Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

de Gustave Le Rouge

DOUZIÈME ÉPISODE – La croisière du Gorill-Club

CHAPITRE PREMIER – La dynamite

Un petit navire à la carène peinte en noir,aux formes lourdes, à l’arrière duquel flottait le pavillon tricolore du royaume de Hollande, était amarré dans le port de Vladivostok, mais à une distance respectable des autres navires.

Grâce à un plancher mobile, le pont du hollandais était presque de niveau avec le quai, et c’est sur ce plancher, où avaient été disposés des rouleaux, qu’une douzaine de coolies chinois surveillés par une escouade de cosaques,embarquaient avec une extrême lenteur et d’infinies précautions des caisses carrées de dimensions moyennes mais d’un très grand poids.

Sur le pont du navire, le capitaine, un jovial compagnon à longue barbe blonde, veillait en personne à l’arrivage des précieuses caisses.

On s’expliquait que tant de soins eussent été pris, en lisant en grandes lettres noires sur les planches de l’emballage l’inscription suivante, surmontée des armes de la Russie :

MANUFACTURE IMPÉRIALE DE RUSSIE

CARTOUCHES DE DYNAMITE À USAGE DES MINES.

FRAGILE, CRAINT LES CHOCS ET LA CHALEUR.

Le redoutable explosif, que les cosaquesavaient amené dans un wagon spécial, était destiné aux chercheursd’or du Klondike, qui, dans leurs travaux, en font une grandeconsommation, et les caisses qui le contenaient étaient plombées etscellées du sceau impérial.

Depuis plusieurs mois déjà, le capitaine duvapeur la Belle Dorothéa faisait le voyage de Vladivostokau Klondike et, comme on peut le supposer, il demandait un frettrès élevé pour le transport d’une marchandise à ce pointdangereuse. Aussi, bien qu’il ne prît jamais qu’un chargement trèspeu considérable, il avait pu réaliser de sérieux bénéfices sansqu’il lui fût jamais arrivé aucun accident.

D’un tempérament très flegmatique, en bonHollandais qu’il était, le capitaine Wilhelm Van Blook dormait surses deux oreilles, à côté d’une masse de dynamite capable de fairesauter une douzaine de villages, et il ne se privait même pas defumer sa pipe dans le voisinage des redoutables caisses arrimées àl’avant, le plus loin possible des machines et de la cuisine.

Quand on le félicitait de n’avoir jamais eud’accident, il ne manquait pas de répondrefacétieusement :

– S’il y avait un accident, pensez-vous,ce ne serait pas un petit accident. La Belle Dorothéasauterait comme une pelure d’oignon ; il n’en resterait passeulement un morceau de la grosseur de ma pipe.

Il riait à gorge déployée, enchanté de cetteplaisanterie qu’il rééditait au moins deux ou trois fois tous lesjours.

Malgré cette apparente nonchalance, WilhelmVan Blook se montrait pourtant très prudent, ne permettant de fumerà personne – sauf à lui-même – et veillant à ce que deux hommes degarde, qui se relayaient de deux heures en deux heures,demeurassent nuit et jour à proximité des précieuses caisses.

Cependant, les coolies avaient terminé leurbesogne et, après avoir touché le rouble d’argent par homme quileur avait été promis, ils s’éloignaient en toute hâte, enchantésd’en avoir fini avec cette dangereuse manipulation.

Wilhelm fit descendre dans sa cabine lesous-officier de cosaques, signa une décharge en bonne forme oùétaient mentionnés les numéros de chaque caisse, puis le Russe etle Hollandais burent chacun un verre de genièvre à la santé deleurs souverains respectifs et se séparèrent.

Il était alors un peu plus de midi. Les dixhommes dont se composait l’équipage avaient déjeuné. Wilhelms’approcha de Karl son second, qu’il traitait plutôt en ami qu’ensubordonné et en qui il avait toute confiance.

– Mon vieux Karl, lui dit-il, il vafalloir appareiller tout de suite. Complète ce qui te manque commeprovisions, pendant que je vais au bureau du port remplir lesformalités.

– Je croyais, fit Karl avec surprise, quenous ne partions que demain matin ?

– Oui, répliqua Wilhelm en clignant del’œil, mais j’ai changé d’avis ; il faut que, dans une heure,une heure et demie tout au plus, nous soyons sortis du port.

– Bien, capitaine, répondit Karl, c’estentendu !

