Le Monsieur au parapluie

Le Monsieur au parapluie

de Jules Moinaux

Chapitre 1 SOUS UNE PORTE COCHÈRE

 

– Ennuyeux comme la pluie – serait une comparaison juste, en certains cas, dans la bouche des gens assommés par une mauvaise comédie, un livre fastidieux, les gammes d’un élève pianiste, ou un raseur, s’il était prouvé que la pluie est le type de la chose ennuyeuse au dernier point ;mais elle a inspiré des poètes, depuis Anacréon avec l’Amour Mouillé, jusqu’à Fabre d’Églantine avec Il pleut,Bergère. Elle a fourni le sujet de tableaux estimés :Le Régiment qui passe, à Detaille, et, longtemps avant lui, le Déluge, ce chef-d’œuvre toujours admiré au musée du Louvre. Et puis, Paris est, pour l’amateur de pittoresque, un spectacle des plus variés. La vue d’une impériale d’omnibus, garnie de voyageurs, les uns assis dans l’eau, les autres debout, un parapluie à la main, est-il rien de plus réjouissant, non pour ces infortunés, mais pour les égoïstes qui les regardent ?

Et les assiégeants d’un omnibus en station à sa tête de ligne, au moment où la bourrasque et « le ciel d’encre », comme dit M. Zola, annoncent l’orage près d’éclater ! Les habitants ahuris d’une fourmilière sur laquelle on a mis le pied, donnent à peine l’idée de la fourmilièrehumaine qui se précipite vers le véhicule prêt à partir : –28 ! crie le conducteur, et un gros monsieur bouscule tout lemonde pour passer, et il a le 137. On le hue. – Voilà le 28 !crie une dame. – 29 ! crie une autre ; puis onentend : J’ai 30 ! j’ai 31, ça va être à moi ! et labousculade va croissant avec les larges gouttes prélude del’averse ; les parapluies, aussitôt, de s’ouvrir tous à lafois, les mouchoirs de s’étaler sur les chapeaux. Et lesprotestations des dames ! et les jurons des hommes ! etles cris des enfants. – Maman, je veux monter ! – Faites doncattention, monsieur, votre parapluie s’est pris dans mes cheveux. –Ne poussez donc pas comme ça, brute ! – Brute ? et unegifle de tomber sur la joue de l’insulteur qui riposte ; ons’écarte des deux champions et la bousculade redouble. –Complet ! crie le conducteur ; impériale à volonté. –Imbécile ! hurle un monsieur irrité par cette facétie.

Quel poème héroï-comique !

Avantage précieux de la pluie : pasd’orgues ! Avantage plus grand encore : aucune révolutionn’a réussi par la pluie ; les émeutiers iront au feu tantqu’on voudra ; à l’eau, jamais ! C’est ainsi qu’aulendemain de 1830, le maréchal Lobeau qui savait à quoi s’en tenirsur ce point, au lieu de faire venir la troupe pour disperser lesémeutiers de la place du Carrousel, fit accourir les pompiers quidégagèrent par quelques coups de pompe les Tuileries menacées.

Ajoutons que, pour les amateurs de mollets, lavue des femmes retroussées est un des agréments de la pluie et unesource de bonnes fortunes ; que de bras masculins sontacceptés par de jolies piétonnes, dont l’offre d’un parapluie faittaire les scrupules ! Et les connaissances liées sous uneporte cochère entre couples qui s’y sont réfugiés ! Quant à cequi se dit dans la foule abritée sous cette porte, quel’observateur écoute cela et il aura une idée de l’imbécillité dupeuple qui se dit le plus spirituel du globe.

Justement, c’est sous une porte cochère, parune pluie battante, que commence notre histoire. Le concierge estdans un état d’irritation inexprimable, causé par le va-et-vientdes locataires, domestiques, fournisseurs et autres gens que leurprofession, leur service ou leurs relations obligent d’entrer avecdes chaussures crottées.

– Un escalier que j’ai frotté ce matin,dit-il, et ce soir il ne restera pas plus de cire que dans monœil.

– Et encore ! répond, d’une voixgoguenarde, un joyeux garçon qui vient d’entrer, en se secouantcomme un chien mouillé : – et encore ! répète-t-il, enappuyant sur le mot.

– Comment et encore ! s’écrie leconcierge ; ah çà, dites donc, vous ! je vais vouspousser dehors, vous savez ?

– Vous ? vous auriez cecœur-là ? mais peux-tu regarder mon chapeau d’un œilsec ? dis, le peux-tu, portier ?

Et le familier personnage d’essuyer sonchapeau avec le tablier du concierge. Celui-ci écarta brusquementle bras du gaillard sans gêne et cria : – Je ne suis pasportier et je vous défends de me tutoyer.

