Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XLVIII.

Cependant les trois amis, par la rapidité de leur marche, cherchèrent à devancer ceux qui pourraient avoir connaissance de leur départ ; ils ne furent point à Altanéro, où des espions de Montaltière pouvaient se trouver ; mais ils se dirigèrent vers la ville de Belmonte située presque sur les confins de la forêt sombre : arrivés sans obstacle sur ce point ils se décidèrent à pousser plus avant ; et sous la conduite de Lorédan, qui prétendait se reconnaître dans cette contrée, ils essayèrent de pénétrer dans l’intérieur de la forêt.

Certes, en ce moment, une pareille entreprise présentait de véritables dangers ; Luiggi devait sans doute être sur ses gardes, et les brigands, plus que jamais, étaient assurément répandus dans tous les sentiers dont la garde leur était confiée.

Valvano eut en cette circonstance une idée approuvée de ses compagnons ; il leur proposa de tourner la forêt, et d’y entrer par le côté du midi, qui devait être le moins gardé comme celui le plus éloigné du monastère.

En conséquence de cette résolution, Lorédan, Valvano et Grimani se revêtirent du simple costume de bûcherons, ils portaient sous leur courte tunique une excellente épée, et ostensiblement, montraient la hache acérée, instrument indispensable de leur prétendue profession ; chacun en outre, dans un espèce de sac suspendu à ses épaules, avait un habit de Frère Noir, qui devait leur être utile dans le couvent où ils voulaient pénétrer.

S’avançant avec précaution, ils prirent la route que Valvano leur indiqua et enfin mirent le pied dans un lieu où les attendaient des périls de toute espèce. Vers la chute du jour, ils étaient déjà bien avant dans les profondeurs de la forêt, et marchant avec constance, ayant sans cesse l’oreille au guet, ils parvinrent à éviter deux partis de brigands près desquels ils passèrent sans en être aperçus.

Cette bonne fortune ne les rendit pas plus téméraires, ils usèrent encore de plus de précaution, et ne s’arrêtèrent que lorsque la fatigue leur commanda impérieusement le repos.

Dès le moment où Francavilla était parti de la ville de Belmonte, il avait envoyé un messager au Sénéchal d’Altanéro, pour lui ordonner de venir, à la tête de tous les gens armés qu’il pourrait rassembler, soit sur les terres de Lorédan, soit sur celles des barons ses voisins, vers les lisières de la forêt ; il devait là être rejoint par le duc Ferrandino, qui, se rendant de son côté à Rosa Marini, avait amené avec lui une partie des escadrons du roi, et rassemblait ses propres vassaux : tous ensemble s’unissant, se porteraient, sans s’amuser à poursuivre les brigands isolés, vers la cabane de Stéphano, où l’on devait attendre le retour des trois amis.

Une lettre particulière de Francavilla au marquis Mazini, qui se trouvait alors à Altanéro, tout en lui promettant les éclaircissemens demandés par sa curiosité, l’engageait à faire arrêter le concierge, dont la perfidie était prouvée ; enfin plusieurs chevaliers, munis des pleins pouvoirs du roi, venaient directement contre le monastère, pour en faire le siége régulier, dans le cas où les Frères Noirs voulussent se défendre, ce qu’on ne présumait pas.

Ces soins, pris à l’avance, rassuraient nos aventuriers ; et ils crurent pouvoir raisonnablement poursuivre leur entreprise. Ils donnèrent peu de momens au sommeil ; au point du jour, ils furent sur pied, et à la faveur des rayons de l’aurore, ils découvrirent enfin la prairie dans laquelle s’élevait la cabane de Stéphano.

Ce bon vieillard, occupé à cette heure à cultiver son petit jardin, ne vit pas sans surprise trois bûcherons s’avancer vers lui d’un pas délibéré ; ce n’était pas l’usage des gens de cette profession de s’exposer à pénétrer aussi avant dans la forêt ; et tout en eux semblait annoncer une plus haute origine. Ferdinand s’approchant le premier de lui :

– « Père Stéphano, lui dit-il, voulez-vous donner l’hospitalité à trois voyageurs qu’une sainte entreprise conduit auprès de vous. »

– « Ah ! signors, répliqua Stéphano, qui reconnut alors les trois amis, se peut-il que vous veniez sans escorte dans des lieux ou l’on conspire contre vous ! le ciel sans doute vous a conduits par la main, puisqu’il vous a fait venir jusqu’à moi sans tomber dans un des partis nombreux qui parcourent sans relâche toute la contrée : hâtez-vous d’entrer dans ma demeure ; là du moins vous vous trouverez momentanément en sûreté. » L’invitation de Stéphano fut accueillie ; et lorsqu’on eut traversé la partie visible de la chaumière, on crut pouvoir être à l’abri de toute surprise, dans la chambre secrète qui précédait l’ouverture des souterrains.

