Le N°13 de la rue Marlot

Le N°13 de la rue Marlot

de René de Pont-Jest

Chapitre 1 LES LOCATAIRES DES ÉPOUX BERNIER

La rue Marlot, qui a changé de nom ou qui même a peut-être disparu depuis l’époque où s’y est passé le drame que nous allons raconter, était située dans le quartier le plus calme,le plus retiré du Marais, à deux pas de la place Royale, qu’on appelle la place des Vosges, comme au temps des immortels principes.

Nos révolutions, en effet, qui semblent si bien destinées, c’est du moins ce qu’affirment ceux qui les font, à apporter dans nos lois et dans nos mœurs des réformes utiles, n’ont guère servi qu’à réformer les noms de nos rues.

Celle de ces rues parisiennes où nous prions nos lecteurs de nous suivre se composait alors d’une vingtaine de maisons, et celle de ces maisons qui portait le n° 13 était de la plus modeste apparence.

Ses quatre étages étroits, éclairés chacun par trois fenêtres, atteignaient à peine la hauteur du second de deux gigantesques constructions qui, la flanquant orgueilleusement à droite et à gauche, semblaient lui disputer le peu d’espace qu’elle occupait.

On eût dit un pauvre petit bourgeois fourvoyé entre deux gros financiers prêts à l’étouffer.

En face, existait l’Hôtel du Dauphin,qui n’avait d’ordinaire pour clients que des provinciaux dont lesparents habitaient dans le voisinage ou, par hasard, quelquesétrangers peu soucieux du bruit et du tumulte des quartiers richeset populeux.

Le fait est que la rue Marlot était forttranquille. Les conducteurs d’omnibus l’ignoraient et il n’ypassait pas dix voitures par jour.

Dès neuf heures du soir, le silence y régnaitsi complètement qu’on aurait pu s’y croire dans la ville du GrandRoi, avant que les salons de Louvois fussent devenus les cabaretsdes citoyens représentants du 4 Septembre.

On entrait au n° 13 par une petite portebâtarde donnant sur un couloir étroit et assez obscur, où onrencontrait, immédiatement à droite, la loge du concierge.

C’est là que, depuis plus de vingt ans, deuxbraves gens, les époux Bernier, veillaient sur les destinées deleur royaume. Le mari, vieux soldat tout rhumatisant, n’était plusfort ingambe, mais sa femme, quoiqu’elle approchât de lasoixantaine, avaient encore bon pied, bon œil.

Il est vrai que Mme Berniern’avait que quatre locataires.

Au premier, demeurait le capitaine Martin, quiavait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraiteà Sébastopol.

Le matin, après son déjeuner, repas frugal quelui montait son concierge, le vieil officier sortait pour faire sapromenade hygiénique sur la place Royale. Le soir, il dînait dansun petit restaurant du quartier, puis, après une courte station aucafé voisin, en compagnie de quelques anciens frères d’armes, ilrentrait invariablement à neuf heures.

Au second, c’étaient M. etMme Chapuzi, Philémon et Baucis ; à eux deuxprès d’un siècle et demi.

Philémon Chapuzi s’était retiré descontributions indirectes avec une de ces modiques pensions que l’onsait, et Baucis l’administrait en ménagère si industrieuse que lespetits rentiers pouvaient recevoir quatre ou cinq fois l’an unedouzaine d’amis.

L’appartement du troisième était occupé, maisdepuis quatre mois seulement, par une jeune femme blonde et frêle,Mme Bernard, à qui la mère Bernier avait faitd’abord assez mauvais visage.

Lorsque Mme Bernard s’étaitprésentée pour louer dans la maison, elle était vêtue de noir,avait l’air souffrant et malheureux ; de plus, elle paraissaitdans un état de grossesse assez avancé.

Tout cela avait effrayé l’honorable conciergedu n° 13. Égoïste comme presque toutes les vieilles gens, elleavait craint que cette femme ne lui occasionnât, à un moment donné,quelque dérangement, soit à cause d’elle, soit à cause de sonenfant, et elle avait hésité à l’accepter pour locataire ;mais le curé de la paroisse Saint-Denis était venu lui recommanderl’étrangère ; il avait affirmé que Mme Bernardétait une jeune veuve digne de tout respect, de plus, orpheline, etMme Bernier avait alors disposé de son logement ensa faveur.

Elle n’avait pas eu, d’ailleurs, à s’enplaindre. Sa nouvelle locataire était douce et bonne, ne sortaitque rarement et ne recevait jamais personne.