– Surtout, recommanda encore Wilhelm aumoment où il allait franchir le plancher mobile qui avait servi àl’embarquement de la dynamite, que l’on fasse bien attention auxcaisses.

– Entendu !

Wilhelm s’éloigna de son pas flegmatique dansla direction des bureaux de la marine, pendant que, sous les ordresde Karl, les dix hommes de l’équipage prenaient en hâte lesdernières dispositions pour le départ.

Quand le capitaine fut de retour, leschaudières étaient sous pression, les voiles hissées, le planchermobile avait disparu, et l’on était en train d’amener lesancres.

Wilhelm Van Blook prit lui-même legouvernail ; c’était un soin qu’il ne laissait à personne pourla sortie et pour l’entrée dans le port de Vladivostok, où il estdifficile à un navire d’évoluer au milieu des flottes de paquebotset de voiliers anglais, américains, japonais et allemands.

Comme de coutume, il s’acquitta admirablementde cette tâche, et bientôt la Belle Dorothéa, forçant sesfeux et favorisée par un bon vent d’ouest, gagna la haute mer. Lesoleil n’était pas encore couché que la côte russe n’apparaissaitplus que comme une longue bande de brume à l’horizon oriental.

– Voilà le moment ! murmura Wilhelmà Karl en regardant sa montre. Je crois qu’aujourd’hui j’ai faitune bonne journée.

– Comment cela, capitaine ?

– Tu vas voir ? Prends un ciseau etun marteau et viens avec moi !

Karl, passablement intrigué, suivit sonsupérieur jusqu’à l’autre extrémité du pont, où quatorze descaisses de dynamite avaient été laissées, sans doute dans unesecrète intention, le capitaine ayant défendu qu’elles fussentarrimées dans la cale avec les autres.

Karl remarqua que ces quatorze caissesportaient toutes dans un angle une croix grossièrement tracée à lapeinture rouge, et il constata, avec surprise, que les planches enétaient mal jointes, ce qui n’était jamais arrivé dans les envoisprécédents, dont l’emballage était toujours très soigné.

Wilhelm avait pris le ciseau et le marteau etil commençait à taper de toutes ses forces.

– Qu’allez-vous faire ! s’écria Karlen se reculant avec épouvante.

– Sois tranquille, répondit le capitaineavec son bon sourire, il n’y a pas de danger !

Déjà, sans respect pour le sceau impérial, unedes planches avait sauté.

Karl jeta un cri de terreur. Dans l’espacevide laissé par la planche, il venait d’apercevoir un pied humain,un pied nu armé de longs ongles, racornis et pareils à desgriffes.

Karl était convaincu, plus que personne, de ladouceur et de l’honnêteté de son capitaine ; pourtant, sapremière pensée fut qu’il s’était rendu complice de quelque crime.Ses cheveux se hérissèrent d’épouvante sur son front, et ilbalbutia, en claquant des dents :

– Vous saviez donc, capitaine, qu’il yavait un cadavre dans cette caisse ?

Le capitaine éclata de rire, en homme qui faitune excellente plaisanterie et, gravement, il continua à défaireles autres planches.

Le prétendu cadavre se remuait et prononçaitdes paroles dans une langue incompréhensible.

– Sortez donc, tarteifle !s’écria le capitaine.

Et il aida l’habitant de la caisse à sefaufiler à quatre pattes par l’étroite ouverture.

Un personnage bizarre apparut ; il avaitla barbe et les cheveux longs et gris, de solides lunettes decuivre sur le nez et un air doctoral ; il ne portait d’autrevêtement qu’une sorte de caleçon et une vieille touloupe de peau demouton qui lui tenait lieu sans doute de chemise, de pantalon et degilet : on apercevait son torse couvert d’une toison épaisseet grise, comme celui d’un vieil orang-outang.

Le capitaine et son second rirent d’abord detout leur cœur à la vue de ce phénomène puis Wilhelm Van Blook –les affaires sont les affaires – tira de sa poche un carnet surlequel se trouvait une liste de noms, et il dit en russe – languequ’il avait fini par parler à peu près correctement :

– C’est vous, sans doute, l’honorabledocteur Stépan Rominoff, que je suis chargé de transporter enAmérique ?

– Parfaitement !…

– Je suis le capitaine Van Blook.