On avait prudemment agi en prenant cette précaution ; car une heure ne s’était pas écoulée depuis l’arrivée des trois amis, qu’une troupe de brigands se présenta à la porte de la cabane, et signifia à Stéphano que, d’après les ordres de l’abbé, on venait établir un poste dans ce lieu. Le vieillard n’eut garde de s’y opposer ; il avait déjà fait passer à Lorédan les provisions dont lui et ses amis pouvaient avoir besoin pendant la journée ; ils ne devaient partir pour le monastère que vers la nuit.

Stéphano à l’avance les avait instruits des fureurs toujours croissantes de Luiggi ; il tourmentait sans relâche Ambrosia ; il osait la menacer du sort le plus affreux. Enfin le péril était extrême, et un plus long retard aurait compromis la vie et l’honneur de l’amante de Francavilla.

Tout ce que ce dernier entendait le jetait dans des transports de désespoir sans pareil ; il comptait les heures, les minutes ; le temps lui semblait s’écouler avec une lenteur inconcevable, et il priait sans relâche la mère du sauveur de veiller sur la pureté de la jeune duchesse.

Enfin, l’heure attendue avec une si vive impatience arriva. Valvano ouvrit la porte de la caverne, et tous les trois conservant leurs haches, leurs épées, revêtirent la robe des Frères Noirs. Ils se dirigèrent le long du ruisseau dont nous avons déjà parlé, et retrouvèrent l’issue par laquelle on entrait dans les souterrains, conduisant d’un côté à la prison où Palmina fut renfermée, de l’autre, dans l’intérieur du monastère.

Lorédan frémit malgré lui, lorsqu’il passa auprès du cachot où il avait cru devoir terminer ses jours dans les horreurs d’une faim cruelle : ici cessait la connaissance qu’il pouvait avoir de ce sombre lieu, et Ferdinand devint le seul guide de ses compagnons.

Il leur fit monter un escalier rapide ; ils soulevèrent une trappe en pierre qui le cachait dans son extrémité supérieure ; elle les laissa pénétrer dans une salle voisine du lugubre cloître où l’on ensevelissait les Frères Noirs.

Ici les dangers pouvaient commencer ; cependant, ils traversèrent ces silencieux portiques, franchirent une porte cachée par une dalle de marbre noir, et montèrent un second escalier qui aboutissait à un corridor dont une branche s’étendait vers le logement de l’abbé, et l’autre vers celui des fondateurs du monastère. Ils prirent celle-ci, et à l’instant où ils allaient entrer dans la chambre où Ambrosia devait se trouver, ils entendirent du bruit ; on parlait… Luiggi se trouvait avec elle…

Nos voyageurs s’arrêtèrent un instant. Entraînée par sa confiance en la loyauté du prince Montaltière, Ambrosia s’était décidée à le suivre pour échapper à son hymen avec Manfred, qui lui paraissait le pis de tout, puisqu’il devait la séparer pour jamais de Lorédan.

S’abandonnant donc à ce guide infidèle, elle vint dans Santo-Génaro où elle espérait trouver le marquis ; mais son attente fut déçue ; Francavilla n’y était point. Bientôt les discours de Luiggi apprirent à la désolée Ambrosia à quel monstre elle avait confié son honneur ; elle vit clairement sa perfidie en l’écoutant parler de ce qu’il osait appeler son amour.

Dès le premier instant, elle voulut lui enlever toute espérance ; mais il n’était pas homme à se laisser intimider, ni à renoncer aussi aisément à ses projets ; il essaya de vaincre sa résistance par toutes les violences de son caractère ; il la sépara de la pauvre Violette, qu’on mit dans une prison séparée ; il la menaça d’immoler à ses yeux Lorédan, qui disait-il, était en son pouvoir, si elle ne consentait à subir la loi de ses caprices ; en un mot, il employa contre elle tout ce que sa passion lui put suggérer.

