Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE VI.

Sa retraite cependant donna quelque plaisir à nos aventuriers, ils se rassurèrent ; car, à moins que le brigand n’eût été chercher main forte, ils ne pouvaient avoir rien à craindre du seul Stéphano, dont enfin ils savaient le nom. Ce vieillard venant à eux : « Signors, leur dit-il, je vous prie de suspendre le jugement que vous pourriez former sur ma liaison avec un homme d’une si condamnable apparence ; vous voyez la solitude qui m’entoure, vous connaissez les histoires qu’on répand sur les Frères Noirs. Soumis à leur volonté, je n’ai pu pour accomplir un secret devoir, pour me rendre le soutien de l’honneur, faire autrement que de feindre mes véritables sentimens. Voilà, signors, pourquoi j’habite cette retraite, je dois à ma condescendance la sûreté que j’y trouve, et vous conviendrez qu’il est des circonstances dans la vie où il faut avoir l’air de flatter les méchans pour les empêcher de faire tout le mal dont ils sont capables, surtout, quand on voit réussir les motifs qui nous portent à en agir ainsi.

Tandis que Stéphano parlait, Lorédan cherchait principalement à étudier sur son visage si ses paroles étaient en rapport avec les pensées de son cœur. Ou sa perspicacité eût été vaine, ou, il lui eût fallu avouer à lui-même que Stéphano était franc et qu’il pensait les choses qu’il disait. Aussi dès qu’il eut fini, Francavilla s’adressant à lui : « Signor, il vous sera facile, lui dit-il, de nous donner la certitude nécessaire pour nous rassurer entièrement, vous n’aurez pour cela qu’une seule chose à faire, celle de répondre le plus clairement possible au discours que je vous adressais lorsqu’on est venu nous interrompre. » – « Je le ferais sans peine, répliqua Stéphano, si j’avais à mon tour la preuve que vous n’êtes pas des émissaires de perdition, et si par quelque moyen vous me permettiez de lire jusques dans les replis les plus secrets de votre âme. » – « Comment pourrions-nous parvenir à vous contenter, répondit Amédéo ; faudra-t-il vous dire que je vous ai vu hier matin accompagner vers Altanéro cette jeune personne enlevée ensuite par des ravisseurs audacieux ; et que ces propres paroles prononcées par votre bouche, sont venues frapper mon oreille ; un seul mot pourra vous dire combien il aurait à perdre s’il se refusait à y venir ; il perdrait tout à la fois son honneur et sa vie. » – « Je n’en demande pas davantage, répliqua Stéphano ce que vous venez de me dire me donne la preuve la plus éclatante que vous n’avez rien de commun avec les ennemis du marquis de Francavilla, et que tout au contraire, vous devez peut-être lui appartenir. Eh bien, si c’est lui qui vous envoie, suppliez-le de se trouver le 22 de ce mois dans l’église cathédrale de Palerme, à sept heures du soir, qu’il se place auprès du deuxième pilier de la septième chapelle, couvert d’un manteau gris qui ne permette que difficilement de le reconnaître. Là, il sera instruit d’un mystère qui le concerne, et dont la découverte assurera sa tranquillité. » Ce propos parut si positif aux deux amis, que Grimini allait se découvrir à lui, lorsque Lorédan moins pressé de lui donner cette dernière marque de confiance, répartit : Me doutez pas, signor, que nous ne remplissions la commission importante dont vous voulez bien nous charger, nous ne vous dissimulerons plus qu’envoyés par le chapelain du marquis, on nous avait recommandé de découvrir quelque trace du mystère qui depuis plusieurs jours trouble la paix d’Altanéro. On a cru que de simples pélerins, comme nous le sommes effectivement, auraient plus de facilité à s’introduire dans la forêt sombre et à se mêler aux Frères Noirs soupçonnés d’être en tiers dans les choses dont on s’occupe au château du baron Lorédan. Cependant, Stéphano, ne vous serait-il pas possible de nous donner de plus amples renseignemens ; ne pourriez-vous pas, en vous ouvrant à nous, sauver le marquis de Francavilla, sans lui donner le soin d’attendre jusqu’au 22 de ce mois, tandis que peut-être son ennemi le frappera avant cette époque.

