Le Nabab

Le Nabab

d’ Alphonse Daudet
PRÉFACE.

Il y a cent ans, le Sage écrivait ceci en tête de Gil Blas :

« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un aveu public : Je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu’elle est… »

Toute distance gardée entre le roman de Le Sage et le mien, c’est une déclaration du même genre que j’aurais désiré mettre à la première page du Nabab, dès sa publication. Plusieurs raisons m’en ont empêché. D’abord, la peur qu’un pareil avertissement n’eût trop l’air d’être jeté en appât au public et de vouloir forcer son attention. Puis, j’étais loin de me douter qu’un livre écrit avec des préoccupations purement littéraires pût acquérir ainsi tout d’un coup cette importance anecdotique et me valoir une telle nuée bourdonnante de réclamations. Jamais en effet, rien de semblable ne s’est vu. Pas une ligne de mon œuvre, pas un de ses héros, pas même un personnage en silhouette qui ne soit devenu motif à allusions, à protestations. L’auteur a beau se défendre, jurer ses grands dieuxque son roman n’a pas de clé, chacun lui en forge au moins une, àl’aide de laquelle il prétend ouvrir cette serrure à combinaison.Il faut que tous ces types aient vécu, comment donc ! qu’ilsvivent encore, identiques de la tête aux pieds… Monpavon est untel, n’est-ce pas ?… La ressemblance de Jenkins est frappante…Celui-ci se fâche d’en être, tel autre de n’en être pas, et cetterecherche du scandale aidant, il n’est pas jusqu’à des rencontresde noms, fatales dans le roman moderne, des indications de rues,des numéros de maisons choisis au hasard, qui n’aient servi àdonner une sorte d’identité à des êtres bâtis de mille pièces et endéfinitive absolument imaginaires.

L’auteur a trop de modestie pour prendre toutce bruit à son compte. Il sait la part qu’ont eue dans cela lesindiscrétions amicales ou perfides des journaux ; et sansremercier les uns plus qu’il ne convient, sans en vouloir auxautres outre mesure, il se résigne à sa tapageuse aventure comme àune chose inévitable et tient seulement à honneur d’affirmer, survingt ans de travail et de probité littéraires, que cette fois, pasplus que les autres, il n’avait cherché cet élément de succès. Enfeuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le devoir de toutromancier, il s’est rappelé un singulier épisode du Pariscosmopolite d’il y a quinze ans. Le romanesque d’une existenceéblouissante et rapide, traversant en météore le ciel parisien, aévidemment servi de cadre au Nabab, à cette peinture desmœurs de la fin du Second Empire. Mais autour d’une situation,d’aventures connues, que chacun était en droit d’étudier et derappeler, quelle fantaisie répandue, que d’inventions, que debroderies, surtout quelle dépense de cette observation continuelle,éparse, presque inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoird’écrivains d’imagination. D’ailleurs, pour se rendre compte dutravail « cristallisant » qui transporte du réel à lafiction, de la vie au roman, les circonstances les plus simples, ilsuffirait d’ouvrir le Moniteur officiel de février 1864 etde comparer certaine séance du corps législatif au tableau que j’endonne dans mon livre. Qui aurait pu supposer qu’après tant d’annéesécoulées ce Paris à la courte mémoire saurait reconnaître le modèleprimitif dans l’idéalisation que le romancier en a faite et qu’ils’élèverait des voix pour accuser d’ingratitude celui qui ne futpoint certes « le commensal assidu » de son héros, maisseulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en qui la véritése photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer de sonsouvenir les images une fois fixées ?

J’ai connu le « Vrai Nabab » en1864. J’occupais alors une position semi-officielle qui m’obligeaità mettre une grande réserve dans mes visites à ce fastueux etaccueillant Levantin. Plus tard je fus lié avec un de ses frèresmais à ce moment-là le pauvre Nabab se débattait au loin dans desbuissons d’épines cruelles et l’on ne le voyait plus à Paris querarement. Du reste il est bien gênant pour un galant homme decompter ainsi avec les morts et de dire : « Vous voustrompez. Bien que ce fût un hôte aimable, on ne m’a pas souvent vuchez lui. » Qu’il me suffise donc de déclarer qu’en parlant dufils de la mère Françoise comme je l’ai fait, j’ai voulu le rendresympathique et que le reproche d’ingratitude me paraît de toutefaçon une absurdité. Cela est si vrai que bien des gens trouvent leportrait trop flatté, plus intéressant que nature. À ces gens-là maréponse est fort simple : « Jansoulet m’a fait l’effetd’un brave homme ; mais en tout cas, si je me trompe,prenez-vous-en aux journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi jevous ai livré mon roman comme un roman, mauvais ou bon, sansressemblance garantie. »

Quant à Mora, c’est autre chose. On a parléd’indiscrétion, de défection politique… Mon Dieu, je ne m’en suisjamais caché. J’ai été, à l’âge de vingt ans, attaché du cabinet duhaut fonctionnaire qui m’a servi de type ; et mes amis de cetemps-là savent quel grave personnage politique je faisais.L’administration elle aussi a dû garder un singulier souvenir de cefantastique employé à crinière mérovingienne, toujours le derniervenu au bureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le ducque pour lui demander des congés ; avec cela d’un naturelindépendant, les mains nettes de toute cantate, et si peu inféodé àl’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à son cabinet,le futur attaché crut devoir déclarer avec une solennité juvénileet touchante « qu’il était Légitimiste ».

« L’Impératrice l’est aussi »,répondit l’Excellence en souriant d’un grand air impertinent ettranquille. C’est avec ce sourire-là que je l’ai toujours vu, sansavoir besoin pour cela de regarder par le trou des serrures, etc’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimait à se montrer, dansson attitude de Richelieu-Brummell. L’histoire s’occupera del’homme d’État. Moi j’ai fait voir, en le mêlant de fort loin à lafiction de mon drame, le mondain qu’il était et qu’il voulait être,assuré d’ailleurs que de son vivant il ne lui eût point déplud’être présenté ainsi.

Voilà ce que j’avais à dire. Et maintenant,ces déclarations faites en toute franchise, retournons bien vite autravail. On trouvera ma préface un peu courte et les curieux yauront en vain cherché le piment attendu. Tant pis pour eux. Sibrève que soit cette page, elle est pour moi trois fois troplongue. Les préfaces ont cela de mauvais surtout qu’elles vousempêchent d’écrire des livres.

ALPHONSE DAUDET.

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