– Eh bien, capitaine, vous seriez le plusaimable des hommes si vous vouliez bien me faire donner quelquechose à manger. Il y a trente-six heures que je suis dans cettecaisse, et non seulement je suis atrocement courbaturé, mais jemeurs de faim, car je n’avais emporté avec moi que deux petitspains de seigle et une gourde pleine de thé froid.

Le capitaine trouvait son nouveau passager desplus réjouissants.

– Mon vieux Karl, dit-il à son second,conduis ce brave docteur à la cuisine et fais-lui servir une bonnegamelle de haricots rouges avec une saucisse. Il doit en rester durepas de l’équipage et, quand il sera rassasié, tu chercheras dansma garde-robe s’il n’y a pas une culotte et une chemise quipuissent lui convenir : il fait frais et, quoiqu’il aitl’estomac plus velu que le dessus d’une vieille malle, il pourraitempoigner une fluxion de poitrine.

– Bien, capitaine !

Mais le docteur était revenu sur ses pas et,avec une gravité que son étrange équipement rendait des pluscomiques :

– Capitaine, dit-il, j’accepte volontiersles haricots rouges et le pain, mais je refuse la saucisse, et jen’ai besoin ni de culotte ni de chemise.

– N’ayez pas peur d’être indiscret, ditle Hollandais, mais vous ne pouvez rester en pareil équipage.

– Sachez, capitaine, que je suispatriarche de la nouvelle secte des « vitalistesmystiques » ; nous réduisons les besoins de la vie à leurminimum. Comme la nature nous l’indique, nous marchons aussi nusque possible et notre santé s’en trouve très bien. Nous mangeons depréférence des fruits, des racines, toutes choses qui ne coûtent lavie à aucun animal…

– Vous m’expliquerez cela plus tard,répliqua le capitaine abasourdi, ne discourez pas tant et allezmanger !

Le patriarche des vitalistes mystiquesdisparut dans la direction des cuisines et Wilhelm, que ce débutavait mis en appétit de curiosité, commença activement à défaire laseconde caisse.

Il en sortit une dame d’un embonpointconsidérable et qui déclara se nommer Ivanovna Rominoff, l’épouselégitime de l’apôtre. Elle était d’ailleurs dans une toilette aussidébraillée et aussi sommaire que son seigneur et maître, dont ellepartageait les principes.

– Ah çà ! se dit le capitaine enattaquant la troisième caisse, qu’est-ce que c’est que cesphénomènes-là ! Ça va devenir drôle à bord, s’il y en abeaucoup comme ceux-là ! Après tout, je m’en moque, je suislargement payé par le comité terroriste de Lausanne, pourtransporter ces étrangers bipèdes sur le territoire de la libreAmérique, c’est un fret comme un autre.

Tout en monologuant ainsi, Wilhelm Van Blookavait procédé à l’ouverture de la troisième caisse. Cette fois,elle recelait un personnage long, maigre et efflanqué, encoreporteur de l’uniforme gris du bagne ; ses traits présentaientle type cosaque le plus accusé. Son nez était épaté, ses pommettessaillantes et ses petits yeux obliques et bridés comme ceux desChinois. Sa physionomie respirait la naïveté et la candeur.

– Eh bien, demanda le capitaine aprèsl’avoir toisé de la tête aux pieds, est-ce que vous faites aussipartie de la secte des végétariens sans culottes ?

– Non, répliqua le cosaque en faisant lesalut militaire, j’aime beaucoup la viande et je ne demande pasmieux que de revêtir un costume autre que celui-ci.

– Bon, fit le capitaine, mais pourquoiétiez-vous au bagne ?

– Pour une peccadille. Un jour quej’avais bu un peu trop de vodka, j’ai jeté un de mes officiers dansles latrines. J’ai failli être fusillé, mais notre petit père letsar m’a fait grâce et m’a envoyé aux usines de vert-de-gris.

– Tu me fais l’effet d’un bondiable ; comment t’appelles-tu ?

– Ivan Rapopoff !

– C’est bon, va à la cuisine, dit leHollandais en pointant le nom du cosaque sur son carnet, comme ill’avait déjà fait pour les deux précédents.

À ce moment, un coup de canon retentit dans lelointain, puis un second. Le cosaque regarda le capitainehollandais avec une certaine émotion.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda ce dernier.

Rapopoff ne répondit pas tout d’abord. Ilcompta les coups de canon sur ses doigts.