– Monsieur est le propriétaire ?

– Non, monsieur, je suis le concierge, etsi vous ne sortez pas…

– Si je ne sors pas, je resterai,naturellement.

Et sans attendre la réplique duconcierge :

– Oh ! quels mollets ! s’écrianotre loustic en apercevant dans la rue une jeune femme retrousséejusqu’aux genoux et marchant hâtivement sur le bout de ses petitesbottines.

Et il se précipita à la porte pour suivre duregard les deux jolies jambes qui s’éloignaient.

– Qu’est-ce que c’est que cetostrogot-là ? se demanda le concierge.

C’était tout simplement un chercheur de bonnesfortunes à l’aide d’un parapluie sous lequel il offrait d’abriterles jolies femmes surprises par l’averse. Malheureusement, cejour-là, surpris, lui aussi, il lui manquait l’instrumentindispensable pour l’exercice de sa spécialité galante : – Etpas de parapluie ! pour en offrir la moitié à cette délicieusepiétonne, dit-il. Revenant alors au concierge : – Vousn’auriez pas un parapluie à me prêter, portier ?

– Vous prêter un parapluie ? Est-ceque je vous connais, moi ?… est-ce que je sais qui vous êtes,ce que vous faites ?

– Bengali, chef d’orchestre à la halle aubeurre.

– Ah ! vous vous fichez demoi ? Eh bien, tâchez de filer vite, ou je vous pousse dans larue à coups de balai.

– Essaie un peu voir, mon petit portier,et comme je cherche quelque chose à louer et qu’il y a un écriteauà la porte, je vais trouver ton propriétaire et je lui dis…

Le concierge, alors, se mit à énumérerrapidement et d’un ton rageur : grand salon, 3 fenêtres, petitsalon, boudoir, grande salle à manger, 5 chambres à coucher, aveccabinets de toilette, 4 chambres de domestiques, cuisine, office,cave à vins, cave à bois, tout cela au premier sur la rue.

– Les caves aussi ?… et çavaut ?

– 4,500 francs.

– C’est un peu plus que je ne voulaismettre… Je cherche quelque chose dans les 120 francs ausixième : c’est pour élever des lapins.

– Eh ! là-bas ! s’écria leconcierge, à un garçon boucher qui s’engageait dans l’escalier,vous ne voyez donc pas le paillasson ? Est-ce qu’on l’a mis làpour les dromadaires, le paillasson ?

Et il courut au fournisseur, pendant queBengali contemplait son chapeau inondé par l’averse : – C’estpeut-être bon pour les petits pois, dit-il, mais pour les chapeaux,non.

Et, secouant son chapeau, il envoya de l’eauau visage d’un nouvel arrivant : – Hein ! quoi ?fait celui-ci, en bondissant comme un tigre, il ne me manquait plusque ça !

Le nouveau venu était un gros homme, unnerveux de l’espèce la plus désagréable : – Oh ! pardon,monsieur, lui dit Bengali, je ne vous voyais pas ; je vousfais mille excuses.

– Eh ! monsieur, mille excuses,mille excuses…

– Vous trouvez que ça n’est pasassez ? Soit, je vous en fais deux mille.

– On ne secoue pas ainsi un chapeauruisselant.

– Je me permets de vous faire observer,monsieur, que s’il n’avait pas été ruisselant, je ne l’aurais passecoué.

– Eh bien, monsieur, avant de le secouer,il fallait regarder autour de vous.

– Eh bien, monsieur, répondit Bengaliagacé, j’ai eu tort de ne pas regarder autour de moi, voilàtout.

– Mais non, monsieur, ne voilà pastout.

– Alors, monsieur, si mes explications etmes excuses ne vous suffisent pas, je vais avoir l’honneur de vousremettre ma carte ; mais je vous préviens qu’on m’a surnomméle Dividende de Panama, vu qu’on ne me touche jamais.

– Qu’est-ce que c’est ? cria leconcierge, des provocations en duel, ici, dans une maisontranquille ? Allez vous disputer ailleurs ! Puis ilpensa : – C’est une mauvaise tête, ne le provoquons pas.

– Il ne s’agit pas de duel, dit lemonsieur nerveux, calmé par l’attitude de Bengali, c’estinvolontairement que monsieur m’a envoyé de l’eau au visage et jeme tiens pour satisfait de ses excuses.

– N’en parlons plus, monsieur, réponditle jeune homme, en lui tendant la main ; vous me paraissezd’une humeur agréable : enchanté d’avoir fait votreconnaissance.

– Moi, pareillement, monsieur. À quiai-je l’honneur… ?