« – Oui, poursuivit Amédéo, interrompant son cousin, vous pourriez nous dire tout ce que vous savez, et particulièrement nous apprendre ce que peut être cette jeune et charmante fille dont vous étiez le conducteur, et qui sans doute fut enlevée sous vos yeux ; car vous ne pouviez alors vous être éloigné d’elle. »

– « Voilà, signors, répliqua Stéphano, des demandes et des questions auxquelles je ne puis ni ne veux satisfaire. Chargé par un individu du soin de remplir son message, il ne s’est point ouvert à moi sur tous ses secrets ; et quant à la jeune fille, ce n’est pas moi qui trahirai l’incognito dont elle s’enveloppe. Mes sermens ne me paraissent pas de nature à être violés. »

« Mais du moins, dit Lorédan, si vous gardez le silence sur tout ce qu’il serait si important de connaître, voudrez-vous peut-être consentir à nous éclairer sur un point qui inquiète singulièrement le marquis Francavilla. Comment se fait-il qu’il ait trouvé dans la corbeille de la jeune fille, les tablettes précieuses dont il fit cadeau il y a plusieurs mois à sa prétendue, la duchesse Ambrosia Ferrandino. À quel but les avait-on placées dans ce meuble, et comment les avait-on ravies à celle qui les possédait ? »

« Je ne puis nullement vous éclaircir cette dernière partie de votre question ; mais avec la même franchise je vous satisferai sur la première. Comme on ne pouvait croire que Lorédan ne voulût pas venir à l’appel de la jeune fille, on voulait que celle-ci, en lui remettant des tablettes connues de lui, sans doute, piquât sa curiosité et le décidât à la démarche qu’on désirait lui faire faire. » – Et que lui serait-il arrivé, s’il eût suivi la belle messagère ? » – « Elle l’eût conduit dans cette chaumière, dit Stéphano, et là, eût eu lieu l’éclaircissement qu’on veut avoir avec lui dans la cathédrale de Palerme. » – « La personne, reprit Lorédan, qui voulait parler au marquis Francavilla se trouvait donc naguères chez vous. » – « Elle y était une heure avant votre arrivée ce matin ; elle ne s’y trouve plus maintenant, et ce ne sera que le 22 que le baron d’Altanéro pourra espérer de se rencontrer avec elle. »

Lorédan, comme on peut le croire, éprouva un vif chagrin en acquérant la certitude que s’il fût venu quelques momens plus tôt, il eût pu s’aboucher avec un individu qu’il lui importait tant de connaître ; mais la chose devenant en ce moment impossible, il crut que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de revenir à son château puisqu’il n’y avait pas d’apparence d’obtenir de leur hôte plus de lumières ; et que, chez les Frères Noirs, il ne devait s’attendre qu’à rencontrer des ennemis.

Grimani dut deviner les pensées de Lorédan, car il voulut les prévenir. Ce n’était pas seulement pour accompagner son cousin qu’il avait consenti à pénétrer dans la forêt sombre, mais bien autant avec le dessein de retrouver la jeune villageoise dont les charmes avaient fait une si douce et forte impression sur son cœur. Aussi s’adressant à Francavilla : « Voilà sans doute, lui dit-il, sans que la présence de Stéphano pût l’arrêter, une partie de notre mission remplie ; mais une autre, aussi essentielle, nous reste encore à exécuter, nous avons fait, vous et moi, la promesse solennelle de ne reparaître au château d’Altanéro qu’après avoir épuisé tous les moyens possibles de rendre la liberté à la fille généreuse qui est devenue la victime de son dévoilement à la cause du marquis Lorédan. Certes, je ne puis croire qu’elle soit inconnue à notre hôte, puisque c’est lui qui lui a servi de conducteur, et sans doute, il doit autant que nous souhaiter de la voir libre de ses chaînes.

Lorédan, par ces paroles, comprit l’intention d’Amédéo ; il avait trop de courage et de véritable grandeur d’âme, pour paraître reculer lorsqu’il avait obtenu pour lui tout ce qu’il lui était permis d’espérer raisonnablement ; aussi, loin de paraître désapprouver ce que son cousin venait de dire, il l’assura de sa bonne volonté, et qu’il était prêt à le suivre partout où il serait nécessaire de courir ; mais, ajouta-t-il, si nous allons tenter encore les aventures, faudrait-il du moins savoir d’une manière à peu près certaine, vers quel lieu nous devons tourner nos pas ; les Frères Noirs sont-ils pour quelque chose dans tout ce qui nous occupe ? ont-ils des liaisons avec nos ennemis ? voilà ce qu’il serait si important d’éclaircir ; où peut-on avoir mené l’inconnue est encore une question à faire ; et l’honnête Stéphano vers lequel la providence nous a conduits dès nos premiers pas, par une faveur si éclatante, pourrait, je pense bien, nous donner sur ce point, comme peut-être sur tous les autres, toutes les lumières qui nous sont indispensablement nécessaires.

