Le Père Goriot

Le Père Goriot

d’ Honoré de Balzac

Au grand et illustre Geoffroy Saint-Hilaire

Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.

DE BALZAC.

Chapitre 1Une pension bourgeoise

Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui,depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la Maison-Vauquer, admet également des hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les mœurs de ce respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s’y était-il jamais vu de jeune personne, et pour qu’un jeune homme y demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien maigre pension. Néanmoins, en 1819, époque à laquelle ce drame commence, il s’y trouvait une pauvre jeune fille. En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, il est nécessaire de l’employer ici : non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot ; mais,l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intramuros et extra . Sera-t-elle comprise au-delà de Paris ? le doute est permis. Les particularités de cette scène pleine d’observations et de couleurs locales ne peuvent être appréciées qu’entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge,dans cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomberet de ruisseaux noirs de boue&|160;; vallée remplie de souffrancesréelles, de joies souvent fausses, et si terriblement agitée qu’ilfaut je ne sais quoi d’exorbitant pour y produire une sensation dequelque durée. Cependant il s’y rencontre çà et là des douleurs quel’agglomération des vices et des vertus rend grandes et solennelles: à leur aspect, les égoïsmes, les intérêts, s’arrêtent ets’apitoient&|160;; mais l’impression qu’ils en reçoivent est commeun fruit savoureux promptement dévoré. Le char de la civilisation,semblable à celui de l’idole de Jaggernat, à peine retardé par uncœur moins facile à broyer que les autres et qui enraie sa roue,l’a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse. Ainsiferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous quivous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-êtrececi va-t-il m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes dupère Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votreinsensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxantd’exagération, en l’accusant de poésie. Ah&|160;! sachez-le : cedrame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true , il est sivéritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi,dans son cœur peut-être.

La maison où s’exploite la pension bourgeoise appartient àmadame Vauquer. Elle est située dans le bas de la rueNeuve-Sainte-Geneviève, à l’endroit où le terrain s’abaisse vers larue de l’Arbalète par une pente si brusque et si rude que leschevaux la montent ou la descendent rarement. Cette circonstanceest favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre ledôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments quichangent les conditions de l’atmosphère en y jetant des tonsjaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères queprojettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs, les ruisseauxn’ont ni boue ni eau, l’herbe croit le long des murs. L’homme leplus insouciant s’y attriste comme tous les passants, le bruitd’une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes,les murailles y sentent la prison. Un Parisien égaré ne verrait làque des pensions bourgeoises ou des institutions, de la misère oude l’ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunessecontrainte à travailler. Nul quartier de Paris n’est plus horrible,ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtoutest comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit,auquel on ne saurait trop préparer l’intelligence par des couleursbrunes, par des idées graves&|160;; ainsi que, de marche en marche,le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que levoyageur descend aux Catacombes. Comparaison vraie&|160;! Quidécidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœursdesséchés, ou des crânes vides&|160;?

La façade de la pension donne sur un jardinet, en sorte que lamaison tombe à angle droit sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève, oùvous la voyez coupée dans sa profondeur. Le long de cette façade,entre la maison et le jardinet, règne un cailloutis en cuvette,large d’une toise, devant lequel est une allée sablée, bordée degéraniums, de lauriers-roses et de grenadiers plantés dans degrands vases en faïence bleue et blanche. On entre dans cette alléepar une porte bâtarde, surmontée d’un écriteau sur lequel est écrit: MAISON-VAUQUER, et dessous : Pension bourgeoise des deux sexes etautres . Pendant le jour, une porte à claire-voie, armée d’unesonnette criarde, laisse apercevoir au bout du petit pavé, sur lemur opposé à la rue, une arcade peinte en marbre vert par unartiste du quartier. Sous le renfoncement que simule cettepeinture, s’élève une statue représentant l’Amour. A voir le vernisécaillé qui la couvre, les amateurs de symboles y découvriraientpeut-être un mythe de l’amour parisien qu’on guérit à quelques pasde là. Sous le socle, cette inscription à demi effacée rappelle letemps auquel remonte cet ornement par l’enthousiasme dont iltémoigne pour Voltaire, rentré dans Paris en 1777 :

Qui que tu sois, voici ton maître :

Il l’est, le fut, ou le doit être.

A la nuit tombante, la porte à claire-voie est remplacée par uneporte pleine. Le jardinet, aussi large que la façade est longue, setrouve encaissé par le mur de la rue et par le mur mitoyen de lamaison voisine, le long de laquelle pend un manteau de lierre quila cache entièrement, et attire les yeux des passants par un effetpittoresque dans Paris. Chacun de ces murs est tapissé d’espalierset de vignes dont les fructifications grêles et poudreuses sontl’objet des craintes annuelles de madame Vauquer et de sesconversations avec les pensionnaires. Le long de chaque muraille,règne une étroite allée qui mène à un couvert de tilleuls, mot quemadame Vauquer, quoique née de Conflans, prononce obstinémenttieuille , malgré les observations grammaticales de ses hôtes.Entre les deux allées latérales est un carré d’artichauts flanquéd’arbres fruitiers en quenouille, et bordé d’oseille, de laitue oude persil. Sous le couvert de tilleuls est plantée une table rondepeinte en vert, et entourée de sièges. Là, durant les jourscaniculaires, les convives assez riches pour se permettre deprendre du café viennent le savourer par une chaleur capable defaire éclore des œufs. La façade, élevée de trois étages etsurmontée de mansardes, est bâtie en moellons, et badigeonnée aveccette couleur jaune qui donne un caractère ignoble à presque toutesles maisons de Paris. Les cinq croisées percées à chaque étage ontde petits carreaux et sont garnies de jalousies dont aucune n’estrelevée de la même manière, en sorte que toutes leurs lignes jurententre elles. La profondeur de cette maison comporte deux croiséesqui, au rez-de-chaussée, ont pour ornement des barreaux en fer,grillagés. Derrière le bâtiment est une cour large d’environ vingtpieds, où vivent en bonne intelligence des cochons, des poules, deslapins, et au fond de laquelle s’élève un hangar à serrer le bois.Entre ce hangar et la fenêtre de la cuisine se suspend legarde-manger, au-dessous duquel tombent les eaux grasses del’évier. Cette cour a sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève une porteétroite par où la cuisinière chasse les ordures de la maison ennettoyant cette sentine à grand renfort d’eau, sous peine depestilence.

Naturellement destiné à l’exploitation de la pension bourgeoise,le rez-de-chaussée se compose d’une première pièce éclairée par lesdeux croisées de la rue, et où l’on entre par une porte-fenêtre. Cesalon communique à une salle à manger qui est séparée de la cuisinepar la cage d’un escalier dont les marches sont en bois et encarreaux mis en couleur et frottés. Rien n’est plus triste à voirque ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe de crin àraies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve unetable ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabareten porcelaine blanche ornée de filets d’or effacés à demi, que l’onrencontre partout aujourd’hui. Cette pièce, assez mal planchéiée,est lambrissée à hauteur d’appui. Le surplus des parois est tendud’un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneaud’entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableaudu festin donné au fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans,cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires,qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dînerauquel la misère les condamne. La cheminée en pierre, dont le foyertoujours propre atteste qu’il ne s’y fait de feu que dans lesgrandes occasions, est ornée de deux vases pleins de fleursartificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une penduleen marbre bleuâtre du plus mauvais goût. Cette première pièceexhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appelerl’ odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, lerance&|160;; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètreles vêtements&|160;; elle a le goût d’une salle où l’on adîné&|160;; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-êtrepourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluerles quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent lesatmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire,jeune ou vieux. Eh bien&|160;! malgré ces plates horreurs, si vousle compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, voustrouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l’être unboudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en unecouleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel lacrasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figuresbizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont descarafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, despiles d’assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquéesà Tournai. Dans un angle est placée une boite à cases numérotéesqui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaquepensionnaire. Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles,proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de lacivilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucinqui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtentl’appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés&|160;; uncartel en écaille incrustée de cuivre&|160;; un poêle vert, desquinquets d’Argand où la poussière se combine avec l’huile, unelongue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu’unfacétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt commede style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux ensparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis deschaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites,dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier estvieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne,invalide, expirant, il faudrait en faire une description quiretarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les genspressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein devallées produites par le frottement ou par les mises en couleur.Enfin, là règne la misère sans poésie&|160;; une misère économe,concentrée, râpée. Si elle n’a pas de fange encore, elle a destaches&|160;; si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber enpourriture.

Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers septheures du matin, le chat de madame Vauquer précède sa maîtresse,saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieursjattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal.Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle souslequel pend un tour de faux cheveux mal mis&|160;; elle marche entraînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte,grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec deperroquet&|160;; ses petites mains potelées, sa personne doduecomme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sonten harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottiela spéculation et dont madame Vauquer respire l’air chaudementfétide sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une premièregelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourireprescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur,enfin toute sa personne explique la pension, comme la pensionimplique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vousn’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cettepetite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est laconséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de lainetricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe,et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée,résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisineet fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, cespectacle est complet. Agée d’environ cinquante ans, madame Vauquerressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs . Elle al’oeil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va segendarmer pour se faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête àtout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru, siGeorges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins, elle estbonne femme au fond , disent les pensionnaires, qui la croient sansfortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait étémonsieur Vauquer&|160;? Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt.Comment avait-il perdu sa fortune&|160;? Dans les malheurs,répondait-elle. Il s’était mal conduit envers elle, ne lui avaitlaissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et ledroit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle,elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir. Enentendant trottiner sa maîtresse, la grosse Sylvie, la cuisinière,s’empressait de servir le déjeuner des pensionnaires internes.

Généralement les pensionnaires externes ne s’abonnaient qu’audîner, qui coûtait trente francs par mois. A l’époque où cettehistoire commence, les internes étaient au nombre de sept. Lepremier étage contenait les deux meilleurs appartements de lamaison. Madame Vauquer habitait le moins considérable, et l’autreappartenait à madame Couture, veuve d’un Commissaire-Ordonnateur dela République française. Elle avait avec elle une très jeunepersonne, nommée Victorine Taillefer, à qui elle servait de mère.La pension de ces deux dames montait à dix-huit cents francs. Lesdeux appartements du second étaient occupés, l’un par un vieillardnommé Poiret&|160;; l’autre, par un homme âgé d’environ quaranteans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, sedisait ancien négociant, et s’appelait monsieur Vautrin. Letroisième étage se composait de quatre chambres, dont deux étaientlouées, l’une par une vieille fille nommée mademoiselle Michonneau,l’autre par un ancien fabricant de vermicelles, de pâtes d’Italieet d’amidon, qui se laissait nommer le père Goriot. Les deux autreschambres étaient destinées aux oiseaux de passage, à ces infortunésétudiants qui, comme le père Goriot et mademoiselle Michonneau, nepouvaient mettre que quarante-cinq francs par mois à leurnourriture et à leur logement&|160;; mais madame Vauquer souhaitaitpeu leur présence et ne les prenait que quand elle ne trouvait pasmieux : ils mangeaient trop de pain. En ce moment, l’une de cesdeux chambres appartenait à un jeune homme venu des environsd’Angoulême à Paris pour y faire son Droit, et dont la nombreusefamille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyerdouze cents francs par an. Eugène de Rastignac, ainsi senommait-il, était un de ces jeunes gens façonnés au travail par lemalheur, qui comprennent dès le jeune âge les espérances que leursparents placent en eux, et qui se préparent une belle destinée encalculant déjà la portée de leurs études, et, les adaptant paravance au mouvement futur de la société, pour être les premiers àla pressurer. Sans ses observations curieuses et l’adresse aveclaquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce récitn’eût pas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à sonesprit sagace et à son désir de pénétrer les mystères d’unesituation épouvantable, aussi soigneusement cachée par ceux quil’avaient créée que par celui qui la subissait.

Au-dessus de ce troisième étage étaient un grenier à étendre lelinge et deux mansardes où couchaient un garçon de peine, nomméChristophe, et la grosse Sylvie, la cuisinière. Outre les septpensionnaires internes, madame Vauquer avait, bon an, mal an, huitétudiants en Droit ou en Médecine, et deux ou trois habitués quidemeuraient dans le quartier, abonnés tous pour le dîner seulement.La salle contenait à dîner dix-huit personnes et pouvait enadmettre une vingtaine&|160;; mais le matin, il ne s’y trouvait quesept locataires dont la réunion offrait pendant le déjeunerl’aspect d’un repas de famille. Chacun descendait en pantoufles, sepermettait des observations confidentielles sur la mise ou surl’air des externes, et sur les événements de la soirée précédente,en s’exprimant avec la confiance de l’intimité. Ces septpensionnaires étaient les enfants gâtés de madame Vauquer, qui leurmesurait avec une précision d’astronome les soins et les égards,d’après le chiffre de leurs pensions. Une même considérationaffectait ces êtres rassemblés par le hasard. Les deux locatairesdu second ne payaient que soixante-douze francs par mois. Ce bonmarché, qui ne se rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel,entre la Bourbe et la Salpêtrière, et auquel madame Couture faisaitseule exception, annonce que ces pensionnaires devaient être sousle poids de malheurs plus ou moins apparents. Aussi le spectacledésolant que présentait l’intérieur de cette maison se répétait-ildans le costume de ses habitués, également délabrés. Les hommesportaient des redingotes dont la couleur était devenueproblématique, des chaussures comme il s’en jette au coin desbornes dans les quartiers élégants, du linge élimé, des vêtementsqui n’avaient plus que l’âme. Les femmes avaient des robes passéesreteintes, déteintes, de vieilles dentelles raccommodées, des gantsglacés par l’usage, des collerettes toujours rousses et des fichuséraillés. Si tels étaient les habits, presque tous montraient descorps solidement charpentés, des constitutions qui avaient résistéaux tempêtes de la vie, des faces froides, dures, effacées commecelles des écus démonétisés. Les bouches flétries étaient armées dedents avides. Ces pensionnaires faisaient pressentir des dramesaccomplis ou en action&|160;; non pas de ces drames joués à lalueur des rampes, entre des toiles peintes mais des drames vivantset muets, des drames glacés qui remuaient chaudement le cœur, desdrames continus.

La vieille demoiselle Michonneau gardait sur ses yeux fatiguésun crasseux abat-jour en taffetas vert, cerclé par du fil d’archalqui aurait effarouché l’ange de la Pitié. Son châle à frangesmaigres et pleurardes semblait couvrir un squelette, tant lesformes qu’il cachait étaient anguleuses. Quel acide avait dépouillécette créature de ses formes féminines&|160;? elle devait avoir étéjolie et bien faite : était-ce le vice, le chagrin, lacupidité&|160;? avait-elle trop aimé, avait-elle été marchande à latoilette, ou seulement courtisane&|160;? Expiait-elle les triomphesd’une jeunesse insolente au-devant de laquelle s’étaient rués lesplaisirs par une vieillesse que fuyaient les passants&|160;? Sonregard blanc donnait froid, sa figure rabougrie menaçait. Elleavait la voix clairette d’une cigale criant dans son buisson auxapproches de l’hiver. Elle disait avoir pris soin d’un vieuxmonsieur affecté d’un catarrhe à la vessie et abandonné par sesenfants, qui l’avaient cru sans ressource. Ce vieillard lui avaitlégué mille francs de rente viagère, périodiquement disputés parles héritiers, aux calomnies desquels elle était en butte. Quoiquele jeu des passions eût ravagé sa figure, il s’y trouvait encorecertains vestiges d’une blancheur et d’une finesse dans le tissuqui permettaient de supposer que le corps conservait quelquesrestes de beauté.

Monsieur Poiret était une espèce de mécanique. En l’apercevants’étendre comme une ombre grise le long d’une allée au Jardin desPlantes, la tête couverte d’une vieille casquette flasque, tenant àpeine sa canne à pomme d’ivoire jauni dans sa main, laissantflotter les pans flétris de sa redingote qui cachait mal uneculotte presque vide, et des jambes en bas bleus qui flageolaientcomme celles d’un homme ivre, montrant son gilet blanc sale et sonjabot de grosse mousseline recroquevillée qui s’unissaitimparfaitement à sa cravate cordée autour de son cou de dindon,bien des gens se demandaient si cette ombre chinoise appartenait àla race audacieuse des fils de Japhet qui papillonnent sur leboulevard Italien. Quel travail avait pu le ratatiner ainsi&|160;?quelle passion avait bistré sa face bulbeuse, qui, dessinée encaricature, aurait paru hors du vrai&|160;? Ce qu’il avaitété&|160;? mais peut-être avait-il été employé au Ministère de laJustice, dans le bureau où les exécuteurs des hautes œuvresenvoient leurs mémoires de frais, le compte des fournitures devoiles noirs pour les parricides, de son pour les paniers, deficelle pour les couteaux. Peut-être avait-il été receveur à laporte d’un abattoir, ou sous-inspecteur de salubrité. Enfin, cethomme semblait avoir été l’un des ânes de notre grand moulinsocial, l’un de ces Ratons parisiens qui ne connaissent même pasleurs Bertrands, quelque pivot sur lequel avaient tourné lesinfortunes ou les saletés publiques, enfin l’un de ces hommes dontnous disons, en les voyant : Il en faut pourtant comme ça . Le beauParis ignore ces figures blêmes de souffrances morales ouphysiques. Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde,vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le,décrivez-le&|160;! quelque soin que vous mettiez à le parcourir, àle décrire&|160;; quelque nombreux et intéressés que soient lesexplorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieuvierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres,quelque chose d’inouï, oublié par les plongeurs littéraires. LaMaison-Vauquer est une de ces monstruosités curieuses.

Deux figures y formaient un contraste frappant avec la masse despensionnaires et des habitués. Quoique mademoiselle VictorineTaillefer eût une blancheur maladive semblable à celle des jeunesfilles attaquées de chlorose, et qu’elle se rattachât à lasouffrance générale qui faisait le fond de ce tableau par unetristesse habituelle, par une contenance gênée, par un air pauvreet grêle, néanmoins son visage n’était pas vieux, ses mouvements etsa voix étaient agiles. Ce jeune malheur ressemblait à un arbusteaux feuilles jaunies, franchement planté dans un terrain contraire.Sa physionomie roussâtre, ses cheveux d’un blond fauve, sa tailletrop mince, exprimaient cette grâce que les poètes modernestrouvaient aux statuettes du Moyen Age. Ses yeux gris mélangés denoir exprimaient une douceur, une résignation chrétiennes. Sesvêtements simples, peu coûteux, trahissaient des formes jeunes.Elle était jolie par juxtaposition. Heureuse, elle eût étéravissante : le bonheur est la poésie des femmes, comme la toiletteen est le fard. Si la joie d’un bal eût reflété ses teintes roséessur ce visage pâle&|160;; si les douceurs d’une vie éléganteeussent rempli, eussent vermillonné ces joues déjà légèrementcreusées&|160;; si l’amour eût ranimé ces yeux tristes, Victorineaurait pu lutter avec les plus belles jeunes filles. Il luimanquait ce qui crée une seconde fois la femme, les chiffons et lesbillets doux. Son histoire eût fourni le sujet d’un livre. Son pèrecroyait avoir des raisons pour ne pas la reconnaître, refusait dela garder près de lui, ne lui accordait que six cents francs paran, et avait dénaturé sa fortune, afin de pouvoir la transmettre enentier à son fils. Parente éloignée de la mère de Victorine, quijadis était venue mourir de désespoir chez elle, madame Coutureprenait soin de l’orpheline comme de son enfant. Malheureusement laveuve du Commissaire-Ordonnateur des armées de la République nepossédait rien au monde que son douaire et sa pension&|160;; ellepouvait laisser un jour cette pauvre fille, sans expérience et sansressources, à la merci du monde. La bonne femme menait Victorine àla messe tous les dimanches, à confesse tous les quinze jours, afind’en faire à tout hasard une fille pieuse. Elle avait raison. Lessentiments religieux offraient un avenir à cet enfant désavoué, quiaimait son père, qui tous les ans s’acheminait chez lui pour yapporter le pardon de sa mère&|160;; mais qui, tous les ans, secognait contre la porte de la maison paternelle, inexorablementfermée. Son frère, son unique médiateur, n’était pas venu la voirune seule fois en quatre ans, et ne lui envoyait aucun secours.Elle suppliait Dieu de dessiller les yeux de son père, d’attendrirle cœur de son frère, et priait pour eux sans les accuser. MadameCouture et madame Vauquer ne trouvaient pas assez de mots dans ledictionnaire des injures pour qualifier cette conduite barbare.Quand elles maudissaient ce millionnaire infâme, Victorine faisaitentendre de douces paroles, semblables au chant du ramier blessé,dont le cri de douleur exprime encore l’amour.

Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teintblanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, sesmanières, sa pose habituelle dénotaient le fils d’une famillenoble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditionsde bon goût. S’il était ménager de ses habits, si les joursordinaires il achevait d’user les vêtements de l’an passé,néanmoins il pouvait sortir quelquefois mis comme l’est un jeunehomme élégant. Ordinairement il portait une vieille redingote, unmauvais gilet, la méchante cravate noire, flétrie, mal nouée del’Etudiant, un pantalon à l’avenant et des bottes ressemelées.

Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l’homme dequarante ans, à favoris peints, servait de transition. Il était unde ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard&|160;! Ilavait les épaules larges, le buste bien développé, les musclesapparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées auxphalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Safigure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes dedureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix debasse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisaitpoint. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal,il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée,en disant : Ça me connaît.  » Il connaissait tout d’ailleurs, lesvaisseaux, la mer, la France, l’étranger, les affaires, les hommes,les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu’unse plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Ilavait prêté plusieurs fois de l’argent à madame Vauquer et àquelques pensionnaires&|160;; mais ses obligés seraient mortsplutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme,il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein derésolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, ilannonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le fairereculer devant un crime pour sortir d’une position équivoque. Commeun juge sévère, son oeil semblait aller au fond de toutes lesquestions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Sesmœurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pourdîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, àl’aide d’un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. Luiseul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avecla veuve, qu’il appelait maman en la saisissant par la taille,flatterie peu comprise&|160;! La bonne femme croyait la choseencore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longspour presser cette pesante circonférence. Un trait de son caractèreétait de payer généreusement quinze francs par mois pour le gloriaqu’il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que nel’étaient ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vieparisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui ne les touchaitpas directement, ne se seraient pas arrêtés à l’impression douteuseque leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires deceux qui l’entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni sespensées ni ses occupations. Quoiqu’il eût jeté son apparentebonhomie, sa constante complaisance et sa gaieté comme une barrièreentre les autres et lui, souvent il laissait percer l’épouvantableprofondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal,et par laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, àfouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avecelle-même, devait faire supposer qu’il gardait rancune à l’étatsocial, et qu’il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusementenfoui.

Attirée, peut-être à son insu, par la force de l’un ou par labeauté de l’autre, mademoiselle Taillefer partageait ses regardsfurtifs, ses pensées secrètes, entre ce quadragénaire et le jeuneétudiant&|160;; mais aucun d’eux ne paraissait songer à elle,quoique d’un jour à l’autre le hasard pût changer sa position et larendre un riche parti. D’ailleurs aucune de ces personnes ne sedonnait la peine de vérifier si les malheurs allégués par l’uned’elles étaient faux ou véritables. Toutes avaient les unes pourles autres une indifférence mêlée de défiance qui résultait deleurs situations respectives. Elles se savaient impuissantes àsoulager leurs peines, et toutes avaient en se les contant épuiséla coupe des condoléances. Semblables à de vieux époux, ellesn’avaient plus rien à se dire. Il ne restait donc entre elles queles rapports d’une vie mécanique, le jeu de rouages sans huile.Toutes devaient passer droit dans la rue devant un aveugle, écoutersans émotion le récit d’une infortune, et voir dans une mort lasolution d’un problème de misère qui les rendait froides à la plusterrible agonie. La plus heureuse de ces âmes désolées était madameVauquer, qui trônait dans cet hospice libre. Pour elle seule cepetit jardin, que le silence et le froid, le sec et l’humidefaisaient vaste comme un steppe, était un riant bocage. Pour elleseule cette maison jaune et morne, qui sentait le vert-de-gris ducomptoir, avait des délices. Ces cabanons lui appartenaient. Ellenourrissait ces forçats acquis à des peines perpétuelles, enexerçant sur eux une autorité respectée. Où ces pauvres êtresauraient-ils trouvé dans Paris, au prix où elle les donnait, desaliments sains, suffisants, et un appartement qu’ils étaientmaîtres de rendre, sinon élégant ou commode, du moins propre etsalubre&|160;? Se fût-elle permis une injustice criante, la victimel’aurait supportée sans se plaindre.

Une réunion semblable devait offrir et offrait en petit leséléments d’une société complète. Parmi les dix-huit convives il serencontrait, comme dans les collèges, comme dans le monde, unepauvre créature rebutée, un souffre-douleur sur qui pleuvaient lesplaisanteries. Au commencement de la seconde année, cette figuredevint pour Eugène de Rastignac la plus saillante de toutes cellesau milieu desquelles il était condamné à vivre encore pendant deuxans. Ce Patiras était l’ancien vermicellier, le père Goriot, sur latête duquel un peintre aurait, comme l’historien, fait tomber toutela lumière du tableau. Par quel hasard ce mépris à demi haineux,cette persécution mélangée de pitié, ce non-respect du malheuravaient-ils frappé le plus ancien pensionnaire&|160;? Y avait-ildonné lieu par quelques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreriesque l’on pardonne moins qu’on ne pardonne des vices&|160;? Cesquestions tiennent de près à bien des injustices sociales.Peut-être est-il dans la nature humaine de tout faire supporter àqui souffre tout par humilité vraie, par faiblesse ou parindifférence. N’aimons-nous pas tous à prouver notre force auxdépens de quelqu’un ou de quelque chose&|160;? L’être le plusdébile, le gamin sonne à toutes les portes quand il gèle, ou seglisse pour écrire son nom sur un monument vierge.

Le père Goriot, vieillard de soixante-neuf ans environ, s’étaitretiré chez madame Vauquer, en 1813, après avoir quitté lesaffaires. Il y avait d’abord pris l’appartement occupé par madameCouture, et donnait alors douze cents francs de pension, en hommepour qui cinq louis de plus ou de moins étaient une bagatelle.Madame Vauquer avait rafraîchi les trois chambres de cetappartement moyennant une indemnité préalable qui paya, dit-on, lavaleur d’un méchant ameublement composé de rideaux en calicotjaune, de fauteuils en bois verni couverts en velours d’Utrecht, dequelques peintures à la colle, et de papiers que refusaient lescabarets de la banlieue. Peut-être l’insouciante générosité que mità se laisser attraper le père Goriot, qui vers cette époque étaitrespectueusement nommé monsieur Goriot, le fit-elle considérercomme un imbécile qui ne connaissait rien aux affaires. Goriot vintmuni d’une garde-robe bien fournie, le trousseau magnifique dunégociant qui ne se refuse rien en se retirant du commerce. MadameVauquer avait admiré dix-huit chemises de demi-hollande, dont lafinesse était d’autant plus remarquable que le vermicellier portaitsur son jabot dormant deux épingles unies par une chaînette, etdont chacune était montée d’un gros diamant. Habituellement vêtud’un habit bleu-barbeau, il prenait chaque jour un gilet de piquéblanc, sous lequel fluctuait son ventre piriforme et proéminent,qui faisait rebondir une lourde chaîne d’or garnie de breloques. Satabatière, également en or, contenait un médaillon plein de cheveuxqui le rendaient en apparence coupable de quelques bonnes fortunes.Lorsque son hôtesse l’accusa d’être un galantine il laissa errersur ses lèvres le gai sourire du bourgeois dont on a flatté ledada. Ses ormoires (il prononçait ce mot à la manière du menupeuple) furent remplies par la nombreuse argenterie de son ménage.Les yeux de la veuve s’allumèrent quand elle l’aida complaisammentà déballer et ranger les louches, les cuillers à ragoût, lescouverts, les huiliers, les saucières, plusieurs plats, desdéjeuners en vermeil, enfin des pièces plus ou moins belles, pesantun certain nombre de marcs, et dont il ne voulait pas se défaire.Ces cadeaux lui rappelaient les solennités de sa vie domestique.Ceci, dit-il à madame Vauquer en serrant un plat et une petiteécuelle dont le couvercle représentait deux tourterelles qui sebecquetaient, est le premier présent que m’a fait ma femme, le jourde notre anniversaire. Pauvre bonne&|160;! elle y avait consacréses économies de demoiselle. Voyez-vous, madame&|160;? j’aimeraismieux gratter la terre avec mes ongles que de me séparer de cela.Dieu merci&|160;! je pourrai prendre dans cette écuelle mon cafétous les matins durant le reste de mes jours. Je ne suis pas àplaindre, j’ai sur la planche du pain de cuit pour longtemps. « Enfin, madame Vauquer avait bien vu, de son oeil de pie, quelquesinscriptions sur le Grand Livre qui, vaguement additionnées,pouvaient faire à cet excellent Goriot un revenu d’environ huit àdix mille francs. Dès ce jour, madame Vauquer, née de Conflans, quiavait alors quarante-huit ans effectifs et n’en acceptait quetrente-neuf, eut des idées. Quoique le larmier des yeux de Goriotfût retourné, gonflé, pendant, ce qui l’obligeait à les essuyerassez fréquemment, elle lui trouva l’air agréable et comme il faut.D’ailleurs son mollet charnu, saillant, pronostiquait, autant queson long nez carré, des qualités morales auxquelles paraissaittenir la veuve, et que confirmait la face lunaire et naïvementniaise du bonhomme. Ce devait être une bête solidement bâtie,capable de dépenser tout son esprit en sentiment. Ses cheveux enailes de pigeon, que le coiffeur de l’Ecole Polytechnique vint luipoudrer tous les matins, dessinaient cinq pointes sur son frontbas, et décoraient bien sa figure. Quoique un peu rustaud, il étaitsi bien tiré à quatre épingles, il prenait si richement en tabac,il le humait en homme si sûr de toujours avoir sa tabatière pleinede macouba, que le jour où monsieur Goriot s’installa chez elle,madame Vauquer se coucha le soir en rôtissant, comme une perdrixdans sa barde, au feu du désir qui la saisit de quitter le suairede Vauquer pour renaître en Goriot. Se marier, vendre sa pension,donner le bras à cette fine fleur de bourgeoisie, devenir une damenotable dans le quartier, y quêter pour les indigents, faire depetites parties le dimanche à Choisy, Soissy, Gentilly&|160;; allerau spectacle à sa guise, en loge, sans attendre les billetsd’auteur que lui donnaient quelques-uns de ses pensionnaires, aumois de juillet : elle rêva tout l’Eldorado des petits ménagesparisiens. Elle n’avait avoué à personne qu’elle possédait quarantemille francs amassés sou à sou. Certes elle se croyait, sous lerapport de la fortune, un parti sortable.  » Quant au reste, je vauxbien le bonhomme&|160;!  » se dit-elle ne se retournant dans sonlit, comme pour s’attester à elle-même des charmes que la grosseSylvie trouvait chaque matin moulés en creux.

Dès ce jour, pendant environ trois mois, la veuve Vauquerprofita du coiffeur de monsieur Goriot, et fit quelques frais detoilette, excusés par la nécessité de donner à sa maison un certaindécorum en harmonie avec les personnes honorables qui lafréquentaient. Elle s’intrigua beaucoup pour changer le personnelde ses pensionnaires, en affichant la prétention de n’accepterdésormais que les gens les plus distingués sous tous les rapports.Un étranger se présentait-il, elle lui vantait la préférence quemonsieur Goriot, un des négociants les plus notables et les plusrespectables de Paris, lui avait accordée. Elle distribua desprospectus en tête desquels se lisait : MAISON-VAUQUER.  » C’était,disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensionsbourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréablessur la vallée des Gobelins (on l’apercevait du troisième étage), etun joli jardin, au bout duquel S’ETENDAIT une ALLEE de tilleuls. « Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus luiamena madame la comtesse de l’Ambermesnil, femme de trente-six ans,qui attendait la fin de la liquidation et le règlement d’unepension qui lui était due, en qualité de veuve d’un général mortsur les champs de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit dufeu dans les salons pendant près de six mois, et tint si bien lespromesses de son prospectus, qu’elle y mit du sien . Aussi lacomtesse disait-elle à madame Vauquer, en l’appelant chère amie ,qu’elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve ducolonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient auMarais leur terme dans une pension plus coûteuse que ne l’était laMaison-Vauquer. Ces dames seraient d’ailleurs fort à leur aisequand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail.  » Mais,disait-elle, les Bureaux ne terminent rien.  » Les deux veuvesmontaient ensemble après le dîner dans la chambre de madameVauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis etmangeant des friandises réservées pour la bouche de la maîtresse.Madame de l’Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son hôtessesur le Goriot, vues excellentes, qu’elle avait d’ailleurs devinéesdès le premier jour&|160;; elle le trouvait un homme parfait.

– Ah&|160;! ma chère dame, un homme sain comme mon oeil, luidisait la veuve, un homme parfaitement conservé, et qui peut donnerencore bien de l’agrément à une femme.

La comtesse fit généreusement des observations à madame Vauquersur sa mise, qui n’était pas en harmonie avec ses prétentions.  » Ilfaut vous mettre sur le pied de guerre « , lui dit-elle. Après biendes calculs, les deux veuves allèrent ensemble au Palais-Royal, oùelles achetèrent, aux Galeries de Bois, un chapeau à plumes et unbonnet. La comtesse entraîna son amie au magasin de La PetiteJeannette , où elles choisirent une robe et une écharpe. Quand cesmunitions furent employées, et que la veuve fut sous les armes,elle ressembla parfaitement à l’enseigne du Bœuf à la mode .Néanmoins elle se trouva si changée à son avantage, qu’elle se crutl’obligée de la comtesse, et, quoique peu donnante , elle la priad’accepter un chapeau de vingt francs. Elle comptait, à la vérité,lui demander le service de sonder Goriot et de la faire valoirauprès de lui. Madame de l’Ambermesnil se prêta fort amicalement àce manège, et cerna le vieux vermicellier avec lequel elle réussità avoir une conférence&|160;; mais après l’avoir trouvé pudibond,pour ne pas dire réfractaire aux tentatives que lui suggéra sondésir particulier de le séduire pour son propre compte, elle sortitrévoltée de sa grossièreté.

– Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vous ne tirerez rien decet homme-là&|160;! il est ridiculement défiant, c’est ungrippe-sou, une bête, un sot, qui ne vous causera que dudésagrément.

Il y eut entre monsieur Goriot et madame de l’Ambermesnil deschoses telles que la comtesse ne voulut même plus se trouver aveclui. Le lendemain, elle partit en oubliant de payer six mois depension, et en laissant une défroque prisée cinq francs. Quelqueâpreté que madame Vauquer mît à ses recherches, elle ne put obteniraucun renseignement dans Paris sur la comtesse de l’Ambermesnil.Elle parlait souvent de cette déplorable affaire, en se plaignantde son trop de confiance, quoiqu’elle fût plus méfiante que nel’est une chatte&|160;; mais elle ressemblait à beaucoup depersonnes qui se défient de leurs proches, et se livrent au premiervenu. Fait moral, bizarre, mais vrai, dont la racine est facile àtrouver dans le cœur humain. Peut-être certaines gens n’ont-ilsplus rien à gagner auprès des personnes avec lesquelles ilsvivent&|160;; après leur avoir montré le vide de leur âme, ils sesentent secrètement jugés par elles avec une sévéritéméritée&|160;; mais, éprouvant un invincible besoin de flatteriesqui leur manquent, ou dévorés par l’envie de paraître posséder lesqualités qu’ils n’ont pas, ils espèrent surprendre l’estime ou lecœur de ceux qui leur sont étrangers, au risque d’en déchoir unjour. Enfin il est des individus nés mercenaires qui ne font aucunbien à leurs amis ou à leurs proches, parce qu’ils ledoivent&|160;; tandis qu’en rendant service à des inconnus, ils enrecueillent un gain d’amour-propre : plus le cercle de leursaffections est près d’eux, moins ils aiment&|160;; plus il s’étend,plus serviables ils sont. Madame Vauquer tenait sans doute de cesdeux natures, essentiellement mesquines, fausses, exécrables.

– Si j’avais été ici, lui disait alors Vautrin, ce malheur nevous serait pas arrivé&|160;! je vous aurais joliment dévisagécette farceuse-là. Je connais leurs frimousses .

Comme tous les esprits rétrécis, madame Vauquer avait l’habitudede ne pas sortir du cercle des événements, et de ne pas juger leurscauses. Elle aimait à s’en prendre à autrui de ses propres fautes.Quand cette perte eut lieu, elle considéra l’honnête vermicelliercomme le principe de son infortune, et commença dès lors,disait-elle, à se dégriser sur son compte. Lorsqu’elle eut reconnul’inutilité de ses agaceries et de ses frais de représentation,elle ne tarda pas à en deviner la raison. Elle s’aperçut alors queson pensionnaire avait déjà, selon son expression, ses allures.Enfin il lui fut prouvé que son espoir si mignonnement caresséreposait sur une base chimérique, et qu’elle ne tirerait jamaisrien de cet homme-là, suivant le mot énergique de la comtesse, quiparaissait être une connaisseuse. Elle alla nécessairement plusloin en aversion qu’elle n’était allée dans son amitié. Sa haine nefut pas en raison de son amour, mais de ses espérances trompées. Sile cœur humain trouve des repos en montant les hauteurs del’affection, il s’arrête rarement sur la pente rapide dessentiments haineux. Mais monsieur Goriot était son pensionnaire, laveuve fut donc obligée de réprimer les explosions de sonamour-propre blessé, d’enterrer les soupirs que lui causa cettedéception, et de dévorer ses désirs de vengeance, comme un moinevexé par son prieur. Les petits esprits satisfont leurs sentiments,bons ou mauvais, par des petitesses incessantes. La veuve employasa malice de femme à inventer de sourdes persécutions contre savictime. Elle commença par retrancher les superfluités introduitesdans sa pension.  » Plus de cornichons, plus d’anchois : c’est desduperies&|160;!  » dit-elle à Sylvie, le matin où elle rentra dansson ancien programme. Monsieur Goriot était un homme frugal, chezqui la parcimonie nécessaire aux gens qui font eux-mêmes leurfortune était dégénérée en habitude. La soupe, le bouilli, un platde légumes, avaient été, devaient toujours être son dîner deprédilection. Il fut donc bien difficile à madame Vauquer detourmenter son pensionnaire, de qui elle ne pouvait en rienfroisser les goûts. Désespérée de rencontrer un homme inattaquable,elle se mit à le déconsidérer, et fit ainsi partager son aversionpour Goriot par ses pensionnaires, qui, par amusement, servirentses vengeances. Vers la fin de la première année, la veuve en étaitvenue à un tel degré de méfiance, qu’elle se demandait pourquoi cenégociant, riche de sept à huit mille livres de rente, quipossédait une argenterie superbe et des bijoux aussi beaux que ceuxd’une fille entretenue, demeurait chez elle, en lui payant unepension si modique relativement à sa fortune. Pendant la plusgrande partie de cette première année, Goriot avait souvent dînédehors une ou deux fois par semaine&|160;; puis, insensiblement, ilen était arrivé à ne plus dîner en ville que deux fois par mois.Les petites parties fines du sieur Goriot convenaient trop bien auxintérêts de madame Vauquer pour quelle ne fût pas mécontente del’exactitude progressive avec laquelle son pensionnaire prenait sesrepas chez elle. Ces changements furent attribués autant à unelente diminution de fortune qu’au désir de contrarier son hôtesse.Une des plus détestables habitudes de ces esprits lilliputiens estde supposer leurs petitesses chez les autres. Malheureusement, à lafin de la deuxième année, monsieur Goriot justifia les bavardagesdont il était l’objet, en demandant à madame Vauquer de passer ausecond étage, et de réduire sa pension à neuf cents francs. Il eutbesoin d’une si stricte économie qu’il ne fit plus de feu chez luipendant l’hiver. La veuve Vauquer voulut être payée d’avance&|160;;à quoi consentit monsieur Goriot, que dès lors elle nomma le pèreGoriot. Ce fut à qui devinerait les causes de cette décadence.Exploration difficile&|160;! Comme l’avait dit la fausse comtesse,le père Goriot était un sournois, un taciturne. Suivant la logiquedes gens à tête vide, tous indiscrets parce qu’ils n’ont que desriens à dire, ceux qui ne parlent pas de leurs affaires en doiventfaire de mauvaises. Ce négociant si distingué devint donc unfripon, ce galantin fut un vieux drôle. Tantôt, selon Vautrin, quivint vers cette époque habiter la Maison-Vauquer, le père Goriotétait un homme qui allait à la Bourse et qui, suivant uneexpression assez énergique de la langue financière, carottait surles rentes après s’y être ruiné. Tantôt c’était un de ces petitsjoueurs qui vont hasarder et gagner tous les soirs dix francs aujeu. Tantôt on en faisait un espion attaché à la hautepolice&|160;; mais Vautrin prétendait qu’il n’était pas assez rusépour en être . Le père Goriot était encore un avare qui prêtait àla petite semaine, un homme qui nourrissait des numéros à laloterie. On en faisait tout ce que le vice, la honte, l’impuissanceengendrent de plus mystérieux. Seulement, quelque ignobles quefussent sa conduite ou ses vices, l’aversion qu’il inspiraitn’allait pas jusqu’à le faire bannir : il payait sa pension. Puisil était utile, chacun essayait sur lui sa bonne ou mauvaise humeurpar des plaisanteries ou par des bourrades. L’opinion quiparaissait plus probable, et qui fut généralement adoptée, étaitcelle de madame Vauquer. À l’entendre, cet homme si bien conservé,sain comme son oeil et avec lequel on pourrait avoir encorebeaucoup d’agrément, était un libertin qui avait des goûtsétranges. Voici sur quels faits la veuve Vauquer appuyait sescalomnies. Quelques mois après le départ de cette désastreusecomtesse qui avait su vivre pendant six mois à ses dépens, unmatin, avant de se lever, elle entendit dans son escalier lefroufrou d’une robe de soie et le pas mignon d’une femme jeune etlégère qui filait chez Goriot, dont la porte s’était intelligemmentouverte. Aussitôt la grosse Sylvie vint dire à sa maîtresse qu’unefille trop jolie pour être honnête, mise comme une divinité ,chaussée en brodequins de prunelle qui n’étaient pas crottés, avaitglissé comme une anguille de la rue jusqu’à la cuisine, et luiavait demandé l’appartement de monsieur Goriot. Madame Vauquer etsa cuisinière se mirent aux écoutes, et surprirent plusieurs motstendrement prononcés pendant la visite, qui dura quelque temps.Quand monsieur Goriot reconduisit sa dame , la grosse Sylvie pritaussitôt son panier, et feignit d’aller au marché, pour suivre lecouple amoureux.

