Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE V.

Ils n’avaient pas achevé de chanter leur dernière strophe, lorsque la porte de la chaumière venant à s’ouvrir, il en sortit un homme simplement vêtu, et qu’Amédéo, avec la joie la plus vive, reconnut parfaitement pour avoir été le conducteur de la belle inconnue ; il n’eut pas le temps de faire part de cette heureuse rencontre à son compagnon ; car le maître de la cabane, s’approchant d’eux, les invita poliment à venir se reposer dans sa demeure, et à prendre leur part d’un frugal déjeûner.

Amédéo surtout, ni Lorédan n’avaient garde de se refuser à une offre qui les charmait de toute manière. « Que dieu vous conserve ? dirent-ils, vous qui ne craignez pas d’appeler les hôtes du saint sépulcre ; puisse la très-sainte Trinité et la grande-signora, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous récompenser de ce que vous nous donnerez : notre fatigue était extrême, et nous cheminions depuis long-temps. – Vous auriez pu, répliqua leur hôte, parcourir plus long-temps encore les détours de cette solitude, si le hasard, ou pour mieux dire la providence, ne vous eût pas conduits vers moi. Ma chaumière est peut-être la seule qui existe dans cette forêt, et pour l’avoir trouvée, il faut que vous soyez étrangers, car certes, aucun des habitans des campagnes voisines ne se serait exposé à venir la chercher, tant le lieu imprime d’épouvante par les récits qu’on en fait chaque jour. – Il est vrai, répartit Lorédan, qu’on raconte des choses bien étranges au sujet de ce qui se passe dans cette forêt ; peut-être les récits en sont exagérés ; peut-être même la vérité y est-elle complètement outragée. »

L’inconnu avait un beau champ pour répondre, s’il eût voulu, et pour détruire ou confirmer les bruits sinistres qu’on semait de toute part ; mais il ne chercha pas à le faire, et l’explication, provoquée par Francavilla, n’eut pas lieu. L’inconnu les fit entrer dans sa demeure ; ils pénétrèrent dans une assez vaste pièce où se trouvait la cuisine ; et là, malgré la chaleur du jour, il les contraignit à s’asseoir près du foyer ; il mit sur l’âtre une chaudière qu’il remplit d’eau, et quand elle fut chauffée, il en lava les pieds des pélerins, malgré la résistance opiniâtre qu’ils purent faire. Le soin hospitalier terminé, il songea à préparer le repas qu’il leur avait annoncé, et sa diligence fut extrême.

Amédéo cependant brûlait du désir de faire part à Lorédan de la découverte importante qu’il avait faite ; mais comme leur hôte ne les laissa pas un moment seuls, il attendit une occasion plus favorable, ne voulant pas hasarder même des signes qui eussent pu être surpris, et peut-être défavorablement interprétés. Le villageois dressa la table ; il la couvrit de plusieurs sortes de fruits, de fromages frais, de lait nouvellement tiré des mamelles de la chèvre, commensale de la maison ; il plaça à un bout un flacon de lacryma, et, ayant approché deux escabelles, il annonça aux voyageurs qu’il leur était libre de satisfaire la faim qu’ils pouvaient avoir.

Certes ce n’était pas en vain qu’il faisait un appel à l’appétit des jeunes barons : tous deux excités par la longueur de leur course, leur âge et la fraîcheur de la matinée, éprouvaient un besoin impérieux de satisfaire les désirs de leurs estomacs, et leur hôte, à la façon délibérée avec laquelle ils tombèrent sur les provisions, dut voir qu’on ne dédaignait pas de faire honneur à son festin.

Après que la première faim fut apaisée, la conversation s’engagea ; Lorédan demanda à l’inconnu de quel côté ils devaient diriger leur route pour trouver un lieu propre à les recevoir durant la nuit prochaine.

« – Je ne vois, leur dit-il, d’autre demeure à portée que le Monastère des Frères noirs, et vous aurez sans doute quelque répugnance à y aller chercher votre asile, puisque, avant d’entrer dans la forêt, vous avez causé avec les habitans de cette partie de la Sicile ; néanmoins vous ne devez pas croire aveuglément tout ce qu’on débite sur ces confrères ; il faut se méfier de la malice des hommes aussi bien que de leur crédulité. – Il est vrai, répondit Amédéo, que, suivant tout ce qu’on nous a débité, nous serions dans le premier moment bien excusables, si nous ne nous soucions pas de marcher vers le monastère ; mais cependant tel n’est pas notre dessein ; nous nous confions en notre pauvreté, en la bonté de la race humaine, et je ne craindrai pas, non plus que mon compagnon, d’aller demander le soir un asile dans le monastère. »