– Treize, dit-il enfin. C’est le signalque l’on fait quand des galériens viennent de s’évader.

– Bah ! fit Wilhelm avecinsouciance. On n’aura pas l’idée de me soupçonner. Je suishonorablement connu à Vladivostok : d’ailleurs, il serait bientard pour me poursuivre, et la nuit vient. Demain, nous serons loind’ici.

Le cosaque manifesta sa joie par un pied denez irrévérencieusement adressé au petit père le tsar et auxprincipaux dignitaires de l’Empire, puis, à son tour, il gagna lacuisine.

Wilhelm, que cette besogne commençait àennuyer, se fit aider par les matelots pour ouvrir les onze autrescaisses qui, comme les trois premières, recelaient chacune unprisonnier.

Les femmes étaient en nombre dominant. En ycomptant Mme Rominoff, il y en avait dix en tout,et toutes les dix, affiliées à la secte du prophète vitaliste,étaient dans le même état de négligence et de quasi-nudité.

Leur corps était endurci contre le froid parune longue habitude. Malgré la rigueur de la température, ellesprenaient tous les jours un bain glacé sans même contracter unsimple coryza.

La plupart étaient de robustes matrones dontla laideur était une sérieuse garantie de vertu ; maisquelques-unes étaient jeunes et jolies. Wanda, Fedorewna, Maslowa,Katinka et Staniska, avant de se convertir aux doctrinesvitalistes, qui avaient amené leur emprisonnement, avaient étéenfermées dans une « prison » de jeunes filles vicieuseset s’en étaient évadées. Elles conservaient de leur ancienneexistence une liberté d’allures et de langage qui faisait un joyeuxcontraste avec la mine pédantesque et les doctorales paroles duprophète Stépan Rominoff.

Il n’y avait donc, outre le prophète et lecosaque, que deux hommes. L’un d’eux, un petit vieillard à l’airaimable et souriant, aux façons pleines de politesse, n’avait passon pareil pour fabriquer des bombes à la panclastite, munies d’unmouvement d’horlogerie qui amenait l’explosion à heure fixe ;en dehors de cette manie, qui lui avait valu, à maintes reprises,le fouet et la prison, Serge Danicheff était un homme inoffensif etdoux, et c’était un véritable plaisir de l’entendre parler dubonheur de l’humanité future, régénérée par le progrès.

Galitzine, son compagnon, appartenait aussi àla secte des terroristes ; mais il était sombre, silencieux,ne prononçait pas quatre paroles par jour. Il avait été condamné àvingt ans de bagne pour avoir tenté de faire sauter un train danslequel se trouvait le tsar, et s’il n’avait pas été pendu ouknouté, c’est que l’accusation n’avait pu établir les faits d’unemanière suffisante.

Le capitaine Wilhelm Van Blook installa leprophète et ses disciples dans une grande cabine de l’entrepont etne s’occupa plus d’eux, mais il retint à dîner à sa table lecosaque et les deux terroristes qui lui avaient paru les plussociables de la bande. Le Hollandais, en leur faisant les honneursde sa table, ne manqua pas de leur poser une foule de questions ausujet de leur évasion.

Lui-même ne savait rien, ou presquerien ; un matin, un inconnu était venu le voir de la part,disait-il, du comité terroriste de Lausanne, et lui avait expliquéqu’à son prochain voyage quatorze des caisses de dynamite dont ilprendrait livraison renfermeraient des prisonniers évadés ; lasomme offerte était assez considérable, et Wilhelm ne s’était faitaucun scrupule d’accepter ; bien au contraire, il considéraità juste titre comme une œuvre méritoire le fait d’arracher quelquesmalheureux aux tortures des bagnes sibériens.

Mais, ce qui le surprenait, c’était le choixmême des prisonniers rendus à la liberté ; il s’était attenduà recevoir à son bord de sinistres et mystérieux conspirateurs, etc’étaient un vieux maniaque et une troupe de femmes, plus ou moinsdétraquées, que l’on arrachait à la captivité à si grandsfrais.

Serge Danicheff, le fabricant de bombes, neput s’empêcher de sourire :

– Je vais, fit-il, en remplissantjusqu’au bord son verre de genièvre hollandais, vous donnerl’explication de cette anomalie ; une évasion comme la nôtrecoûte très cher.