– Madame, dit-elle à sa maîtresse en revenant, il faut quemonsieur Goriot soit diantrement riche tout de même, pour lesmettre sur ce pied-là. Figurez-vous qu’il y avait au coin del’estrapade un superbe équipage dans lequel elle est montée.

Pendant le dîner, madame Vauquer alla tirer un rideau pourempêcher que Goriot ne fût incommodé par le soleil dont un rayonlui tombait sur les yeux.

– Vous êtes aimé des belles, monsieur Goriot, le soleil vouscherche, dit-elle en faisant allusion à la visite qu’il avaitreçue. Peste&|160;! vous avez bon goût, elle était bien jolie.

– C’était ma fille, dit-il avec une sorte d’orgueil dans lequelles pensionnaires voulurent voir la fatuité d’un vieillard quigarde les apparences.

Un mois après cette visite, monsieur Goriot en reçut une autre.Sa fille qui, la première fois, était venue en toilette du matin,vint après le dîner et habillée comme pour aller dans lemonde&|160;! Les pensionnaires, occupés à causer dans le salon,purent voir en elle une jolie blonde, mince de taille, gracieuse,et beaucoup trop distinguée pour être la fille d’un pèreGoriot.

– Et de deux&|160;! dit la grosse Sylvie, qui ne la reconnutpas.

Quelques jours après, une autre fille, grande et bien faite,brune, à cheveux noirs et à l’oeil vif, demanda monsieurGoriot.

– Et de trois&|160;! dit Sylvie.

Cette seconde fille, qui la première fois était aussi venue voirson père le matin, vint quelques jours après, le soir, en toilettede bal et en voiture.

– Et de quatre&|160;! dirent madame Vauquer et la grosse Sylvie,qui ne reconnurent dans cette grande dame aucun vestige de la fillesimplement mise le matin où elle fit sa première visite.

Goriot payait encore douze cents francs de pension. MadameVauquer trouva tout naturel qu’un homme riche eût quatre ou cinqmaîtresses, et le trouva même fort adroit de les faire passer pourses filles. Elle ne se formalisa point de ce qu’il les mandait dansla Maison-Vauquer. Seulement, comme ces visites lui expliquaientl’indifférence de son pensionnaire à son égard, elle se permit, aucommencement de la deuxième année, de l’appeler vieux matou .Enfin, quand son pensionnaire tomba dans les neuf cents francs,elle lui demanda fort insolemment ce qu’il comptait faire de samaison, en voyant descendre une de ces dames. Le père Goriot luirépondit que cette dame était sa fille&|160;; aînée.

– Vous en avez donc trente-six, des filles&|160;? dit aigrementmadame Vauquer.

– Je n’en ai que deux, répliqua le pensionnaire avec la douceurd’un homme ruiné qui arrive à toutes les docilités de lamisère.

Vers la fin de la troisième année, le père Goriot réduisitencore ses dépenses, en montant au troisième étage et en se mettantà quarante-cinq francs de pension par mois. Il se passa de tabac,congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le pèreGoriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesselaissa échapper une exclamation de surprise en apercevant lacouleur de ses cheveux, ils étaient d’un gris sale et verdâtre. Saphysionomie, que des chagrins secrets avaient insensiblement rendueplus triste de jour en jour, semblait la plus désolée de toutescelles qui garnissaient la table. Il n’y eut alors plus aucundoute. Le père Goriot était un vieux libertin dont les yeuxn’avaient été préservés de la maligne influence des remèdesnécessités par ses maladies que par l’habileté d’un médecin. Lacouleur dégoûtante de ses cheveux provenait de ses excès et desdrogues qu’il avait prises pour les continuer. L’état physique etmoral du bonhomme donnait raison à ces radotages. Quand sontrousseau fut usé, il acheta du calicot à quatorze sous l’aune pourremplacer son beau linge. Ses diamants, sa tabatière d’or, sachaîne, ses bijoux, disparurent un à un. Il avait quitté l’habitbleu-barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver,une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre,et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivementmaigre&|160;; ses mollets tombèrent&|160;; sa figure, bouffie parle contentement d’un bonheur bourgeois, se vida démesurément&|160;;son front se plissa, sa mâchoire se dessina. Durant la quatrièmeannée de son établissement rue Neuve-Sainte-Geneviève, il ne seressemblait plus. Le bon vermicellier de soixante-deux ans qui neparaissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, fraisde bêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, quiavait quelque chose de jeune dans le sourire, semblait être unseptuagénaire hébété, vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivacesprirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, nelarmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang.Aux uns, il faisait horreur&|160;; aux autres, il faisait pitié. Dejeunes étudiants en Médecine, ayant remarqué l’abaissement de salèvre inférieure et mesuré le sommet de son angle facial, ledéclarèrent atteint de crétinisme, après l’avoir longtempshouspillé sans en rien tirer. Un soir, après le dîner, madameVauquer lui ayant dit en manière de raillerie :  » Eh bien&|160;!elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles&|160;?  » enmettant en doute sa paternité, le père Goriot tressaillit comme sison hôtesse l’eût piqué avec un fer.

– Elles viennent quelquefois, répondit-il d’une voix émue.

– Ah&|160;! ah&|160;! vous les voyez encore quelquefois&|160;!s’écrièrent les étudiants. Bravo, père Goriot&|160;!

Mais le vieillard n’entendit pas les plaisanteries que saréponse lui attirait, il était retombé dans un état méditatif queceux qui l’observaient superficiellement prenaient pour unengourdissement sénile dû à son défaut d’intelligence. S’ilsl’avaient bien connu, peut-être auraient-ils été vivementintéressés par le problème que présentait sa situation physique etmorale&|160;; mais rien n’était plus difficile. Quoiqu’il fût aiséde savoir si Goriot avait réellement été vermicelier, et quel étaitle chiffre de sa fortune, les vieilles gens dont la curiosités’éveilla sur son compte ne sortaient pas du quartier et vivaientdans la pension comme des huîtres sur un rocher. Quant aux autrespersonnes, l’entraînement particulier de la vie parisienne leurfaisait oublier, en sortant de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, lepauvre vieillard dont ils se moquaient. Pour ces esprits étroits,comme pour ces jeunes gens insouciants, la sèche misère du pèreGoriot et sa stupide attitude étaient incompatibles avec unefortune et une capacité quelconques. Quant aux femmes qu’il nommaitses filles, chacun partageait l’opinion de madame Vauquer, quidisait, avec la logique sévère que l’habitude de tout supposerdonne aux vieilles femmes occupées à bavarder pendant leurs soirées:  » Si le père Goriot avait des filles aussi riches queparaissaient l’être toutes les dames qui sont venues le voir, il neserait pas dans ma maison, au troisième, à quarante-cinq francs parmois, et n’irait pas vêtu comme un pauvre.  » Rien ne pouvaitdémentir ces inductions. Aussi, vers la fin du mois de novembre1819, époque à laquelle éclata ce drame, chacun dans la pensionavait-il des idées arrêtées sur le pauvre vieillard. Il n’avaitjamais eu ni fille ni femme&|160;; l’abus des plaisirs en faisaitun colimaçon, un mollusque anthropomorphe à classer dans lesCasquettiferes , disait un employé au Muséum, un des habitués àcachet. Poiret était un aigle, un gentleman auprès de Goriot.Poiret parlait, raisonnait, répondait, il ne disait rien, à lavérité, en parlant, raisonnant ou répondant, car il avaitl’habitude de répéter en d’autres termes ce que les autresdisaient&|160;; mais il contribuait à la conversation, il étaitvivant, il paraissait sensible&|160;; tandis que le père Goriot,disait encore l’employé au Muséum, était constamment à zéro deRéaumur.

Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d’espritque doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceuxauxquels une position difficile communique momentanément lesqualités des hommes d’élite. Pendant sa première année de séjour àParis, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendredans la Faculté l’avait laissé libre de goûter les délices visiblesdu Paris matériel. Un étudiant n’a pas trop de temps s’il veutconnaître le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues dulabyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue ets’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale&|160;; fouillerles bons et les mauvais endroits, suivre les cours qui amusent,inventorier les richesses des musées. Un étudiant se passionnealors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a songrand homme, un professeur du Collège de France, payé pour se tenirà la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se posepour la femme des premières galeries de l’Opéra-Comique. Dans cesinitiations successives, il se dépouille de son aubier, agranditl’horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition descouches humaines qui composent la société. S’il a commencé paradmirer les voitures au défilé des Champs-Elysées par un beausoleil, il arrive bientôt à les envier. Eugène avait subi cetapprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoirété reçu bachelier en Lettres et bachelier en Droit. Ses illusionsd’enfance, ses idées de province avaient disparu. Son intelligencemodifiée, son ambition exaltée lui firent voir juste au milieu dumanoir paternel, au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deuxfrères, ses deux sœurs, et une tante dont la fortune consistait enpensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domained’un revenu d’environ trois mille francs était soumis àl’incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, etnéanmoins il fallait en extraire chaque année douze cents francspour lui. L’aspect de cette constante détresse qui lui étaitgénéreusement cachée, la comparaison qu’il fut forcé d’établirentre ses sœurs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, etles femmes de Paris, qui lui avaient réalisé le type d’une beautérêvée, l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposaitsur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer lesplus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec lesmarcs de pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles àconsigner ici, décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrentsoif des distinctions. Comme il arrive aux âmes grandes, il voulutne rien devoir qu’à son mérite. Mais son esprit était éminemmentméridional&|160;; à l’exécution, ses déterminations devaient doncêtre frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gensquand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel côtédiriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. Sid’abord il voulut se jeter à corps perdu dans le travail, séduitbientôt par la nécessité de se créer des relations, il remarquacombien les femmes ont d’influence sur la vie sociale, et avisasoudain à se lancer dans le monde, afin d’y conquérir desprotectrices : devaient-elles manquer à un jeune homme ardent etspirituel dont l’esprit et l’ardeur étaient rehaussés par unetournure élégante et par une sorte de beauté nerveuse à laquelleles femmes se laissent prendre volontiers&|160;? Ces idéesl’assaillirent au milieu des champs, pendant les promenades quejadis il faisait gaiement avec ses sœurs, qui le trouvèrent bienchangé. Sa tante, madame de Marcillac, autrefois présentée à laCour, y avait connu les sommités aristocratiques. Tout à coup lejeune ambitieux reconnut, dans les souvenirs dont sa tante l’avaitsi souvent bercé, les éléments de plusieurs conquêtes sociales, aumoins aussi importantes que celles qu’il entreprenait à l’Ecole deDroit&|160;; il la questionna sur les liens de parenté quipouvaient encore se renouer. Après avoir secoué les branches del’arbre généalogique, la vieille dame estima que, de toutes lespersonnes qui pouvaient servir son neveu parmi la gent égoïste desparents riches, madame la vicomtesse de Beauséant serait la moinsrécalcitrante. Elle écrivit à cette jeune femme une lettre dansl’ancien style, et la remit à Eugène, en lui disant que, s’ilréussissait auprès de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver sesautres parents. Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoyala lettre de sa tante à madame de Beauséant. La vicomtesse réponditpar une invitation de bal pour le lendemain.

Telle était la situation générale de la pension bourgeoise à lafin du mois de novembre 1819. Quelques jours plus tard, Eugène,après être allé au bal de madame de Beauséant, rentra vers deuxheures dans la nuit. Afin de regagner le temps perdu, le courageuxétudiant s’était promis, en dansant, de travailler jusqu’au matin.Il allait passer la nuit pour la première fois au milieu de cesilencieux quartier, car il s’était mis sous le charme d’une fausseénergie en voyant les splendeurs du monde. Il n’avait pas dîné chezmadame Vauquer. Les pensionnaires purent donc croire qu’il nereviendrait du bal que le lendemain matin au petit jour, comme ilétait quelquefois rentré des fêtes du Prado ou des bals de l’Odéon,en crottant ses bas de soie et gauchissant ses escarpins. Avant demettre les verrous à la porte, Christophe l’avait ouverte pourregarder dans la rue. Rastignac se présenta dans ce moment, et putmonter à sa chambre sans faire de bruit, suivi de Christophe qui enfaisait beaucoup. Eugène se déshabilla, se mit en pantoufles, pritune méchante redingote, alluma son feu de mottes, et se préparalestement au travail, en sorte que Christophe couvrit encore par letapage de ses gros souliers les apprêts peu bruyants du jeunehomme. Eugène resta pensif pendant quelques moments avant de seplonger dans ses livres de Droit. Il venait de reconnaître enmadame la vicomtesse de Beauséant l’une des reines de la mode àParis, et dont la maison passait pour être la plus agréable dufaubourg Saint-Germain. Elle était d’ailleurs, et par son nom etpar sa fortune, l’une des sommités du monde aristocratique. Grâce àsa tante de Marcillac, le pauvre étudiant avait été bien reçu danscette maison, sans connaître l’étendue de cette faveur. Etre admisdans ces salons dorés équivalait à un brevet de haute noblesse. Ense montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, ilavait conquis le droit d’aller partout. Ebloui par cette brillanteassemblée, ayant à peine échangé quelques paroles avec lavicomtesse, Eugène s’était contenté de distinguer, parmi la fouledes déités parisiennes qui se pressaient dans ce raout, une de cesfemmes que doit adorer tout d’abord un jeune homme. La comtesseAnastasie de Restaud, grande et bien faite, passait pour avoirl’une des plus jolies tailles de Paris. Figurez-vous de grands yeuxnoirs, une main magnifique, un pied bien découpé, du feu dans lesmouvements, une femme que le marquis de Ronquerolles nommait uncheval de pur sang. Cette finesse de nerfs ne lui ôtait aucunavantage&|160;; elle avait les formes pleines et rondes, sansqu’elle pût être accusée de trop d’embonpoint. Cheval de pur sang,femme de race , ces locutions commençaient à remplacer les anges duciel, les figures ossianiques, toute l’ancienne mythologieamoureuse repoussée par le dandysme. Mais pour Rastignac, madameAnastasie de Restaud fut la femme désirable. Il s’était ménagé deuxtours dans la liste des cavaliers écrite sur l’éventail, et avaitpu lui parler pendant la première contredanse.- Où vous rencontrerdésormais, madame&|160;? lui avait-il dit brusquement avec cetteforce de passion qui plaît tant aux femmes.- Mais, dit-elle, auBois, aux Bouffons, chez moi, partout.

Et l’aventureux Méridional s’était empressé de se lier aveccette délicieuse comtesse, autant qu’un jeune homme peut se lieravec une femme pendant une contredanse et une valse. En se disantcousin de madame de Beauséant, il fut invité par cette femme, qu’ilprit pour une grande dame, et eut ses entrées chez elle. Au derniersourire qu’elle lui jeta, Rastignac crut sa visite nécessaire. Ilavait eu le bonheur de rencontrer un homme qui ne s’était pas moquéde son ignorance, défaut mortel au milieu des illustresimpertinents de l’époque, les Maulincourt, les Ronquerolles, lesMaxime de Trailles, les de Marsay, les Ajuda-Pinto, les Vandenesse,qui étaient là dans la gloire de leurs fatuités et mêlés aux femmesles plus élégantes, lady Grandon, la duchesse de Langeais, lacomtesse de Kergarouët, madame de Sérisy, la duchesse deCarigliano, la comtesse Ferraud, madame de Lanty, la marquised’Aiglemont, madame Firmiani, la marquise de Listomère et lamarquise d’Espard, la duchesse de Maufrigneuse et les Grandlieu.Heureusement donc, le naïf étudiant tomba sur le marquis deMontriveau, l’amant de la duchesse de Langeais, un général simplecomme un enfant, qui lui apprit que la comtesse de Restauddemeurait rue du Helder. Etre jeune, avoir soif du monde, avoirfaim d’une femme, et voir s’ouvrir pour soi deux maisons&|160;!mettre le pied au faubourg Saint-Germain chez la vicomtesse deBeauséant, le genou dans la Chaussée-d’Antin chez la comtesse deRestaud plonger d’un regard dans les salons de Paris en enfilade,et se croire assez joli garçon pour y trouver aide et protectiondans un cœur de femme&|160;! se sentir assez ambitieux pour donnerun superbe coup de pied à la corde roide sur laquelle il fautmarcher avec l’assurance du sauteur qui ne tombera pas, et avoirtrouvé dans une charmante femme le meilleur des balanciers&|160;!Avec ces pensées et devant cette femme qui se dressait sublimeauprès d’un feu de mottes, entre le Code et la misère, qui n’auraitcomme Eugène sondé l’avenir par une méditation, qui ne l’auraitmeublé de succès&|160;? Sa pensée vagabonde escomptait si drûmentses joies futures qu’il se croyait auprès de madame de Restaudquand un soupir semblable à un ban de saint joseph troubla lesilence de la nuit, retentit au cœur du jeune homme de manière à lelui faire prendre pour le râle d’un moribond. Il ouvrit doucementla porte, et quand il fut dans le corridor, il aperçut une ligne delumière tracée au bas de la porte du père Goriot. Eugène craignitque son voisin ne se trouvât indisposé, il approcha son oeil de laserrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé detravaux qui lui parurent trop criminels pour qu’il ne crût pasrendre service à la société en examinant bien ce que machinaitnuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sansdoute avait attaché sur la barre d’une table renversée un plat etune espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câbleautour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une sigrande force qu’il les tordait vraisemblablement pour les convertiren lingots.- Peste&|160;! quel homme&|160;! se dit Rastignac envoyant le bras nerveux du vieillard qui, à l’aide de cette corde,pétrissait sans bruit l’argent doré, comme une pâte. Mais serait-cedonc un voleur ou un receleur qui, pour se livrer plus sûrement àson commerce, affecterait la bêtise, l’impuissance, et vivrait enmendiant&|160;? se dit Eugène en se relevant un moment. L’étudiantappliqua de nouveau son oeil à la serrure. Le père Goriot, quiavait déroulé son câble, prit la masse d’argent, la mit sur latable après y avoir étendu sa couverture, et l’y roula pourl’arrondir en barre, opération dont il s’acquitta avec une facilitémerveilleuse.- Il serait donc aussi fort que l’était Auguste, roide Pologne&|160;? se dit Eugène quand la barre ronde fut à peu prèsfaçonnée. Le père Goriot regarda tristement son ouvrage, des larmessortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave à la lueur duquelil avait tordu ce vermeil, et Eugène l’entendit se coucher enpoussant un soupir.- Il est fou, pensa l’étudiant.

– Pauvre enfant&|160;! dit à haute voix le père Goriot.

A cette parole, Rastignac jugea prudent de garder le silence surcet événement, et de ne pas inconsidérément condamner son voisin.Il allait rentrer quand il distingua soudain un bruit assezdifficile à exprimer, et qui devait être produit par des hommes enchaussons de lisière montant l’escalier. Eugène prêta l’oreille, etreconnut en effet le son alternatif de la respiration de deuxhommes. Sans avoir entendu ni le cri de la porte ni les pas deshommes, il vit tout à coup une faible lueur au second étage, chezmonsieur Vautrin.- Voilà bien des mystères dans une pensionbourgeoise&|160;! se dit-il. Il descendit quelques marches, se mità écouter, et le son de l’or frappa son oreille. Bientôt la lumièrefut éteinte, les deux respirations se firent entendre derechef sansque la porte eût crié. Puis, à mesure que les deux hommesdescendirent, le bruit alla s’affaiblissant.