Ambrosia éperdue, se voyant abandonnée du ciel et des hommes, n’attendait plus que la mort ; elle l’implorait avec une ferveur nouvelle. Ce même soir, où des libérateurs lui venaient tout-à-coup, Luiggi se présente devant elle.

« Hé bien ! madame, lui dit-il, n’êtes-vous point lasse de votre captivité ; ne souhaitez-vous pas de lui donner un terme ; quoi ! ni mon rang, ni mon amour, ni peut-être les avantages que je dois à la nature ne pourront vous décider, non à me chérir encore, je n’ose aussitôt prétendre à tant de bonheur, mais du moins à vous soumettre aux décrets de la nécessité. Perdue pour votre amant, perdue pour votre père, cachée dans un lieu où l’on ne peut vous deviner, et d’où nulle puissance ne vous arracherait, sur quoi fondez-vous votre espérance, et, me résisterez-vous toujours ? »

– « Pour vous flatter de pouvoir m’inspirer d’autres sentimens que ce mépris qu’on doit à votre perfidie, lui répondit Ambrosia, il vous faudrait posséder un empire que le ciel vous refusera, celui de changer les cœurs, de leur faire perdre la mémoire du passé. Je puis être perdue pour ceux que j’adore, je puis me trouver dans un lieu qui m’est inconnu ; mais en abandonnant l’espérance, je ne renonce pas à mon honneur, et bientôt en quittant la vie, je me flatte de me délivrer d’une tyrannie qui me sera odieuse jusqu’au dernier moment, » Ce discours exaspéra Luiggi ; ses phrases incohérentes annoncèrent le délire de ses sens ; « Vous le voulez, s’écria-t-il, eh bien ! apprenez le sort que je vous destine. Ce Lorédan, si cher à votre âme, ce Lorédan, que vous ne craignez pas d’aimer, est dans cette maison. Arrêté par mes gens, je suis le maître de sa vie ; je vais le faire paraître devant vous, sa tête tombera, et couverte de son sang… Vous m’entendez, madame, un amant dédaigné est capable de tout. »

Cet infernal discours plongea Ambrosia dans une situation difficile à décrire ; n’ayant pas assez de force pour pouvoir douter de ce que le féroce Luiggi disait, apercevant dans ses regards toute la perversité de son caractère, elle s’abandonna à sa douleur, et perdant l’usage de ses sens elle tomba évanouie.

Un instant, une criminelle idée sembla pousser Luiggi à franchir toutes les bornes de l’honneur ; mais cependant il eut honte de ce que l’enfer lui inspirait ; et soudain, s’élançant hors de l’appartement, il fut chercher du secours pour la victime.

Plusieurs fois durant ce pénible entretien, Lorédan qui l’écoutait avait voulu fondre sur un homme qui ne pouvait plus lui être qu’odieux ; mais Valvano et Grimani cherchèrent à le retenir ; enfin Ambrosia perdit l’usage de ses sens ; Luiggi s’éloigna ; ce moment parut favorable aux trois amis ; ils se hâtèrent d’entrer dans la chambre ; Francavilla prenant son amante dans ses bras, l’emmena dans le passage secret, et suivi d’Amédéo, il reprit avec promptitude le chemin des souterrains, laissant Valvano, qui avait prévenu ses amis de son dessein de rester auprès de son frère. Celui-ci ne tarda pas à revenir, suivi de plusieurs religieux. Son trouble était si grand qu’il ne s’aperçut pas qu’un moine était déjà dans ce lieu ; il s’empressa de courir vers la place où il avait laissé Ambrosia ; elle était vide ; Ambrosia avait disparu…

La rage de Montaltière ne connut alors plus de bornes ; d’une voix terrible il commanda qu’on fît de toute part les recherches les plus sévères pour retrouver Ambrosia ; lui-même courait hors de l’appartement, lorsque Ferdinand lui prit le bras : « Arrête, lui dit-il, coupable Luiggi ! pensais-tu que la justice divine sommeillerait toujours ; tremble ! elle va te frapper ! à peine te laisse-t-elle le temps du repentir ! »

Luiggi reconnut Valvano. « C’est toi, lui cria-t-il ! toi, qui trahis ton frère ! »