– Dame, interrompit le capitaine, c’estqu’on court des risques ; chacun tient à sa vie et à saliberté, et on n’aventure des biens aussi précieux que moyennant unbénéfice qui en vaille la peine.

– Je sais cela, parbleu ! Mais, sije dis que les évasions coûtent très cher, c’est pour vousexpliquer qu’elles soient si rares. En Russie, avec de l’argent, onfait tout ce qu’on veut ; si les terroristes avaient à leurdisposition des capitaux plus considérables, ils ne resteraient paslongtemps sous les verrous.

– Vous êtes donc un groscapitaliste ? demanda le capitaine.

– Pas du tout ; la personne qui afait les frais de notre évasion est la vieille comtesse AlexandraBasileff, cousine du tsar, et riche à plusieurs millions deroubles. Cette vieille toquée, que la police laisse tranquille àcause de son illustre parenté, est une disciple fanatique duprophète Stépan Rominoff ; elle n’a reculé devant aucunedépense pour le sauver, lui et les femmes.

– Mais vous autres ?

– On nous a emmenés par-dessus le marché,parce qu’il fallait quelques hommes solides pour vider les caissesde dynamite et franchir les murailles du pénitencier. C’est pourcela qu’on nous a mis du complot ; ce n’est pas ces fainéanteset ces poltronnes et leur apôtre – qui, dans son genre, est aussifainéant et aussi poltron – qui auraient eu le courage de faire ceque nous avons fait. Une fois que nous avons eu franchi les murs,et que nous avons eu trouvé le chemin de la gare, en pleine nuit,il a fallu fracturer la porte du hangar où se trouvait le wagon,ouvrir les caisses au péril de notre vie et aller jeter lescartouches de dynamite dans la rivière. Je vous assure que leprophète Rominoff ne faisait pas le fier, à ce moment-là !

– Je comprends cela, fit le capitaine,mais, une fois entrés chacun dans votre boîte, comment avez-vousfait pour rétablir le cachet impérial ?

– Nous avions pris nos précautions. Il yavait, parmi les employés de la gare, un terroriste qui avait prisà l’avance l’empreinte des cachets avec de la cire. En moins d’uneheure tout a été terminé ; nous sommes arrivés juste à temps,la cire était encore chaude quand on a attelé notre wagon à votretrain rapide.

– On n’a dû découvrir notre fuite que lematin, dit à son tour le cosaque Raponoff, et je suis bien certainqu’on n’a pas eu l’idée que nous avions pu prendre le train. On adû perdre beaucoup de temps à battre la steppe et la forêt pournous chercher.

– Allons, tout va bien ! ditgaiement le capitaine. Cela s’est mieux passé que je n’aurais osél’espérer ! Je sais comment arranger la chose pour mon proprecompte, une fois arrivé au Klondike. Je dirai qu’un commencementd’incendie m’a forcé de jeter à la mer un certain nombre decaisses : c’est un cas prévu dans mon traité avecl’entrepreneur des mines. À votre santé, messieurs lesévadés !

On but une dernière rasade, puis tout le monderegagna sa cabine. Les Russes avaient le plus grand besoin derepos. Leur long séjour dans les caisses leur avait courbaturé tousles membres. Ils étaient aussi endoloris que s’ils venaient derecevoir le knout, ou tout au moins une volée de coups debâton.

Le lendemain et les jours suivants, laBelle Dorothéa fut favorisée par un temps superbe ;laissant derrière elle l’empire du Soleil levant, elle fit routedans la direction du nord-est. Le capitaine Van Blook, pour lequelce voyage représentait un bénéfice considérable, était d’une humeurcharmante, et il se montrait plein d’attentions pour ses bizarrespassagers.

Les Russes n’étaient pas moins satisfaits. Leprophète vitaliste et ses adeptes femelles se réjouissaientd’avance de la vie heureuse qu’ils allaient mener en Suisse, dansun beau parc appartenant à la comtesse Basileff et où ilspourraient vivre à l’état de nature, sans que personne songeât àles déranger ; le cosaque et les deux terroristes seproposaient de gagner Paris, où leurs camarades lesrévolutionnaires étaient en grand nombre et s’ingénieraient à leurdénicher quelque emploi.

Tous, en somme, se dédommageaient de lamauvaise nourriture et des fatigues du bagne en faisant quatrerepas par jour et en dormant douze heures sur vingt-quatre.