– Bengali, fabricant de pièges àtortues.

– Ah ! s’écria le concierge, vousm’avez dit que vous étiez chef d’orchestre à la halle aubeurre.

– Dans l’hiver, oui ; les joursd’averses, chasseur de dames sans parapluie ; je lui offre lemien sur la chanson du Brésilien :

 

Voulez-vous,

Voulez-vous,

Voulez-vous accepter mon bras ?

 

Puis à l’homme nerveux : – Et moi-même,monsieur, à qui ai-je eu l’avantage de serrer la main ?

– Marocain, commanditaire d’entreprisesindustrielles et artistiques.

– Vos opinions politiques ?

– Indépendant, monsieur.

– Moins que moi, monsieur.

– Pardon, j’ai refusé d’être scrutateuraux élections municipales, ne voulant pas accepter d’honneurs.

– Moi, monsieur, je ne regarde pasl’heure aux horloges publiques pour ne pas avoir d’obligations augouvernement.

– Je n’accepte que des devoirs et c’est,fidèle à ce principe, que je vais, de ce pas, tenir sur les fontsbaptismaux le nouveau-né d’un vieil ami.

– Je vois que son parrain vient, aussi,d’être baptisé.

– À qui le dites-vous, monsieur ! Jesors de chez moi par un temps superbe ; naturellement, je neprends pas de parapluie ; et crac ! voilà un orage ;jugez comme c’est agréable quand on est, comme moi, en toilette,tiré à quatre épingles.

– C’est vrai, mais c’est encore moinsdésagréable que d’être tiré à quatre chevaux.

– Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

– Je vous fais remarquer qu’en ce moment,il y a trois cent mille personnes dans Paris à qui pareille chosearrive.

– Elles ne vont pas baptiser leurfilleul ?

– Pas toutes, non.

– Je me doutais de ce temps-là, dit leconcierge au nouveau venu ; ce matin, le médecin, qui demeuredans la maison, m’a dit : Père Galfâtre (c’est mon nom), pèreGalfâtre, vous voyez bien ce nuage-là ? qu’il m’a dit, il estbien malade.

– Ah ! fit Bengali, il vous a ditque ce nuage était bien malade ; et il est médecin ?

– Oui, monsieur, répondit sèchement leconcierge.

– C’est ça, il l’a fait crever.

Galfâtre poussa un éclat de rire : –Farceur, dit-il, vous êtes rigolo.

– Mais oui, père Galfâtre.

Et il se mit à chanter :

 

Oui, père Galfâtre,

Je suis rigolâtre,

Aimable et folâtre,

Du rire, idolâtre.

 

Puis, lui tapant sur le ventre : Jepourrais aller comme cela pendant quinze jours, si je voulais.

– Père Galfâtre ! cria une voix.

– C’est le propriétaire, dit le préposéau cordon ; et il se précipita dans l’escalier.

L’homme nerveux qui croit faits, pour luiseul, les malheurs publics, entreprit, alors, une critique amère dela génération nouvelle qui ne veut plus marcher et à qui il fautdes voitures : – Quel peuple, monsieur ! on ne trouveplus une seule place dans les omnibus.

– Cependant ceux qui les emplissent enont trouvé.

Marocain suivit son idée sans répondre ;il énuméra le nombre de places de ces voitures ; – elles enauraient le double, le triple, vingt fois, cent fois plus, ceserait la même chose ; à quelque endroit qu’un voyageurdescende dans le cours de l’itinéraire, il y en a six, huit, dix,qui se précipitent pour prendre sa place, et c’est comme cela surtoutes les lignes, monsieur, sur toutes ; conclusion :tous les gens à pied que vous voyez dans la rue, vous entendezbien, tous ! marchent parce qu’ils n’ont pas trouvé de placedans les omnibus ; quel peuple ! et les commissionnairesfont leurs courses en omnibus ; les soldats, monsieur, lespioupious qui ont un sou par jour…

– Oui, dit Bengali avec ironie, unsou ! et on parle de la fortune des armes.

– Eh bien, monsieur, ils en dépensenttrois pour aller en omnibus.

– Ce qui les force à s’en priver pendantdeux jours.

– Et qu’est-ce qu’ils ont à faire ?je vous le demande.

– Puisque vous me faites l’honneur de mele demander, je vous répondrai qu’en dehors du service, ils ont àvoir leurs bonnes amies : de tendres cuisinières, de sensiblesbonnes d’enfant.

– Qu’ils y aillent à pied.

– Quand on va à un rendez-vous d’amour,il est prudent de ménager ses forces.

Marocain continua : – Comme ils serontbien préparés aux fatigues et aux privations de la guerre ! Laplaie, surtout, monsieur, une plaie sociale, ce sont lesfemmes ; dans un tramway de quarante-sept places, il y aquatre hommes.