Au moment où nous commençons ce récit, ellevenait de mettre au monde, cinq ou six jours auparavant, unecharmante petite fille qu’elle nourrissait elle-même, et elle étaitsoignée par une digne sœur de charité que le brave prêtre, sonprotecteur, lui avait envoyée.

Quant au dernier étage de la maison, étagemansardé, la moitié en était louée à un employé ambulant despostes, M. Tissot, qui ne couchait chez lui que deux ou troisfois par semaine. L’autre moitié servait de grenier au ménageBernier.

M. Tissot était le seul locataire pourlequel la porte s’ouvrît à tous moments de la nuit, car ses heuresde rentrée étaient forcément irrégulières.

Aussi avait-il une façon particulière de sefaire reconnaître de ses concierges, afin que ceux-ci ne pussentêtre induits en erreur par quelque polisson du quartier. Il sonnaitlentement trois coups, et frappait en même temps deux fois au voletde la loge.

M. et Mme Berniersavaient ainsi toujours à qui ils avaient affaire, et l’un oul’autre, au signal convenu, tirait le cordon, sans s’inquiéterdavantage de celui qui rentrait, certains qu’ils étaient d’avancede son identité.

Un seul escalier, on le comprend, desservaittoute la maison. Il commençait au fond du couloir, à droite, enavant de la porte vitrée d’une cour intérieure de dix mètrescarrés, où le soleil ne pénétrait jamais, grâce à l’élévation desconstructions voisines, qui n’avaient sur le n° 13 que lesjours de souffrance légalement autorisés, et cet escalier grimpait,raide et tortueux, du rez-de-chaussée aux combles, mais aussiluisant à la dernière marche qu’à la première.

Sur ce point-là, comme sur tous ceux quitenaient à la propreté de son domaine, Mme Bernierétait impitoyable.

À chaque étage, il existait un palier dequelques pieds de largeur, orné d’un porte-manteau fiché dans lemur, comme on en voit encore dans quelques vieux hôtels.

Le n° 13 de la rue Marlot était donc, onle voit, malgré son numéro fatidique, la plus paisible et la pluscalme des habitations. Les couches de Mme Bernardétaient le seul événement intéressant qui, depuis dix ans, en eûttroublé le repos.

Quoiqu’elle n’aimât que médiocrement lesenfants, la brave concierge s’était sentie néanmoins émue à la vuede ce petit être dont le père n’était déjà plus.

Elle avait alors offert spontanément sesservices à la jeune mère, auprès de laquelle elle se rendait àchaque instant pour s’assurer qu’elle ne manquait de rien.

Le sixième jour de sa délivrance, le 3 mars18…, Mme Bernard fut atteinte d’une fièvre de laitassez intense, et Mme Bernier ne voulut se coucherqu’après avoir rendu une dernière visite à la malade.

Le lendemain matin, au point du jour, la bonnefemme venait de se lever, car elle était toujours debout lapremière, et elle avait ouvert pour le laitier dont c’étaitl’heure, quand elle entendit tout à coup pousser au second étage uncri perçant.

Reconnaissant la voix deMme Chapuzi, elle se hâta de gravir l’escalier,mais en arrivant sur le palier, elle recula d’horreur.

Appuyée contre le chambranle de sa porteouverte et ne pouvant plus prononcer une parole, la vieillerentière lui montrait d’une main tremblante un homme renversé surles premières marches de l’escalier du troisième étage et baignédans son sang.

– Bernier ! capitaine ! appelala concierge de toutes ses forces et sans oser faire un pas deplus.

Le vieux soldat accourut aussitôt etl’officier, que le cri de Mme Chapuzi avaitréveillé, apparut en même temps à l’étage inférieur, d’où ils’empressa de monter pour se rendre compte de ce que tout ce bruitvoulait dire.

L’ex-fonctionnaire des contributions étaitlui-même sorti de son appartement.

– Cet homme est mort ! dit lecapitaine, qui, promptement remis de son émotion, s’était penchésur le corps et en avait entr’ouvert les vêtements.

– Mort ! répétèrent les spectateursde cette scène.

– Depuis longtemps, il est déjà froid,affirma M. Martin. Il a été assassiné !

– Assassiné ! redirent les épouxBernier.

– Et de deux fameux coups decouteau ; voyez !

Le cadavre, un des pieds pris dans la rampe del’escalier, gisait sur la dernière marche et couché sur le côtégauche.

Il avait au cou, du côté droit, une blessuredont le sang avait jailli avec une certaine abondance, bien que lacarotide n’eût pas été touchée ; et le capitaine aperçut, ensoulevant légèrement le mort, le manche de corne d’un couteau dontla lame disparaissait entièrement dans son côté gauche, aubas-ventre.

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