Le brave cosaque Rapopoff faisait la joie desmatelots par le goût déterminé dont il faisait preuve pour lesalcools et les corps gras, sous quelque forme qu’ils seprésentassent. À plusieurs reprises, on lui fit absorber de l’huileprovenant des machines, sous prétexte que c’était un toniquesouverain pour la poitrine, et il n’était pas de jour qu’iln’absorbât quelques petits verres d’alcool à brûler, qu’ildéclarait excellent et qu’il dégustait en connaisseur.

Commencée de façon si favorable, la traversées’annonçait comme une des plus heureuses et une des plus rapidesque le capitaine Wilhelm Van Blook eût faites depuis longtemps. Sixjours s’étaient écoulés ainsi sans qu’il se produisît d’incidentdigne de remarque.

Un soir, vers dix heures, le capitaine fumaittranquillement sa pipe à l’arrière, lorsque le matelot de vigiecria : « Terre, à bâbord ! »

Le capitaine eut un tel geste de surprise quesa pipe, une superbe pipe de kummer parfaitement culottée,s’échappa de ses lèvres et alla rouler sur le pont où elle se cassaen deux morceaux.

– Terre ? répétait-il. Il n’y a pasde terre dans ces parages-ci ! J’ai encore examiné une carte,il y a une heure. Cet homme est fou, ou bien il a trop bu degenièvre !

Le capitaine avait pris dans sa poche de côtéune des ces fortes lunettes marines que l’on appelle lunettes denuit, et il explorait l’horizon.

Au bout d’une minute, il fut bien forcé dereconnaître que l’homme de vigie n’était ni ivre ni dément. À deuxou trois milles, dans la direction du nord-nord-ouest, il voyait seprofiler une terre aux promontoires escarpés. Il pensa d’abordqu’il se mouvait en face d’un vaste iceberg ; mais encontinuant avec plus d’attention son examen, il distingua deslumières, et même, à ce qu’il lui sembla, des édifices.

Le capitaine n’en revenait pas. Il descendit àsa cabine où se trouvait la carte où il pointait chaque jour lechemin parcouru par le navire ; cette carte, bien que touterécente, ne portait aucune trace d’île ou de terre quelconque.

– Voilà qui est inouï, se dit-il trèsintrigué. Je n’ai pourtant commis aucune erreur de route ; letemps s’est maintenu au beau. Je n’y comprends absolumentrien !…

Prudemment, il donna l’ordre au mécanicien deralentir la vitesse et au timonier de gouverner de façon à côtoyerà grande distance la terre inconnue.

La Belle Dorothéa commença donc àcontourner les rivages de cette terre mystérieuse ; maisd’assez loin pour éviter les bas-fonds et les écueils.

Bientôt, toutefois, en dépit de cesprécautions, le vapeur alla donner de l’avant contre un roc cachésous l’eau, et le navire talonna à plusieurs reprises contre lerécif avec un bruit sourd.

On fit machine en arrière ; étant donnéla faible vitesse du navire et le peu d’agitation de la mer, lacollision n’avait eu aucune conséquence, mais le capitaine n’étaitplus rassuré. Il comprenait que, pour une raison quelconque, il setrouvait dans des parages non reconnus par les ingénieurshydrographes et inexactement portés sur les cartes. Il fallait doncagir avec la plus grande circonspection.

Il fit donc mettre à la mer unechaloupe ; deux matelots y descendirent ; ils devaient,la sonde en main, éclairer la marche du vapeur en s’assurant qu’ily avait assez de fond pour un navire de ce tonnage.

C’est dans ces conditions que l’on parcourutencore environ un demi-mille.

Mais, tout à coup, il se produisit uneviolente détonation, la chaloupe et le vapeur lui-même furentlancés en l’air, élevés au sommet d’une montagne d’eau.

Cramponné à un cordage, le capitaine Wilhelmavait eu le temps de voir la chaloupe réduite en mille pièces parl’explosion.

– Il n’y a qu’une torpille qui puissefaire cela, murmura-t-il, grelottant de peur à la pensée descaisses de dynamite qui se trouvaient dans sa cale.

Dans cette seconde rapide, il entrevit ce quise serait passé si, au lieu de la chaloupe, c’était le vapeurlui-même qui eût heurté de son avant le détonateur de latorpille.