– Qui va là&|160;? cria madame Vauquer en ouvrant la fenêtre desa chambre.

– C’est moi qui rentre, maman Vauquer, dit Vautrin de sa grossevoix.

– C’est singulier&|160;! Christophe avait mis le verrou, se ditEugène en rentrant dans sa chambre. Il faut veiller pour biensavoir ce qui se passe autour de soi, dans Paris. Détourné par cespetits événements de sa méditation ambitieusement amoureuse, il semit au travail. Distrait par les soupçons qui lui venaient sur lecompte du père Goriot plus distrait encore par la figure de madamede Restaud, qui de moments en moments se posait devant lui comme lamessagère d’une brillante destinée, il finit par se coucher et pardormir à poings fermés. Sur dix nuits promises au travail par lesjeunes gens, ils en donnent sept au sommeil. Il faut avoir plus devingt ans pour veiller.

Le lendemain matin régnait à Paris un de ces épais brouillardsqui l’enveloppent et l’embrument si bien que les gens les plusexacts sont trompés par le temps. Les rendez-vous d’affaires semanquent. Chacun se croit à huit heures quand midi sonne. Il étaitneuf heures et demie, madame Vauquer n’avait pas encore bougé deson lit. Christophe et la grosse Sylvie, attardés aussi, prenaienttranquillement leur café, préparé avec les couches supérieures dulait destiné aux pensionnaires, et que Sylvie faisait longtempsbouillir, afin que madame Vauquer ne s’aperçût pas de cette dîmeillégalement levée.

– Sylvie, dit Christophe en mouillant sa première rôtie,monsieur Vautrin, qu’est un bon homme tout de même, a encore vudeux personnes cette nuit. Si madame s’en inquiétait, ne faudraitrien lui dire.

– Vous a-t-il donné quelque chose&|160;?

– Il m’a donné cent sous pour son mois, une manière de me dire : » Tais-toi.  »

– Sauf lui et madame Couture, qui ne sont pas regardants, lesautres voudraient nous retirer de la main gauche ce qu’ils nousdonnent de la main droite au jour de l’an, dit Sylvie.

– Encore, qu’est-ce qu’ils donnent&|160;! fit Christophe, uneméchante pièce et de cent sous. Voilà depuis deux ans le pèreGoriot qui fait ses souliers lui-même. Ce grigou de Poiret se passede cirage, et le boirait plutôt que de le mettre à ses savates.Quant au gringalet d’étudiant, il me donne quarante sous. Quarantesous ne payent pas mes brosses, et il vend ses vieux habits,par-dessus le marché. Qué baraque&|160;!

– Bah&|160;! fit Sylvie en buvant de petites gorgées de café,nos places sont encore les meilleures du quartier : on y vit bien.Mais, à propos de gros papa Vautrin, Christophe, vous a-t-on ditquelque chose&|160;?

– Oui, j’ai rencontré il y a quelques jours un monsieur dans larue, qui m’a dit :- N’est-ce pas chez vous que demeure un grosmonsieur qui a des favoris qu’il teint&|160;? Moi j’ai dit :  » Non,monsieur, il ne les teint pas. Un homme gai comme lui, il n’en apas le temps.  » J’ai donc dit ça à monsieur Vautrin, qui m’arépondu :  » Tu as bien fait, mon garçon&|160;! Réponds toujourscomme ça. Rien n’est plus désagréable que de laisser connaître nosinfirmités. Ça peut faire manquer des mariages.  »

– Eh bien&|160;! à moi, au marché, on a voulu m’englauder aussipour me faire dire si je lui voyais passer sa chemise. C’tefarce&|160;! Tiens, dit-elle en s’interrompant, voilà dix heuresquart moins qui sonnent au Val-de-Grâce, et personne ne bouge.

– Ah bah&|160;! ils sont tous sortis. Madame Couture et sa jeunepersonne sont allées manger le bon Dieu à Saint-Etienne dès huitheures. Le père Goriot est sorti avec un paquet. L’étudiant nereviendra qu’après son cours, à dix heures. Je les ai vus partir enfaisant mes escaliers&|160;; que le père Goriot m’a donné un coupavec ce qu’il portait qu’était dur comme du fer. Qué qui fait donc,ce bonhomme-là&|160;? Les autres le font aller comme une toupie,mais c’est un brave homme tout de même, et qui vaut mieux qu’euxtous. Il ne donne pas grand-chose&|160;; mais les dames chezlesquelles il m’envoie quelquefois allongent de fameux pourboires,et sont joliment ficelées.

– Celles qu’il appelle ses filles, hein&|160;? Elles sont unedouzaine.

– Je ne suis jamais allé que chez deux, les mêmes qui sontvenues ici.

– Voilà madame qui se remue&|160;; elle va faire son sabbat :faut que j’y aille. Vous veillerez au lait, Christophe, rapport auchat.

– Comment, Sylvie, voilà dix heures quart moins, vous m’avezlaissée dormir comme une marmotte&|160;! jamais pareille chosen’est arrivée.

– C’est le brouillard, qu’est à couper au couteau.

– Mais le déjeuner&|160;?

– Bah&|160;! vos pensionnaires avaient bien le diable aucorps&|160;; ils ont tous décanillé dès le patron-jacquette.

– Parle donc bien, Sylvie, reprit madame Vauquer on dit lepatron-minette.

– Ah&|160;! madame, je dirai comme vous voudrez. Tant y a quevous pouvez déjeuner à dix heures. La Michonnette et le Poireaun’ont pas bougé. Il n’y a qu’eux qui soient dans la maison, et ilsdorment comme des souches qui sont.

– Mais, Sylvie, tu les mets tous les deux ensemble, commesi…

– Comme si, quoi&|160;? reprit Sylvie en laissant échapper ungros rire bête. Les deux font la paire.

– C’est singulier, Sylvie : comment monsieur Vautrin est-il doncrentré cette nuit après que Christophe a eu mis lesverrous&|160;?

– Bien au contraire, madame. Il a entendu monsieur Vautrin, etest descendu pour lui ouvrir la porte. Et voilà ce que vous avezcru…

– Donne-moi ma camisole, et va vite voir au déjeuner. Arrange lereste du mouton avec des pommes de terre, et donne des poirescuites, de celles qui coûtent deux liards la pièce.

Quelques instants après, madame Vauquer descendit au moment oùson chat venait de renverser d’un coup de patte l’assiette quicouvrait un bol de lait, et le lapait en toute hâte.

– Mistigris, s’écria-t-elle. Le chat se sauva, puis revint sefrotter à ses jambes. Oui, oui, fais ton capon, vieux lâche&|160;!lui dit-elle. Sylvie&|160;! Sylvie&|160;!

– Eh bien&|160;! quoi, madame&|160;?

– Voyez donc ce qu’a bu le chat.

– C’est la faute de cet animal de Christophe, à qui j’avais ditde mettre le couvert. Où est-il passé&|160;? Ne vous inquiétez pas,madame&|160;; ce sera le café du père Goriot. Je mettrai de l’eaudedans, il ne s’en apercevra pas. Il ne fait attention à rien, pasmême à ce qu’il mange.

– Où donc est-il allé, ce chinois-là&|160;? dit madame Vauqueren plaçant les assiettes.

– Est-ce qu’on sait&|160;? Il fait des trafics des cinq centsdiables.

– J’ai trop dormi, dit madame Vauquer.

– Mais aussi madame est-elle fraîche comme une rose…

En ce moment la sonnette se fit entendre, et Vautrin entra dansle salon en chantant de sa grosse voix

J’ai longtemps parcouru le monde,

Et l’on m’a vu de toute part…

– Oh&|160;! oh&|160;! bonjour, madame Vauquer, dit-il enapercevant l’hôtesse, qu’il prit galamment dans ses bras.

– Allons, finissez donc.

– Dites impertinent, reprit-il. Allons, dites-le. Voulez-vousbien le dire&|160;? Tenez, je vais mettre le couvert avec vous.Ah&|160;! je suis gentil, n’est-ce pas&|160;?

Courtiser la brune et la blonde, Aimer, soupirer…

– je viens de voir quelque chose de singulier.

&|160;… au hasard.

– Quoi&|160;? dit la veuve.

– Le père Goriot était à huit heures et demie rue Dauphine, chezl’orfèvre qui achète de vieux couverts et des galons. Il lui avendu pour une bonne somme un ustensile de ménage, en vermeil,assez joliment tortillé pour un homme qui n’est pas de lamanique.

– Bah&|160;! vraiment&|160;?

– Oui. Je revenais ici après avoir conduit un de mes amis quis’expatrie par les Messageries royales&|160;; j’ai attendu le pèreGoriot pour voir : histoire de rire. Il a remonté dans cequartier-ci, rue des Grès, où il est entré dans la maison d’unusurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle, capable de faire desdominos avec les os de son père&|160;; un juif, un arabe, un grec,un bohémien, un homme qu’on serait bien embarrassé de dévaliser, ilmet ses écus la Banque.

– Qu’est-ce que fait donc ce père Goriot&|160;?

– Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est un imbécileassez bête pour se ruiner à aimer les filles qui…

– Le voilà&|160;! dit Sylvie.

– Christophe, cria le père Goriot, monte avec moi.

Christophe suivit le père Goriot, et redescendit bientôt.

– Où vas-tu&|160;? dit madame Vauquer à son domestique.

– Faire une commission pour monsieur Goriot.

Qu’est-ce que c’est que ça&|160;? dit Vautrin en arrachant desmains de Christophe une lettre sur laquelle il lut : A madame lacomtesse Anastasie de Restaud . Et tu vas&|160;? reprit-il entendant la lettre à Christophe.

– Rue du Helder. J’ai ordre de ne remettre ceci qu’à madame lacomtesse.

– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans&|160;? dit Vautrin en mettant lalettre au jour&|160;; un billet de banque&|160;? non. Il entrouvritl’enveloppe.- Un billet acquitté, s’écria-t-il. Fourche&|160;! ilest galant, le roquentin. Va, vieux lascar, dit-il en coiffant desa large main Christophe, qu’il fit tourner sur lui-même comme undé, tu auras un bon pourboire.

Le couvert était mis. Sylvie faisait bouillir le lait. MadameVauquer allumait le poêle, aidée par Vautrin, qui fredonnaittoujours :

J’ai longtemps parcouru le monde

Et l’on m’a vu de toute part…

Quand tout fut prêt, madame Couture et mademoiselle Tailleferrentrèrent.

– D’où venez-vous donc si matin, ma belle dame&|160;? dit madameVauquer à madame Couture.

– Nous venons de faire nos dévotions à Saint-Etienne-du-Mont, nedevons-nous pas aller aujourd’hui chez monsieur Taillefer&|160;?Pauvre petite, elle tremble comme la feuille, reprit madame Coutureen s’asseyant devant le poêle à la bouche duquel elle présenta sessouliers qui fumèrent.

– Chauffez-vous donc, Victorine, dit madame Vauquer.

– C’est bien, mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir lecœur de votre père, dit Vautrin en avançant une chaise àl’orpheline. Mais ça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui sechargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage qui a,dit-on, trois millions, et qui ne vous donne pas de dot. Une bellefille a besoin de dot dans ce temps-ci.

– Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Allez, mon chou, votremonstre de père attire le malheur à plaisir sur lui.

A ces mots, les yeux de Victorine se mouillèrent de larmes, etla veuve s’arrêta sur un signe que lui fit madame Couture.

– Si nous pouvions seulement le voir, si je pouvais lui parler,lui remettre la dernière lettre de sa femme, reprit la veuve duCommissaire-Ordonnateur. Je n’ai jamais osé la risquer par laposte&|160;; il connaît mon écriture…

– O femmes innocentes, malheureuses et persécutées , s’écriaVautrin en interrompant, voilà donc où vous en êtes&|160;? D’ici àquelques jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira bien.

– Oh&|160;! monsieur, dit Victorine en jetant un regard à lafois humide et brûlant à Vautrin, qui ne s’en émut pas, si voussaviez un moyen d’arriver à mon père, dites-lui bien que sonaffection et l’honneur de ma mère me sont plus précieux que toutesles richesses du monde. Si vous obteniez quelque adoucissement à sarigueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez sûr d’unereconnaissance.

– J’ai longtemps parcouru le monde , chanta Vautrin d’une voixironique.

En ce moment, Goriot, mademoiselle Michonneau, Poiretdescendirent, attirés peut-être par l’odeur du roux que faisaitSylvie pour accommoder les restes du mouton. A l’instant où lessept convives s’attablèrent en se souhaitant le bonjour, dix heuressonnèrent, l’on entendit dans la rue le pas de l’étudiant..

– Ah&|160;! bien, monsieur Eugène, dit Sylvie, aujourd’hui vousallez déjeuner avec tout le monde.

L’étudiant salua les pensionnaires, et s’assit auprès du pèreGoriot.

– Il vient de m’arriver une singulière aventure, dit-il en seservant abondamment du mouton et se coupant un morceau de pain quemadame Vauquer mesurait toujours de l’oeil.

– Une aventure&|160;! dit Poiret.

– Eh bien&|160;! pourquoi vous en étonneriez-vous, vieuxchapeau&|160;? dit Vautrin à Poiret. Monsieur est bien fait pour enavoir.

Mademoiselle Taillefer coula timidement un regard sur le jeuneétudiant.

– Dites-nous votre aventure demanda madame Vauquer.

– Hier j’étais au bal chez madame la vicomtesse de Beauséant,une cousine à moi, qui possède une maison magnifique, desappartements habillés de soie, enfin qui nous a donné une fêtesuperbe, où je me suis amusé comme un roi…

– Telet, dit Vautrin en interrompant net.

– Monsieur, reprit vivement Eugène, que voulez-vousdire&|160;?

– Je dis telet , parce que les roitelets s’amusent beaucoup plusque les rois.

– C’est vrai : j’aimerais mieux être ce petit oiseau sans soucique roi, parce… fit Poiret l’ idémiste .

– Enfin, reprit l’étudiant en lui coupant la parole, je danseavec une des plus belles femmes du bal, une comtesse ravissante, laplus délicieuse créature que j’aie jamais vue. Elle était coifféeavec des fleurs de pêcher, elle avait au côté le plus beau bouquetde fleurs, des fleurs naturelles qui embaumaient&|160;; mais,bah&|160;! il faudrait que vous l’eussiez vue, il est impossible depeindre une femme animée par la danse. Eh bien&|160;! ce matin j’airencontré cette divine comtesse, sur les neuf heures, à pied, ruedes Grès. Oh&|160;! le cœur m’a battu, je me figurais…

– Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetant un regard profond àl’étudiant. Elle allait sans doute chez le papa Gobseck, unusurier. Si jamais vous fouillez des cœurs de femmes à Paris, vousy trouverez l’usurier avant l’amant.

Votre comtesse se nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue duHelder.

A ce nom, l’étudiant regarda fixement Vautrin. Le père Goriotleva brusquement la tête, il jeta sur les deux interlocuteurs unregard lumineux et plein d’inquiétude qui surprit lespensionnaires.

– Christophe arrivera trop tard, elle y sera donc allée, s’écriadouloureusement Goriot.

– J’ai deviné, dit Vautrin en se penchant à l’oreille de madameVauquer.

Goriot mangeait machinalement et sans savoir ce qu’il mangeait.Jamais il n’avait semblé plus stupide et plus absorbé qu’il l’étaiten ce moment.

– Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vous dire son nom&|160;?demanda Eugène.

– Ah&|160;! ah&|160;! voilà, répondit Vautrin. Le père Goriot lesavait bien, lui&|160;! pourquoi ne le saurais-je pas&|160;?

– Monsieur Goriot, s’écria l’étudiant.

– Quoi&|160;! dit le pauvre vieillard. Elle était donc bienbelle hier&|160;?

– Qui&|160;?

– Madame de Restaud.

– Voyez-vous le vieux grigou, dit madame Vauquer a Vautrin,comme ses yeux s’allument.

Il l’entretiendrait donc&|160;? dit à voix basse mademoiselleMichonneau à l’étudiant.

– Oh&|160;! oui, elle était furieusement belle, reprit Eugène,que le père Goriot regardait avidement. Si madame de Beauséantn’avait pas été là, ma divine comtesse eût été la reine du bal, lesjeunes gens n’avaient d’yeux que pour elle, j’étais le douzièmeinscrit sur la liste, elle dansait toutes les contredanses. Lesautres femmes enrageaient. Si une créature a été heureuse hier,c’était bien elle. On a bien raison de dire qu’il n’y a rien deplus beau que frégate à la voile, cheval au galop et femme quidanse.

– Hier en haut de la roue, chez une duchesse, dit Vautrin&|160;;ce matin en bas de l’échelle chez un escompteur : voilà lesParisiennes. Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxeeffréné, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elleséventreraient leurs mères pour y chercher de quoi briller. Enfinelles font les cent mille coups. Connu, connu&|160;!

Le visage du père Goriot, qui s’était allumé comme le soleild’un beau jour en entendant l’étudiant, devint sombre à cettecruelle observation de Vautrin.

– Eh bien&|160;! dit madame Vauquer, où donc est votreaventure&|160;? Lui avez-vous parlé&|160;? lui avez-vous demandé sielle voulait apprendre le Droit&|160;?

– Elle ne m’a pas vu, dit Eugène. Mais rencontrer une des plusjolies femmes de Paris rue des Grès, à neuf heures, une femme qui adû rentrer du bal à deux heures du matin, n’est-ce passingulier&|160;? Il n’y a que Paris pour ces aventures-là.

– Bah&|160;! il y en a de bien plus drôles, s’écria Vautrin.

Mademoiselle Taillefer avait à peine écouté, tant elle étaitpréoccupée par la tentative qu’elle allait faire. Madame Couturelui fit signe de se lever pour aller s’habiller. Quand les deuxdames sortirent, le père Goriot les imita.

– Eh bien&|160;! l’avez-vous vu&|160;? dit madame Vauquer àVautrin et à ses autres pensionnaires. Il est clair qu’il s’estruiné pour ces femmes-là.

Jamais on ne me fera croire, s’écria l’étudiant, que la bellecomtesse de Restaud appartienne au père Goriot.- Mais, lui ditVautrin en l’interrompant, nous ne tenons pas a vous le fairecroire. Vous êtes encore trop jeune pour bien connaître Paris, voussaurez plus tard qu’il s’y rencontre ce que nous nommons des hommesà passions&|160;… (A ces mots, mademoiselle Michonneau regardaVautrin d’un air intelligent. Vous eussiez dit un cheval derégiment entendant le son de la trompette.) Ah&|160;! ah&|160;! fitVautrin en s’interrompant pour lui jeter un regard profond, quenous n’avons néu nos petites passions, nous&|160;? (La vieillefille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues.)-Eh bien&|160;! reprit-il, ces gens-là chaussent une idée et n’endémordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau prise à unecertaine fontaine, et souvent croupie&|160;; pour en boire, ilsvendraient leurs femmes, leurs enfants&|160;; ils vendraient leurâme au diable. Pour les uns, cette fontaine est le jeu, la Bourse,une collection de tableaux ou d’insectes, la musique&|160;; pourd’autres, c’est une femme qui sait leur cuisiner des friandises. Aceux-là, vous leur offririez toutes les femmes de la terre, ilss’en moquent, ils ne veulent que celle qui satisfait leur passion.Souvent cette femme ne les aime pas du tout, vous les rudoie, leurvend fort cher des bribes de satisfaction&|160;; eh bien&|160;! mesfarceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couvertureau Mont-de-Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriotest un de ces gens-là. La comtesse l’exploite parce qu’il estdiscret, et voilà le beau monde&|160;! Le pauvre bonhomme ne pensequ’à elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c’est une bête brute.Mettez-le sur ce chapitre-là, son visage étincelle comme undiamant. Il n’est pas difficile de deviner ce secret-là. Il a portéce matin du vermeil à la fonte, et je l’ai vu entrant chez le papaGobseck, rue des Grès. Suivez bien&|160;! En revenant, il a envoyéchez la comtesse de Restaud ce niais de Christophe qui nous amontré l’adresse de la lettre dans laquelle était un billetacquitté. Il est clair que si la comtesse allait aussi chez levieil escompteur, il y avait urgence. Le père Goriot a galammentfinancé pour elle. Il ne faut pas coudre deux idées pour voir clairlà-dedans. Cela vous prouve, mon jeune étudiant, que, pendant quevotre comtesse riait, dansait, faisait ses singeries, balançait sesfleurs de pêcher, et pinçait sa robe, elle était dans ses petitssouliers, comme on dit, en pensant à ses lettres de changeprotestées, ou à celles de son amant.