Stéphano avait écouté en silence ces deux discours ; mais voyant que la dernière partie de celui de Francavilla lui était personnellement adressée, il crut convenable de prendre à son tour la parole.

« Je ne puis désavouer, dit-il, nobles pélerins, car votre conduite généreuse me prouve la noblesse de votre, âme ; je ne puis, dis-je, désavouer que je ne sois instruit d’une partie des choses que vous avez tant d’intérêt de savoir ; oui, les Frères Noirs sont liés avec l’ennemi du marquis Francavilla, et c’est dans leur monastère qu’est le foyer de cette espèce de conspiration ; c’est là, selon toute apparence, qu’a du être menée la jeune fille dont, avec raison, le sort vous intéresse ; je ne le sais pas d’une manière bien précise, mais je crois pouvoir le conjecturer sans me tromper ; avant la matinée d’hier, je ne la connaissais pas ; elle me fut présentée par le protecteur de Francavilla ; il me donna l’ordre de la conduire sous les murs du château, là, de l’abandonner à elle-même, et de veiller de loin sur ce qui arriverait ; j’exécutai ponctuellement cet ordre, je me tins à l’écart pour la ramener vers cette cabane si elle réussissait dans sa mission ; la providence ne le voulut pas ; je m’étais placé à quelque distance de la prairie fatale, caché par les branches épaisses d’un grenadier, lorsque je vis les coupables émissaires des Frères Noirs fondre sur cette jeune fille, et l’emmener avec eux ; tout seul, je ne pouvais entreprendre sa délivrance ; aussi, loin de me montrer, je me dérobai avec plus de soin aux regards de ses persécuteurs ; et, par des sentiers détournés je revins en toute hâte dans cette chaumière afin de ne pas attirer sur moi la méfiance des terribles confrères ; et, certain de pouvoir effectuer, par la ruse, plus sûrement mon projet de délivrer tôt ou tard cette infortunée, j’y eusse couru cette nuit, si je n’eusse pas eu à veiller sur le protecteur du marquis Francavilla, qui fortement incommodé, avait besoin de mes premiers secours ; maintenant, je suis libre et je vous donne ma parole en jurant sur les reliques sacrées qui pendent sur votre poitrine, de seconder de mon mieux, tous les efforts que vous ferez pour conduire à bien cette entreprise si louable.

Vous devez donc, puisque vous en avez le désir et le courage sortir de ma chaumière, et, par la route que je vous enseignerai, vous rendre au monastère des Frères Noirs ; il est situé à quatre heures de marche en suivant les sinuosités de la forêt et de la chaîne de rochers qui s’élèvent en amphithéâtre derrière mon asyle ; car si vous pouviez la franchir, dans une heure vous seriez parvenu au lieu où vous voulez aller ; présentez-vous y hardiment comme des pélerins qui reviennent de la Terre-Sainte, on ne pourra s’empêcher de vous y recevoir, car il est bon de vous apprendre que malgré la mauvaise réputation de ce couvent, on trouve parmi ceux qui le composent, des scélérats achevés ; c’est cependant un ordre d’anachorètes soumis, comme tous les autres, à des règles qu’on ne peut violer ; il se trouve même au nombre des religieux, des hommes d’une piété achevée ; vivant dans la plus absolue retraite, ils ignorent les excès auxquels se livrent leurs coupables frères, et ceux-là contraignent les autres à remplir tous les devoirs de l’hospitalité ; ce qui a perdu ce monastère c’est son dernier abbé, et celui qui l’a remplacé est plus méchant encore ; je ne puis vous en dire davantage, je me vois obligé de vous livrer à la providence ; elle, j’espère, ne vous abandonnera pas ; si vous croyez avoir besoin dans le monastère d’un homme qui me soit absolument dévoué, demandez le frère Laï Jacomo, c’est celui que tantôt vous avez vu dans ma chaumière, il est au service des méchans, mais il est loin d’obéir aveuglement à toutes leurs malices ; enfin dans un moment pressant de danger trouvez le moyen de lui dire : que les glaces de l’Etna sont éternelles comme ses flammes, et alors vous le verrez s’employer pour vous servir avec un entier dévoûment.

Stéphano ayant terminé, les deux amis le remercièrent avec vivacité ; ils reçurent encore de lui toutes les instructions qu’il jugea nécessaires de leur donner, et ayant pris leurs bourdons et remis leurs ceintures, ils promirent à leur hôte leur amitié, des récompenses, et de venir l’instruire du succès de leurs démarches si elles réussissaient, et de le lui faire savoir, dans le cas contraire ; Stéphano les pria de se souvenir de cette promesse ; et il ne les quitta qu’après les avoir accompagnés durant quelque temps dans la forêt.

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