En cet instant, un choc terrible fit résonnerla coque de fer de la Belle Dorothéa dans toutes sesmembrures ; la montagne d’eau soulevée par l’explosion avaitlancé le vapeur avec une inouïe brutalité sur un groupe de récifsoù il demeurait maintenant immobile, légèrement penché sur lecôté.

Wilhelm Van Blook essuya la sueur quiruisselait de son front.

– Nous l’avons échappé belle !murmura-t-il. C’est un vrai miracle que mon navire n’ait pas éclatécomme une simple fusée.

Cependant les Russes et les matelots sedémenaient sur le pont. Les femmes et le patriarche poussaient descris de terreur.

– Il y a une voie d’eau près de laquille, déclara Karl. Nous coulons. Il y a déjà deux pieds d’eaudans la cale !

– Non, dit le capitaine hollandais, ledanger n’est pas si grand que tu crois ! Le vapeur estmaintenu entre les rochers comme une pièce de bois entre les deuxmontants d’un étau, nous ne pouvons pas couler ! Et dansquelques heures, quand il fera jour, nous gagnerons la terre, quin’est pas éloignée. Personne ne court aucun danger : seulementmon navire est perdu !

– Tenez, capitaine, s’écria tout à coupun des matelots, on dirait que l’on vient à notresecours !

Le bras étendu dans la direction de la terre,il montrait des lumières qui allaient et venaient sur le rivage.Tout à coup, un foyer électrique s’alluma et le triangled’aveuglante clarté d’un projecteur oscilla quelque temps sur lamer jusqu’à ce qu’il eût rencontré l’endroit où était échoué levapeur.

À cette clarté inattendue, on distinguaitnettement des maisons, puis une foule d’hommes qui couraient engesticulant sur le rivage.

– Je crois, dit le capitaine, que nousn’aurons même pas à attendre jusqu’à demain. On dirait que cesgens-là font des préparatifs pour venir à notre secours. Mais cen’est pas une raison pour laisser la mer envahir la cale. Que Karlprenne avec lui deux ou trois hommes et qu’il tâche d’aveugler tantbien que mal les voies d’eau en clouant des toiles goudronnées etsuiffées et en vissant, s’il y a moyen, une ou deux plaques detôle.

Pendant qu’on exécutait ces ordres avec unehâte fébrile, Wilhelm Van Blook, demeuré tout pensif sur le pont,cherchait vainement comment pouvait s’appeler cette île qui ne setrouvait marquée sur aucune carte ; mais, tout enréfléchissant, il ne perdait pas de vue le rivage maintenantéclairé d’une vive lueur. Il vit des hommes, coiffés de vasteschapeaux de feutre, mettre à la mer une yole qui gouverna demanière à venir accoster le vapeur naufragé.

Six rameurs faisaient voler la légèreembarcation sur les flots tranquilles, et, à mesure qu’elleapprochait, les gens du vapeur remarquaient la tournure spéciale deces rameurs qui portaient une sorte d’uniforme : chapeaux defeutre à larges bords, relevés sur le côté et décorés d’un insignerouge, et solides vêtements de cuir noir ; seul celui quitenait la barre était entièrement vêtu de rouge.

– On dirait des Boers ! fit lecapitaine hollandais.

– Non, dit Karl, c’est plutôt l’uniformede quelque milice canadienne.

– En tout cas, ils n’ont pas l’aird’avoir de mauvaises intentions.

– C’est ce que nous allonsvoir !

La yole, pendant ce temps, était venue seranger le long du vapeur, l’homme rouge qui tenait la barre montaseul sur le pont. Il portait la barbe longue et ses traits un peurudes exprimaient l’énergie et le sang-froid. Aussitôt à bord, ildemanda le capitaine et, après l’avoir salué, s’informa descirconstances dans lesquelles avait eu lieu le naufrage.

Wilhelm Van Blook s’empressa de donner lesexplications nécessaires, en insistant sur la dangereuse présence àbord de caisses de dynamite, mais sans souffler mot des évadésrusses. Il termina en demandant quel était le nom de l’île sur lescôtes de laquelle ils venaient d’échouer, s’étonnant qu’elle nefigurât pas sur les cartes officielles.

L’homme rouge eut un imperceptiblesourire.

– Capitaine, répondit-il, cette îles’appelle l’île Saint-Frédérik ; elle est marquée surcertaines cartes mais ses parages sont si peu fréquentés qu’elle aéchappé, il est vrai, à l’attention de pas mal de géographes. Cetteîle, d’ailleurs, forme un petit État indépendant sous leprotectorat des États-Unis d’Amérique.