– Vous me donnez une furieuse envie de savoir la vérité. J’iraidemain chez madame de Restaud, s’écria Eugène.

– Oui, dit Poiret, il faut aller demain chez madame deRestaud.

– Vous y trouverez peut-être le bonhomme Goriot qui viendratoucher le montant de ses galanteries.

– Mais, dit Eugène avec un air de dégoût, votre Paris est doncun bourbier.

– Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin. Ceux qui s’y crottenten voiture sont d’honnêtes gens, ceux qui s’y crottent à pied sontdes fripons. Ayez le malheur d’y décrocher n’importe quoi, vousêtes montré sur la place du Palais-de-Justice comme une curiosité.Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu.Vous payez trente millions à la Gendarmerie et à la justice pourmaintenir cette morale-là. joli&|160;!

– Comment, s’écria madame Vauquer, le père Goriot aurait fonduson déjeuner de vermeil&|160;?

– N’y avait-il pas deux tourterelles sur le couvercle&|160;? ditEugène.

– C’est bien cela.

– Il y tenait donc beaucoup, il a pleuré quand il a eu pétril’écuelle et le plat. je l’ai vu par hasard, dit Eugène.

– Il y tenait comme à sa vie, répondit la veuve.

– Voyez-vous le bonhomme, combien il est passionné, s’écriaVautrin. Cette femme-là sait lui chatouiller l’âme.

L’étudiant remonta chez lui. Vautrin sortit. Quelques instantsaprès, madame Couture et Victorine montèrent dans un fiacre queSylvie alla leur chercher. Poiret offrit son bras à mademoiselleMichonneau, et tous deux allèrent se promener au Jardin desPlantes, pendant les deux belles heures de la journée.

– Eh bien&|160;! les voilà donc quasiment mariés, dit la grosseSylvie. Ils sortent ensemble aujourd’hui pour la première fois. Ilssont tous deux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feu commeun briquet.

– Gare au châle de mademoiselle Michonneau, dit en riant madameVauquer, il prendra comme de l’amadou.

A quatre heures du soir, quand Goriot rentra, il vit, à la lueurde deux lampes fumeuses, Victorine dont les yeux étaient rouges.Madame Vauquer écoutait le récit de la visite infructueuse faite àmonsieur Taillefer pendant la matinée. Ennuyé de recevoir sa filleet cette vieille femme, Taillefer les avait laissé parvenir jusqu’àlui pour s’expliquer avec elles.

– Ma chère dame, disait madame Couture à madame Vauquer,figurez-vous qu’il n’a pas même fait asseoir Victorine, qu’estrestée constamment debout. A moi, il m’a dit, sans se mettre encolère, tout froidement, de nous épargner la peine de venir chezlui&|160;; que mademoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dansson esprit en l’importunant (une fois par an, lemonstre&|160;!)&|160;; que la mère de Victorine ayant été épouséesans fortune, elle n’avait rien à prétendre&|160;; enfin les chosesles plus dures, qui ont fait fondre en larmes cette pauvre petite.La petite s’est jetée alors aux pieds de son père, et lui a ditavec courage qu’elle n’insistait autant que pour sa mère, qu’elleobéirait à ses volontés sans murmure, mais qu’elle le suppliait delire le testament de la pauvre défunte&|160;; elle a pris la lettreet la lui a présentée en disant les plus belles choses du monde etles mieux senties, je ne sais pas où elle les a prises, Dieu leslui dictait, car la pauvre enfant était si bien inspirée qu’enl’entendant, moi, je pleurais comme une bête. Savez-vous ce quefaisait cet horreur d’homme, il se coupait les ongles, il a priscette lettre que la pauvre madame Taillefer avait trempée delarmes, et l’a jetée sur la cheminée en disant :  » C’est bon&|160;! » Il a voulu relever sa fille qui lui prenait les mains pour leslui baiser, mais il les a retirées. Est-ce pas unescélératesse&|160;? Son grand dadais de fils est entré sans saluersa sœur.

– C’est donc des monstres&|160;? dit le père Goriot.

– Et puis, dit madame Couture sans faire attention àl’exclamation du bonhomme, le père et le fils s’en sont allés en mesaluant et en me priant de les excuser, ils avaient des affairespressantes. Voilà notre visite. Au moins, il a vu sa fille. Je nesais pas comment il peut la renier, elle lui ressemble comme deuxgouttes d’eau.

Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les unsaprès les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et sedisant de ces riens qui constituent, chez certaines classesparisiennes, un esprit drolatique dans lequel la bêtise entre commeélément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dansle geste ou la prononciation. Cette espèce d’argot variecontinuellement. La plaisanterie qui en est le principe n’a jamaisun mois d’existence. Un événement politique, un procès en courd’assises, une chanson des rues, les farces d’un acteur, tout sertà entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout à prendre lesidées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur desraquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l’illusionde l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avaitamené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parleren rama, espèce de charge qu’un jeune peintre, habitué de lapension Vauquer, y avait inoculée.

– Eh bien&|160;! monsieurre Poiret, dit l’employé au Muséum,comment va cette petite santérama&|160;? Puis, sans attendre laréponse : Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Coutureet à Victorine.

– Allons-nous dinaire&|160;? s’écria Horace Bianchon, unétudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac estdescendue osque ad talones .

– Il fait un fameux froitorama&|160;! dit Vautrin. Dérangez-vousdonc, père Goriot&|160;! Que diable&|160;! votre pied prend toutela gueule du poêle.

– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vousfroitorama&|160;? il y a une faute, c’est froidorama .

– Non, dit l’employé au Muséum, c’est froitorama , par la règle: j’ai froid aux pieds.

– Ah&|160;! ah&|160;!

– Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur endroit-travers, s’écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou etle serrant de manière à l’étouffer. Ohé&|160;! les autres,ohé&|160;!

Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sansrien dire, et s’alla placer près des trois femmes.

– Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris,dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselleMichonneau. Moi qui étudie le système de Gall, je lui trouve lesbosses de judas.

– Monsieur l’a connu&|160;? dit Vautrin.

– Qui ne l’a pas rencontré&|160;! répondit Bianchon. Ma paroled’honneur, cette vieille fille blanche me fait l’effet de ces longsvers qui finissent par ronger une poutre.

– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit le quadragénaire enpeignant ses favoris.

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,

L’espace d’un matin.

– Ah&|160;! ah&|160;! voici une fameuse soupeaurama , dit Poireten voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement lepotage.

– Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupeaux choux.

Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.

– Enfoncé, Poiret&|160;!

– Poirrrrrette enfoncé&|160;!

– Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.

– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de cematin&|160;? dit l’employé.

– C’était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sansexemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, unbrouillard Goriot.

– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte.

– Hé, milord Gâôriotte, il être questiônne dé véaus .

Assis au bas-bout de la table, près de la porte par laquelle onservait, le père Goriot leva la tête en flairant un morceau de painqu’il avait sous sa serviette, par une vieille habitude commercialequi reparaissait quelquefois.

– Eh bien&|160;! lui cria aigrement madame Vauquer d’une voixqui domina le bruit des cuillers, des assiettes et des voix, est-ceque vous ne trouvez pas le pain bon&|160;?

– Au contraire, madame, répondit-il, il est fait avec de lafarine d’Etampes, première qualité.

– A quoi voyez-vous cela&|160;? lui dit Eugène.

– A la blancheur, au goût.

– Au goût du nez puisque vous le sentez, dit madame Vauquer.Vous devenez si économe que vous finirez par trouver le moyen devous nourrir en humant l’air de la cuisine.

– Prenez alors un brevet d’invention, cria l’employé au Muséum,vous ferez une belle fortune.

– Laissez donc, il fait ça pour nous persuader qu’il a étévermicellier, dit le peintre.

– Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employé duMuséum.

– Cor quoi&|160;? fit Bianchon.

– Cor-nouille.

– Cor-nemuse.

– Cor-naline.

– Cor-niche.

-Cor-nichon.

-Cor-beau.

-Cor-nac.

-Cor-norama.

Ces huit réponses partirent de tous les côtés de la salle avecla rapidité d’un feu de file, et prêtèrent d’autant plus à rire,que le pauvre père Goriot regardait les convives d’un air niais,comme un homme qui tâche de comprendre une langue étrangère.

– Cor&|160;? dit-il à Vautrin qui se trouvait près de lui.

– Cor aux pieds, mon vieux&|160;! dit Vautrin en enfonçant lechapeau du père Goriot par une tape qu’il lui appliqua sur la têteet qui le fit descendre jusque sur les yeux.

Le pauvre vieillard, stupéfait de cette brusque attaque, restapendant un moment immobile. Christophe emporta l’assiette dubonhomme, croyant qu’il avait fini sa soupe&|160;; en sorte quequand Goriot, après avoir relevé son chapeau, prit sa cuiller, ilfrappa la table. Tous les convives éclatèrent de rire.

– Monsieur, dit le vieillard, vous êtes un mauvais plaisant, etsi vous vous permettez encore de me donner de pareilsrenfoncements…

– Eh bien, quoi, papa&|160;? dit Vautrin en l’interrompant.

– Eh bien&|160;! vous payerez cela bien cher quelque jour…

– En enfer, pas vrai&|160;? dit le peintre, dans ce petit coinnoir où l’on met les enfants méchants&|160;!

– Eh bien&|160;! mademoiselle, dit Vautrin à Victorine, vous nemangez pas. Le papa s’est donc montré récalcitrant&|160;?

– Une horreur, dit madame Couture.

– Il faut le mettre à la raison, dit Vautrin.

– Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assez près de Bianchon,mademoiselle pourrait intenter un procès sur la question desaliments, puisqu’elle ne mange pas. Eh&|160;! eh&|160;! voyez donccomme le père Goriot examine mademoiselle Victorine.

Le vieillard oubliait de manger pour contempler la pauvre jeunefille dans les traits de laquelle éclatait une douleur vraie, ladouleur de l’enfant méconnu qui aime son père.

– Mon cher, dit Eugène à voix basse, nous nous sommes trompéssur le père Goriot. Ce n’est ni un imbécile ni un homme sans nerfs.Applique-lui ton système de Gall, et dis-moi ce que tu en penseras.Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c’eûtété de la cire, et dans ce moment l’air de son visage trahit dessentiments extraordinaires. Sa vie me parait être trop mystérieusepour ne pas valoir la peine d’être étudiée. Oui, Bianchon, tu asbeau rire, je ne plaisante pas.

– Cet homme est un fait médical, dit Bianchon, d’accord&|160;;s’il veut, je le dissèque.

– Non, tâte-lui la tête.

– Ah&|160;! bien, sa bêtise est peut-être contagieuse.

Le lendemain Rastignac s’habilla fort élégamment, et alla, verstrois heures de l’après-midi, chez madame de Restaud, en se livrantpendant la route à ces espérances étourdiment folles qui rendent lavie des jeunes gens si belle d’émotions : ils ne calculent alors niles obstacles ni les dangers, ils voient en tout le succès,poétisent leur existence par le seul jeu de leur imagination, et sefont malheureux ou tristes par le renversement de projets qui nevivaient encore que dans leurs désirs effrénés&|160;; s’ilsn’étaient pas ignorants et timides, le monde social seraitimpossible. Eugène marchait avec mille précautions pour ne se pointcrotter, mais il marchait en pensant à ce qu’il dirait à madame deRestaud, il s’approvisionnait d’esprit, il inventait les repartiesd’une conversation imaginaire, il préparait ses mots fins, sesphrases à la Talleyrand, en supposant de petites circonstancesfavorables à la déclaration sur laquelle il fondait son avenir. Ilse crotta, l’étudiant, il fut forcé de faire cirer ses bottes etbrosser son pantalon au Palais-Royal.  » Si j’étais riche, se dit-ilen changeant une pièce de trente sous qu’il avait prise en cas demalheur , je serais allé en voiture, j’aurais pu penser à mon aise. » Enfin il arriva rue du Helder et demanda la comtesse de Restaud.Avec la rage froide d’un homme sûr de triompher un jour, il reçutle coup d’oeil méprisant des gens qui l’avaient vu traversant lacour à pied, sans avoir entendu le bruit d’une voiture à la porte.Ce coup d’oeil lui fut d’autant plus sensible qu’il avait déjàcompris son infériorité en entrant dans cette cour, où piaffait unbeau cheval richement attelé à l’un de ces cabriolets pimpants quiaffichent le luxe d’une existence dissipatrice, et sous-entendentl’habitude de toutes les félicités parisiennes. Il se mit, à luitout seul, de mauvaise humeur. Les tiroirs ouverts dans son cerveauet qu’il comptait trouver pleins d’esprit se fermèrent, il devintstupide. En attendant la réponse de la comtesse, à laquelle unvalet de chambre allait dire les noms du visiteur, Eugène se posasur un seul pied devant une croisée de l’antichambre, s’appuya lecoude sur une espagnolette, et regarda machinalement dans la cour.Il trouvait le temps long, il s’en serait allé s’il n’avait pas étédoué de cette ténacité méridionale qui enfante des prodiges quandelle va en ligne droite.

– Monsieur, dit le valet de chambre, madame est dans son boudoiret fort occupée, elle ne m’a pas répondu&|160;; mais si monsieurveut passer au salon, il y a déjà quelqu’un.

Tout en admirant l’épouvantable pouvoir de ces gens qui, d’unseul mot, accusent ou jugent leurs maîtres, Rastignac ouvritdélibérément la porte par laquelle était sorti le valet de chambre,afin sans doute de faire croire à ces insolents valets qu’ilconnaissait les êtres de la maison&|160;; mais déboucha fortétourdiment dans une pièce où se trouvaient des lampes, desbuffets, un appareil à chauffer des serviettes pour le bain, et quimenait à la fois dans un corridor obscur et dans un escalierdérobé. Les rires étouffés qu’il entendit dans l’antichambre mirentle comble à sa confusion.

– Monsieur, le salon est par ici, lui dit le valet de chambreavec ce faux respect qui semble être une raillerie de plus.

Eugène revint sur ses pas avec une telle précipitation qu’il seheurta contre une baignoire, mais il retint assez heureusement sonchapeau pour l’empêcher de tomber dans le bain. En ce moment, uneporte s’ouvrit au fond du long corridor éclairé par une petitelampe, Rastignac y entendit à la fois la voix de madame de Restaud,celle du père Goriot, et le bruit d’un baiser. Il entra dans lasalle à manger, la traversa, suivit le valet de chambre, et rentradans un premier salon où il resta posé devant la fenêtre, ens’apercevant qu’elle avait vue sur la cour. Il voulait voir si cepère Goriot était bien réellement son père Goriot. Le cœur luibattait étrangement, il se souvenait des épouvantables réflexionsde Vautrin. Le valet de chambre attendait Eugène à la porte dusalon, mais il en sortit tout à coup un élégant jeune homme, quidit impatiemment  » je m’en vais, Maurice. Vous direz à madame lacomtesse que je l’ai attendue plus d’une demi-heure.  » Cetimpertinent, qui sans doute avait le droit de l’être, chantonnaquelque roulade italienne en se dirigeant vers la fenêtre oùstationnait Eugène, autant pour voir la figure de l’étudiant quepour regarder dans la cour.

– Mais monsieur le comte ferait mieux d’attendre encore uninstant, Madame a fini, dit Maurice en retournant àl’antichambre.

En ce moment, le père Goriot débouchait près de la porte cochèrepar la sortie du petit escalier. Le bonhomme tirait son parapluieet se disposait à le déployer, sans faire attention que la grandeporte était ouverte pour donner passage à un jeune homme décoré quiconduisait un tilbury. Le père Goriot n’eut que le temps de sejeter en arrière pour n’être pas écrasé. Le taffetas du parapluieavait effrayé le cheval, qui fit un léger écart en se précipitantvers le perron. Ce jeune homme détourna la tête d’un air de colère,regarda le père Goriot, et lui fit, avant qu’il ne sortit, un salutqui peignait la considération forcée que l’on accorde aux usuriersdont on a besoin, ou ce respect nécessaire exigé par un homme taré,mais dont on rougit plus tard. Le père Goriot répondit par un petitsalut amical, plein de bonhomie. Ces événements se passèrent avecla rapidité de l’éclair. Trop attentif pour s’apercevoir qu’iln’était pas seul, Eugène entendit tout à coup la voix de lacomtesse.

– Ah&|160;! Maxime, vous vous en alliez, dit-elle avec un ton dereproche où se mêlait un peu de dépit.

La comtesse n’avait pas fait attention à l’entrée du tilbury.Rastignac se retourna brusquement et vit la comtesse coquettementvêtue d’un peignoir en cachemire blanc, à nœuds roses, coifféenégligemment, comme le sont les femmes de Paris au matin&|160;;elle embaumait, elle avait sans doute pris un bain, et sa beauté,pour ainsi dire assouplie, semblait plus voluptueuse&|160;; sesyeux étaient humides. L’oeil des jeunes gens sait tout voir : leursesprits s’unissent aux rayonnements de la femme comme une planteaspire dans l’air des substances qui lui sont propres. Eugènesentit donc la fraîcheur épanouie des mains de cette femme sansavoir besoin d’y toucher. Il voyait, à travers le cachemire, lesteintes rosées du corsage que le peignoir, légèrement entrouvert,laissait parfois à nu, et sur lequel son regard s’étalait. Lesressources du busc étaient inutiles à la comtesse, la ceinturemarquait seule sa taille flexible, son cou invitait à l’amour, sespieds étaient jolis dans les pantoufles. Quand Maxime prit cettemain pour la baiser, Eugène aperçut alors Maxime, et la comtesseaperçut Eugène.

– Ah&|160;! c’est vous, monsieur de Rastignac, je suis bien aisede vous voir, dit-elle d’un air auquel savent obéir les gensd’esprit.

Maxime regardait alternativement Eugène et la comtesse d’unemanière assez significative pour faire décamper l’intrus.  » Ah çà,ma chère, j’espère que tu vas me mettre ce petit drôle à laporte&|160;!  » Cette phrase était une traduction claire etintelligible des regards du jeune homme impertinemment fier que lacomtesse Anastasie avait nommé Maxime, et dont elle consultait levisage de cette intention soumise qui dit tous les secrets d’unefemme sans qu’elle s’en doute. Rastignac se sentit une haineviolente pour ce jeune homme. D’abord les beaux cheveux blonds etbien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaienthorribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandisque les siennes, malgré le soin qu’il avait pris en marchant,s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue. Enfin Maximeportait une redingote qui lui serait élégamment la taille et lefaisait ressembler à une jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deuxheures et demie un habit noir. Le spirituel enfant de la Charentesentit la supériorité que la mise donnait à ce dandy, mince etgrand, à l’oeil clair, au teint pâle, un de ces hommes capables deruiner des orphelins. Sans attendre la réponse d’Eugène, madame deRestaud se sauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon, enlaissant flotter les pans de son peignoir qui se roulaient et sedéroulaient de manière à lui donner l’apparence d’unpapillon&|160;; et Maxime la suivit. Eugène furieux suivit Maximeet la comtesse. Ces trois personnages se trouvèrent donc enprésence, à la hauteur de la cheminée, au milieu du grand salon.L’étudiant savait bien qu’il allait gêner cet odieux Maxime&|160;;mais, au risque de déplaire à madame de Restaud, il voulut gêner ledandy. Tout à coup, en se souvenant d’avoir vu ce jeune homme aubal de madame de Beauséant, il devina ce qu’était Maxime pourmadame de Restaud, et avec cette audace juvénile qui fait commettrede grandes sottises ou obtenir de grand succès, il se dit :  » Voilàmon rival, je veux triompher de lui.  » L’imprudent&|160;! ilignorait que le comte Maxime de Trailles se laissait insulter,tirait le premier et tuait son homme. Eugène était un adroitchasseur, mais il n’avait pas encore abattu vingt poupées survingt-deux dans un tir. Le jeune comte se jeta dans une bergère aucoin du feu, prit les pincettes et fouilla le foyer par unmouvement si violent, si grimaud, que le beau visage d’Anastasie sechagrina soudain. La jeune femme se tourna vers Eugène, et luilança un de ces regards froidement interrogatifs qui disent si bien: Pourquoi ne vous en allez-vous pas&|160;? que les gens bienélevés savent aussitôt faire de ces phrases qu’il faudrait appelerdes phrases de sortie.

Eugène prit un air agréable et dit Madame, j’avais hâte de vousvoir pour…

Il s’arrêta tout court. Une porte s’ouvrit. Le monsieur quiconduisait le tilbury se montra soudain, sans chapeau, ne salua pasla comtesse, regarda soucieusement Eugène, et tendit la main àMaxime, en lui disant :  » Bonjour  » avec une expression fraternellequi surprit singulièrement Eugène. Les jeunes gens de provinceignorent combien est douce la vie à trois.