– Et un caporal ?

– Non, et quarante-trois femmes ;elles ne peuvent pas rester chez elles. Vous croyez, peut-être, quemadame Benoîton est une exception ; non, monsieur, c’est lagénéralité.

Ses nerfs un peu soulagés par cette violentesatire sur le besoin de confortable chez d’autres que chez lui,Marocain regarda à sa montre, s’aperçut qu’elle était arrêtée et semit à entreprendre les horlogers.

– Et l’horloger qui me l’a vendue,dit-il, dans un rire ironique, m’a affirmé qu’elle ne bougeraitpas.

– Eh bien, elle ne bouge pas, observaBengali.

– Ah ! grinça l’homme à la montre,si, dans ma position déplorable, le rire m’était possible, je metordrais.

– Je vous le conseille, c’est ce qu’onfait toujours au linge mouillé.

– Et il ne passera pas un marchand deparapluies ! s’écria Marocain ; sur ce, il se mit àentreprendre les marchands de parapluies ambulants que l’aversefait sortir comme des escargots ; mais il n’y a pas de dangerqu’il en passe ; naturellement ! il serait disposé à luien acheter un… ça n’arrive qu’à lui, ces choses-là.

L’idée de Bengali, de se procurer unparapluie, fut réveillée en lui par les imprécations deMarocain : – Oh ! se dit-il, tout à coup, le conciergen’est pas là, il doit y avoir un parapluie dans sa loge.

Et il entra dans la loge.

Un fiacre vide passa, notre grincheux héla lecocher.

– Six francs ! cria celui-ci.

Il tombait bien ; il reçut la réponse quiillustra le héros de Waterloo, et le nouveau Cambronne allaitreporter ses nerfs sur les cochers, quand l’arrivée, parl’escalier, d’un locataire de la maison, changea subitement sonhumeur ; l’arrivant, qu’il connaissait personnellement, avaitun parapluie ! C’était un petit homme d’une cinquantained’années, à la moustache jadis rousse, ayant pris un air de blondsale, par le mélange de poils blancs. Chose bizarre ! ilportait, sur sa poitrine, une croix de la Légion d’honneur, grandmodèle, bien qu’il fût couvert d’un costume étranger à l’armée. Ilse nommait Jujube, mais comme il était peintre de portrait – etcomme ce nom était ridicule pour un artiste, il l’avait espagnoliséet se faisait appeler Jujubès, à la grande satisfaction de sa femmeet de sa fille, jeune personne de vingt ans pour qui il rêvait unmariage, sinon opulent, au moins flatteur pour sa vanité et, pourcelle de madame Jujube.

La vanité de cette famille dont l’ostentationavait à lutter contre une misère relative, et qui voulaitreprésenter quand même, dût-on mettre les couverts au Mont-de-piétépour donner une soirée (ce qui, d’ailleurs, était déjàarrivé) ; cette vanité se manifestait depuis l’énumération deses relations avec des gens riches ou titrés, dont on disait, auxamis pauvres : « Nous n’avons que des connaissances commecela », jusqu’à l’étalage, par la fille, de fausses fleursportées par telle dame riche qui, n’en voulant plus pour elle-même,les lui avait données, et mademoiselle Jujube de dire auxadmiratrices de ces fleurs : « Elles viennent de tellemaison », la maison renommée, bien entendu.

Habile portraitiste, saisissant admirablementla ressemblance tout en sachant corriger un nez difforme, diminuerune bouche trop grande, agrandir des yeux trop petits, dissimulerles salières des dames, exagérer les avantages des hommes,sachant enfin flatter ses modèles, Jujube s’était fait uneréputation de grand artiste, dans la haute bourgeoisie qu’ilrecevait et chez qui il était reçu. En réalité, il était incapablede concevoir et d’exécuter une composition ; un jour,cependant, l’idée lui vint de faire un tableau. Il choisit Jeanned’Arc comme sujet, mais les modèles coûtent cher : quaranteséances à 10 francs chacune, cela fait 400 francs. Heureusement iltrouva, dans sa maison, une belle fille qui consentit à poser sil’artiste voulait la tirer en portrait. Le modèle était unenourrice, il est vrai, il n’en fit pas moins une pucelled’Orléans ; c’est même ce qu’il y avait de plus original dansson tableau. Le jour où il fut terminé, notre artiste changea sescartes de visite et fit mettre, sur les nouvelles : Jujubès,peintre d’histoire. Il exposa, dans son salon, sa toile,magnifiquement encadrée, donna une grande soirée à laquelle ilinvita tous ses amis et connaissances ; on qualifia la Jeanned’Arc de chef d’œuvre, un ami de notre peintre, en relations avecla presse, obtint l’insertion, dans un journal très lu, du compterendu de la soirée de l’éminent peintre Jujubès, y compris lesuccès du tableau, et, à l’aide de cette réclame, l’auteur de laJeanne d’Arc nourrice obtint, à ses soirées, le concours dechanteurs et d’instrumentistes à leurs débuts, désireux de se faireconnaître. Malheureusement, outre ces artistes aussi prônés par lafamille Jujube qu’inconnus du public, on entendait aussimademoiselle Jujube que, dans l’intimité, son père traitait degrue, de dinde, de buse, et giflait même, pour en faire unepianiste, et on entendait aussi des romances composées, paroles etmusique, par le maître de la maison, qui voulait cumuler tous lestalents, y compris l’art du chant ; de sorte qu’il faisaitentendre ses productions, de sa petite voix aussi grêle queconvaincue. C’était là le vilain côté des soirées de la familleJujube.