« Mon frère ! tu veux dire mon assassin. Oh ! Montaltière, reviens à toi, je te le répète, l’heure de ta chute a sonné, un pouvoir supérieur au tien t’a enlevé Ambrosia, déjà de toute part les troupes du roi et des barons marchent pour appuyer l’anathème que l’église a lancé sur toi; d’innombrables ennemis t’environnent ; repens-toi, je te le répète ! »

« Que me dis-tu, s’écria Luiggi en pâlissant ? quoi ! on m’a trahi ! cet asile me serait enlevé ! non, ne pense point que je puisse éprouver du regret de ma conduite passée ; le bonheur de Lorédan me sera toujours insupportable ; mais puisqu’on me perd pour le sauver, je ne serai pas le témoin de son triomphe. » Il dit, et trompé par les paroles de son frère, croyant déjà les troupes du roi dans Santo Génaro, il porte précipitamment à sa bouche la bague qui ornait son doigt. « Adieu, mon frère, dit-il, tu t’es bien vengé, j’avais voulu t’assassiner, et tu viens de m’arracher la vie. »

À ces mots, dont Valvano interpréta le funeste sens, il s’adressa aux témoins de cette scène tragique, leur ordonnant de secourir l’abbé ; et jetant en arrière son capuce, il se fit connaître pour le baron Valvano. Le prieur consterné de ce qu’il entendait, frémit ; et Luciani qui arrivait, loin de féliciter Ferdinand courut prodiguer ses soins à Luiggi ils lui furent inutiles. Le poison que le prince Montaltière avait pris, agissait avec trop de violence pour qu’on pût l’arrêter ; deux heures passées dans des tourmens affreux furent le terme de la vie de ce grand coupable.

On doit apprécier les regrets que Valvano dut accorder à son frère ; il déplora sa mort, et se plaignit de l’avoir peut-être hâtée. Cependant au nom du roi, il prit le gouvernement temporel de l’abbaye, où l’on ne sut plus que lui obéir, tant la terreur glaça les religieux, dont la conduite était peu régulière. Les autres cherchèrent à s’évader ; le prieur donna cet exemple ; et ils errèrent misérablement dans les forêts de la Sicile.

Grâce à la main de dieu qui veillait sur eux, Lorédan et Grimani parvinrent à gagner la cabane de Stéphano, amenant avec eux la jeune duchesse qui reprit ses sens dans les bras de Francavilla. La joie n’est point mortelle, aussi Ambrosia survécut à l’aspect d’un bonheur auquel elle était loin de s’attendre ; mais elle demeura long-temps dans un espèce de délire, qui ne se dissipa qu’après plusieurs heures, quand elle se fut bien convaincue qu’un rêve pénible ne la pressait pas.

Maintenant nous croyons pouvoir, en peu de mots, terminer le récit de cette histoire. Les ordres donnés par Lorédan avaient été exécutés ; au jour suivant on vit déboucher de toute part dans la forêt, des escadrons qui pour toujours la délivrèrent des brigands qui l’infestaient ; la cabane de Stéphano fut le point où se rassemblèrent le marquis Mazini, le duc Ferrandino, Ferdinand même accompagné de Luciani, tous heureux enfin, et libres d’inquiétudes.

Jacomo content de la forte somme qu’on lui donna, se refusa à quitter sa vie vagabonde ; mais il en changea le théâtre ; il courut s’enrôler dans les bandes de brigands qui désolaient les Calabres, voulant, disait-il, mourir en vrai bandit comme son père.

Stéphano, loin d’imiter cet exemple, s’attacha à Lorédan, qui lui donna la place de concierge d’Altanéro.

Luciani mérita, par ses vertus, d’être élevé au titre d’abbé des Frères noirs ; il régénéra cet ordre monastique, et le rendit l’objet de la vénération publique, tandis que trop long-temps il en avait été la terreur.

Enfin Lorédan et Ambrosia, Grimani et Elphyre obtinrent le bonheur qu’ils méritaient à tant de titres ; unis par le respectable archevêque de Palerme, en présence de Valvano et de la princesse de Chypre, ils vécurent ensemble de longues années. Lorédan plus d’une fois en songeant à ses malheurs passés, et voyant sa prospérité présente, répéta les paroles du songe qu’il avait eu dans le château de Ferdonna, et qui plus que jamais lui sembla mystérieux, quand la vierge Rosamaure et les anges disaient en chœur, autour de lui : Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi !

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