– Monsieur de Restaud, dit la comtesse à l’étudiant en luimontrant son mari.

Eugène s’inclina profondément.

– Monsieur, dit-elle en continuant et en présentant Eugène aucomte de Restaud, est monsieur de Rastignac, parent de madame lavicomtesse de Beauséant par les Marcillac, et que j’ai eu leplaisir de rencontrer à son dernier bal.

Parent de madame la vicomtesse de Beauséant par lesMarcillac&|160;! ces mots, que la comtesse prononça presqueemphatiquement, par suite de l’espace d’orgueil qu’éprouve unemaîtresse de maison à prouver qu’elle n’a chez elle que des gens dedistinction, furent d’un effet magique, le comte quitta son airfroidement cérémonieux et salua l’étudiant.

– Enchanté, dit-il, monsieur, de pouvoir faire votreconnaissance.

Le comte Maxime de Trailles lui-même jeta sur Eugène un regardinquiet et quitta tout à coup son air impertinent. Ce coup debaguette, dû à la puissante intervention d’un nom, ouvrit trentecases dans le cerveau du Méridional, et lui rendit l’esprit qu’ilavait préparé. Une soudaine lumière lui fit voir clair dansl’atmosphère de la haute société parisienne, encore ténébreuse pourlui. La Maison Vauquer, le père Goriot étaient alors bien loin desa pensée.

– Je croyais les Marcillac éteints&|160;? dit le comte deRestaud à Eugène.

– Oui, monsieur, répondit-il. Mon grand-oncle, le chevalier deRastignac, a épousé l’héritière de la famille de Marcillac. Il n’aeu qu’une fille, qui a épousé le maréchal de Clarimbault, aïeulmaternel de madame de Beauséant. Nous sommes la branche cadette,branche d’autant plus pauvre que mon grand-oncle, vice-amiral, atout perdu au service du Roi. Le gouvernement révolutionnaire n’apas voulu admettre nos créances dans la liquidation qu’il a faitede la Compagnie des Indes.

– Monsieur votre grand-oncle ne commandait-il pas le Vengeuravant 1789&|160;?

– Précisément.

– Alors, il a connu mon grand-père, qui commandait le Warwick.

Maxime haussa légèrement les épaules en regardant madame deRestaud, et eut l’air de lui dire :  » S’il se met à causer marineavec celui-là nous sommes perdus.  » Anastasie comprit le regard demonsieur de Trailles. Avec cette admirable puissance que possèdentles femmes, elle se mit à sourire en disant :  » Venez,Maxime&|160;; j’ai quelque chose à vous demander. Messieurs, nousvous laisserons naviguer de conserve sur le Warwick et sur leVengeur .  » Elle se leva et fit un signe plein de traîtriserailleuse à Maxime, qui prit avec elle la route du boudoir. A peinece couple morganatique , jolie expression allemande qui n’a pas sonéquivalent en français, avait-il atteint la porte que le comteinterrompit sa conversation avec Eugène.

– Anastasie&|160;! restez donc, ma chère, s’écria-t-il avechumeur, vous savez bien que…

– Je reviens, je reviens, dit-elle en l’interrompant, il ne mefaut qu’un moment pour dire à Maxime ce dont je veux lecharger.

Elle revint promptement. Comme toutes les femmes qui, forcéesd’observer le caractère de leurs maris pour pouvoir se conduire àleur fantaisie, savent reconnaître jusqu’où elles peuvent allerafin de ne pas perdre une confiance précieuse, et qui alors ne leschoquent jamais dans les petites choses de la vie, la comtesseavait vu d’après les inflexions de la voix du comte qu’il n’yaurait aucune sécurité à rester dans le boudoir. Ces contretempsétaient dus à Eugène. Aussi la comtesse montra-t-elle l’étudiantd’un air et par un geste pleins de dépit à Maxime, qui dit fortépigrammatiquement au comte, à sa femme et à Eugène :- Ecoutez,vous êtes en affaires, je ne veux pas vous gêner&|160;; adieu. Ilse sauva.

– Restez donc, Maxime&|160;! cria le comte.

– Venez dîner, dit la comtesse qui, laissant encore une foisEugène et le comte, suivit Maxime dans le premier salon où ilsrestèrent assez de temps ensemble pour croire que monsieur deRestaud congédierait Eugène.

Rastignac les entendait tour à tour éclatant de rire, causant,se taisant&|160;; mais le malicieux étudiant faisait de l’espritavec monsieur de Restaud, le flattait ou l’embarquait dans desdiscussions, afin de revoir la comtesse et de savoir quellesétaient ses relations avec le père Goriot. Cette femme, évidemmentamoureuse de Maxime&|160;; cette femme, maîtresse de son mari, liéesecrètement au vieux vermicellier, lui semblait tout un mystère. Ilvoulait pénétrer ce mystère, espérant ainsi pouvoir régner ensouverain sur cette femme si éminemment Parisienne.

– Anastasie, dit le comte appelant de nouveau sa femme.

– Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle au jeune homme, il faut serésigner. A ce soir…

– J’espère, Nasie , lui dit-il à l’oreille, que vous consignerezce petit homme dont les yeux s’allumaient comme des charbons quandvotre peignoir s’entrouvrait. Il vous ferait des déclarations, vouscompromettrait, et vous me forceriez à le tuer.

– Etes-vous fou, Maxime&|160;? dit-elle. Ces petits étudiants nesont-ils pas, au contraire, d’excellents paratonnerres&|160;? je leferai, certes, prendre en grippe à Restaud.

Maxime éclata de rire et sortit suivi de la comtesse, qui se mità la fenêtre pour le voir montant en voiture, faire piaffer soncheval, et agitant son fouet. Elle ne revint que quand la grandeporte fut fermée.

– Dites donc, lui cria le comte quand elle rentra, ma chère, laterre où demeure la famille de monsieur n’est pas loin de Verteuil,sur la Charente. Le grand-oncle de monsieur et mon grand-père seconnaissaient.

– Enchantée d’être en pays de connaissance, dit la comtessedistraite.

– Plus que vous ne le croyez, dit à voix basse Eugène.

– Comment&|160;? dit-elle vivement.

– Mais, reprit l’étudiant, je viens de voir sortir de chez vousun monsieur avec lequel je suis porte à porte dans la même pension,le père Goriot.

A ce nom enjolivé du mot père , le comte, qui tisonnait, jetales pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent brûlé lesmains, et se leva.

– Monsieur, vous auriez pu dire monsieur Goriot&|160;!s’écria-t-il.

La comtesse pâlit d’abord en voyant l’impatience de son mari,puis elle rougit, et fut évidemment embarrassée&|160;; ellerépondit d’une voix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’un airfaussement dégagé :  » Il est impossible de connaître quelqu’un quenous aimions mieux…  » Elle s’interrompit, regarda son piano, commes’il se réveillait en elle quelque fantaisie, et dit Aimez-vous lamusique, monsieur.

– Beaucoup, répondit Eugène devenu rouge et bêtifié par l’idéeconfuse qu’il eut d’avoir commis quelque lourde sottise.

– Chantez-vous&|160;? s’écria-t-elle en s’en allant à son pianodont elle attaqua vivement toutes les touches en les remuant depuisl’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah&|160;!

– Non, madame.

Le comte de Restaud se promenait de long en large.

– C’est dommage, vous êtes privé d’un grand moyen de succès.-Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-a-a-a-ro, non dubita-re , chanta lacomtesse.

En prononçant le nom du père Goriot, Eugène avait donné un coupde baguette magique, mais dont l’effet était inverse de celuiqu’avaient frappé ces mots : parent de madame de Beauséant. Il setrouvait dans la situation d’un homme introduit par faveur chez unamateur de curiosités, et qui, touchant par mégarde une armoirepleine de figures sculptées, fait tomber trois ou quatre têtes malcollées. Il aurait voulu se jeter dans un gouffre. Le visage demadame de Restaud était sec, froid, et ses yeux devenusindifférents fuyaient ceux du malencontreux étudiant.

– Madame, dit-il, vous avez à causer avec monsieur de Restaud,veuillez agréer mes hommages, et me permettre…

– Toutes les fois que vous viendrez, dit précipitamment lacomtesse en arrêtant Eugène par un geste, vous êtes sûr de nousfaire, à monsieur de Restaud comme à moi, le plus vif plaisir.

Eugène salua profondément le couple et sortit suivi de monsieurde Restaud, qui, malgré ses instances, l’accompagna jusque dansl’antichambre.

– Toutes les fois que monsieur se présentera, dit le comte àMaurice, ni madame ni moi nous n’y serons.

Quand Eugène mit pied sur le perron, il s’aperçut qu’ilpleuvait.- Allons, se dit-il, je suis venu faire une gaucherie dontj’ignore la cause et la portée, je gâterai par-dessus le marché monhabit et mon chapeau. je devrais rester dans un coin à piocher leDroit, ne penser qu’à devenir un rude magistrat. Puis-je aller dansle monde quand, pour y manœuvrer convenablement, il faut un tas decabriolets, de bottes cirées, d’agrès indispensables, de chaînesd’or, dès le matin des gants de daim blancs qui coûtent six francs,et toujours des gants jaunes le soir&|160;? Vieux drôle de pèreGoriot, va&|160;!

Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’unevoiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveauxmariés et qui ne demandait pas mieux que de voler à son maîtrequelques courses de contrebande, fit à Eugène un signe en le voyantsans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottescirées. Eugène était sous l’empire de ces rages sourdes quipoussent un jeune homme à s’enfoncer de plus en plus dans l’abîmeoù il est entré, comme s’il espérait y trouver une heureuse issue.Il consentit par un mouvement de tête à la demande du cocher. Sansavoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans lavoiture où quelques grains de fleurs d’oranger et des brins decannetille attestaient le passage des mariés.

– Où monsieur va-t-il&|160;? demanda le cocher, qui n’avait déjàplus ses gants blancs.

– Parbleu&|160;! se dit Eugène, puisque je m’enfonce, il faut aumoins que cela me serve à quelque chose&|160;! Allez à l’hôtel deBeauséant, ajouta-t-il à haute voix.

– Lequel&|160;? dit le cocher

Mot sublime qui confondit Eugène. Cet élégant inédit ne savaitpas qu’il y avait deux hôtels de Beauséant, il ne connaissait pascombien il était riche en parents qui ne se souciaient pas delui.

– Le vicomte de Beauséant, rue…

– De Grenelle, dit le cocher en hochant la tête etl’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’hôtel du comte et dumarquis de Beauséant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevantle marchepied.

– Je le sais bien, répondit Eugène d’un air sec. Tout le mondeaujourd’hui se moque donc de moi&|160;! dit-il en jetant sonchapeau sur les coussins de devant. Voilà une escapade qui va mecoûter la rançon d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite àma soi-disant cousine d’une manière solidement aristocratique. Lepère Goriot me coûte déjà au moins dix francs, le vieuxscélérat&|160;! Ma foi, je vais raconter mon aventure à madame deBeauséant, peut-être la ferais-je rire. Elle saura sans doute lemystère des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et decette belle femme. Il vaut mieux plaire à ma cousine que de mecogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’être biencoûteuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quelpoids doit donc être sa personne&|160;? Adressons-nous en haut.Quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel, il faut viserDieu&|160;!

Ces paroles sont la formule brève des mille et une pensées entrelesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance envoyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux desprécieuses pièces de cent sous qui lui restaient, elles seraientheureusement employées à la conservation de son habit, de sesbottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvementd’hilarité son cocher criant : La porte, s’il vous plaît&|160;? Unsuisse rouge et doré fit grogner sur ses gonds la porte de l’hôtel,et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passantsous le porche, tournant dans la cour, et s’arrêtant sous lamarquise du perron. Le cocher à grosse houppelande bleue bordée derouge vint déplier le marchepied. En descendant de sa voiture,Eugène entendit des rires étouffés qui partaient sous le péristyle.Trois ou quatre valets avaient déjà plaisanté sur cet équipage demariée vulgaire. Leur rire éclaira l’étudiant au moment où ilcompara cette voiture à l’un des plus élégants coupés de Paris,attelé de deux cheveux fringants qui avaient des roses à l’oreille,qui mordaient leur frein, et qu’un cocher poudré, bien cravaté,tenait en bride comme s’ils eussent voulu s’échapper. A laChaussée-d’Antin, madame de Restaud avait dans sa cour le fincabriolet de l’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain,attendait le luxe d’un grand seigneur, un équipage que trente millefrancs n’auraient pas payé.

– Qui donc est là&|160;? se dit Eugène en comprenant un peutardivement qu’il devait se rencontrer à Paris bien peu de femmesqui ne fussent occupées, et que la conquête d’une de ces reinescoûtait plus que du sang. Diantre&|160;! ma cousine aura sans douteaussi son Maxime.

Il monta le perron la mort dans l’âme. A son aspect la portevitrée s’ouvrit&|160;; il trouva les valets sérieux comme des ânesqu’on étrille. La fête à laquelle il avait assisté s’était donnéedans les grands appartements de réception, situés aurez-de-chaussée de l’hôtel de Beauséant. N’ayant pas eu le temps,entre l’invitation et le bal, de faire une visite à sa cousine, iln’avait donc pas encore pénétré dans les appartements de madame deBeauséant&|160;; il allait donc voir pour la première fois lesmerveilles de cette élégance personnelle qui trahit l’âme et lesmœurs d’une femme de distinction. Etude d’autant plus curieuse quele salon de madame de Restaud lui fournissait un terme decomparaison. A quatre heures et demie la vicomtesse était visible.Cinq minutes plus tôt, elle n’eût pas reçu son cousin. Eugène, quine savait rien des diverses étiquettes parisiennes, fut conduit parun grand escalier plein de fleurs, blanc de ton, à rampe dorée, àtapis rouge, chez madame de Beauséant, dont il ignorait labiographie verbale, une de ces changeantes histoires qui se contenttous les soirs d’oreille à oreille dans les salons de Paris.

La vicomtesse était liée depuis trois ans avec un des pluscélèbres et des plus riches seigneurs portugais, le marquisd’Ajuda-Pinto. C’était une de ces liaisons innocentes qui ont tantd’attraits pour les personnes ainsi liées, qu’elles ne peuventsupporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beauséant avait-ildonné lui-même l’exemple au public en respectant, bon gré, mal gré,cette union morganatique. Les personnes qui, dans les premiersjours de cette amitié, vinrent voir la vicomtesse à deux heures, ytrouvaient le marquis d’Ajuda-Pinto. Madame de Beauséant, incapablede fermer sa porte, ce qui eût été fort inconvenant, recevait sifroidement les gens et contemplait si studieusement sa corniche,que chacun comprenait combien il la gênait. Quand on sut dans Parisqu’on gênait madame de Beauséant en venant la voir entre deux etquatre heures, elle se trouva dans la solitude la plus complète.Elle allait aux Bouffons ou à l’Opéra en compagnie de monsieur deBeauséant et de monsieur d’Ajuda-Pinto&|160;; mais en homme quisait vivre, monsieur de Beauséant quittait toujours sa femme et lePortugais après les y avoir installés. Monsieur d’Ajuda devait semarier. Il épousait une demoiselle de Rochefide. Dans toute lahaute société une seule personne ignorait encore ce mariage, cettepersonne était madame de Beauséant. Quelques-unes de ses amies luien avaient bien parlé vaguement&|160;; elle en avait ri, croyantque ses amies voulaient troubler un bonheur jalousé. Cependant lesbans allaient se publier. Quoiqu’il fût venu pour notifier cemariage à la vicomtesse, le beau Portugais n’avait pas encore osédire un traître mot. Pourquoi&|160;? rien sans doute n’est plusdifficile que de notifier à une femme un semblable ultimatum .Certains hommes se trouvent plus à l’aise sur le terrain, devant unhomme qui leur menace le cœur avec une épée, que devant une femmequi, après avoir débité ses élégies pendant deux heures, fait lamorte et demande des sels. En ce moment donc monsieur d’Ajuda-Pintoétait sur les épines, et voulait sortir, en se disant que madame deBeauséant apprendrait cette nouvelle, il lui écrirait, il seraitplus commode de traiter ce galant assassinat par correspondance quede vive voix. Quand le valet de chambre de la vicomtesse annonçamonsieur Eugène de Rastignac, il fit tressaillir de joie le marquisd’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme aimante est encore plusingénieuse à se créer des doutes qu’elle n’est habile à varier leplaisir. Quand elle est sur le point d’être quittée, elle devineplus rapidement le sens d’un geste que le coursier de Virgile neflaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussicomptez que madame de Beauséant surprit ce tressaillementinvolontaire, léger, mais naïvement épouvantable. Eugène ignoraitqu’on ne doit jamais se présenter chez qui que ce soit à Paris sanss’être fait conter par les amis de la maison l’histoire du mari,celle de la femme ou des enfants, afin de n’y commettre aucune deces balourdises dont on dit pittoresquement en Pologne : Attelezcinq bœufs à votre char&|160;! sans doute pour vous tirer dumauvais pas où vous vous embourbez. Si ces malheurs de laconversation n’ont encore aucun nom en France, on les y supposesans doute impossibles, par suite de l’énorme publicité qu’yobtiennent les médisances. Après s’être embourbé chez madame deRestaud, qui ne lui avait pas même laissé le temps d’atteler lescinq bœufs à son char, Eugène seul était capable de recommencer sonmétier de bouvier, en se présentant chez madame de Beauséant. Maiss’il avait horriblement gêné madame de Restaud et monsieur deTrailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda.

– Adieu, dit le Portugais en s’empressant de gagner la portequand Eugène entra dans un petit salon coquet, gris et rose, où leluxe semblait n’être que de l’élégance.

– Mais à ce soir, dit madame de Beauséant en retournant la têteet jetant un regard au marquis. N’allons-nous pas auxBouffons&|160;?

– Je ne le puis, dit-il en prenant le bouton de la porte.

Madame de Beauséant se leva, le rappela près d’elle, sans fairela moindre attention à Eugène, qui, debout, étourdi par lesscintillements d’une richesse merveilleuse, croyait à la réalitédes contes arabes, et ne savait où se fourrer en se trouvant enprésence de cette femme sans être remarqué par elle. La vicomtesseavait levé l’index de sa main droite, et par un joli mouvementdésignait au marquis une place devant elle. Il y eut dans ce gesteun si violent despotisme de passion que le marquis laissa le boutonde la porte et vint. Eugène le regarda non sans envie.

– Voilà, se dit-il, l’homme au coupé&|160;! Mais il faut doncavoir des chevaux fringants, des livrées et de l’or à flots pourobtenir le regard d’une femme de Paris&|160;? Le démon du luxe lemordit au cœur, la fièvre du gain le prit, la soif de l’or luisécha la gorge. Il avait cent trente francs pour son trimestre. Sonpère, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa tante, ne dépensaient pasdeux cents francs par mois, à eux tous. Cette rapide comparaisonentre sa situation présente et le but auquel il fallait parvenircontribuèrent à le stupéfier.

– Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, ne pouvez-vous pas veniraux Italiens&|160;?

– Des affaires&|160;! je dîne chez l’ambassadeurd’Angleterre.

– Vous les quitterez.

Quand un homme trompe, il est invinciblement forcé

d’entasser mensonges sur mensonges. Monsieur d’Ajuda dit alorsen riant :  » Vous l’exigez&|160;?  »

– Oui, certes.

– Voilà ce que je voulais me faire dire, répondit-il en jetantun de ces fins regards qui auraient rassuré toute autre femme. Ilprit la main de la vicomtesse, la baisa et partit.

Eugène passa la main dans ses cheveux et se tortilla pour salueren croyant que madame de Beauséant allait penser à lui&|160;; toutà coup elle s’élance, se précipite dans la galerie, accourt à lafenêtre et regarde monsieur d’Ajuda pendant qu’il montait envoiture&|160;; elle prête l’oreille à l’ordre, et entend lechasseur répétant au cocher :  » Chez monsieur de Rochefide.  » Cesmots, et la manière dont d’Ajuda se plongea dans sa voiture, furentl’éclair et la foudre pour cette femme, qui revint en proie à demortelles appréhensions. Les plus horribles catastrophes ne sontque cela dans le grand monde. La vicomtesse rentra dans sa chambreà coucher, se mit à sa table, et prit un joli papier.

Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chez les Rochefide, etnon à l’ambassade anglaise, vous ne devez une explication, je vousattends.

Après avoir redressé quelques lettres défigurées par letremblement convulsif de sa main, elle mit un C qui voulait direClaire de Bourgogne, et sonna.