Un jour, un monsieur influent dont il avaitfait le portrait fut tellement satisfait de la ressemblance, qu’ilobtint la décoration pour son peintre. Jujube faillit en devenirfou et, à partir de ce jour, il cessa à peu près complètement detravailler. Il partait le matin, rentrait pour déjeuner, repartaitsitôt la dernière bouchée avalée, rentrait dîner, allait ensuitepasser sa soirée dans un théâtre et, le lendemain, recommençait sapromenade ; tout cela pour montrer son ruban rouge.

Cependant, sa satisfaction n’était pascomplète. Il était convaincu que dans les rues, au théâtre ou dansles omnibus tout le monde le regardait, mais il avait beau passerdevant des factionnaires et tourner vers eux sa boutonnièreenrubannée, ils ne se mettaient jamais au port d’arme. Il appritenfin que, depuis les honneurs militaires rendus à des garçonscoiffeurs ou des calicots décorés d’un œillet rouge arrangé defaçon à simuler l’insigne de la Légion d’honneur, l’autoritémilitaire avait interdit le salut au simple ruban. Voilà commentJujube s’était attaché, sur la poitrine, une grande croix d’honneuret allait la promener, quelque temps qu’il fit, à preuve, le jouroù nous sommes, par une pluie battante.

– Eh ! c’est notre grand artisteJujubès ! s’écria Marocain, en allant à lui ; car notrevaniteux personnage, à qui l’encens ne donnait pas la migraine, selaissait donner du grand artiste, comme s’il eût fait laTransfiguration ou le Naufrage de la Méduse. Etcomment allez-vous, cher maître ?

– Très bien, merci… et monélève ?

– Votre…

– Oui, à qui j’ai appris à peindre deséventails.

– Ah ! la filleule de mafemme ?

– Mademoiselle Georgette, oui ; ellea donc beaucoup de travaux ?

– Oh ! autant qu’elle en peutfaire.

– C’est pour cela sans doute que nous lavoyons si rarement ; ma fille l’adore et se plaint de ne pasla voir.

– Je le lui dirai, cher maître, et elleva bien, votre demoiselle ?… et madame votre épouse ?donnez-moi donc de leurs nouvelles.

– Elles vont très bien, merci. Montezdonc, vous allez les trouver ; ma fille étudie son piano.

– Si j’avais le temps, ça serait avecgrand plaisir.

– Eh bien, je vous enverrai uneinvitation pour ma prochaine soirée ; vous y entendrez descélébrités qu’on ne voit que chez moi.

Car c’était une affaire entendue : onn’avait nulle part que dans la famille Jujube les artistes, poèteset savants dont elle régalait ses invités : un amateurchantait-il une chansonnette comique, il ne fallait pas le comparerà Berthelier ou à Paulus qui étaient des grotesques ;l’amateur, lui, disait les mêmes choses, mais avec une distinction,un bon goût ignoré de ces artistes, amusants sans doute, mais dontla façon de dire choque les personnes de vraiment bonnecompagnie.

En résumé, on aurait difficilement trouvé desgens aussi satisfaits d’eux-mêmes que l’étaient monsieur, madame etmademoiselle Jujube.

– De quel côté allez-vous, chermaître ? demanda Marocain.

– Ça m’est égal, je ne vais nullepart ; pourquoi ? Ah ! vous n’ayez pas deparapluie ? Eh bien, je vais vous reconduire.

Marocain accepta avec d’autant plusd’empressement qu’il attendait l’offre.

– C’est que, dit-il, je vais un peu loin,rue du Bac.

– Rue du Bac, soit ; seulement jevous demanderai la permission de faire le tour par le Palais deJustice.