« En cas de guerre avec le Japon, ceserait une station navale des plus utiles ; elle a étéfortifiée par des ingénieurs américains, et, comme vous venez d’enfaire l’expérience à vos dépens, elle est protégée par une ceinturede mines sous-marines et de torpilles dormantes.

– Dans ce cas, répliqua le capitaine avecmauvaise humeur, c’est l’administration de votre île qui estfautive. Les règlements maritimes internationaux veulent que, quandil existe des mines sous-marines de ce genre, leur présence soitsignalée aux navigateurs par des balises ou des bouées trèsapparentes.

– C’est possible, mais comme l’îleSaint-Frédérik ne se trouve sur la route d’aucun navire, nousn’avions pas jugé utile de prendre cette précaution.

– C’est un tort, et je suis en droit devous faire un procès.

– Je vous conseille de vous en abstenir,reprit l’homme rouge avec un peu d’ironie, votre procès seraitperdu d’avance ; mais je vous propose de vous aider àrenflouer votre navire et je vous offre, chez nous, l’hospitalitéla plus large et la plus cordiale.

– Nous pourrons nous entendre, à ce queje vois. Je vais profiter de votre offre immédiatement.

– Il serait très imprudent, en effet, àvous de passer même une seule nuit dans un navire chargé dematières détonantes, dont un coup de ressac peut déterminerl’explosion.

Cette conversation avait eu lieu en anglais,et les Russes n’y avaient à peu près rien compris. Ils avaientseulement deviné qu’on allait les conduire à terre et ils enétaient enchantés.

Le transport des naufragés commençaimmédiatement. Il ne fallut pas faire moins de cinq voyages pourmener à terre l’équipage et les passagers de la BelleDorothéa.

Le capitaine Wilhelm allait monter le dernierdans la yole, lorsqu’il s’avisa, tout à coup, qu’il n’avait pasaperçu le cosaque Rapopoff ; il supposa que le malheureuxavait été enlevé par l’énorme vague soulevée par la torpille etavait été noyé, mais il fallait s’en assurer. On chercha et onfinit par trouver le pauvre diable dans sa cabine.

Au moment de l’explosion il avait été jetéhors de sa couchette, si malheureusement qu’il s’était brisé unejambe. On le transporta dans la yole avec toutes sortes deprécautions.

– Ce ne sera rien, dit l’homme rouge quiavait repris sa place à la barre du gouvernail, nous avons dansl’île un savant de premier ordre, M. Bondonnat, qui se fera unvéritable plaisir de le soigner et de le guérir.

Le capitaine Wilhelm se félicitait déjàd’avoir mis en sûreté son équipage et ses papiers, lorsqu’en levantles yeux il aperçut, à la clarté des globes électriques, un mât àsignaux planté au sommet d’une colline. Au haut de ce mât sedéployait un large pavillon qui portait, sur champ noir, une maincouleur de sang ; ce drapeau, si semblable à celui des pirateset des écumeurs de mer, lui fit froncer le sourcil. Il se tournavers l’homme rouge qui l’observait d’un air railleur.

– Quel est, lui demanda-t-il, le nom del’État indépendant qui s’est installé dans cette île ?

– Capitaine, cette île que les géographesallemands appellent l’île Saint-Frédérik, nous l’appelons, nous,l’île des pendus, et elle est la propriété des Lords de laMain Rouge au nom desquels je vous fais prisonniers !

Le capitaine Van Blook jeta un regard autourde lui. De tous côtés il était entouré par des hommes armés. Touterésistance eût été inutile. Bien souvent, au Klondike, il avaitentendu parler de cette association de la Main Rouge qui terrifiaittoute l’Amérique. Il se demanda avec angoisse ce qui allait advenirde lui et de ses compagnons ; mais Wilhelm était courageux, ilne laissa rien deviner de ses impressions.

– C’est bon, dit-il froidement.

Et, s’adressant directement à l’hommerouge :

– Puis-je savoir quelle est votre qualitédans ce nouvel État ?

– J’exerce, au nom des Lords, lesfonctions de gouverneur de l’île et de commandant de la garnison,et je me nomme Job Fancy !

Quelques instants plus tard, les naufragés,rangés deux par deux, étaient entraînés sous bonne escorte dansl’intérieur de l’île.

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