mesures, car ils étaient décidés, plus que jamais, à entreprendre le voyage de la forêt.

Francavilla eut été en proie à une bien vive inquiétude si le matin même il n’avait reçu une lettre de son Ambrosia ; il était donc certain que cette noble personne se trouvait en sûreté à Palerme, et que, par une circonstance particulière, mais étrangère à son repos, ses tablettes lui avaient été ravies ; il les tenait toujours en sa main, sans les avoir ouvertes encore ; l’envie lui prit d’en faire jouer le ressort ; les feuilles se séparèrent, et au milieu d’elles il aperçut un portrait… c’était celui de Ferdinand de Valvano, cet ami dont il pleurait la perte, et qui, depuis plus de six mois, avait abandonné la Sicile. Tant de rapprochemens inattendus, tant de motifs de surprise achevèrent de confondre Lorédan, et de nouveau son esprit s’abandonna au plus vaste champ de conjectures.

Grimani éprouva également le trouble nouveau qui s’élevait dans l’âme de son cousin ; il ne pouvait voir qu’avec impatience et douleur le portrait d’un des plus aimables cavaliers de Sicile, en la puissance de cette jeune villageoise qui avait fait une si vive impression sur son cœur ; aurait-il à craindre de rencontrer un pareil rival : cette possibilité le tourmentait, et il brûlait du désir d’éclaircir enfin cette surprenante aventure.

Dès leur arrivée au château, Lorédan commença par écrire à sa belle amie ; il la prévint que, dans une prairie voisine du château d’Altanéro, il avait trouvé les tablettes qu’autrefois il lui avait données. Cette rencontre, en piquant sa curiosité, l’engageait à lui demander de quelle manière Ambrosia les avait ou perdues ou données, et sur ce point il la conjurait de lui mander les détails les plus précis ou les plus circonstanciés. Ce soin terminé il songea à son déguisement. Amédéo et lui se décidèrent à revêtir le costume de pélerins revenant de la terre sainte ; ils passèrent sur leurs gracieuses figures une couleur sombre qui semblait provenir du hâle occasioné par le soleil et la réverbération des sables de la Palestine ; Lorédan plaça de plus un linge sur son front, de manière à paraître cacher une blessure récente ; il avait à craindre d’être plus facilement reconnu ; sa vie, passée tout entière à la cour, devait l’avoir montré fréquemment aux yeux du peuple ; et, selon toute apparence, si son ennemi avait pour auxiliaires les frères noirs, ceux-ci devaient connaître les traits de Lorédan.

Grimani était libre de cette crainte : depuis son enfance il avait habité le fond de l’Italie ; depuis peu il était revenu en Sicile, et, n’ayant pas été, à cause de sa jeunesse et des troubles civils, en position de se faire voir à Palerme ou à Messine, il pouvait espérer de rester facilement inconnu. Ils cachèrent soigneusement leur résolution au marquis Mazini, qui n’eût pas manqué de chercher à s’opposer à ce projet dont sa sagesse eut apprécié toute l’importance.

Ils avaient décidé que, pendant la nuit suivante, ils se mettraient en route, et, voyant l’excellence de leur déguisement, ils se débarbouillèrent et revinrent auprès de leur oncle, appelant sans cesse dans leur impatience le moment où ils pourraient s’éloigner du château.

Peu de temps après le coucher du soleil, Lorédan fut appelé par un de ses pages qui lui vint annoncer un messager apportant une lettre très-pressée, et dont la réponse ne pouvait être retardée d’un instant. Le marquis se leva de son siège, et, traversant le salon, vint au devant de l’envoyé jusqu’à la première antichambre ; là il aperçut un individu de haute taille, couvert d’un sombre manteau, et qui, sans proférer une parole, lui remit un rouleau de parchemin ; Lorédan le prit avec émotion, et, l’ouvrant, il y trouve gravé ces sinistres paroles : « À toi, marquis de Francavilla, a toi ! On a surpris auprès de ton château une fille téméraire qui voulait sans doute te parler et te révéler des secrets dont la connaissance eut assuré ta perte et la sienne ; elle a perdu, en se débattant contre mes émissaires, des tablettes qu’il m’importe de posséder ; elles ne peuvent te servir en aucune manière, et j’en ai impérieusement besoin ; tu sais à qui elles appartiennent ; rends-les moi ou tu amasseras sur la tête d’Ambrosia les malheurs qui doivent fondre sur la tienne. Songe que si mon envoyé était retenu, tu pourrais au jour prochain faire emporter de la prairie où les tablettes sont tombées dans tes mains, les restes inanimés de la fille téméraire qui n’a pas craint de me désobéir. »

Lorédan, à mesure qu’il lisait cette lettre insolente, cherchait à contenir sa colère et son indignation. Plus d’une fois il fut sur le point de faire saisir le brigand qui restait devant lui aussi calme, autant assuré que s’il eût été au milieu de ses camarades ; mais la crainte de voir s’effectuer la menace qu’on lui faisait, le retint, et, sans rien répondre au messager, il fit quelques pas en arrière, et, passant dans son appartement, il se hâta d’écrire à son tour le billet suivant :

« J’ignore par quelle offense j’ai mérité la haine de celui qui m’outrage ; ce ne peut être sans doute un loyal chevalier, car il ne balancerait pas alors à m’attaquer en face, et répondrait à l’appel que je lui adresse. Si une réparation franche, telle que l’homme peut la faire ou la recevoir, pouvait le contenter, je ne m’y refuserais pas ; mais je ne dois point m’attendre à tant de franchise, et je me contenterai de repousser les attaques qui pourraient être dirigées contre moi par un audacieux scélérat. J’ai donné la preuve de ma vaillance ; il me reste à donner celle de mon courage à supporter le malheur. Qu’on adresse donc à moi toutes les perfidies dont on me menace ; mais ce serait une infâme lâcheté de frapper la beauté, les vertus et l’innocence. Je pourrais refuser une demande faite avec tant de hauteur ; je ne veux rien avoir à me reprocher : les tablettes n’appartiennent point à l’insolent qui les réclame ; n’importe, je veux bien les abandonner, je souhaite que cette marque de ma condescendance prouve à la fois mon désir de tout accommoder ; mais en même temps je jure de poursuivre jusqu’à la mort l’être qui sans motifs se déclare l’ennemi du marquis Lorédan. »

Après avoir écrit cette missive, il enveloppe les tablettes dans un linge, et, revenant dans la salle, les remet avec la lettre au brigand dont la tranquillité était sans exemple ; celui-ci, prenant ce qu’on lui présentait, s’éloigne sans avoir donné au marquis la moindre marque de déférence et d’égards. Lorédan, en rentrant au lieu où Amédéo l’attendait, ne put assez prendre sur lui pour cacher entièrement à ce dernier l’impression pénible qui était née dans son cœur depuis cette nouvelle aventure ; Amédéo chercha à prendre son cousin à part, car on ne cessait de redouter la perspicacité du marquis Mazini, et là, lui demanda ce que lui voulait l’envoyé avec lequel il était demeuré si long-temps. Francavilla, sans lui répondre, lui glissa la feuille de parchemin qu’on lui avait remise, et Grimani, sortant dès qu’il put le faire naturellement, fut lire cette audacieuse épître.

Tant d’audace le confondit ; il s’en indigna, et eut voulu que son cousin se fût refusé d’accéder à la proposition qu’on lui faisait ; mais un signe de Lorédan, lorsqu’il l’eut rejoint, lui prouva que Francavilla aimait trop son Ambrosia pour ne point tout sacrifier à ce qui pouvait assurer le repos de cette personne chérie.

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