Ici la conversation s’arrêta, puis le même interlocuteur reprenant la parole : « Puissions-nous, dit-il, être aussi bien reçus que nous le fûmes la nuit dernière dans le château d’Altanéro, chez le noble baron, marquis Lorédan. » En entendant ainsi parler Grimani, Francavilla éprouva une vive surprise ; il ne pouvait concevoir pourquoi Amédéo s’écartait ainsi du plan qu’ils s’étaient tracé ; car, avant de commencer leur expédition, ils étaient convenus de dire qu’ils avaient couché dans la ville la plus voisine, et les propos de son cousin le déroutaient entièrement.

« Ah ! vous venez d’Altanéro, répliqua vivement leur hôte ; j’ai en effet beaucoup entendu parler du nouveau seigneur de cette baronnie : on dit qu’il est digne de sa grande fortune, de la faveur dont il jouit auprès de notre souverain. Plaise à Dieu que tant de bonheur continue et ne soit pas incessamment renversé. « L’avez-vous vu, le marquis de Francavilla ? » poursuivit-il en s’adressant aux deux pélerins. Lorédan eût pu répondre ; mais il jugea convenable de se renfermer dans un profond silence, laissant à Grimani le soin de répondre sur ce sujet, puisque c’était lui qui, par ses paroles, avait amené la conversation sur ce point.

– « Nous, honnêtes paysans, répliqua Amédéo, nous n’avons pas eu l’honneur d’être admis à faire la révérence à ce digne seigneur ; il était retenu dans ses appartemens par d’importantes affaires ; nous nous sommes contentés de la compagnie de son respectable chapelain ; celui-ci ne nous a, durant tout le souper, entretenu que des qualités, des vertus de son maître. Le marquis Lorédan paraît adoré de tous les siens ; et si, comme vous paraissez le préjuger, la fortune est près de lui être défavorable, il trouvera dans sa famille, dans ses amis et dans ses vassaux, des cœurs fidèles prêts à le soutenir dans toutes les chances défavorables de la vie. »

Ce discours, comme on peut facilement le deviner, n’avait pas été prononcé sans intention : Amédéo espérait qu’après une pareille ouverture leur hôte parlerait peut-être de manière à faire lire, à des regards attentifs, ses intentions secrètes envers le marquis Francavilla ; mais on n’avait point à faire à un homme facile à surprendre ; le paysan, qui paraissait ne l’être que par la simplicité de son costume, répondit avec une indifférente tranquillité : « Le baron est bien heureux d’avoir des partisans aussi sincères ; mais peut-être en serait-il de lui comme de tous ceux qui jouissent d’un sort prospère ; la foule les environne ; elle leur parle de son dévouement ; elle les élève au ciel, leur jure une amitié constante, et ne tarde pas à les abandonner, quand le vent de la faveur a changé, quand la disgrâce accable leur idole ; mais, saints voyageurs, excusez un homme qui, vivant presque toujours dans la retraite, aime de s’enquérir parfois de ce qui se passe hors de cette enceinte ; n’avez-vous rien appris de remarquable durant les derniers jours de votre voyage ; ne vous a-t-on entretenus d’aucun événement qui ait pu piquer la curiosité des hommes. »

Lorédan, à son tour, demeura charmé d’une question qui lui permettait d’entrer en scène, et de prendre la parole : il crut qu’un habitant de la forêt sombre ne pouvait être étranger aux mystères qui s’y passaient, et, devançant Amédéo qui allait parler, il répondit en ces termes à leur interrogateur :

« Certes la journée dernière a été fertile en aventures : non loin de notre dernier gîte, le chapelain du château d’Altanéro nous a entretenus durant tout le souper, de l’enlèvement d’une jeune fille par des inconnus qui ont pris, ajoutait-il, le chemin de cette forêt, et de la venue d’un homme audacieux qui, peu d’instans après notre entrée dans Altanéro, y avait paru, venant réclamer un objet perdu par la jeune fille à l’instant de son ravissement. – Eh ! disait-on ce que ce pouvait être ? demanda le villageois avec une précipitation que Grimani put mieux apprécier que son cousin. » Lorédan allait répondre ; mais Amédéo ne lui en donna pas le temps. « C’était, dit-il avec une sorte de négligence, de magnifiques tablettes, montées en or, et enrichies de pierreries : elles renfermaient un portrait ressemblant du baron Ferdinand Valvano, et elles avaient été cachées par la jeune fille dans une corbeille de fleurs, sans doute d’après les conseils de celui qui l’accompagnait lorsqu’elle s’approcha des murailles d’Altanéro. »