– Jacques, dit-elle à son valet de chambre qui vint aussitôt,vous irez à sept heures et demie chez monsieur de Rochefide, vous ydemanderez le marquis d’Ajuda. Si monsieur le marquis y est, vouslui ferez parvenir ce billet sans demander de réponse&|160;; s’iln’y est pas, vous reviendrez et me rapporterez ma lettre.

– Madame la vicomtesse a quelqu’un dans son salon.

– Ah&|160;! c’est vrai, dit-elle en poussant la porte.

Eugène commençait à se trouver très mal à l’aise, il aperçutenfin la vicomtesse qui lui dit d’un ton dont l’émotion lui remuales fibres du cœur :  » Pardon, monsieur, j’avais un mot à écrire,je suis maintenant tout à vous.  » Elle ne savait ce qu’elle disait,car voici ce qu’elle pensait :  » Ah&|160;! il veut épousermademoiselle de Rochefide. Mais est-il donc libre&|160;? Ce soir cemariage sera brisé, ou je… Mais il n’en sera plus question demain. »

– Ma cousine… répondit Eugène.

– Hein&|160;? fit la vicomtesse en lui jetant un regard dontl’impertinence glaça l’étudiant.

Eugène comprit ce hein. Depuis trois heures il avait appris tantde choses, qu’il s’était mis sur le qui-vive.

– Madame, reprit-il en rougissant. Il hésita, puis il dit encontinuant : Pardonnez-moi&|160;; j’ai besoin de tant de protectionqu’un bout de parenté n’aurait rien gâté.

Madame de Beauséant sourit, mais tristement : elle sentait déjàle malheur qui grondait dans son atmosphère.

– Si vous connaissiez la situation dans laquelle se trouve mafamille, dit-il en continuant, vous aimeriez à jouer le rôle d’unede ces fées fabuleuses qui se plaisaient à dissiper les obstaclesautour de leurs filleuls.

– Eh bien&|160;! mon cousin, dit-elle en riant, à quoi puis-jevous être bonne&|160;?

– Mais le sais-je&|160;? Vous appartenir par un lien de parentéqui se perd dans l’ombre est déjà toute une fortune. Vous m’aveztroublé, je ne sais plus ce que je venais vous dire. Vous êtes laseule personne que je connaisse à Paris. Ah&|160;! je voulais vousconsulter en vous demandant de m’accepter comme un pauvre enfantqui désire se coudre à votre jupe, et qui saurait mourir pourvous.

– Vous tueriez quelqu’un pour moi&|160;?

– J’en tuerais deux, dit Eugène.

– Enfant&|160;! Oui, vous êtes un enfant, dit-elle en réprimantquelques larmes&|160;; vous aimeriez sincèrement, vous&|160;!

– Oh&|160;! fit-il en hochant la tête.

La vicomtesse s’intéressa vivement à l’étudiant pour une réponsed’ambitieux. Le méridional en était à son premier calcul. Entre leboudoir bleu de madame de Restaud et le salon rose de madame deBeauséant, il avait fait trois années de ce Droit parisien dont onne parle pas, quoiqu’il constitue une haute jurisprudence socialequi, bien apprise et bien pratiquée, mène à tout.

Ah&|160;! j’y suis, dit Eugène. J’avais remarqué madame deRestaud à votre bal, je suis allé ce matin chez elle.

– Vous avez dû bien la gêner, dit en souriant madame deBeauséant.

– Eh&|160;! oui, je suis un ignorant qui mettra contre lui toutle monde, si vous me refusez votre secours. Je crois qu’il est fortdifficile de rencontrer à Paris une femme jeune, belle, riche,élégante qui soit inoccupée, et il m’en faut une qui m’apprenne ceque, vous autres femmes, vous savez si bien expliquer : la vie. Jetrouverai partout un monsieur de Trailles. je venais donc à vouspour vous demander le mot d’une énigme, et vous prier de me dire dequelle nature est la sottise que j’y ai faite. J’ai parlé d’unpère…

– Madame la duchesse de Langeais, dit Jacques en coupant laparole à l’étudiant, qui fit le geste d’un homme violemmentcontrarié.

– Si vous voulez réussir, dit la vicomtesse à voix basse,d’abord ne soyez pas aussi démonstratif.

– Eh&|160;! bonjour, ma chère, reprit-elle en se levant etallant au-devant de la duchesse dont elle pressa les mains avecl’effusion caressante qu’elle aurait pu montrer pour une sœur et àlaquelle la duchesse répondit par les plus jolies câlineries.

– Voilà deux bonnes amies, se dit Rastignac. J’aurai dès lorsdeux protectrices&|160;; ces deux femmes doivent avoir les mêmesaffections, et celle-ci s’intéressera sans doute à moi.

– A quelle heureuse pensée dois-je le bonheur de te voir, machère Antoinette&|160;? dit madame de Beauséant.

– Mais j’ai vu monsieur d’Ajuda-Pinto entrant chez monsieur deRochefide, et j’ai pensé qu’alors vous étiez seule.

Madame de Beauséant ne se pinça point les lèvres, elle ne rougitpas, son regard resta le même, son front parut s’éclaircir pendantque la duchesse prononçait ces fatales paroles.

– Si j’avais su que vous fussiez occupée… ajouta la duchesse ense tournant vers Eugène.

– Monsieur est monsieur Eugène de Rastignac, un de mes cousins,dit la vicomtesse. Avez-vous des nouvelles du généralMontriveau&|160;? fit-elle. Sérisy m’a dit hier qu’on ne le voyaitplus, l’avez-vous eu chez vous aujourd’hui&|160;?

La duchesse, qui passait pour être abandonnée par monsieur deMontriveau, de qui elle était éperdument éprise, sentit au cœur lapointe de cette question, et rougit en répondant :- Il était hier àl’Elysée.

– De service, dit madame de Beauséant.

– Clara, vous savez sans doute, reprit la duchesse en jetant desflots de malignité par ses regards, que demain les bans de monsieurd’Ajuda-Pinto et de mademoiselle de Rochefide sepublient&|160;?

Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâlit et répondit enriant :- Un de ces bruits dont s’amusent les sots. Pourquoimonsieur d’Ajuda porterait-il chez les Rochefide un des plus beauxnoms du Portugal&|160;? Les Rochefide sont des gens anoblisd’hier.

– Mais Berthe réunira, dit-on, deux cent mille livres derente.

– Monsieur d’Ajuda est trop riche pour faire de ces calculs.

– Mais, ma chère, mademoiselle de Rochefide est charmante.

– Ah&|160;!

– Enfin il y dîne aujourd’hui, les conditions sont arrêtées.Vous m’étonnez étrangement d’être si peu instruite.

Quelle sottise avez-vous donc faite, monsieur&|160;? dit madamede Beauséant. Ce pauvre enfant est si nouvellement jeté dans lemonde, qu’il ne comprend rien, ma chère Antoinette, à ce que nousdisons. Soyez bonne pour lui, remettons à causer de cela demain.Demain, voyez-vous, tout sera sans doute officiel, et vous pourrezêtre officieuse à coup sûr.

La duchesse tourna sur Eugène un de ces regards impertinents quienveloppent un homme des pieds à la tête, l’aplatissent, et lemettent à l’état de zéro.

– Madame, j’ai, sans le savoir, plongé un poignard dans le cœurde madame de Restaud. Sans le savoir, voilà ma faute, ditl’étudiant que son génie avait assez bien servi et qui avaitdécouvert les mordantes épigrammes cachées sous les phrasesaffectueuses de ces deux femmes. Vous continuez à voir, et vouscraignez peut-être les gens qui sont dans le secret du mal qu’ilsvous font, tandis que celui qui blesse en ignorant la profondeur desa blessure est regardé comme un sot, un maladroit qui ne saitprofiter de rien, et chacun le méprise.

Madame de Beauséant jeta sur l’étudiant un de ces regardsfondants où les grandes âmes savent mettre tout à la fois de lareconnaissance et de la dignité. Ce regard fut comme un baume quicalma la plaie que venait de faire au cœur de l’étudiant le coupd’oeil d’huissier-priseur par lequel la duchesse l’avaitévalué.

– Figurez-vous que je venais, dit Eugène en continuant, decapter la bienveillance du comte de Restaud&|160;; car, dit-il ense tournant vers la duchesse d’un air à la fois humble etmalicieux, il faut vous dire, madame, que je ne suis encore qu’unpauvre diable d’étudiant, bien seul, bien pauvre…

– Ne dites pas cela, monsieur de Rastignac. Nous autres femmes,nous ne voulons jamais de ce dont personne ne veut.

– Bah&|160;! fit Eugène, je n’ai que vingt-deux ans, il fautsavoir supporter les malheurs de son âge. D’ailleurs, je suis àconfesse&|160;; et il est impossible de se mettre à genoux dans unplus joli confessionnal : on y fait les péchés dont on s’accusedans l’autre.

La duchesse prit un air froid à ce discours anti-religieux, dontelle proscrivit le mauvais goût en disant à la vicomtesse Monsieurarrive…

Madame de Beauséant se prit à rire franchement et de son cousinet de la duchesse.

– Il arrive, ma chère, et cherche une institutrice qui luienseigne le bon goût.

– Madame la duchesse, reprit Eugène, n’est-il pas naturel devouloir s’initier aux secrets de ce qui nous charme&|160;? (Allons,se dit-il en lui-même, je suis sûr que je leur fais des phrases decoiffeur.)

– Mais madame de Restaud est, je crois, l’écolière de monsieurde Trailles, dit la duchesse.

– Je n’en savais rien, madame, reprit l’étudiant. Aussi mesuis-je étourdiment jeté entre eux. Enfin, je m’étais assez bienentendu avec le mari, je me voyais souffert pour un temps par lafemme, lorsque je me suis avisé de leur dire que je connaissais unhomme que je venais de voir sortant par un escalier dérobé, et quiavait au fond d’un couloir embrassé la comtesse.

– Qui est-ce&|160;? dirent les deux femmes.

– Un vieillard qui vit à raison de deux louis par mois, au fonddu faubourg Saint-Marceau, comme moi, pauvre étudiant&|160;; unvéritable malheureux dont tout le monde se moque, et que nousappelons le père Goriot.

– Mais, enfant que vous êtes, s’écria la vicomtesse, madame deRestaud est une demoiselle Goriot.

– La fille d’un vermicellier, reprit la duchesse, une petitefemme qui s’est fait présenter le même jour qu’une fille depâtissier. Ne vous en souvenez-vous pas, Clara&|160;? Le Roi s’estmis à rire et a dit en latin un bon mot sur la farine. Des gens,comment donc&|160;? des gens…

– Ejusdem farinae , dit Eugène.

– C’est cela, dit la duchesse.

– Ah&|160;! c’est son père, reprit l’étudiant en faisant ungeste d’horreur.

– Mais oui&|160;; ce bonhomme avait deux filles dont il estquasi fou, quoique l’une et l’autre l’aient à peu près renié.

– La seconde n’est-elle pas, dit la vicomtesse en regardantmadame de Langeais, mariée à un banquier dont le nom est allemand,un baron de Nucingen&|160;? Ne se nomme-t-elle pas Delphine&|160;?N’est-ce pas une blonde qui a une loge de côté à l’Opéra, qui vientaussi aux Bouffons, et rit très haut pour se faireremarquer&|160;?

La duchesse sourit en disant Mais, ma chère, je vous admire.Pourquoi vous occupez-vous donc tant de ces gens-là&|160;? Il afallu être amoureux fou, comme l’était Restaud, pour s’êtreenfariné de mademoiselle Anastasie. Oh&|160;! il n’en sera pas lebon marchand&|160;! Elle est entre les mains de monsieur deTrailles, qui la perdra.

– Elles ont renié leur père, répétait Eugène.

– Eh bien&|160;! oui, leur père, le père, un père, reprit lavicomtesse, un bon père qui leur a donné, dit-on, à chacune cinq ousix cent mille francs pour faire leur bonheur en les mariant bien,et qui ne s’était réservé que huit à dix mille livres de rente pourlui, croyant que ses filles resteraient ses filles, qu’il s’étaitcréé chez elles deux existences, deux maisons où il serait adoré,choyé. En deux ans, ses gendres l’ont banni de leur société commele dernier des misérables.

Quelques larmes roulèrent dans les yeux d’Eugène, récemmentrafraîchi par les pures et saintes émotions de la famille, encoresous le charme des croyances jeunes, et qui n’en était qu’à sapremière journée sur le champ de bataille de la civilisationparisienne. Les émotions véritables sont si communicatives, quependant un moment ces trois personnes se regardèrent ensilence.

– Eh&|160;! mon Dieu, dit madame de Langeais, oui, cela semblebien horrible, et nous voyons cependant cela tous les jours. N’ya-t-il pas une cause à cela&|160;? Dites-moi, ma chère, avez-vouspensé jamais à ce qu’est un gendre&|160;? Un gendre est un hommepour qui nous élèverons, vous ou moi, une chère petite créature àlaquelle nous tiendrons par mille liens, qui sera pendant dix-septans la joie de la famille, qui en est l’âme blanche, diraitLamartine, et qui en deviendra la peste. Quand cet homme nousl’aura prise, il commencera par saisir son amour comme une hache,afin de couper dans le cœur et au vif de cet ange tous lessentiments par lesquels elle s’attachait à sa famille. Hier, notrefille était tout pour nous, nous étions tout pour elle&|160;; lelendemain elle se fait notre ennemie. Ne voyons-nous pas cettetragédie s’accomplissant tous les jours&|160;? Ici, la belle-filleest de la dernière impertinence avec le beau-père, qui a toutsacrifié pour son fils. Plus loin, un gendre met sa belle-mère à laporte. J’entends demander ce qu’il y a de dramatique aujourd’huidans la société&|160;; mais le drame du gendre est effrayant, sanscompter nos mariages qui sont devenus de fort sottes choses. Je merends parfaitement compte de ce qui est arrivé à ce vieuxvermicellier. Je crois me rappeler que ce Foriot…

– Goriot, madame.

– Oui, ce Moriot a été président de sa section pendant laRévolution&|160;; il a été dans le secret de la fameuse disette, eta commencé sa fortune par vendre dans ce temps-là des farines dixfois plus qu’elles ne lui coûtaient. Il en a eu tant qu’il en avoulu. L’intendant de ma grand-mère lui en a vendu pour des sommesimmenses. Ce Goriot partageait sans doute, comme tous ces gens-là,avec le Comité de Salut Public. Je me souviens que l’intendantdisait à ma grand-mère qu’elle pouvait rester en toute sûreté àGrandvilliers, parce que ses blés étaient une excellente cartecivique. Eh bien&|160;! ce Loriot, qui vendait du blé aux coupeursde têtes, n’a eu qu’une passion. Il adore, dit-on, ses filles. Il ajuché l’aînée dans la maison de Restaud, et greffé l’autre sur lebaron de Nucingen, un riche banquier qui fait le royaliste. Vouscomprenez bien que, sous l’Empire, les deux gendres ne se sont pastrop formalisés d’avoir ce vieux Quatre-vingt-treize chezeux&|160;; ça pouvait encore aller avec Buonaparte. Mais quand lesBourbons sont revenus, le bonhomme a gêné monsieur de Restaud, etplus encore le banquier. Les filles, qui aimaient peut-êtretoujours leur père, ont voulu ménager la chèvre et le chou, le pèreet le mari&|160;; elles ont reçu le Goriot quand elles n’avaientpersonne&|160;; elles ont imaginé des prétextes de tendresse. « Papa, venez, nous serons mieux, parce que nous serons seuls&|160;! » etc. Moi, ma chère, je crois que les sentiments vrais ont desyeux et une intelligence : le cœur de ce pauvre Quatre-vingt-treizea donc saigné. Il a vu que ses filles avaient honte de lui&|160;;que, si elles aimaient leurs maris, il nuisait à ses gendres. Ilfallait donc se sacrifier. Il s’est sacrifié, parce qu’il étaitpère : il s’est banni de lui-même. En voyant ses filles contentes,il comprit qu’il avait bien fait. Le père et les enfants ont étécomplices de ce petit crime. Nous voyons cela partout. Ce pèreDoriot n’aurait-il pas été une tache de cambouis dans le salon deses filles&|160;? il y aurait été gêné, il se serait ennuyé. Ce quiarrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’hommequ’elle aimera le mieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’enva, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sontlà. Notre cœur est un trésor, videz-le d’un coup, vous êtes ruinés.Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment de s’être montré toutentier qu’à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avaittout donné. Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, sonamour&|160;; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bienpressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues.

– Le monde est infâme, dit la vicomtesse en effilant son châleet sans lever les yeux, par elle était atteinte au vif par les motsque madame de Langeais avait dits, pour elle, en racontant cettehistoire.

– Infâme&|160;! non, reprit la duchesse&|160;; il va son train,voilà tout. Si je vous en parle ainsi, c’est pour montrer que je nesuis pas la dupe du monde. Je pense comme vous, dit-elle enpressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier,tâchons de rester sur les hauteurs. Elle se leva, embrassa madamede Beauséant au front en lui disant :  » Vous êtes bien belle en cemoment, ma chère. Vous avez les plus jolies couleurs que j’aie vuesjamais.  » Puis elle sortit après avoir légèrement incliné la têteen regardant le cousin.

– Le père Goriot est sublime&|160;! dit Eugène en se souvenantde l’avoir vu tordant son vermeil la nuit.

Madame de Beauséant n’entendit pas, elle était pensive. Quelquesmoments de silence s’écoulèrent, et le pauvre étudiant, par unesorte de stupeur honteuse, n’osait ni s’en aller, ni rester, niparler.

– Le monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse.Aussitôt qu’un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un amiprêt à venir nous le dire, et à nous fouiller le cœur avec unpoignard en nous en faisant admirer le manche. Déjà le sarcasme,déjà les railleries&|160;! Ah&|160;! je me défendrai. Elle relevala tête comme une grande dame qu’elle était, et des éclairssortirent de ses yeux fiers.- Ah&|160;! fit-elle en voyant Eugène,vous êtes là&|160;!

– Encore, dit-il piteusement.

– Eh bien&|160;! monsieur de Rastignac, traitez ce monde commeil mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Voussonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserezla largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien ludans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependantm’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vouscalculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serezcraint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme les chevauxde poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverezainsi au faite de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici sivous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous la fautjeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai,cachez-le comme un trésor&|160;; ne le laissez jamais soupçonner,vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vousdeviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votresecret&|160;! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vousouvrirez votre cœur. Pour préserver par avance cet amour quin’existe pas encore, apprenez à vous méfier de ce monde-ci.Ecoutez-moi, Miguel… (Elle se trompait naïvement de nom sans s’enapercevoir.) Il existe quelque chose de plus épouvantable que nel’est l’abandon du père par ses deux filles, qui le voudraientmort. C’est la rivalité des deux sœurs entre elles. Restaud a de lanaissance, sa femme a été adoptée, elle a été présentée&|160;; maissa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de Nucingen, femmed’un homme d’argent, meurt de chagrin&|160;; la jalousie la dévore,elle est à cent lieues de sa sœur&|160;; sa sœur n’est plus sasœur&|160;; ces deux femmes se renient entre elles comme ellesrenient leur père. Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toute laboue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pourentrer dans mon salon. Elle a cru que de Marsay la ferait arriver àson but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assommede Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Si vous me laprésentez, vous serez son Benjamin, elle vous adorera.

Aimez-la si vous pouvez après, sinon servez-vous d’elle. Je laverrai une ou deux fois, en grande soirée, quand il y auracohue&|160;; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je lasaluerai, cela suffira. Vous vous êtes fermé la porte de lacomtesse pour avoir prononcé le nom du père Goriot. Oui, mon cher,vous iriez vingt fois chez madame de Restaud, vingt fois vous latrouveriez absente. Vous avez été consigné. Eh bien&|160;! que lepère Goriot vos introduise près de madame Delphine de Nucingen. Labelle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l’hommequ’elle distingue, les femmes raffoleront de vous. Ses rivales, sesamies, ses meilleures amies voudront vous enlever à elle. Il y ades femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une autre, comme il ya de pauvres bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, espèrentavoir nos manières. Vous aurez des succès. A Paris, le succès esttout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent del’esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne lesdétrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le piedpartout. Vous saurez alors ce qu’est le monde, une réunion de dupeset de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni parmi les autres. Jevous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans celabyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son couet jetant un regard de reine à l’étudiant, rendez-le-moi blanc.Allez, laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nosbatailles à livrer.

– S’il vous fallait un homme de bonne volonté pour aller mettrele feu à une mine&|160;? dit Eugène en l’interrompant.

– Eh bien&|160;? dit-elle.