Le tour était long, mais il y avait un postede garde républicaine d’un côté, un factionnaire de pompiers del’autre, et notre légionnaire aurait deux fois les honneurs du portd’arme en passant d’un trottoir sur l’autre ; cela retardaitMarocain, mais mieux valait encore, pour lui, accepter que rester àattendre la fin problématique de l’averse. Il prit donc le bras deJujube et tous deux sortirent plus ou moins abrités par leparapluie partagé.

Bengali sortait à ce moment de la loge, armé,lui aussi, d’un parapluie qu’il y avait trouvé.

– Oh ! dit-il, en l’examinant, pasfameux, le riflard.

Il l’ouvrit et constata les coupures faites àla soie par la monture de baleine.

– Ah ! quel chien de temps !dit en entrant précipitamment un jeune homme à la figurecandide ; et, levant les yeux vers un étage de la maison, ilpoussa un soupir et dit : – Bien sûr, elle ne sortira pas d’untemps pareil… à moins qu’elle ne soit sortie avant l’orage avecmadame sa mère… Je vais m’informer.

Il se dirigea vers la loge sur le seuil delaquelle Bengali examinait le parapluie.

– C’est à monsieur le concierge que j’ail’honneur de parler ? demanda-t-il.

Bengali regarda son interlocuteur d’un aircourroucé, mais en voyant les yeux ronds de celui-ci, sa bouchebéante et sa grosse face rougeaude, il répondit en souriant :– Le concierge ? Non, monsieur, je n’ai pas cet honneur ;je le regrette pour la façon respectueuse dont vous vous adressiezau titulaire de cette loge, lequel, d’ailleurs, est un oursparfaitement mal léché ; mais si je puis vous donner lerenseignement que vous vouliez lui demander, j’en serai, croyez-le,particulièrement heureux.

– Ah ! c’est vous qui gardez laloge, en l’absence du concierge ? Alors, permettez-moi de vousoffrir…

Et notre jeune homme plongea ses doigts dansla poche de son gilet.

– De la corruption ! s’écria Bengalien feignant l’indignation, vous voulez me corrompre ?

– Oh ! je suis désolé, mon chermonsieur, absolument désolé… Je… croyais… pardonnez-moi… je perdsla tête.

– Oh ! ne faites pas cela, jeunehomme, gardez votre tête, croyez-moi ; vous ne retrouveriezpas la pareille. Maintenant, je suis tout à vous, mais à l’œil, nel’oubliez pas.

– Oui, monsieur, voilà ce quec’est : Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

– Je ne vous dirai pas au juste ;occupé à regarder les mollets qui passent, le temps ne m’a pas parulong.

– Avez-vous vu sortir de cet escalier unedame un peu grosse, blonde ?

– Ah ! mon gaillard, je vois votreaffaire.

– Oh ! non, monsieur, vous voustrompez.

– Pourquoi me faites-vous descachotteries ? Je suis indulgent pour les faiblesses du cœur,en ayant, moi-même, de fréquentes… Allons, voyons, vous êtesamoureux de la grosse blonde ?

– Mais, monsieur, la grosse blonde, c’estla mère ; celle que j’aime, c’est la fille.

– C’est ce que je ferais à votreplace.

– N’est-ce pas, monsieur ? et sivous connaissez Athalie…

– Est-ce que vous troublez son sommeilpar des rêves.

– Je l’espère, monsieur.

– Moi aussi.

– J’ai même rêvé qu’elle me racontait unsonge que je lui avais inspiré ; je vais vous le raconter.

– Non, j’aime mieux le songe d’Athalieraconté par Racine.

– Enfin, l’avez-vous vue sortir ?Ah ! non, vous l’auriez remarquée.

– C’est assez mon habitude. Eh bien, quivous empêche de monter chez elle ?

– Ce qui m’empêche, monsieur ?… Sesparents ne me connaissent pas.

– Et pourtant, vous connaissezAthalie.

– Pour avoir été son voisin de table, àun repas de noces… Alors nous avons causé tout le temps, et puis,quand on a dansé, je l’ai invitée au moins seize fois.

– Et elle a accepté ?

– Pas toutes, parce qu’on l’avait engagéeavant moi, mais elle a été bien contrariée ; elle m’a apprisque son père est peintre de portraits, et elle m’a demandé ce quej’étais ; je lui ai dit que j’étais élève en pharmacie :je m’appelle Pistache.

– Pistache ! et élève enpharmacie ; il est difficile de réunir plus de titres àl’amour d’une jeune personne.

– Je le crois, monsieur.

– N’en doutez pas, elle vous aime.