Cet étrange discours, s’il confondit Lorédan, parut imprimer dans le cœur du villageois un étonnement bien autrement extraordinaire ; il recula de deux pas, sa figure pâlit, et une rapide exclamation lui échappa… Les deux amis se levèrent soudain de table, par un mouvement involontaire, et les trois personnages demeurèrent un peu de temps à se regarder réciproquement en silence.

Le paysan fut le premier à se remettre de son effroi et balbutia quelques excuses, pria ses hôtes de lui permettre de les quitter un moment pour aller remplir un pressant devoir, et soulevant une tapisserie qui cachait la porte d’une chambre voisine, il disparut presque en même temps. Les deux amis demeurèrent immobiles à la vue de cette subite retraite, et se prenant par la main sans rien dire, ils sortirent aussi de la cabane, et furent s’asseoir sur un tronc d’arbre, à deux pas du petit ruisseau. Là, Grimani empressé de profiter de la circonstance, apprit à Lorédan la cause des discours qu’il avait tenus, et de la découverte qu’il avait faite, et Francavilla, enfin instruit, ne put alors qu’approuver sa conduite.

» J’ai peine à croire, dit Amédéo, que cet homme soit votre ennemi d’après les paroles que je l’entendis prononcer ; l’effroi même dont maintenant il nous a paru saisi n’est pas celui d’un criminel ; je pense que s’il eût été plus endurci dans la méchanceté, il eût mieux commandé à ses gestes comme à sa figure ; et sa retraite, n’en doutez point, a eu pour motifs le besoin d’aller dans la solitude se remettre de l’émotion que nous lui avons causée.

L’opinion de Lorédan était sur ce point conforme à celle de Grimani. Autant que lui il désirait vivement le retour de leur hôte, afin de pouvoir ou le mieux connaître ou s’expliquer librement avec lui ; mais il ne paraissait pas. Les deux amis profitèrent du temps de son absence pour mieux examiner les environs de la cabane ; une masse énorme de rochers dont la cime dépassait celle des plus hauts arbres, la mettait à l’abri des vents du nord. Ces rochers étaient la partie avancée d’une branche de l’Etna, et allaient, par une pente insensible, s’unir en montant à ce formidable volcan. La forêt dont ce lieu était environné paraissait alentour sombre et silencieuse. Le calme dont on jouissait dans cette solitude était seulement troublé par le murmure agréable d’une cascade provenant de la chute du ruisseau, parmi des pierres amoncelées ; dans une partie de son cours il arrosait un jardin planté de racines potagères, de plusieurs orangers, de quelques citronniers, et d’un massif de lauriers-roses, de grenadiers, de seringats, et de quelques arbustes odoriférans ; un cabinet avait été taillé dans leur épaisse verdure, et un banc de gazon, semé de fleurs variées, invitait au sommeil, ou tout au moins au repos. Les deux amis eussent voulu aller vers ce lieu de délices, mais un fossé rempli d’eau, une baie vive et fourrée y mirent obstacle. Ils comprirent qu’on ne pouvait y parvenir que par l’intérieur de la cabane, et ils attendirent que le maître vînt leur en enseigner l’entrée.

Cependant les heures s’écoulaient, et le maître ne venait pas ; son absence paraissait doublement longue à ceux qui avaient une si vive impatience de s’entretenir avec lui ; et leurs efforts, pour abréger la marche du temps, étaient inutiles, lorsqu’enfin il se présenta, s’approchant des pélerins : « Signors, leur dit-il ; excusez-moi si j’ai tardé longtemps à vous rejoindre ; mais une indisposition subite et dont je n’ai pas voulu vous entretenir, m’a contraint à demeurer plus que je ne voulais dans la chambre reculée de ma chaumière ; je craignais que vous n’eussiez pas eu le désir de m’attendre ; et avec peine je vous eusse vus partir avant d’avoir pu vous exprimer mes regrets. – Nous les recevons volontiers, répondit Lorédan, et nous ne sommes pas étonnés que le récit des aventures arrivées au château d’Altanéro vous ait plongé dans le trouble qui vous a contraint à vous retirer ; vous n’êtes pas le seul que ces événements remarquables étonnent. – Que voulez-vous dire par là, vénérables pélerins, s’écria l’inconnu, et d’où pouvez-vous conclure que mon éblouissement de tantôt, car ce n’était pas autre chose, doive sa naissance à la cause que vous vous plaisez à tort de lui attribuer. – Signor, répartit Amédéo, si nous nous trompons, notre erreur est naturelle ; ce que j’ai dit a paru vous frapper, surtout quand j’ai parlé du conducteur de la jeune villageoise et des tablettes oubliées par celle-ci ; et tenez, dans ce moment encore, voilà votre figure qui se décompose de nouveau. Cela ne nous laisse-t-il pas le droit de penser que vous en savez peut-être plus que vous ne voulez en dire sur ce qui s’est passé dernièrement. »

À cette directe interpellation le paysan demeura plus interdit que jamais ; à son tour, il jeta un regard scrutateur sur les deux pélerins, cherchant à mieux examiner leurs traits, sans qu’il pût les reconnaître, tant leur déguisement les rendait méconnaissables ; et, voyant l’inutilité de ses efforts, il voulut, par une nouvelle ruse, trouver le moyen de cacher ce qu’il éprouvait réellement.

Lorédan, saisissant une circonstance qui lui paraissait favorable : « Pourquoi, signor, lui dit-il ; vous refuseriez-vous à vous ouvrir à ceux qui vous parlent, si, par un motif quelconque, vous vous trouvez mêlé dans les affaires qui intéressent le baron d’Altanéro ; parlez-vous avec toute franchise. Nous sommes prêts à vous offrir nos services auprès du chapelain du marquis Francavilla, et même, s’il le fallait, nous interromprions notre route pour vous conduire vers lui. »

L’inconnu, toujours de plus en plus surpris, était peut-être près de s’expliquer, comme Lorédan le désirait, lorsqu’on vit venir, par le sentier le plus proche, un homme vêtu de noir, la tête couverte d’un long capuchon, et qui, à sa démarche, à la bizarrerie de son costume, fut reconnu par Lorédan pour être le même qui, la veille, lui avait apporté l’écrit de son invisible ennemi : le personnage s’avançait rapidement. « Stéphano, s’écria-t-il en s’adressant au maître de la cabane, à quoi donc songez-vous de ne pas vous rendre où vous êtes attendu ? » Il allait en dire sans doute davantage, mais alors il s’aperçut que Stéphano n’était pas seul ; une touffe de rosiers lui avait dérobé la présence des deux pélerins ; il les examina en silence, et, s’adressant à Stéphano : « Qui sont-ils, ceux-là, dont la hardiesse leur permet de parcourir les détours de la forêt sombre. – Mon frère, dit Amédéo avant que leur hôte eût pu prendre la parole, vous voyez deux voyageurs qui, pour obtenir la rémission de leurs péchés, ont été prier et pleurer sur le sacré tombeau de notre seigneur ; nous revenons de la Palestine, et nous allons vers Syracuse, où nos familles nous attendent sans doute avec impatience. »

Cette explication parut satisfaisante au brigand, car il prit une contenance moins hautaine, et salua les pélerins. Il prit cependant Stéphano à part ; et tous les deux s’éloignèrent dans la prairie en se parlant avec vivacité.

Malgré la bonne opinion qu’Amédéo et Lorédan pouvaient avoir de leur hôte, la présence du brigand parvint facilement à la diminuer, surtout lorsque Francavilla eut à son tour instruit son cousin de la reconnaissance qu’il venait, lui aussi, de faire. Ils craignirent de s’être trop avancés, et leur crainte redoubla en voyant les regards fréquens que les deux interlocuteurs jetaient sur eux ; mais en ce moment, ce qu’ils avaient de mieux à faire, était de ne pas témoigner de défiance ; ils s’étaient, avec quelque imprudence, mis au pouvoir de leurs ennemis, et ce n’était que par beaucoup de mesure et d’adresse qu’ils pouvaient espérer de sortir d’un si mauvais pas.

Après quelques minutes de conversation, le brigand et Stéphano se rapprochèrent des deux amis ; le premier d’un son de voix qui leur parut railleur, leur dit : « Bons pélerins, ne quittez pas la forêt sans avoir visité le saint monastère des frères noirs ; là, on vous y recevra avec tant de prévenances que vous ne serez pas pressés d’en sortir ; » il s’éloigna à ces mots, sans se donner le temps d’écouter leur réponse, et il se fut bientôt perdu dans l’épaisseur du taillis.

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