Il se frappa le cœur, sourit au sourire de sa cousine, etsortit. Il était cinq heures. Eugène avait faim, il craignit de nepas arriver à temps pour l’heure du dîner. Cette crainte lui fitsentir le bonheur d’être rapidement emporté dans Paris. Ce plaisirpurement machinal le laissa tout entier aux pensées quil’assaillaient. Lorsqu’un jeune homme de son âge est atteint par lemépris, il s’emporte, il enrage, il menace du poing la sociétéentière, il veut se venger et doute aussi de lui-même. Rastignacétait en ce moment accablé par ces mots : Vous vous êtes fermé laporte de la comtesse .- J’irai&|160;! se dit-il, et si madame deBeauséant a raison, si je suis consigné… je… Madame de Restaud metrouvera dans tous les salons où elle va. J’apprendrai à faire desarmes, à tirer le pistolet, je lui tuerai son Maxime&|160;!- Et del’argent&|160;! lui criait sa conscience, où donc enprendras-tu&|160;? Tout à coup la richesse étalée chez la comtessede Restaud brilla devant ses yeux. Il avait vu là le luxe dont unedemoiselle Goriot devait être amoureuse, des dorures, des objets deprix en évidence le luxe inintelligent du parvenu, le gaspillage dela femme entretenue. Cette fascinante image fut soudainementécrasée par le grandiose hôtel de Beauséant. Son imagination,transportée dans les hautes régions de la société parisienne, luiinspira mille pensées mauvaises au cœur, en lui élargissant la têteet la conscience. Il vit le monde comme il est : les lois et lamorale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortunel’ultime ratio mundi .  » Vautrin a raison, la fortune est lavertu&|160;!  » se dit-il.

Arrivé rue Neuve-Sainte-Geneviève, il monta rapidement chez lui,descendit pour donner dix francs au cocher, et vint dans cettesalle à manger nauséabonde où il aperçut, comme des animaux à unrâtelier, les dix-huit convives en train de se repaître. Lespectacle de ces misères et l’aspect de cette salle lui furenthorribles. La transition était trop brusque, le contraste tropcomplet, pour ne pas développer outre mesure chez lui le sentimentde l’ambition. D’un côté, les fraîches et charmantes images de lanature sociale la plus élégante, des figures jeunes, vives,encadrées par les merveilles de l’art et du luxe, des têtespassionnées pleines de poésie&|160;; de l’autre, de sinistrestableaux bordés de fange, et des faces où les passions n’avaientlaissé que leurs cordes et leur mécanisme. Les enseignements que lacolère d’une femme abandonnée avaient arrachés à madame deBeauséant, ses offres captieuses revinrent dans sa mémoire, et lamisère les commente. Rastignac résolut d’ouvrir deux tranchéesparallèles pour arriver à la fortune, de s’appuyer sur la scienceet sur l’amour, d’être un savant docteur et un homme à la mode. Ilétait encore bien enfant&|160;! Ces deux lignes sont des asymptotesqui ne peuvent jamais se rejoindre.

_- Vous êtes bien sombre, monsieur le marquis, lui dit Vautrin,qui lui jeta un de ces regards par lesquels cet homme semblaits’initier aux secrets les plus cachés du cœur.

– Je ne suis pas disposé à souffrir les plaisanteries de ceuxqui m’appellent monsieur le marquis, répondit-il. Ici, pour êtrevraiment marquis, il faut avoir cent mille livres de rente, etquand on vit dans la Maison Vauquer on n’est pas précisément lefavori de la Fortune.

Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel et méprisant, commes’il eût dit :  » Marmot&|160;! dont je ne ferais qu’unebouchée&|160;!  » Puis il répondit :- Vous êtes de mauvaise humeur,parce que vous n’avez peut-être pas réussi auprès de la bellecomtesse de Restaud.

– Elle m’a fermé sa porte pour lui avoir dit que son pèremangeait à notre table, s’écria Rastignac.

Tous les convives s’entre-regardèrent. Le père Goriot baissa lesyeux, et se retourna pour les essuyer.

– Vous m’avez jeté du tabac dans l’oeil, dit-il à sonvoisin.

– Qui vexera le père Goriot s’attaquera désormais à moi,répondit Eugène en regardant le voisin de l’ancienvermicellier&|160;; il vaut mieux que nous tous. Je ne parle pasdes dames, dit-il en se retournant vers mademoiselle Taillefer.

Cette phrase fut un dénouement, Eugène l’avait prononcée d’unair qui imposa silence aux convives. Vautrin seul lui dit engoguenardant :- Pour prendre le père Goriot à votre compte, et vousétablir son éditeur responsable, il faut savoir bien tenir une épéeet bien tirer le pistolet.

– Ainsi ferai-je, dit Eugène.

– Vous êtes donc entré en campagne aujourd’hui&|160;?

– Peut-être, répondit Rastignac. Mais je ne dois compte de mesaffaires à personne, attendu que je ne cherche pas à deviner cellesque les autres font la nuit. Vautrin regarda Rastignac detravers.

– Mon petit, quand on ne veut pas être dupe des marionnettes, ilfaut entrer tout à fait dans la baraque, et ne pas se contenter deregarder par les trous de la tapisserie. Assez causé, ajouta-t-ilen voyant Eugène près de se gendarmer. Nous aurons ensemble unpetit bout de conversation quand vous le voudrez.

Le dîner devint sombre et froid. Le père Goriot, absorbé par laprofonde douleur que lui avait causée la phrase de l’étudiant, necomprit pas que les dispositions des esprits étaient changées à sonégard, et qu’un jeune homme en état d’imposer silence à lapersécution avait pris sa défense.

– Monsieur Goriot, dit madame Vauquer à voix basse, serait doncle père d’une comtesse à c’t’heure&|160;?

Et d’une baronne, lui répliqua Rastignac.

Il n’a que ça à faire, dit Bianchon à Rastignac, je lui ai prisla tête : il n’y a qu’une bosse, celle de la paternité, ce sera unPère Eternel.

Eugène était trop sérieux pour que la plaisanterie de Bianchonle fit rire. Il voulait profiter des conseils de madame deBeauséant, et se demandait où et comment il se procurerait del’argent. Il devint soucieux en voyant les savanes du monde qui sedéroulaient à ses yeux à la fois vides et pleines&|160;; chacun lelaissa seul dans la salle à manger quand le dîner fut fini.

– Vous avez donc vu ma fille&|160;? lui dit Goriot d’une voixémue.

Réveillé de sa méditation par le bonhomme, Eugène lui prit lamain, et le contemplant avec une sorte d’attendrissement :- Vousêtes un brave et digne homme, répondit-il. Nous causerons de vosfilles plus tard. Il se leva sans vouloir écouter le père Goriot,et se retira dans sa chambre, où il écrivit à sa mère la lettresuivante :

 » Ma chère mère, vois si tu n’as pas une troisième mamelle àt’ouvrir pour moi. je suis dans une situation à faire promptementfortune. J’ai besoin de douze cents francs, et il me les faut àtout prix. Ne dis rien de ma demande à mon Père, il s’y opposeraitpeut-être, et si je n’avais pas cet argent, je serais en proie à undésespoir qui me conduirait à me brûler la cervelle. jet’expliquerai mes motifs aussitôt que je te verrai, car il faudraitt’écrire des volumes pour te faire comprendre la situation danslaquelle je suis. Je n’ai pas joué, ma bonne mère, je ne doisrien&|160;; mais si tu tiens à me conserver la vie que tu m’asdonnée, il faut me trouver cette somme. Enfin, je vais chez lavicomtesse de Beauséant, qui m’a pris sous sa protection. Je doisaller dans le monde, et n’ai pas un sou pour avoir des gantspropres. Je saurai ne manger que du pain, ne boire que de l’eau, jejeûnerai au besoin&|160;; mais je ne puis me passer des outils avec »lesquels on pioche la vigne dans ce pays-ci. Il s’agit pour

moi de faire mon chemin ou de rester dans la boue. Je saistoutes les espérances que vous avez mises en moi, et veux lesréaliser promptement. Ma bonne mère, vends quelques-uns de tesanciens bijoux, je les remplacerai bientôt. Je connais assez lasituation de notre famille pour savoir apprécier de telssacrifices, et tu dois croire que je ne te demande pas de les faireen vain, sinon je serais un monstre. Ne vois dans ma prière que lecri d’une impérieuse nécessité. Notre avenir est tout entier dansce subside, avec lequel je dois ouvrir la campagne&|160;; car cettevie de Paris est un combat perpétuel. Si, pour compléter la somme,il n’y a pas d’autres ressources que de vendre les dentelles de matante, dis-lui que je lui en enverrai de plus belles.  » Etc.

Il écrivit à chacune de ses sœurs en leur demandant leurséconomies, et, pour les leur arracher sans qu’elles parlassent enfamille du sacrifice qu’elles ne manqueraient pas de lui faire avecbonheur, il intéressa leur délicatesse en attaquant les cordes del’honneur qui sont si bien tendues et résonnent si fort dans dejeunes cœurs. Quand il eut écrit ces lettres, il éprouva néanmoinsune trépidation involontaire : il palpitait, il tressaillait. Cejeune ambitieux connaissait la noblesse immaculée de ces âmesensevelies dans la solitude, il savait quelles peines il causeraità ses deux sœurs, et aussi quelles seraient leurs joies avec quelplaisir elles s’entretiendraient en secret de ce frère bien-aimé,au fond du clos. Sa conscience se dressa lumineuse, et les luimontra comptant en secret leur petit trésor : il les vit, déployantle génie malicieux des jeunes filles pour lui envoyer incognito cetargent, essayant une première tromperie pour être sublimes.  » Lecœur d’une sœur est un diamant de pureté, un abîme detendresse&|160;!  » se dit-il. Il avait honte d’avoir écrit. Combienseraient puissants leurs vœux, combien pur serait l’élan de leursâmes vers le ciel&|160;! Avec quelle volupté ne sesacrifieraient-elles pas&|160;! De quelle douleur serait atteintesa mère, si elle ne pouvait envoyer toute la somme&|160;! Ces beauxsentiments, ces effroyables sacrifices allaient lui servird’échelon pour arriver à Delphine de Nucingen. Quelques larmes,derniers grains d’encens jetés sur l’autel sacré de la famille, luisortirent des yeux. Il se promena dans une agitation pleine dedésespoir. Le père Goriot, le voyant ainsi par sa porte qui étaitrestée entrebâillée, entra et lui dit :- Qu’avez-vous,monsieur&|160;?

– Ah&|160;! mon bon voisin, je suis encore fils et frère commevous êtes père. Vous avez raison de trembler pour la comtesseAnastasie, elle est à un monsieur Maxime de Trailles qui laperdra.

Le père Goriot se retira en balbutiant quelques paroles dontEugène ne saisit pas le sens. Le lendemain, Rastignac alla jeterses lettres à la poste. Il hésita jusqu’au dernier moment, mais illes lança dans la boite en disant :  » je réussirai&|160;!  » Le motdu joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommesqu’il n’en sauve. Quelques jours après, Eugène alla chez madame deRestaud et ne fut pas reçu. Trois fois, il y retourna, trois foisencore il trouva la porte close, quoiqu’il se présentât à desheures où le comte Maxime de Trailles n’y était pas. La vicomtesseavait eu raison. L’étudiant n’étudia plus. Il allait aux cours poury répondre à l’appel, et quand il avait attesté sa présence, ildécampait. Il s’était fait le raisonnement que se font la plupartdes étudiants. Il réservait ses études pour le moment où ils’agirait de passer ses examens&|160;; il avait résolu d’entasserses inscriptions de seconde et de troisième année, puis d’apprendrele Droit sérieusement et d’un seul coup au dernier moment. Il avaitainsi quinze mois de loisirs pour naviguer sur l’océan de Paris,pour s’y livrer à la traite des femmes, ou y pêcher la fortune.Pendant cette semaine, il vit deux fois madame de Beauséant, chezlaquelle il n’allait qu’au moment où sortait la voiture du marquisd’Ajuda. Pour quelques jours encore cette illustre femme, la pluspoétique figure du faubourg Saint-Germain, resta victorieuse, etfit suspendre le mariage de mademoiselle de Rochefide avec lemarquis d’Ajuda-Pinto. Mais ces derniers jours, que la crainte deperdre son bonheur rendit les plus ardents de tous, devaientprécipiter la catastrophe. Le marquis d’Ajuda, de concert avec lesRochefide, avait regardé cette brouille et ce raccommodement commeune circonstance heureuse : ils espéraient que madame de Beauséants’accoutumerait à l’idée de ce mariage et finirait par sacrifierses matinées à un avenir prévu dans la vie des hommes. Malgré lesplus saintes promesses renouvelées chaque jour, monsieur d’Ajudajouait donc la comédie, la vicomtesse aimait à être trompée.  » Aulieu de sauter noblement par la fenêtre, elle se laissait roulerdans les escaliers « , disait la duchesse de Langeais, sa meilleureamie. Néanmoins, ces dernières lueurs brillèrent assez longtempspour que la vicomtesse restât à Paris et y servît son jeune parentauquel elle portait une sorte d’affection superstitieuse. Eugènes’était montré pour elle plein de dévouement et de sensibilité dansune circonstance où les femmes ne voient de pitié, de consolationvraie dans aucun regard. Si un homme leur dit alors de doucesparoles, il les dit par spéculation.

Dans le désir de parfaitement bien connaître son échiquier avantde tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut semettre au fait de la vie antérieure du père Goriot, et recueillitdes renseignements certains, qui peuvent se réduire à ceci.

Jean-Joachim Goriot était, avant la Révolution, un simpleouvrier vermicellier, habile, économe, et assez entreprenant pouravoir acheté le fonds de son maître, que le hasard rendit victimedu premier soulèvement de 1789. Il s’était établi rue de lajussienne, près de la Halle-aux-Blés, et avait eu le gros bon sensd’accepter la présidence de sa section, afin de faire protéger soncommerce par les personnages les plus influents de cette dangereuseépoque. Cette sagesse avait été l’origine de sa fortune quicommença dans la disette, fausse ou vraie, par suite de laquelleles grains acquirent un prix énorme à Paris. Le peuple se tuait àla porte des boulangers, tandis que certaines personnes allaientchercher sans émeute des pâtes d’Italie chez les épiciers. Pendantcette année, le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tardlui servirent à faire son commerce avec toute la supériorité quedonne une grande masse d’argent à celui qui la possède. Il luiarriva ce qui arrive à tous les hommes qui n’ont qu’une capacitérelative. Sa médiocrité le sauva. D’ailleurs, sa fortune n’étantconnue qu’au moment où il n’y avait plus de danger à être riche, iln’excita l’envie de personne. Le commerce des grains semblait avoirabsorbé toute son intelligence. S’agissait-il de blés, de farines,de grenailles, de reconnaître leurs qualités, les provenances, deveiller à leur conservation, de prévoir les cours, de prophétiserl’abondance ou la pénurie des récoltes, de se procurer les céréalesà bon marché, de s’en approvisionner en Sicile, en Ukraine, Goriotn’avait pas son second. A lui voir conduire ses affaires, expliquerles lois sur l’exportation, sur l’importation des grains, étudierleur esprit, saisir leurs défauts, un homme l’eût jugé capabled’être ministre d’Etat. Patient, actif, énergique, constant, rapidedans ses expéditions, il avait un coup d’oeil d’aigle, il devançaittout, prévoyait tout, savait tout, cachait tout&|160;; diplomatepour concevoir, soldat pour marcher. Sorti de sa spécialité, de sasimple et obscure boutique sur le pas de laquelle il demeuraitpendant ses heures d’oisiveté, l’épaule appuyée au montant de laporte, il redevenait l’ouvrier stupide et grossier, l’hommeincapable de comprendre un raisonnement, insensible à tous lesplaisirs de l’esprit, l’homme qui s’endormait au spectacle, un deces Dolibans parisiens, forts seulement en bêtise. Ces natures seressemblent presque toutes. A presque toutes, vous trouveriez unsentiment sublime au cœur. Deux sentiments exclusifs avaient remplile cœur du vermicellier, en avaient absorbé l’humide, comme lecommerce des grains employait toute l’intelligence de sa cervelle.Sa femme, fille unique d’un riche fermier de la Brie, fut pour luil’objet d’une admiration religieuse, d’un amour sans bornes. Goriotavait admiré en elle une nature frêle et forte, sensible et jolie,qui contrastait vigoureusement avec la sienne. S’il est unsentiment inné dans le cœur de l’homme, n’est-ce pas l’orgueil dela protection exercée à tout moment en faveur d’un êtrefaible&|160;? joignez-y l’amour, cette reconnaissance vive detoutes les âmes franches pour le principe de leurs plaisirs, etvous comprendrez une foule de bizarreries morales. Après sept ansde bonheur sans nuages, Goriot, malheureusement pour lui, perdit safemme&|160;; elle commençait à prendre de l’empire sur lui, endehors de la sphère des sentiments. Peut-être eût-elle cultivécette nature inerte, peut-être y eût-elle jeté l’intelligence deschoses du monde et de la vie. Dans cette situation, le sentiment dela paternité se développa chez Goriot jusqu’à la déraison. Ilreporta ses affections trompées par la mort sur ses deux filles,qui d’abord satisfirent pleinement tous ses sentiments. Quelquebrillantes que fussent les propositions qui lui furent faites pardes négociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles,il voulut rester veuf. Son beau-père, le seul homme pour lequel ilavait eu du penchant, prétendait savoir pertinemment que Goriotavait juré de ne pas faire d’infidélité à sa femme, quoique morte.Les gens de la Halle, incapables de comprendre cette sublime folie,en plaisantèrent, et donnèrent à Goriot quelque grotesquesobriquet. Le premier d’entre eux qui, en buvant le vin d’unmarché, s’avisa de le prononcer, reçut du vermicellier un coup depoing sur l’épaule qui l’envoya, la tête la première, sur une bornede la rue Oblin. Le dévouement irréfléchi, l’amour ombrageux etdélicat que portait Goriot à ses filles était si connu, qu’un jourun de ses concurrents, voulant le faire partir du marché pourrester maître du cours, lui dit que Delphine venait d’êtrerenversée par un cabriolet. Le vermicellier, pâle et blême, quittaaussitôt la Halle. Il fut malade pendant plusieurs jours par suitede la réaction des sentiments contraires auxquels le livra cettefausse alarme. S’il n’appliqua pas sa tape meurtrière sur l’épaulede cet homme, il le chassa de la Halle en le forçant, dans unecirconstance critique, à faire faillite. L’éducation de ses deuxfilles fut naturellement déraisonnable. Riche de plus de soixantemille livres de rente, et ne dépensant pas douze cents francs pourlui, le bonheur de Goriot était de satisfaire les fantaisies de sesfilles : les plus excellents maîtres furent chargés de les douerdes talents qui signalent une bonne éducation&|160;; elle eurentune demoiselle de compagnie&|160;; heureusement pour elles, ce futune femme d’esprit et de goût&|160;; elles allaient à cheval, ellesavaient une voiture, elles vivaient comme auraient vécu lesmaîtresses d’un vieux seigneur riche&|160;; il leur suffisaitd’exprimer les plus coûteux désirs pour voir leur père s’empressantde les combler&|160;; il ne demandait qu’une caresse en retour deses offrandes. Goriot mettait ses filles au rang des anges, etnécessairement au-dessus de lui, le pauvre homme&|160;! il aimaitjusqu’au mal qu’elles lui faisaient. Quand ses filles furent en âged’être mariées, elles purent choisir leurs maris suivant leursgoûts : chacune d’elles devait avoir en dot la moitié de la fortunede son père. Courtisée pour sa beauté par le comte de Restaud,Anastasie avait des penchants aristocratiques qui la portèrent àquitter la maison paternelle pour s’élancer dans les hautes sphèressociales. Delphine aimait l’argent : elle épousa Nucingen, banquierd’origine allemande qui devint baron du Saint-Empire. Goriot restavermicellier. Ses filles et gendres se choquèrent bientôt de luivoir continuer ce commerce, quoique ce fût toute sa vie. Aprèsavoir subi pendant cinq ans leurs instances, il consentit à seretirer avec le produit de son fonds, et les bénéfices de cesdernières années&|160;; capital que madame Vauquer, chez laquelleil était venu s’établir, avait estimé rapporter de huit à dix millelivres de rente. Il se jeta dans cette pension par suite dudésespoir qui l’avait saisi en voyant ses deux filles obligées parleurs maris de refuser non seulement de le prendre chez elles, maisencore de l’y recevoir ostensiblement.

Ces renseignements étaient tout ce que savait un monsieur Muretsur le comte du père Goriot, dont il avait acheté le fonds. Lessuppositions que Rastignac avait entendu faire par la duchesse deLangeais se trouvaient ainsi confirmées. Ici se terminel’exposition de cette obscure, mais effroyable tragédieparisienne.

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