– Vraiment ?… oh ! que vous mefaites de plaisir ! Mais vous voyez que je ne puis pas monterchez elle sans motif. Ah ! si j’avais un motif !

– Vous en avez un.

– Ah !

– Excellent.

– Oh ! dites vite.

– Le père est peintre, m’avez-vousdit.

– Peintre de portraits, oui,monsieur.

– Eh bien, faites-lui faire levôtre ; vous verrez Athalie tous les jours.

– Justement, j’avais l’idée de fairefaire mon portrait… parce que j’avais vu un prospectus depeintre ; ressemblance complète 40 francs.

– Et probablement, demi-ressemblance 25francs, air de famille 12 francs ?

– Ah ! je ne sais pas ; maisj’aime mieux payer plus cher et voir Athalie.

– Vous n’avez pas même à hésiter.

– Merci, monsieur, j’y vais tout desuite ; oh ! que je voudrais pouvoir vous dire comment çase sera passé.

– Ah ! par exemple, voilà qui meferait grand plaisir.

– Vraiment ?

– Vous n’avez pas idée du plaisir que çame ferait.

– Eh bien, si vous voulez, je vous inviteà dîner… sans façon.

– Faites-en un peu tout de même, je nesuis pas fier ; où nous trouverons-nous ?

– Passage des Panoramas, à 7 heures.

– J’y serai.

Notre amoureux s’éloigna vivement ; puisse retournant à l’entrée de l’escalier :

– Merci encore, monsieur… Oh ! queje suis heureux de vous avoir rencontré ! Je vais faire fairemon portrait… à l’huile.

– C’est cela : à l’huile et auvinaigre ; l’artiste y mettra même un cornichon.

Resté seul : – Quel bon mari çafera ! dit Bengali… Quand il sera marié, je cultiverai saconnaissance ; puis, tout à coup : – Oh ! lacharmante enfant ! fit-il.

Cette exclamation était motivée par l’entréerapide d’une jeune fille, tenant d’une main ses jupons retroussés,et, de l’autre, un carton étroit et plat qu’elle cherchait àabriter de son mieux.

– Impossible de faire un pas deplus ! dit-elle, mes jupes me collent aux jambes.

Elle tourna sa tête en arrière pour vérifierleur état lamentable et elle les retroussa davantage pour protégerses bas contre la boue dont elles les couvraient.

Bengali eut un mouvementd’admiration :

– La jolie jambe ! fit-il ; sije lui offrais mon bras ?

Puis voyant la belle fille retourner à laporte et regarder au loin :

– Comment, elle s’en va ? et lapluie redouble !… C’est le cas de lui offrir…

Et il courut à elle : – Pardon,mademoiselle, fit-il. Croyant qu’il voulait sortir, la gentilleréfugiée s’effaça : – Passez, monsieur, dit-elle.

– Qui, moi, madame… ou mademoiselle,sortir d’un temps pareil, quand j’ai un abri et une aussi charmantecompagne d’infortune ! Que dis-je, d’infortune ? pas pourmoi ; n’est-ce pas, au contraire, une véritable bonne fortunequi me tombe du ciel, avec la pluie ?

– Pardon, monsieur, permettez ! jeguette un omnibus.

– Un omnibus dans l’espoir d’y trouverplace à l’intérieur ? Chassez cette illusion ; ah !sur l’impériale, à volonté, comme disent les conducteursfacétieux ; mais, d’ailleurs, les dames n’y montent pas… Je leregrette, je vous aurais conduite jusqu’à ce véhicule, je vousaurais priée de monter la première ; moi, je serais monté àvotre suite.

– Merci, monsieur j’attendrai ; cen’est qu’un nuage qui passe.

– Un nuage qui passe ! on en a vuqui passaient, comme cela, pendant six semaines, et si j’osais vousoffrir… Ouvrant alors son parapluie : – Il n’est pas neuf,dit-il, la soie fait penser à Jonas, elle aussi a été mangée par labaleine, mais ça vaut mieux que rien.

À ce jeu de mots la jeune fille se mit à rireaux éclats, montrant de petites dents éblouissantes.

Georgette (c’est son nom) était une jolieblonde, un peu forte, comme la plupart des blondes, fraîche commele printemps et riante comme la nature en fleurs.

– Oh ! fit-elle, en se retirantvivement du seuil de la porte, de l’eau des gouttières qui esttombée sur mon carton ; pourvu que mon éventail n’en ait pasreçu.

– Un éventail ! de cetemps-là ? dit Bengali surpris ; comme en-cas, alors, enprévision du soleil.

– Oh ! non, reprit Georgette, enriant de nouveau, je suis peintre sur éventails et je vais livrercelui qui est enfermé dans ce carton.

– Ah ! madame est artiste… oumademoiselle ?

– Mademoiselle, si ça vous est égal.

– Je le préfère… et monsieur votre pèreou madame votre mère est artiste aussi ?

– Je suis orpheline, monsieur.

– Et moi, orphelin, mademoiselle. Quoipas le moindre parent ? Seule, toute seule ?

– Je n’ai qu’une marraine.

– Et moi qu’une tante, mademoisellePiédevache, qui est aussi ma tutrice jusqu’à mes vingt-cinq ans etje n’en ai pas encore vingt-quatre.

– Piédevache ! fit Georgette.

– Oui, une femme à barbe, qui se faitraser.

– Elle se fait raser ! fit la jeunefille dans un éclat de rire.

– Tous les deux jours.

– J’ai connu des Piédevache, continueGeorgette ; ils étaient d’Orléans.

– Ah ! non, ma tante n’est pasd’Orléans, répondit-il en riant, à la grande surprise de Georgettequi ne voyait rien de risible dans cette question de lieu denaissance.

Bengali ne lui donna aucune explication, maisil savait que la bonne tante n’était d’Orléans à aucun point devue, qu’elle avait même été au mieux avec plusieurs Anglaisextrêmement riches et généreux qui lui avaient laissé d’opulentssouvenirs.

– Excellente femme, ajouta-t-il, pleined’indulgence pour les peccadilles des jeunes gens.

– Vous en avez fait l’épreuve ?demanda Georgette, toujours avec sa belle humeur soutenue.

Bengali protesta.

– Moi, mademoiselle ? Mais je suisle jeune homme le plus rangé qu’il y ait ; je me couche à 10heures, quelquefois à 9, quelquefois à 8, dans l’hiver ;quelquefois même je ne me couche pas du tout.

Au nouveau rire de Georgette, Bengali sereprit et appuya : Non, pas du tout, mademoiselle ; jepasse la nuit à me promener dans ma chambre. Puis, d’un airromanesque, il ajouta : Dans ma chambre solitaire, medisant : Ah ! ce qu’il me faudrait, à moi, ce serait lemariage, un mariage d’amour, avec une jolie petite femme… blonde…oh ! surtout blonde, mais grasse : une blonde maigrefinit toujours par tourner au plumeau.

Et la jeune fille, à qui cette comparaisongrotesque ne pouvait s’appliquer, de rire de plus belle. Bengalicontinua d’un ton romanesque :

– Plus tard, de jolis bébés, le portraitde leur mère, des chérubins que je ferais sauter sur mesgenoux ; que, par les beaux jours, nous verrions se rouler surl’herbe ; j’en voudrais une nichée ; mes moyens me lepermettent, j’ai 8,000 francs de rente et, en perspective,l’héritage de ma tante Piédevache. Voilà mon caractère,mademoiselle… vous avez l’air de douter.

Et Georgette, riant de nouveau : – Maisdu tout, monsieur, je suis convaincue que…

– Non non, mademoiselle… parce que vousm’avez vu rire, plaisanter ; mais c’est une simple questiond’humeur, je suis gai ; que voulez-vous, on ne se refaitpas.

– On se fait peut-être autre que l’onn’est en réalité.

– Comment, mademoiselle, vous croiriezque… Ah ! c’est juste, vous ne me connaissez pas ; vousvous dites : Voilà un monsieur qui m’accoste, qui sedit : Oh ! la jolie personne !…

– Mais du tout, monsieur, je n’ai pas demoi une telle opinion.

– Je l’ai, moi, mademoiselle ; ceci,oui, je me le suis dit en vous voyant, et c’est ce que se disenttout ceux qui vous voient, et vous ajoutez : Il me raconte untas de calembredaines, c’est un farceur, un coureur d’aventures… Etvous avez raison, je dois avoir l’air de tout cela ; maisl’air ne fait pas la chanson… et si je vous offre l’abri de monparapluie, croyez bien que c’est par simple obligeance et sansarrière-pensée.

– Vous avez un bon moyen de me leprouver : me prêteriez-vous votre parapluie, en me disant oùje dois vous le renvoyer ? Vous pouvez être certain que…

– Oh ! très volontiers,mademoiselle, je vous en fais même cadeau si vous voulez : iln’est pas à moi.

Et les deux jeunes gens se mirent à rire decette offre généreuse.

Bengali insista pour faire accepter àGeorgette l’abri du parapluie, fit remarquer qu’une pareilleproposition est très naturelle, qu’elle se fait tous les jours etest rarement repoussée. Georgette était crédule, confiante, bonneenfant.

– Allons, dit-elle, la pluie ne cessepas, on attend cet éventail…

La cause de Bengali était gagnée.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer