Le Père Goriot

Chapitre 2L’entrée dans le monde

Vers la fin de cette première semaine du mois de décembre,Rastignac reçut deux lettres, l’une de sa mère, l’autre de sa sœuraînée. Ces écritures si connues le firent à la fois palpiter d’aiseet trembler de terreur. Ces deux frêles papiers contenaient unarrêt de vie ou de mort sur ses espérances. S’il concevait quelqueterreur en se rappelant la détresse de ses parents, il avait tropbien éprouvé leur prédilection pour ne pas craindre d’avoir aspiréleurs dernières gouttes de sang. La lettre de sa mère était ainsiconçue.

« Mon cher enfant, je t’envoie ce que tu m’as demandé. Fais unbon emploi de cet argent, je ne pourrais, quand il s’agirait de tesauver la vie, trouver une seconde fois une somme si considérablesans que ton père en fût instruit, ce qui troublerait l’harmonie denotre ménage. Pour nous la procurer, nous serions obligés de donnerdes garanties sur notre terre. Il m’est impossible de juger lemérite de projets que je ne connais pas&|160;; mais de quellenature sont-ils donc pour te faire craindre de me lesconfier&|160;? Cette explication ne demandait pas des volumes, ilne nous faut qu’un mot à nous autres mères, et ce mot m’auraitévité les angoisses de l’incertitude. Je ne saurais te cacherl’impression douloureuse que ta lettre m’a causée. Mon cher fils,quel est donc le sentiment qui t’a contraint à jeter un tel effroidans mon cœur&|160;? tu as dû bien souffrir en m’écrivant, car j’aibien souffert en te lisant. Dans quelle carrière t’engages-tudonc&|160;? Ta vie, ton bonheur seraient attachés à paraître ce quetu n’es pas, à voir un monde où tu ne saurais aller sans faire desdépenses d’argent que tu ne peux soutenir, sans perdre un tempsprécieux pour tes études&|160;? Mon bon Eugène, crois-en le cœur deta mère, les voies tortueuses ne mènent à rien de grand. Lapatience et la résignation doivent être les vertus des jeunes gensqui sont dans ta position. Je ne te gronde pas, je ne voudraiscommuniquer à notre offrande aucune amertume. Mes paroles sontcelles d’une mère aussi confiante que prévoyante. Si tu saisquelles sont tes obligations, je sais, moi, combien ton cœur estpur, combien tes intentions sont excellentes. Aussi puis-je te diresans crainte : Va, mon bien-aimé, marche&|160;! Je tremble parceque je suis mère&|160;; mais chacun de tes pas sera tendrementaccompagné de nos vœux et de nos bénédictions. Sois prudent, cherenfant. Tu dois être sage comme un homme, les destinées de cinqpersonnes qui te sont chères reposent sur ta tête. Oui, toutes nosfortunes sont en toi, comme ton bonheur est le nôtre.

Nous prions tous Dieu de te seconder dans tes entreprises. Tatante Marcillac a été, dans cette circonstance, d’une bonté inouïe: elle allait jusqu’à concevoir ce que tu me dis de tes gants. Maiselle a un faible pour l’aîné, disait-elle gaiement. Mon Eugène,aime bien ta tante, je ne te dirai ce qu’elle a fait pour toi quequand tu auras réussi&|160;; autrement, son argent te brûlerait lesdoigts. Vous ne savez pas, enfants, ce que c’est que de sacrifierdes souvenirs&|160;! Mais que ne vous sacrifierait-on pas&|160;?Elle me charge de te dire qu’elle te baise au front, et voudrait tecommuniquer par ce baiser la force d’être souvent heureux. Cettebonne et excellente femme t’aurait écrit si elle n’avait pas lagoutte aux doigts. Ton père va bien. La récolte de 1819 passe nosespérances.

Adieu, cher enfant. Je ne dirai rien de tes sœurs : Lauret’écrit. Je lui laisse le plaisir de babiller sur les petitsévénements de la famille. Fasse le ciel que turéussisses&|160;!

« Oh&|160;! oui, réussis, mon Eugène, tu m’as fait connaître unedouleur trop vive pour que je puisse la supporter une seconde fois.J’ai su ce que c’était d’être pauvre, en désirant la fortune pourla donner à mon enfant. Allons, adieu. Ne nous laisse pas sansnouvelles, et prends ici le baiser que ta mère t’envoie.  »

Quand Eugène eut achevé cette lettre, il était en pleurs, ilpensait au père Goriot tordant son vermeil et le vendant pour allerpayer la lettre de change de sa fille.  » Ta mère a tordu sesbijoux&|160;! se disait-il. Ta tante a pleuré sans doute en vendantquelques-unes de ses reliques&|160;! De quel droit maudirais-tuAnastasie&|160;? Tu viens d’imiter pour l’égoïsme de ton avenir cequ’elle a fait pour son amant&|160;! Qui, d’elle ou de toi, vautmieux&|160;?  » L’étudiant se sentit les entrailles rongées par unesensation de chaleur intolérable. Il voulait renoncer au monde, ilvoulait ne pas prendre cet argent. Il éprouva ces nobles et beauxremords secrets dont le mérite est rarement apprécié par les hommesquand ils jugent leurs semblables, et qui font souvent absoudre parles anges du ciel le criminel condamné par les juristes de laterre. Rastignac ouvrit la lettre de sa sœur, dont les expressionsinnocemment gracieuses lui rafraîchirent le cœur.

 » Ta lettre est venue bien à propos, cher frère. Agathe et moinous voulions employer notre argent de tant de manièresdifférentes, que nous ne savions plus à quel achat nous résoudre.Tu as fait comme le domestique du roi d’Espagne quand il a renverséles montres de son maître, tu nous as mises d’accord. Vraiment,nous étions constamment en querelle pour celui de nos désirs « auquel nous donnerions la préférence, et nous n’avions pas deviné,mon bon Eugène, l’emploi qui comprenait tous nos désirs. Agathe asauté de joie. Enfin, nous avons été comme deux folles pendanttoute la journée, à telles enseignes (style de tante) que ma mèrenous disait de son air sévère : Mais qu’avez-vous donc, mesdemoiselles&|160;? Si nous avions été grondées un brin, nous enaurions été, je crois, encore plus contentes. Une femme doittrouver bien du plaisir à souffrir pour celui qu’elle aime&|160;!Moi seule étais rêveuse et chagrine au milieu de ma joie. Je feraisans doute une mauvaise femme, je suis trop dépensière. Je m’étaisacheté deux ceintures, un joli poinçon pour percer les oeillets demes corsets, des niaiseries, en sorte que j’avais moins d’argentque cette grosse Agathe, qui est économe, et entasse ses écus commeune pie. Elle avait deux cents francs&|160;! Moi, mon pauvre ami,je n’ai que cinquante écus. Je suis bien punie, je voudrais jeterma ceinture dans le puits, il me sera toujours pénible de laporter. Je t’ai volé. Agathe a été charmante. Elle m’a dit :Envoyons les trois cent cinquante francs, à nous deux&|160;! Maisje n’ai pas tenu à te raconter les choses comme elles se sontpassées. Sais-tu comment nous avons fait pour obéir à tescommandements, nous avons pris notre glorieux argent, nous sommesallées nous promener toutes deux, et quand une fois nous avons eugagné la grande route, nous avons couru à Ruffec, où nous avonstout bonnement donné la somme à monsieur Grimbert, qui tient lebureau des Messageries royales&|160;! Nous étions légères comme deshirondelles en revenant. « Est-ce que le bonheur nousallégerait&|160;?  » me dit Agathe. Nous nous sommes dit millechoses que je ne vous répéterai pas, monsieur le Parisien, il étaittrop question de vous. Oh&|160;! cher frère, nous t’aimons bien,voilà tout en deux mots. Quant au secret, selon ma tante, depetites masques comme nous sont capables de tout, même de se taire.Ma mère est allée mystérieuse ment à Angoulême avec ma tante, ettoutes deux ont gardé le silence sur la haute politique de leurvoyage, qui n’a pas eu lieu sans de longues conférences d’où nousavons été bannies, ainsi que monsieur le baron. De grandesconjectures occupent les esprits dans l’Etat de Rastignac. La robede mousseline semée de fleurs à jour que brodent les infantes poursa majesté la reine avance dans le plus profond secret. Il n’y aplus que deux laizes à faire. Il a été décidé qu’on ne ferait pasde mur du côté de Verteuil, il y aura une haie. Le menu peuple yperdra des fruits, des espaliers, mais on y gagnera une belle vuepour les étrangers. Si l’héritier présomptif avait besoin demouchoirs, il est prévenu que la douairière de Marcillac, enfouillant dans ses trésors et ses malles, désignées sous le nom dePompéia et d’Herculanum, a découvert une pièce de belle toile deHollande, qu’elle ne se connaissait pas&|160;; les princessesAgathe et Laure mettent à ses ordres leur fil, leur aiguille, etdes mains toujours un peu trop rouges. Les deux jeunes princes donHenri et don Gabriel ont conservé la funeste habitude de se gorgerde raisiné, de faire enrager leurs sœurs, de ne vouloir rienapprendre, de s’amuser à dénicher les oiseaux, de tapager et decouper, malgré les lois de l’Etat, des osiers pour se faire desbadines. Le nonce du pape, vulgairement appelé monsieur le curé,menace de les excommunier s’ils continuent à laisser les saintscanons de la grammaire pour les canons du sureau belliqueux. Adieu,cher frère, jamais lettre n’a porté tant de vœux faits pour tonbonheur, ni tant d’amour satisfait. Tu auras donc bien des choses ànous dire quand tu viendras&|160;! Tu me diras tout, à moi, je suisaînée. Ma tante nous a laissé soupçonner que tu avais des succèsdans le monde.

L’on parle d’une dame et l’on se tait du reste.

« Avec nous s’entend&|160;! Dis donc Eugène, si tu voulais, nouspourrions nous passer de mouchoirs, et nous te ferions deschemises. Réponds-moi vite à ce sujet. S’il te fallait promptementde belles chemises bien cousues, nous serions obligées de nous ymettre tout de suite&|160;; et s’il y avait à Paris des façons quenous ne connussions pas, tu nous enverrais un modèle, surtout pourles poignets. Adieu, adieu&|160;! je t’embrasse au front du côtégauche, sur la tempe qui m’appartient exclusivement.

Je laisse l’autre feuillet pour Agathe, qui m’a promis de nerien lire de ce que je te dis. Mais, pour en être plus sûre, jeresterai près d’elle pendant qu’elle t’écrira. Ta sœur qui t’aime. »

 » LAURE DE RASTIGNAC « .

– Oh&|160;! oui, se dit Eugène, oui, la fortune à toutprix&|160;! Des trésors ne payeraient pas ce dévouement. Jevoudrais leur apporter tous les bonheurs ensemble. Quinze centcinquante francs&|160;! se dit-il après une pause. Il faut quechaque pièce porte coup&|160;! Laure a raison. Nom d’unefemme&|160;! je n’ai que des chemises de grosse toile. Pour lebonheur d’un autre, une jeune fille devient rusée autant qu’unvoleur. Innocente pour elle et prévoyante pour moi, elle est commel’ange du ciel qui pardonne les fautes de la terre sans lescomprendre.

Le monde était à lui&|160;! Déjà son tailleur avait étéconvoqué, sondé, conquis. En voyant monsieur de Trailles, Rastignacavait compris l’influence qu’exercent les tailleurs sur la vie desjeunes gens. Hélas&|160;! il n’existe pas de moyenne entre ces deuxtermes : un tailleur est ou un ennemi mortel, ou un ami donné parla facture. Eugène rencontra dans le sien un homme qui avaitcompris la paternité de son commerce, et qui se considérait commeun trait d’union entre le présent et l’avenir des jeunes gens.Aussi Rastignac reconnaissant a-t-il fait la fortune de cet hommepar un de ces mots auxquels il excella plus tard.- Je lui connais,disait-il, deux pantalons qui ont fait faire des mariages de vingtmille livres de rente.

Quinze cents francs et des habits à discrétion&|160;! En cemoment le pauvre Méridional ne douta plus de rien, et descendit audéjeuner avec cet air indéfinissable que donne à un jeune homme lapossession d’une somme quelconque. A l’instant où l’argent seglisse dans la poche d’un étudiant, il se dresse en lui-même unecolonne fantastique sur laquelle il s’appuie. Il marche mieuxqu’auparavant, il se sent un point d’appui pour son levier, il a leregard plein, direct, il a les mouvements agiles&|160;; la veille,humble et timide, il aurait reçu des coups&|160;; le lendemain, ilen donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui desphénomènes inouïs : il veut tout et peut tout, il désire à tort età travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l’oiseau naguèresans ailes a retrouvé son envergure. L’étudiant sans argent happeun brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers millepérils, il le casse, en suce la moelle, et court encore&|160;; maisle jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitivespièces d’or déguste ses jouissances, il les détaille, il s’ycomplaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce quesignifie le mot misère . Paris lui appartient tout entier. Age oùtout est luisant, où tout scintille et flambe&|160;! âge de forcejoyeuse dont personne ne profite, ni l’homme, ni la femme&|160;!âge des dettes et des vives craintes qui décuplent tous lesplaisirs&|160;! Qui n’a pas pratiqué la rive gauche de la Seine,entre la rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères, ne connaîtrien à la vie humaine&|160;!-  » Ah&|160;! si les femmes de Parissavaient&|160;! se disait Rastignac en dévorant les poires cuites,à un liard la pièce, servies par madame Vauquer, elles viendraientse faire aimer ici.  » En ce moment un facteur des Messageriesroyales se présenta dans la salle à manger, après avoir fait sonnerla porte à claire-voie. Il demanda monsieur Eugène de Rastignac,auquel il tendit deux sacs à prendre, et un registre à émarger.Rastignac fut alors sanglé comme d’un coup de fouet par le regardprofond que lui lança Vautrin.

– Vous aurez de quoi payer des leçons d’armes et des séances autir, lui dit cet homme.

– Les galions sont arrivés, lui dit madame Vauquer en regardantles sacs.

Mademoiselle Michonneau craignait de jeter les yeux surl’argent, de peur de montrer sa convoitise.

– Vous avez une bonne mère, dit madame Couture.

– Monsieur a une bonne mère, répéta Poiret.

– Oui, la maman s’est saignée, dit Vautrin. Vous pourrezmaintenant faire vos farces, aller dans le monde, y pêcher desdots, et danser avec des comtesses qui ont des fleurs de pêcher surla tête. Mais croyez-moi, jeune homme, fréquentez le tir.

Vautrin fit le geste d’un homme qui vise son adversaire.Rastignac voulut donner pour boire au facteur, et ne trouva riendans sa poche. Vautrin fouilla dans la sienne, et jeta vingt sous àl’homme.

– Vous avez bon crédit, reprit-il en regardant l’étudiant.

Rastignac fut forcé de le remercier, quoique depuis les motsaigrement échangés, le jour où il était revenu de chez madame deBeauséant, cet homme lui fût insupportable. Pendant ces huit joursEugène et Vautrin étaient restés silencieusement en présence, ets’observaient l’un l’autre. L’étudiant se demandait vainementpourquoi. Sans doute les idées se projettent en raison directe dela force avec laquelle elles se conçoivent, et vont frapper là oùle cerveau les envoie, par une loi mathématique comparable à cellequi dirige les bombes au sortir du mortier. Divers en sont leseffets. S’il est des natures tendres où les idées se logent etqu’elles ravagent, il est aussi des natures vigoureusement munies,des crânes à remparts d’airain sur lesquels les volontés des autress’aplatissent et tombent comme les balles devant unemuraille&|160;; puis il est encore des natures flasques etcotonneuses où les idées d’autrui viennent mourir comme des bouletss’amortissent dans la terre molle des redoutes. Rastignac avait unede ces têtes pleines de poudre qui sautent au moindre choc. Ilétait trop vivacement jeune pour ne pas être accessible à cetteprojection des idées, à cette contagion des sentiments dont tant debizarres phénomènes nous frappent à notre insu. Sa vue morale avaitla portée lucide de ses yeux de lynx. Chacun de ses doubles sensavait cette longueur mystérieuse, cette flexibilité d’aller et deretour qui nous émerveille chez les gens supérieurs, bretteurshabiles à saisir le défaut de toutes les cuirasses. Depuis un moisil s’était d’ailleurs développé chez Eugène autant de qualités quede défauts. Ses défauts, le monde et l’accomplissement de sescroissants désirs les lui avaient demandés. Parmi ses qualités setrouvait cette vivacité méridionale qui fait marcher droit à ladifficulté pour la résoudre, et qui ne permet pas à un hommed’outre-Loire de rester dans une incertitude quelconque&|160;;qualité que les gens du Nord nomment un défaut : pour eux, si cefut l’origine de la fortune de Murat, ce fut aussi la cause de samort. Il faudrait conclure de là que quand un Méridional sait unirla fourberie du Nord à l’audace d’outre-Loire, il est complet etreste roi de Suède. Rastignac ne pouvait donc pas demeurerlongtemps sous le feu des batteries de Vautrin sans savoir si cethomme était son ami ou son ennemi. De moment en moment, il luisemblait que ce singulier personnage pénétrait ses passions etlisait dans son cœur, tandis que chez lui tout était si bien closqu’il semblait avoir la profondeur immobile d’un sphinx qui sait,voit tout, et ne dit rien. En se sentant le gousset plein, Eugènese mutina.

– Faites-moi le plaisir d’attendre, dit-il à Vautrin qui selevait pour sortir après avoir savouré les dernières gorgées de soncafé.

– Pourquoi&|160;? répondit le quadragénaire en mettant sonchapeau à larges bords et prenant une canne en fer avec laquelle ilfaisait souvent des moulinets en homme qui n’aurait pas craintd’être assailli par quatre voleurs.

– Je vais vous rendre, reprit Rastignac qui défit promptement unsac et compta cent quarante francs à madame Vauquer. Les bonscomptes font les bons amis, dit-il à la veuve. Nous sommes quittesjusqu’à la Saint-Sylvestre. Changez-moi ces cent sous.

– Les bons amis font les bons comptes, répéta Poiret enregardant Vautrin.

– Voici vingt sous, dit Rastignac en tendant une pièce au sphinxen perruque.

– On dirait que vous avez peur de me devoir quelque chose&|160;?s’écria Vautrin en plongeant un regard divinateur dans l’âme dujeune homme auquel il jeta un de ces sourires goguenards etdiogéniques desquels Eugène avait été sur le point de se fâchercent fois.

– Mais… oui, répondit l’étudiant qui tenait ses deux sacs à lamain et s’était levé pour monter chez lui.

sortait par la porte qui donnait dans le salon et l’étudiant sedisposait à s’en aller par celle qui menait sur le carré del’escalier.

– Savez-vous, monsieur le marquis de Rastignacorama, que ce quevous me dites n’est pas exactement poli, dit alors Vautrin enfouettant la porte du salon et venant à l’étudiant qui le regardafroidement.

Rastignac ferma la porte de la salle à manger, en emmenant aveclui Vautrin au bas de l’escalier, dans le carré qui séparait lasalle à manger de la cuisine, où se trouvait une porte pleinedonnant sur le jardin, et surmontée d’un long carreau garni debarreaux en fer. Là, l’étudiant dit devant Sylvie qui déboucha desa cuisine :

– Monsieur Vautrin, je ne suis pas marquis, et je ne m’appellepas Rastignacorama.

– Ils vont se battre, dit mademoiselle Michonneau d’un airindifférent.

– Se battre&|160;! répéta Poiret.

– Que non, répondit madame Vauquer en caressant sa piled’écus.

– Mais les voilà qui vont sous les tilleuls, cria mademoiselleVictorine en se levant pour regarder dans le jardin. Ce pauvrejeune homme a pourtant raison.

– Remontons, ma chère petite, dit madame Couture, cesaffaires-là ne nous regardent pas.

Quand madame Couture et Victorine se levèrent, ellesrencontrèrent, à la porte, la grosse Sylvie qui leur barra lepassage.

– Quoi qui n’y a donc&|160;? dit-elle. Monsieur Vautrin a dit àmonsieur Eugène :  » Expliquons-nous&|160;!  » Puis il l’a pris parle bras, et les voilà qui marchent dans nos artichauts.

En ce moment Vautrin parut.- Maman Vauquer, dit-il en souriant,ne vous effrayez de rien, je vais essayer mes pistolets sous lestilleuls.

– Oh&|160;! monsieur, dit Victorine en joignant les mains,pourquoi voulez-vous tuer monsieur Eugène&|160;?

Vautrin fit deux pas en arrière et contempla Victorine.

– Autre histoire, s’écria-t-il d’une voix railleuse qui fitrougir la pauvre fille. Il est bien gentil, n’est-ce pas, ce jeunehomme-là&|160;? reprit-il. Vous me donnez une idée. Je ferai votrebonheur à tous deux, ma belle enfant.

Madame Couture avait pris sa pupille par le bras et l’avaitentraînée en lui disant à l’oreille Mais, Victorine, vous êtesinconcevable ce matin.

– Je ne veux pas qu’on tire des coups de pistolet chez moi, ditmadame Vauquer. N’allez-vous pas effrayer tout le voisinage etamener la police, à c’t’heure&|160;!

Allons, du calme, maman Vauquer, répondit Vautrin. Là, là, toutbeau, nous irons au tir. Il rejoignit Rastignac, qu’il pritfamilièrement par le bras :- Quand je vous aurais prouvé qu’àtrente-cinq pas je mets cinq fois de suite ma balle dans un as depique, lui dit-il, cela ne vous ôterait pas votre courage. Vousm’avez l’air d’être un peu rageur, et vous vous feriez tuer commeun imbécile.

– Vous reculez, dit Eugène.

– Ne m’échauffez pas la bile, répondit Vautrin. Il ne fait pasfroid ce matin, venez nous asseoir là-bas, dit-il en montrant lessièges peints en vert. Là, personne ne nous entendra. J’ai à causeravec vous. Vous êtes un bon petit jeune homme auquel je ne veux pasde mal. Je vous aime, foi de Tromp… (mille tonnerres&|160;!), foide Vautrin. Pourquoi vous aimé-je, je vous le dirai. En attendant,je vous connais comme si je vous avait fait, et vais vous leprouver. Mettez vos sacs là, reprit-il en lui montrant la tableronde.

Rastignac posa son argent sur la table et s’assit en proie à unecuriosité que développa chez lui au plus haut degré le changementsoudain opéré dans les manières de cet homme, qui, après avoirparlé de le tuer, se posait comme son protecteur.

Vous voudriez bien savoir qui je suis, ce que j’ai fait, ou ceque je fais, reprit Vautrin. Vous êtes trop curieux, mon petit.Allons, du calme. Vous allez en entendre bien d’autres&|160;! J’aieu des malheurs. Ecoutez-moi d’abord, vous me répondrez après.Voilà ma vie antérieure en trois mots. Qui suis-je&|160;? Vautrin.Que fais-je&|160;? Ce qui me plaît. Passons. Voulez-vous connaîtremon caractère&|160;? Je suis bon avec ceux qui me font du bien oudont le cœur parle au mien. A ceux-là tout est permis, ils peuventme donner des coups de pied dans les os des jambes sans que je leurdise : Prends garde&|160;! Mais, nom d’une pipe&|160;! je suisméchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne mereviennent pas. Et il est bon de vous apprendre que je me soucie detuer un homme comme de ça&|160;! dit-il en lançant un jet desalive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il lefaut absolument. je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lules Mémoires de Benvenuto Cellini, tel que vous me voyez, et enitalien encore&|160;! J’ai appris de cet homme-là, qui était unfier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et àtravers, et à aimer le beau partout où il se trouve. N’est-ce pasd’ailleurs une belle partie à jouer que d’être seul contre tous leshommes et d’avoir la chance&|160;? J’ai bien réfléchi à laconstitution actuelle de votre désordre social. Mon petit, le duelest un jeu d’enfant, une sottise. Quand de deux hommes vivants l’undoit disparaître, il faut être imbécile pour s’en remettre auhasard. Le duel&|160;? croix ou pile&|160;! voilà. Je mets cinqballes de suite dans un as de pique en enfonçant chaque nouvelleballe sur l’autre, et à trente-cinq pas encore&|160;! quand on estdoué de ce petit talent-là, l’on peut se croire sûr d’abattre sonhomme. Eh bien&|160;! j’ai tiré sur un homme à vingt pas, je l’aimanqué. Le drôle n’avait jamais manié de sa vie un pistolet.Tenez&|160;! dit cet homme extraordinaire en défaisant son gilet etmontrant sa poitrine velue comme le dos d’un ours, mais garnie d’uncrin fauve qui causait une sorte de dégoût mêlé d’effroi, ceblanc-bec m’a roussi le poil, ajouta-t-il en mettant le doigt deRastignac sur un trou qu’il avait au sein. Mais dans ce temps-làj’étais un enfant, j’avais votre âge, vingt et un ans. Je croyaisencore à quelque chose, à l’amour d’une femme, un tas de bêtisesdans lesquelles vous allez vous embarbouiller. Nous nous serionsbattus, pas vrai&|160;? Vous auriez pu me tuer. Supposez que jesois en terre, où seriez-vous&|160;? Il faudrait décamper, aller enSuisse, manger l’argent de papa, qui n’en a guère. Je vais vouséclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes&|160;; mais jevais le faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoirexaminé les choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partisà prendre : ou une stupide obéissance ou la révolte. Je n’obéis àrien, est-ce clair&|160;? Savez-vous ce qu’il vous faut, à vous, autrain dont vous allez&|160;? un million, et promptement&|160;; sansquoi, avec notre petite tête, nous pourrions aller flâner dans lesfilets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Etre Suprême. Cemillion, je vais vous le donner. Il fit une pause en regardantEugène.- Ah&|160;! ah&|160;! vous faites meilleure mine à votrepetit papa Vautrin. En entendant ce mot-là, vous êtes comme unejeune fille à qui l’on dit :  » A ce soir « , et qui se toilette ense pourléchant comme un chat qui boit du lait. A la bonne heure.Allons donc&|160;! A nous deux&|160;! Voici votre compte, jeunehomme. Nous avons, là-bas, papa, maman, grand-tante, deux sœurs(dix-huit et dix-sept ans), deux petits frères (quinze et dix ans),voilà le contrôle de l’équipage. La tante élève vos sœurs. Le curévient apprendre le latin aux deux frères. La famille mange plus debouillie de marrons que de pain blanc, le papa ménage ses culottes,maman se donne à peine une robe d’hiver et une robe d’été, nossœurs font comme elles peuvent. Je sais tout, j’ai été dans leMidi. Les choses sont comme cela chez vous, si l’on vous envoiedouze cents francs par an, et que votre terrine ne rapporte quetrois mille francs. Nous avons une cuisinière et un domestique, ilfaut garder le décorum, papa est baron. Quant à nous, nous avons del’ambition, nous avons les Beauséant pour alliés et nous allons àpied, nous voulons la fortune et nous n’avons pas le sou, nousmangeons les ratatouilles de maman Vauquer et nous aimons les beauxdîners du faubourg Saint-Germain, nous couchons sur un grabat etnous voulons un hôtel&|160;! Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir del’ambition, mon petit cœur, ce n’est pas donné à tout le monde.

Demandez aux femmes quels hommes elles recherchent, lesambitieux. Les ambitieux ont les reins plus forts, le sang plusriche en fer, le cœur plus chaud que ceux des autres hommes. Et lafemme se trouve si heureuse et si belle aux heures où elle estforte, qu’elle préféré à tous les hommes celui dont la force esténorme, fût-elle en danger d’être brisée par lui. Je faisl’inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cettequestion, la voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sontincisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner lamarmite&|160;? Nous avons d’abord le Code à manger, ce n’est pasamusant, et ça n’apprend rien&|160;; mais il le faut. Soit. Nousnous faisons avocat pour devenir président d’une cour d’assises,envoyer les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T.F. surl’épaule, afin de prouver aux riches qu’ils peuvent dormirtranquillement. Ce n’est pas drôle, et puis c’est long. D’abord,deux années à droguer dans Paris, à regarder, sans y toucher, lesnanans dont nous sommes friands. C’est fatigant de désirer toujourssans jamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et de la nature desmollusques, vous n’auriez rien à craindre&|160;; mais nous avons lesang fiévreux des lions et un appétit à faire vingt sottises parjour. Vous succomberez donc à ce supplice, le plus horrible quenous ayons aperçu dans l’enfer du bon Dieu. Admettons que voussoyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez desélégies&|160;; il faudra, généreux comme vous l’êtes, commencer,après bien des ennuis et des privations à rendre un chien enragé,par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville oùle gouvernement vous jettera mille francs d’appointements, comme onjette une soupe à un dogue de boucher. Aboie après les voleurs,plaide pour le riche, fais guillotiner des gens de cœur. Bienobligé&|160;! Si vous n’avez pas de protections, vous pourrirezdans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge àdouze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jeté la robeaux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserezquelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres derente. Merci. Ayez des protections, vous serez procureur du roi àtrente ans, avec mille écus d’appointements, et vous épouserez lafille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petitesbassesses politiques, comme de lire sur un bulletin Villèle au lieude Manuel (ça rime, ça met la conscience en repos), vous serez, àquarante ans, procureur général, et pourrez devenir député.Remarquez, mon cher enfant, que nous aurons fait des accrocs ànotre petite conscience, que nous aurons eu vingt ans d’ennuis, demisères secrètes, et que nos sœurs auront coiffé sainte Catherine.J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingtprocureurs généraux en France, et que vous êtes vingt milleaspirants au grade, parmi lesquels il se rencontre des farceurs quivendraient leur famille pour monter d’un cran. Si le métier vousdégoûte, voyons autre chose. Le baron de Rastignac veut-il êtreavocat&|160;? Oh&|160;! joli. Il faut pâtir pendant dix ans,dépenser mille francs par mois, avoir une bibliothèque, un cabinet,aller dans le monde, baiser la robe d’un avoué pour avoir descauses, balayer le palais avec sa langue. Si ce métier vous menaità bien, je ne dirais pas non&|160;; mais trouvez-moi dans Pariscinq avocats qui, à cinquante ans, gagnent plus de cinquante millefrancs par an&|160;? Bah&|160;! plutôt que de m’amoindrir ainsil’âme, j’aimerais mieux me faire corsaire. D’ailleurs, où prendredes écus&|160;? Tout ça n’est pas gai. Nous avons une ressourcedans la dot d’une femme. Voulez-vous vous marier&|160;? ce seravous mettre une pierre au cou&|160;; puis, si vous vous mariez pourde l’argent, que deviennent nos sentiments d’honneur, notrenoblesse&|160;! Autant commencer aujourd’hui votre révolte contreles conventions humaines. Ce ne serait rien que se coucher comme unserpent devant une femme, lécher les pieds de la mère, faire desbassesses à dégoûter une truie, pouah&|160;! si vous trouviez aumoins le bonheur. Mais vous serez malheureux comme les pierresd’égout avec une femme que vous aurez épousée ainsi. Vaut encoremieux guerroyer avec les hommes que de lutter avec sa femme. Voilàle carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjàchoisi : vous êtes allé chez notre cousin de Beauséant, et vous yavez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, lafille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Cejour-là vous êtes revenu avec un mot sur votre front, et que j’aibien su lire : Parvenir&|160;! parvenir à tout prix. Bravo&|160;!ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu del’argent. Où en prendre&|160;? Vous avez saigné vos sœurs. Tous lesfrères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francsarrachés, Dieu sait comme&|160;! dans un pays où l’on trouve plusde châtaignes que de pièces de cent sous, vont filer comme dessoldats à la maraude. Après, que ferez-vous&|160;? voustravaillerez&|160;? Le travail, compris comme vous le comprenez ence moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez mamanVauquer à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est leproblème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante millejeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes uneunité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire etde l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autrescomme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquantemille bonnes places. Savez-vous comment on fait son cheminici&|160;? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption.Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon,ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’onplie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de lecalomnier, parce qu’il prend sans partager&|160;; mais on plie s’ilpersiste&|160;; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pul’enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent estrare. Ainsi, la corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde,et vous en sentirez partout la pointe. Vous verrez des femmes dontles maris ont six mille francs d’appointements pour tout potage, etqui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette. Vous verrezdes employés à douze cents francs acheter des terres. Vous verrezdes femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d’unpair de France, qui peut courir à Longchamp sur la chaussée dumilieu. Vous avez vu le pauvre bêta de père Goriot obligé de payerla lettre de change endossée par sa fille, dont le mari a cinquantemille livres de rente. Je vous défie de faire deux pas dans Parissans rencontrer des manigances infernales. je parierais ma têtecontre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpierchez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle etjeune. Toutes sont bricolées par les lois, en guerre avec leursmaris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il fallait vousexpliquer les trafics qui se font pour des amants, pour deschiffons, pour des enfants, pour le ménage ou pour la vanité,rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi l’honnête homme est-ill’ennemi commun. Mais que croyez-vous que soit l’honnêtehomme&|160;? A Paris, l’honnête homme est celui qui se tait, etrefuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes quipartout font la besogne sans être jamais récompensés de leurstravaux, et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu.Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais làest la misère. Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si Dieunous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugementdernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut êtredéjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouerde grands coups&|160;; autrement on carotte, et votreserviteur&|160;! Si, dans les cent professions que vous pouvezembrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, lepublic les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vietelle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça puetout autant, et il faut se salir les mains si l’on veutfricoter&|160;; sachez seulement vous bien débarbouiller : là esttoute la morale de notre époque. Si je vous parle ainsi du monde,il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que jeblâme&|160;? du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne lechangeront jamais. L’homme est imparfait. Il est parfois plus oumoins hypocrite, et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas demœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple : l’homme estle même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaquemillion de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus detout, même des lois&|160;; j’en suis. Vous, si vous êtes un hommesupérieur, allez en droite ligne et la tête haute. Mais il faudralutter contre l’envie, la calomnie, la médiocrité, contre tout lemonde. Napoléon a rencontré un ministre de la guerre qui s’appelaitAubry, et qui a failli l’envoyer aux colonies. Tâtez-vous&|160;!Voyez si vous pourrez vous lever tous les matins avec plus devolonté que vous n’en aviez la veille. Dans ces conjonctures, jevais vous faire une proposition que personne ne refuserait. Ecoutezbien. Moi, voyez-vous, j’ai une idée. Mon idée est d’aller vivre dela vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent millearpents, par exemple, aux Etats-Unis, dans le Sud. Je veux m’yfaire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petitsmillions à vendre mes bœufs, mon tabac, mes bois, en vivant commeun souverain, en faisant mes volontés, en menant une vie qu’on neconçoit pas ici, où l’on se tapit dans un terrier de plâtre. Jesuis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas : ellesconsistent en actions et en sentiments. Je possède en ce momentcinquante mille francs qui me donnerait à peine quarante nègres.J’ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux centsnègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Desnègres, voyez-vous&|160;? c’est des enfants tout venus dont on faitce qu’on veut, sans qu’un curieux procureur du roi arrive vous endemander compte. Avec ce capital noir, en dix ans j’aurai trois ouquatre millions. Si je réussis, personne ne me demandera :  » Quies-tu&|160;?  » je serai monsieur Quatre-Millions, citoyen desEtats-Unis. J’aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri,je m’amuserai à ma façon. En deux mots, si je vous procure une dotd’un million, me donnerez-vous deux cent mille francs&|160;? Vingtpour cent de commission, hein&|160;! est-ce trop cher&|160;? Vousvous ferez aimer de votre petite femme. Une fois marié, vousmanifesterez des inquiétudes, des remords, vous ferez le tristependant quinze jours. Une nuit, après quelques singeries, vousdéclarerez, entre deux baisers, deux cent mille francs de dettes àvotre femme, en lui disant :  » Mon amour&|160;!  » Ce vaudeville estjoué tous les jours par les jeunes gens les plus distingués. Unejeune femme ne refuse pas sa bourse à celui qui lui prend le cœur.Croyez-vous que vous y perdrez&|160;? Non. Vous trouverez le moyende regagner vos deux cent mille francs dans une affaire. Avec votreargent et votre esprit, vous amasserez une fortune aussiconsidérable que vous pourrez la souhaiter. Ergo vous aurez fait,en six mois de temps, votre bonheur, celui d’une femme aimable etcelui de votre papa Vautrin, sans compter celui de votre famillequi souffle dans ses doigts, l’hiver, faute de bois. Ne vousétonnez ni de ce que je vous propose, ni de ce que je vousdemande&|160;! Sur soixante beaux mariages qui ont lieu dans Paris,il y en a quarante-sept qui donnent lieu à des marchés semblables.La Chambre des Notaires a forcé monsieur…

– Que faut-il que je fasse&|160;? dit avidement Rastignac eninterrompant Vautrin.

– Presque rien, répondit cet homme en laissant échapper unmouvement de joie semblable à la sourde expression d’un pêcheur quisent un poisson au bout de sa ligne. Ecoutez-moi bien&|160;! Lecœur d’une pauvre fille malheureuse et misérable est l’éponge laplus avide à se remplir d’amour, une éponge sèche qui se dilateaussitôt qu’il y tombe une goutte de sentiment. Faire la cour à unejeune personne qui se rencontre dans des conditions de solitude, dedésespoir et de pauvreté sans qu’elle se doute de sa fortune àvenir&|160;! dam&|160;! c’est quinte et quatorze en main, c’estconnaître les numéros à la loterie, et c’est jouer sur les rentesen sachant les nouvelles. Vous construisez sur pilotis un mariageindestructible. Viennent des millions à cette jeune fille, ellevous les jettera aux pieds, comme si c’était des cailloux. « Prends, mon bien-aimé&|160;! Prends, Adolphe&|160;! Alfred&|160;!Prends, Eugène&|160;!  » dira-t-elle si Adolphe, Alfred ou Eugèneont eu le bon esprit de se sacrifier pour elle. Ce que j’entendspar des sacrifices, c’est vendre un vieil habit afin d’aller auCadran-Bleu manger ensemble des croûtes aux champignons&|160;; delà, le soir, à l’Ambigu-Comique&|160;; c’est mettre sa montre auMont-de-Piété pour lui donner un châle. je ne vous parle pas dugribouillage de l’amour ni des fariboles auxquelles tiennent tantles femmes, comme, par exemple, de répandre des gouttes d’eau surle papier à lettre en manière de larmes quand on est loin d’elles :vous m’avez l’air de connaître parfaitement l’argot du cœur. Paris,voyez-vous, est comme une forêt du Nouveau-Monde, où s’agitentvingt espèces de peuplades sauvages, les Illinois, les Hurons, quivivent du produit que donnent les différentes chassessociales&|160;; vous êtes un chasseur de millions. Pour lesprendre, vous usez de pièges, de pipeaux, d’appeaux. Il y aplusieurs manières de chasser. Les uns chassent à la dot les autreschassent à la liquidation&|160;; ceux-ci pêchent des consciencesceux-là vendent leurs abonnés pieds et poings liés. Celui quirevient avec sa gibecière bien garnie est salué, fêté, reçu dans labonne société. Rendons justice à ce sol hospitalier, vous avezaffaire à la ville la plus complaisante qui soit dans le monde. Siles fières aristocraties de toutes les capitales de l’Europerefusent d’admettre dans leurs rangs un millionnaire infâme, Parislui tend les bras, court à ses fêtes, mange ses dîners et trinqueavec son infamie.

– Mais où trouver une fille&|160;? dit Eugène.

– Elle est à vous, devant vous&|160;!

– Mademoiselle Victorine&|160;?

– Juste&|160;!

– Eh&|160;! comment&|160;?

– Elle vous aime déjà, votre petite baronne deRastignac&|160;!

– Elle n’a pas un sou, reprit Eugène étonné.

– Ah&|160;! nous y voilà. Encore deux mots, dit Vautrin, et touts’éclaircira. Le père Taillefer est un vieux coquin qui passe pouravoir assassiné l’un de ses amis pendant la Révolution. C’est un deces gaillards qui ont de l’indépendance dans les opinions. Il estbanquier, principal associé de la maison Frédéric Taillefer etcompagnie. Il a un fils unique, auquel il veut laisser son bien, audétriment de Victorine. Moi, je n’aime pas ces injustices-là. Jesuis comme don Quichotte, j’aime à prendre la défense du faiblecontre le fort. Si la volonté de Dieu était de lui retirer sonfils, Taillefer reprendrait sa fille&|160;; il voudrait un héritierquelconque, une bêtise qui est dans la nature et il ne peut plusavoir d’enfants, je le sais. Victorine est douce et gentille, elleaura bientôt entortillé son père, et le fera tourner comme unetoupie d’Allemagne avec le fouet du sentiment&|160;! Elle sera tropsensible à votre amour pour vous oublier, vous l’épouserez. Moi, jeme charge du rôle de la Providence, je ferai vouloir le bon Dieu.J’ai un ami pour qui je me suis dévoué, un colonel de l’armée de laLoire qui vient d’être employé dans la garde royale. Il écoute mesavis, et s’est fait ultra-royaliste : ce n’est pas un de cesimbéciles qui tiennent à leurs opinions. Si j’ai encore un conseilà vous donner, mon ange, c’est de ne pas plus tenir à vos opinionsqu’à vos paroles. Quand on vous les demandera, vendez-les. Un hommequi se vante de ne jamais changer d’opinion est un homme qui secharge d’aller toujours en ligne droite, un niais qui croit àl’infaillibilité. Il n’y a pas de principes, il n’y a que desévénements&|160;; il n’y a pas de lois, il n’y a que descirconstances : l’homme supérieur épouse les événements et lescirconstances pour les conduire. S’il y avait des principes et deslois fixes, les peuples n’en changeraient pas comme nous changeonsde chemises. L’homme n’est pas tenu d’être plus sage que toute unenation. L’homme qui a rendu le moins de services à la France est unfétiche vénéré pour avoir toujours vu en rouge, il est tout au plusbon à mettre au Conservatoire, parmi les machines, en l’étiquetantla Fayette&|160;; tandis que le prince auquel chacun lance sapierre, et qui méprise assez l’humanité pour lui cracher au visageautant de serments qu’elle en demande, a empêché le partage de laFrance au congrès de Vienne : on lui doit des couronnes, on luijette de la boue. Oh&|160;! je connais les affaires, moi&|160;!j’ai les secrets de bien des hommes&|160;! Suffit. J’aurai uneopinion inébranlable le jour où j’aurai rencontré trois têtesd’accord sur l’emploi d’un principe et j’attendrai longtemps&|160;!L’on ne trouve pas dans les tribunaux trois juges qui aient le mêmeavis sur un article de la loi. Je reviens à mon homme. Ilremettrait Jésus-Christ en croix si je le lui disais. Sur un seulmot de son papa Vautrin, il cherchera querelle à ce drôle quin’envoie pas seulement cent sous à sa pauvre sœur, et… Ici Vautrinse leva, se mit en garde, et fit le mouvement d’un maître d’armesqui se fend.- Et, à l’ombre&|160;! ajouta-t-il.

– Quelle horreur&|160;! dit Eugène. Vous voulez plaisanter,monsieur Vautrin&|160;?

– Là, là, là, du calme, reprit cet homme. Ne faites pas l’enfant: cependant, si cela peut vous amuser, courroucez-vous&|160;!emportez-vous&|160;! Dites que je suis un infâme, un scélérat, uncoquin, un bandit, mais ne m’appelez ni escroc, ni espion&|160;!Allez, dites, lâchez votre bordée&|160;! Je vous pardonne, c’est sinaturel à votre âge&|160;! J’ai été comme ça, moi&|160;! Seulement,réfléchissez. Vous ferez pis quelque jour. Vous irez coqueter chezquelque jolie femme et vous recevrez de l’argent. Vous y avezpensé&|160;! dit Vautrin&|160;; car, comment réussirez-vous, sivous n’escomptez pas votre amour&|160;? La vertu, mon cherétudiant, ne se scinde pas : elle est ou n’est pas. On nous parlede faire pénitence de nos fautes. Encore un joli système que celuien vertu duquel on est quitte d’un crime avec un acte decontrition&|160;! Séduire une femme pour arriver à vous poser surtel bâton de l’échelle sociale, jeter la zizanie entre les enfantsd’une famille, enfin toutes les infamies qui se pratiquent sous lemanteau d’une cheminée ou autrement dans un but de plaisir oud’intérêt personnel, croyez-vous que ce soient des actes de foi,d’espérance et de charité&|160;? Pourquoi deux mois de prison audandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa fortune,et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de millefrancs avec les circonstances aggravantes&|160;? Voilà vos lois. Iln’y a pas un article qui n’arrive à l’absurde. L’homme en gants età paroles jaunes a commis des assassinats où l’on ne verse pas desang, mais où l’on en donne&|160;; l’assassin a ouvert une porteavec un monseigneur : deux choses nocturnes&|160;! Entre ce que jevous propose et ce que vous ferez un jour, il n’y a que le sang demoins. Vous croyez à quelque chose de fixe dans ce monde-là&|160;!Méprisez donc les hommes, et voyez les mailles par où l’on peutpasser à travers le réseau du Code. Le secret des grandes fortunessans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a étéproprement fait.

– Silence, monsieur, je ne veux pas en entendre davantage, vousme ferez douter de moi-même. En ce moment le sentiment est toute mascience.

– A votre aise, bel enfant. Je vous croyais plus fort, ditVautrin, je ne vous dirai plus rien. Un dernier mot, cependant. Ilregarda fixement l’étudiant : Vous avez mon secret, lui dit-il.

– Un jeune homme qui vous refuse saura bien l’oublier.

– Vous avez bien dit cela, ça me fait plaisir. Un autre,voyez-vous, sera moins scrupuleux. Souvenez-vous de ce que je veuxfaire pour vous. Je vous donne quinze jours. C’est à prendre ou àlaisser.

– Quelle tête de fer a donc cet homme&|160;! se dit Rastignac envoyant Vautrin s’en aller tranquillement, sa canne sous le bras. Ilm’a dit crûment ce que madame de Beauséant me disait en y mettantdes formes. Il me déchirait le cœur avec des griffes d’acier.Pourquoi veux-je aller chez madame de Nucingen&|160;? Il a devinémes motifs aussitôt que je les ai conçus. En deux mots, ce brigandm’a dit plus de choses sur la vertu que ne m’en ont dit les hommeset les livres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation, j’aidonc volé mes sœurs&|160;? dit-il en jetant le sac sur la table. Ils’assit, et resta là plongé dans une étourdissante méditation.-Etre fidèle à la vertu, martyre sublime&|160;! Bah&|160;! tout lemonde croit à la vertu&|160;; mais qui est vertueux&|160;? Lespeuples ont la liberté pour idole&|160;; mais où est sur la terreun peuple libre&|160;? Ma jeunesse est encore bleue comme un cielsans nuage : vouloir être grand ou riche, n’est-ce pas se résoudreà mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler&|160;?n’est-ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti,plié, rampé&|160;? Avant d’être leur complice, il faut les servir.Eh bien&|160;! non. Je veux travailler noblement, saintement&|160;;je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu’à monlabeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour matête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu’ya-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver purecomme un lis&|160;? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune hommeet sa fiancée. Vautrin m’a fait voir ce qui arrive après dix ans demariage. Diable&|160;! ma tête se perd. Je ne veux penser à rien,le cœur est un bon guide.

Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix de la grosse Sylvie,qui lui annonça son tailleur, devant lequel il se présenta, tenantà la main ses deux sacs d’argent, et il ne fut pas lâché de cettecirconstance. Quand il eut essayé ses habits du soir, il remit sanouvelle toilette du matin qui le métamorphosait complètement.- Jevaux bien monsieur de Trailles, se dit-il. Enfin j’ai l’air d’ungentilhomme&|160;!

– Monsieur, dit le père Goriot en entrant chez Eugène, vousm’avez demandé si je connaissais les maisons où va madame deNucingen&|160;?

– Oui&|160;!

– Eh bien&|160;! elle va lundi prochain au bal du maréchalCarigliano. Si vous pouvez y être, vous me direz si mes deux fillesse sont bien amusées, comment elles seront mises, enfin tout.

– Comment avez-vous su cela, mon bon père Goriot&|160;? ditEugène en le faisant asseoir à son feu.

– Sa femme de chambre me l’a dit. Je sais tout ce qu’elles fontpar Thérèse et par Constance, reprit-il d’un air joyeux. Levieillard ressemblait à un amant encore assez jeune pour êtreheureux d’un stratagème qui le met en communication avec samaîtresse sans qu’elle puisse s’en douter.- Vous les verrez,vous&|160;! dit-il en exprimant avec naïveté une douloureuseenvie.

– Je ne sais pas, répondit Eugène. je vais aller chez madame deBeauséant lui demander si elle peut me présenter à lamaréchale.

Eugène pensait avec une sorte de joie intérieure à se montrerchez la vicomtesse mis comme il le serait désormais. Ce que lesmoralistes nomment les abîmes du cœur humain sont uniquement lesdécevantes pensées, les involontaires mouvements de l’intérêtpersonnel. Ces péripéties, le sujet de tant de réclamations, cesretours soudains sont des calculs faits au profit de nosjouissances. En se voyant bien mis, bien ganté, bien botté,Rastignac oublia sa vertueuse résolution. La jeunesse n’ose pas seregarder au miroir de la conscience quand elle verse du côté del’injustice, tandis que l’âge mûr s’y est vu : là ait toute ladifférence entre ces deux phases de la vie. Depuis quelques jours,les deux voisins, Eugène et le père Goriot, étaient devenus bonsamis. Leur secrète amitié tenait aux raisons psychologiques quiavaient engendré des sentiments contraires entre Vautrin etl’étudiant. Le hardi philosophe qui voudra constater les effets denos sentiments dans le monde physique trouvera sans doute plusd’une preuve de leur effective matérialité dans les rapports qu’ilscréent entre nous et les animaux. Quel physiognomoniste est plusprompt à deviner un caractère qu’un chien l’est à savoir si uninconnu l’aime ou ne l’aime pas&|160;? Les atomes crochus ,expression proverbiale dont chacun se sert, sont un de ces faitsqui restent dans les langages pour démentir les niaiseriesphilosophiques dont s’occupent ceux qui aiment à vanner lesépluchures des mots primitifs. On se sent aimé. Le sentiments’empreint en toutes choses et traverse les espaces. Une lettre estune âme, elle est un si fidèle écho de la voix qui parle que lesesprits délicats la comptent parmi les plus riches trésors del’amour. Le père Goriot, que son sentiment irréfléchi élevaitjusqu’au sublime de la nature canine, avait flairé la compassion,l’admirative bonté, les sympathies juvéniles qui s’étaient émuespour lui dans le cœur de l’étudiant. Cependant cette unionnaissante n’avait encore amené aucune confidence. Si Eugène avaitmanifesté de voir madame de Nucingen, ce n’était pas qu’il comptâtsur le vieillard pour être introduit par lui chez elle&|160;; maisil espérait qu’une indiscrétion pourrait le bien servir. Le pèreGoriot ne lui avait parlé de ses filles qu’à propos de ce qu’ils’était permis d’en dire publiquement le jour de ses deux visites.-Mon cher monsieur, lui avait-il dit le lendemain, comment avez-vouspu croire que madame de Restaud vous en ait voulu d’avoir prononcémon nom&|160;? Mes deux filles m’aiment bien. Je suis heureux père.Seulement, mes deux gendres se sont mal conduits envers moi. jen’ai pas voulu faire souffrir ces chères créatures de mesdissensions avec leurs maris, et j’ai préféré les voir en secret.Ce mystère me donne mille jouissances que ne comprennent pas lesautres pères qui peuvent voir leurs filles quand ils veulent. Moi,je ne le peux pas, comprenez-vous&|160;? Alors je vais, quand ilfait beau, dans les Champs-Elysées, après avoir demandé aux femmesde chambre si mes filles sortent. Je les attends au passage, lecœur me bat quand les voitures arrivent, je les admire dans leurtoilette, elles me jettent en passant un petit rire qui me dore lanature comme s’il y tombait un rayon de quelque beau soleil. Et jereste, elles doivent revenir. Je les vois encore&|160;! l’air leura fait du bien, elles sont roses. J’entends dire autour de moi :Voilà une belle femme&|160;! Ça me réjouit le cœur. N’est-ce pasmon sang&|160;? J’aime les chevaux qui les traînent, et je voudraisêtre le petit chien qu’elles ont sur leurs genoux. Je vis de leursplaisirs. Chacun a sa façon d’aimer, la mienne ne fait pourtant demal à personne, pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi&|160;? Jesuis heureux à ma manière. Est-ce contre les lois que j’aille voirmes filles, le soir, au moment où elles sortent de leurs maisonspour se rendre au bal&|160;? Quel chagrin pour moi si j’arrive troptard, et qu’on me dise : Madame est sortie. Un soir j’ai attendujusqu’à trois heures du matin pour voir Nasie, que je n’avais pasvue depuis deux jours. J’ai manqué crever d’aise&|160;! Je vous enprie, ne parlez de moi que pour dire combien mes filles sontbonnes. Elles veulent me combler de toutes sortes de cadeaux&|160;;je les en empêche, je leur dis :  » Gardez donc votre argent&|160;!Que voulez-vous que j’en fasse&|160;! Il ne me faut rien.  » Eneffet, mon cher monsieur, que suis-je&|160;? un méchant cadavredont l’âme est partout où sont mes filles. Quand vous aurez vumadame de Nucingen, vous me direz celle des deux que vous préférez,dit le bonhomme après un moment de silence en voyant Eugène qui sedisposait à partir pour aller se promener aux Tuileries enattendant l’heure de se présenter chez madame de Beauséant.

Cette promenade fut fatale à l’étudiant. Quelques femmes leremarquèrent. Il était si beau, si jeune, et d’une élégance de sibon goût&|160;! En se voyant l’objet d’une attention presqueadmirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à sa tante dépouillées,ni à ses vertueuses répugnances. Il avait vu passer au-dessus de satête ce démon qu’il est si facile de prendre pour un ange, ce Satanaux ailes diaprées, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d’orau front des palais, empourpre les femmes, revêt d’un sot éclat lestrônes, si simples dans leur origine&|160;; il avait écouté le dieude cette vanité crépitante dont le clinquant nous semble être unsymbole de puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu’ellefût, s’était logée dans son cœur comme dans le souvenir d’unevierge se grave le profil ignoble d’une vieille marchande à latoilette, qui lui a dit :  » Or et amour à flots&|160;!  » Aprèsavoir indolemment flâné, vers cinq heures Eugène se présenta chezmadame de Beauséant, et il y reçut un de ces coups terribles contrelesquels les cœurs jeunes sont sans armes. Il avait jusqu’alorstrouvé la vicomtesse pleine de cette aménité polie, de cette grâcemelliflue donnée par l’éducation aristocratique, et qui n’estcomplète que si elle vient du cœur.

Quand il entra, madame de Beauséant fit un geste sec, et lui ditd’une voix brève :- Monsieur de Rastignac, il m’est impossible devous voir, en ce moment du moins&|160;! je suis en affaire…

Pour un observateur, et Rastignac l’était devenu promptement,cette phrase, le geste, le regard, l’inflexion de voix, étaientl’histoire du caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut lamain de fer sous le gant de velours&|160;; la personnalité,l’égoïsme, sous les manières&|160;; le bois, sous le vernis. Ilentendit enfin le MOI LE ROI qui commence sous les panaches dutrône et finit sous le cimier du dernier gentilhomme. Eugènes’était trop facilement abandonné sur sa parole à croire auxnoblesses de la femme. Comme tous les malheureux, il avait signé debonne foi le pacte délicieux qui doit lier le bienfaiteur àl’obligé, et dont le premier article consacre entre les grandscœurs une complète égalité. La bienfaisance, qui réunit deux êtresen un seul, est une passion céleste aussi incomprise, aussi rareque l’est le véritable amour. L’un et l’autre est la prodigalitédes belles âmes. Rastignac voulait arriver au bal de la duchesse deCarigliano, il dévora cette bourrasque.

– Madame, dit-il d’une voix émue, s’il ne s’agissait pas d’unechose importante, je ne serais pas venu vous importuner&|160;;soyez assez gracieuse pour me permettre de vous voir plus tard,j’attendrai.

– Eh bien&|160;! venez dîner avec moi, dit-elle un peu confusede la dureté qu’elle avait mise dans ses paroles&|160;; car cettefemme était vraiment aussi bonne que grande.

Quoique touché de ce retour soudain, Eugène se dit en s’enallant :  » Rampe, supporte tout. Que doivent être les autres, si,dans un moment, la meilleure des femmes efface les promesses de sonamitié, te laisse là comme un vieux soulier&|160;? Chacun pour soi,donc&|160;? Il est vrai que sa maison n’est pas une boutique, etque j’ai tort d’avoir besoin d’elle. Il faut, comme dit Vautrin, sefaire boulet de canon.  » Les amères réflexions de l’étudiant furentbientôt dissipées par le plaisir qu’il se promettait en dînant chezla vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindresévénements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où,suivant les observations du terrible sphinx de la Maison Vauquer,il devait, comme sur un champ de bataille, tuer pour ne pas êtretué, tromper pour ne pas être trompé&|160;; où il devait déposer àla barrière sa conscience, son cœur, mettre un masque, se jouersans pitié des hommes, et, comme à Lacédémone, saisir sa fortunesans être vu, pour mériter la couronne. Quand il revint chez lavicomtesse, il la trouva pleine de cette bonté gracieuse qu’ellelui avait toujours témoignée. Tous deux allèrent dans une salle àmanger où le vicomte attendait sa femme, et où resplendissait celuxe de table qui sous la Restauration fut poussé, comme chacun lesait, au plus haut degré. Monsieur de Beauséant, semblable àbeaucoup de gens blasés, n’avait plus guère d’autres plaisirs queceux de la bonne chère&|160;; il était en fait de gourmandise del’école de Louis XVIII et du duc d’Escars. Sa table offrait donc undouble luxe, celui du contenant et celui du contenu. Jamaissemblable spectacle n’avait frappé les yeux d’Eugène, qui dînaitpour la première fois dans une de ces maisons où les grandeurssociales sont héréditaires. La mode venait de supprimer les soupersqui terminaient autrefois les bals de l’Empire, où les militairesavaient besoin de prendre des forces pour se préparer à tous lescombats qui les attendaient au dedans comme au-dehors. Eugènen’avait encore assisté qu’à des bals. L’aplomb qui le distinguaplus tard si éminemment, et qu’il commençait à prendre, l’empêchade s’ébahir niaisement. Mais en voyant cette argenterie sculptée,et les mille recherches d’une table somptueuse, en admirant pour lapremière fois un service fait sans bruit, il était difficile à unhomme d’ardente imagination de ne pas préférer cette vieconstamment élégante à la vie de privations qu’il voulait embrasserle matin. Sa pensée le rejeta pendant un moment dans sa pensionbourgeoise&|160;; il en eut une si profonde horreur qu’il se jurade la quitter au mois de janvier, autant pour se mettre dans unemaison propre que pour fuir Vautrin, dont il sentait la large mainsur son épaule. Si l’on vient à songer aux mille formes que prend àParis la corruption, parlante ou muette, un homme de bon sens sedemande par quelle aberration l’Etat y met des écoles, y assembledes jeunes gens, comment les jolies femmes y sont respectées,comment l’or étalé par les changeurs ne s’envole pas magiquement deleurs sébiles. Mais si l’on vient à songer qu’il est peu d’exemplesde crimes, voire même de délits commis par les jeunes gens, de quelrespect ne doit-on pas être pris pour ces patients Tantales qui secombattent eux-mêmes, et sont presque toujours victorieux&|160;!S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, le pauvre étudiantfournirait un des sujets les plus dramatiques de notre civilisationmoderne. Madame de Beauséant regardait vainement Eugène pour leconvier à parler, il ne voulut rien dire en présence duvicomte.

– Me menez-vous ce soir aux Italiens&|160;? demanda lavicomtesse à son mari.

– Vous ne pouvez douter du plaisir que j’aurais à vous obéir,répondit-il avec une galanterie moqueuse dont l’étudiant fut ladupe, mais je dois aller rejoindre quelqu’un aux Variétés.

– Sa maîtresse, se dit-elle.

– Vous n’avez donc pas d’Ajuda ce soir&|160;? demanda levicomte.

– Non, répondit-elle avec humeur.

– Eh bien&|160;! s’il vous faut absolument un bras, prenez celuide monsieur de Rastignac.

La vicomtesse regarda Eugène en souriant.

– Ce sera bien compromettant pour vous, dit-elle.

– Le Français aime le péril, parce qu’il y trouve la gloire , adit monsieur de Chateaubriand, répondit Rastignac ens’inclinant.

Quelques moments après, il fut emporté près de madame deBeauséant, dans un coupé rapide, au théâtre à la mode, et crut àquelque féerie lorsqu’il entra dans une loge de face, et qu’il sevit le but de toutes les lorgnettes concurremment avec lavicomtesse, dont la toilette était délicieuse. Il marchaitd’enchantements en enchantements.

– Vous avez à me parler, lui dit madame de Beauséant. Ah&|160;!tenez, voici madame de Nucingen à trois loges de la nôtre. Sa sœuret monsieur de Trailles sont de l’autre côté.

En disant ces mots, la vicomtesse regardait la loge où devaitêtre mademoiselle de Rochefide, et, n’y voyant pas monsieurd’Ajuda, sa figure prit un éclat extraordinaire.

– Elle est charmante, dit Eugène après avoir regardé madame deNucingen.

– Elle a les cils blancs.

– Oui, mais quelle jolie taille mince&|160;!

– Elle a de grosses mains.

– Les beaux yeux&|160;!

– Elle a le visage en long.

– Mais la forme longue a de la distinction.

– Cela est heureux pour elle qu’il y en ait là. Voyez commentelle prend et quitte son lorgnon&|160;! Le Goriot perce dans tousses mouvements, dit la vicomtesse au grand étonnement d’Eugène.

En effet, madame de Beauséant lorgnait la salle et semblait nepas faire attention à madame de Nucingen, dont elle ne perdaitcependant pas un geste. L’assemblée était exquisément belle.Delphine de Nucingen n’était pas peu flattée d’occuperexclusivement le jeune, le beau, l’élégant cousin de madame deBeauséant, il ne regardait qu’elle.

– Si vous continuez à la couvrir de vos regards, vous allezfaire scandale, monsieur de Rastignac. Vous ne réussirez à rien, sivous vous jetez ainsi à la tête des gens.

– Ma chère cousine, dit Eugène, vous m’avez déjà bienprotégé&|160;; si vous voulez achever votre ouvrage, je ne vousdemande plus que de me rendre un service qui vous donnera peu depeine et me fera grand bien. Me voilà pris.

– Déjà&|160;?

– Oui.

– Et de cette femme&|160;?

– Mes prétentions seraient-elles donc écoutées ailleurs&|160;?dit-il en lançant un regard pénétrant à sa cousine. Madame laduchesse de Carigliano est attachée à madame la duchesse de Berry,reprit-il après une pause, vous devez la voir, ayez la bonté de meprésenter chez elle et de m’amener au bal qu’elle donne lundi. J’yrencontrerai madame de Nucingen, et je livrerai ma premièreescarmouche.

– Volontiers, dit-elle. Si vous vous sentez déjà du goût pourelle, vos affaires de cœur vont très bien. Voici de Marsay dans laloge de la princesse Galathionne. Madame de Nucingen est ausupplice, elle se dépite. Il n’y a pas de meilleur moment pouraborder une femme, surtout une femme de banquier. Ces dames de laChaussée-d’Antin aiment toutes la vengeance.

– Que feriez-vous donc, vous, en pareil cas&|160;?

– Moi, je souffrirais en silence.

En ce moment le marquis d’Ajuda se présenta dans la loge demadame de Beauséant.

– J’ai mal fait mes affaires afin de venir vous retrouver,dit-il, et je vous en instruis pour que ce ne soit pas unsacrifice.

Les rayonnements du visage de la vicomtesse apprirent à Eugène àreconnaître les expressions d’un véritable amour, et à ne pas lesconfondre avec les simagrées de la coquetterie parisienne. Iladmira sa cousine, devint muet et céda sa place à monsieur d’Ajudaen soupirant.  » Quelle noble, quelle sublime créature est une femmequi aime ainsi&|160;! se dit-il. Et cet homme la trahirait pour unepoupée&|160;! comment peut-on la trahir&|160;?  » Il se sentit aucœur une rage d’enfant. Il aurait voulu se rouler aux pieds demadame de Beauséant, il souhaitait le pouvoir des démons afin del’emporter dans son cœur, comme un aigle enlève de la plaine dansson aire une jeune chèvre blanche qui tette encore. Il étaithumilié d’être dans ce grand Musée de la beauté sans son tableau,sans une maîtresse à lui.  » Avoir une maîtresse et une positionquasi royale, se disait-il, c’est le signe de la puissance&|160;! « Et il regarda madame de Nucingen comme un homme insulté regarde sonadversaire. La vicomtesse se retourna vers lui pour lui adressersur sa discrétion raille remerciements dans un clignement d’yeux.Le premier acte était fini.

– Vous connaissez assez madame de Nucingen pour lui présentermonsieur de Rastignac&|160;? dit-elle au marquis d’Ajuda.

– Mais elle sera charmée de voir monsieur, dit le marquis.

Le beau Portugais se leva, prit le bras de l’étudiant, qui en unclin d’oeil se trouva auprès de madame de Nucingen.

– Madame la baronne, dit le marquis, j’ai l’honneur de vousprésenter le chevalier Eugène de Rastignac, un cousin de lavicomtesse de Beauséant. Vous faites une si vive impression surlui, que j’ai voulu compléter son bonheur en le rapprochant de sonidole.

Ces mots furent dits avec un certain accent de raillerie qui enfaisait passer la pensée un peu brutale, mais qui, bien sauvée, nedéplaît jamais à une femme. Madame de Nucingen sourit, et offrit àEugène la place de son mari, qui venait de sortir.

– Je n’ose pas vous proposer de rester près de moi, monsieur,lui dit-elle. Quand on a le bonheur d’être auprès de madame deBeauséant, on y reste.

– Mais, lui dit à voix basse Eugène, il me semble, madame, quesi je veux plaire à ma cousine, je demeurerai près de vous. Avantl’arrivée de monsieur le marquis, nous parlions de vous et de ladistinction de toute votre personne, dit-il à haute voix.

Monsieur d’Ajuda se retira.

– Vraiment, monsieur, dit la baronne, vous allez merester&|160;? Nous ferons donc connaissance, madame de Restaudm’avait déjà donné le plus vif désir de vous voir.

– Elle est donc bien fausse, elle m’a fait consigner à saporte.

– Comment&|160;?

– Madame, j’aurai la conscience de vous en dire la raison&|160;;mais je réclame toute votre indulgence en vous confiant un pareilsecret. Je suis le voisin de monsieur votre père. J’ignorais quemadame de Restaud fût sa fille. J’ai eu l’imprudence d’en parlerfort innocemment, et j’ai fâché madame votre sœur et son mari. Vousne sauriez croire combien madame la duchesse de Langeais et macousine ont trouvé cette apostasie filiale de mauvais goût. Je leurai raconté la scène, elles en ont ri comme des folles. Ce fut alorsqu’en faisant un parallèle entre vous et votre sœur, madame deBeauséant me parla en fort bons termes, et me dit combien vousétiez excellente pour mon voisin, monsieur Goriot. Comment, eneffet, ne l’aimeriez-vous pas&|160;? il vous adore si passionnémentque j’en suis déjà jaloux. Nous avons parlé de vous ce matinpendant deux heures. Puis, tout plein de ce que votre père m’araconté, ce soir en dînant avec ma cousine, je lui disais que vousne pouviez pas être aussi belle que vous étiez aimante. Voulantsans doute favoriser une si chaude admiration, madame de Beauséantm’a amené ici, en me disant avec sa grâce habituelle que je vous yverrais.

– Comment, monsieur, dit la femme du banquier, je vous dois déjàde la reconnaissance&|160;? Encore un peu, nous allons être devieux amis.

– Quoique l’amitié doive être près de vous un sentiment peuvulgaire, dit Rastignac, je ne veux jamais être votre amie.

Ces sottises stéréotypées à l’usage des débutants paraissenttoujours charmantes aux femmes, et ne sont pauvres que lues àfroid. Le geste, l’accent, le regard d’un jeune homme, leur donnentd’incalculables valeurs. Madame de Nucingen trouva Rastignaccharmant. Puis, comme toutes les femmes, ne pouvant rien dire à desquestions aussi drûment posées que l’était celle de l’étudiant,elle répondit à une autre chose.

– Oui, ma sœur se fait tort par la manière dont elle se conduitavec ce pauvre père, qui vraiment a été pour nous un dieu. Il afallu que monsieur de Nucingen m’ordonnât positivement de ne voirmon père que le matin, pour que je cédasse sur ce point. Mais j’enai longtemps été bien malheureuse. Je pleurais. Ces violences,venues après les brutalités du mariage, ont été l’une des raisonsqui troublèrent le plus mon ménage. Je suis certes la femme deParis la plus heureuse aux yeux du monde, la plus malheureuse enréalité. Vous allez me trouver folle de vous parler ainsi. Maisvous connaissez mon père, et, à ce titre, vous ne pouvez pas m’êtreétranger.

– Vous n’avez jamais rencontré personne, lui dit Eugène, quisoit animé d’un plus vif désir de vous appartenir. Quecherchez-vous toutes&|160;? le bonheur, reprit-il d’une voix quiallait à l’âme. Eh bien&|160;! si, pour une femme, le bonheur estd’être aimée, adorée, d’avoir un ami à qui elle puisse confier sesdésirs, ses fantaisies, ses chagrins, ses joies&|160;; se montrerdans la nudité de son âme, avec ses jolis défauts et ses bellesqualités, sans craindre d’être trahie&|160;; croyez-moi, ce cœurdévoué, toujours ardent, ne peut se rencontrer que chez un hommejeune, plein d’illusions, qui peut mourir sur un seul de vossignes, qui ne sait rien encore du monde et n’en veut rien savoir,parce que vous devenez le monde pour lui. Moi, voyez-vous, vousallez rire de ma naïveté, j’arrive du fond d’une province,entièrement neuf, n’ayant connu que de belles âmes, et je comptaisrester sans amour. Il m’est arrivé de voir ma cousine, qui m’a mistrop près de son cœur&|160;; elle m’a fait deviner les milletrésors de la passion, je suis, comme Chérubin, l’amant de toutesles femmes, en attendant que je puisse me dévouer à quelqu’uned’entre elles. En vous voyant, quand je suis entré, je me suissenti porté vers vous comme par un courant. J’avais déjà tant penséà vous&|160;! Mais je ne vous avais pas rêvée aussi belle que vousl’êtes en réalité. Madame de Beauséant m’a ordonné de ne pas voustant regarder. Elle ne sait pas ce qu’il y a d’attrayant à voir vosjolies lèvres rouges, votre teint blanc, vos yeux si doux. Moiaussi, je vous dis des folies, mais laissez-les-moi dire.

Rien ne plaît plus aux femmes que de s’entendre débiter cesdouces paroles. La plus sévère dévote les écoute, même quand ellene doit pas y répondre. Après avoir ainsi commencé, Rastignacdéfila son chapelet d’une voix coquettement sourde&|160;; et madamede Nucingen encourageait Eugène par des sourires en regardant detemps en temps de Marsay, qui ne quittait pas la loge de laprincesse Galathionne. Rastignac resta près de madame de Nucingenjusqu’au moment où son mari vint la chercher pour l’emmener.

– Madame, lui dit Eugène, j’aurai le plaisir de vous aller voiravant le bal de la duchesse de Carigliano.

– Puisqui matame fous encache , dit le baron, épais Alsaciendont la figure ronde annonçait une dangereuse finesse, fous êtessir d’être pien essi.

– Mes affaires sont en bon train, car elle ne s’est pas bieneffarouchée en m’entendant lui dire :  » M’aimerez-vous bien&|160;? » Le mors est mis à ma bête, sautons dessus et gouvernons-la, sedit Eugène en allant saluer madame de Beauséant qui se levait et seretirait avec l’Ajuda. Le pauvre étudiant ne savait pas que labaronne était distraite, et attendait de de Marsay une de ceslettres décisives qui déchirent l’âme. Tout heureux de son fauxsuccès, Eugène accompagna la vicomtesse jusqu’au péristyle, oùchacun attend sa voiture.

– Votre cousin ne se ressemble plus à lui-même, dit le Portugaisen riant à la vicomtesse quand Eugène les eut quittés. Il va fairesauter la banque. Il est souple comme une anguille, et je croisqu’il ira loin. Vous seule avez pu lui trier sur le volet une femmeau moment où il faut la consoler.

– Mais, dit madame de Beauséant, il faut savoir si elle aimeencore celui qui l’abandonne.

L’étudiant revint à pied du Théâtre-Italien à la rueNeuve-Sainte-Geneviève, en faisant les plus doux projets. Il avaitbien remarqué l’attention avec laquelle madame de Restaud l’avaitexaminé, soit dans la loge de la vicomtesse, soit dans celle demadame de Nucingen, et il présuma que la porte de la comtesse nelui serait plus fermée. Ainsi déjà quatre relations majeures, caril comptait bien plaire à la maréchale, allaient lui être acquisesau cœur de la haute société parisienne. Sans trop s’expliquer lesmoyens, il devinait par avance que, dans le jeu compliqué desintérêts de ce monde, il devait s’accrocher à un rouage pour setrouver en haut de la machine, et il se sentait la force d’enenrayer la roue.  » Si madame de Nucingen s’intéresse à moi, je luiapprendrai à gouverner son mari. Ce mari fait des affaires d’or, ilpourra m’aider à ramasser tout d’un coup une fortune.  » Il ne sedisait pas cela crûment, il n’était pas encore assez politique pourchiffrer une situation, l’apprécier et la calculer&|160;; ces idéesflottaient à l’horizon sous la forme de légers nuages, et,quoiqu’elles n’eussent pas l’âpreté de celles de Vautrin, si ellesavaient été soumises au creuset de la conscience, elles n’auraientrien donné de bien pur. Les hommes arrivent, par une suite detransactions de ce genre, à cette morale relâchée que professel’époque actuelle, où se rencontrent plus rarement que dans aucuntemps ces hommes rectangulaires, ces belles volontés qui ne seplient jamais au mal, à qui la moindre déviation de la ligne droitesemble être un crime : magnifiques images de la probité qui nousont valu deux chefs-d’œuvre, Alceste de Molière, puis récemmentJenny Deans et son père, dans l’œuvre de Walter Scott. Peut-êtrel’œuvre opposée, la peinture des sinuosités dans lesquelles unhomme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayantde côtoyer le mal, afin d’arriver à son but en gardant lesapparences, ne serait-elle ni moins belle, ni moins dramatique. Enatteignant au seuil de sa pension, Rastignac s’était épris demadame de Nucingen, elle lui avait paru svelte, fine comme unehirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat etsoyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang,le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rappelaittout&|160;; et peut-être la marche, en mettant son sang enmouvement, aidait-elle à cette fascination. L’étudiant frapparudement à la porte du père Goriot.

– Mon voisin, dit-il, j’ai vu madame Delphine.

– Où&|160;?

– Aux Italiens.

– S’amusait-elle bien&|160;? Entrez donc. Et le bonhomme, quis’était levé en chemise, ouvrit sa porte et se recouchapromptement.

– Parlez-moi donc d’elle, demanda-t-il.

Eugène, qui se trouvait pour la première fois chez le pèreGoriot, ne fut pas maître d’un mouvement de stupéfaction en voyantle bouge où vivait le père, après avoir admiré la toilette de lafille. La fenêtre était sans rideaux&|160;; le papier de tenturecollé sur les murailles s’en détachait en plusieurs endroits parl’effet de l’humidité, et se recroquevillait en laissant apercevoirle plâtre jauni par la fumée. Le bonhomme gisait sur un mauvaislit, n’avait qu’une maigre couverture et un couvre-pied ouaté faitavec les bons morceaux des vieilles robes de madame Vauquer. Lecarreau était humide et plein de poussière. En face de la croiséese voyait une de ces vieilles commodes en bois de rose à ventrerenflé, qui ont des mains en cuivre tordu en façon de sarmentsdécorés de feuilles ou de fleurs&|160;; un vieux meuble à tablettede bois sur lequel était un pot à eau dans sa cuvette et tous lesustensiles nécessaires pour se faire la barbe. Dans un coin, lessouliers&|160;; à la tête du lit, une table de nuit sans porte nimarbre&|160;; au coin de la cheminée, où il n’y avait pas trace defeu, se trouvait la table carrée, en bois de noyer, dont la barreavait servi au père Goriot à dénaturer son écuelle en vermeil. Unméchant secrétaire sur lequel était le chapeau du bonhomme, unfauteuil foncé de paille et deux chaises complétaient ce mobiliermisérable. La flèche du lit, attachée au plancher par une loque,soutenait une mauvaise bande d’étoffe à carreaux rouges et blancs.Le plus pauvre commissionnaire était certes moins mal meublé dansson grenier, que ne l’était le père Goriot chez madame Vauquer.L’aspect de cette chambre donnait froid et serrait le cœur, elleressemblait au plus triste logement d’une prison. HeureusementGoriot ne vit pas l’expression qui se peignit sur la physionomied’Eugène quand celui-ci posa sa chandelle sur la table de nuit. Lebonhomme se tourna de son côté en restant couvert jusqu’aumenton.

– Eh bien&|160;! qui aimez-vous mieux de madame de Restaud ou demadame de Nucingen&|160;?

– Je préfère madame Delphine, répondit l’étudiant, parce qu’ellevous aime mieux.

A cette parole chaudement dite, le bonhomme sortit son bras dulit et serra la main d’Eugène.

– Merci, merci, répondit le vieillard ému. Que vous a-t-elledonc dit de moi&|160;?

L’étudiant répéta les paroles de la baronne en les embellissant,et le vieillard l’écouta comme s’il eut entendu la parole deDieu.

– Chère enfant&|160;! oui, oui, elle m’aime bien. Mais ne lacroyez pas dans ce qu’elle vous a dit d’Anastasie. Les deux sœursse jalousent, voyez-vous&|160;? c’est encore une preuve de leurtendresse. Madame de Restaud m’aime bien aussi. Je le sais. Un pèreest avec ses enfants comme Dieu est avec nous, il va jusqu’au fonddes cœurs, et juge les intentions. Elles sont toutes deux aussiaimantes. Oh&|160;! si j’avais eu de bons gendres, j’aurais ététrop heureux. Il n’est sans doute pas de bonheur complet ici-bas.Si j’avais vécu chez elles, mais rien que d’entendre leurs voix, deles savoir là, de les voir aller, sortir, comme quand je les avaischez moi, ça m’eût fait cabrioler le cœur. Etaient-elles bienmises&|160;?

– Oui, dit Eugène. Mais, monsieur Goriot, comment, en ayant desfilles aussi richement établies que sont les vôtres, pouvez-vousdemeurer dans un taudis pareil&|160;?

– Ma foi, dit-il d’un air en apparence insouciant, à quoi celame servirait-il d’être mieux&|160;? je ne puis guère vous expliquerces choses-là&|160;; je ne sais pas dire deux paroles de suitecomme il faut. Tout est là, ajouta-t-il en se frappant le cœur. Mavie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si ellessont heureuses, bravement mises, si elles marchent sur des tapis,qu’importe de quel drap je sois vêtu, et comment est l’endroit oùje me couche&|160;? je n’ai point froid si elles ont chaud, je nem’ennuie jamais si elles rient. Je n’ai de chagrins que les leurs.Quand vous serez père, quand vous vous direz, en voyant gazouillervos enfants :  » C’est sorti de moi&|160;! « , que vous sentirez cespetites créatures tenir à chaque goutte de votre sang, dont ellesont été la fine fleur, car c’est ça&|160;! vous vous croirezattaché à leur peau, vous croirez être agité vous-même par leurmarche. Leur voix me répond partout. Un regard d’elles, quand ilest triste, me fige le sang. Un jour vous saurez que l’on est bienplus heureux de leur bonheur que du sien propre. Je ne peux pasvous expliquer ça : c’est des mouvements intérieurs qui répandentl’aise partout. Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous que je vousdise une drôle de chose&|160;? Eh bien&|160;! quand j’ai été père,j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque la créationest sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles.Seulement j’aime mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parceque le monde n’est pas si beau que Dieu, et que mes filles sontplus belles que moi. Elles me tiennent si bien à l’âme, que j’avaisidée que vous les verriez ce soir. Mon Dieu&|160;! un homme quirendrait ma petite Delphine aussi heureuse qu’une femme l’est quandelle est bien aimée&|160;; mais je lui cirerais ses bottes, je luiferais ses commissions. J’ai su par sa femme de chambre que cepetit monsieur de Marsay est un mauvais chien. Il m’a pris desenvies de lui tordre le cou. Ne pas aimer un bijou de femme, unevoix de rossignol, et faite comme un modèle&|160;! Où a-t-elle eules yeux d’épouser cette grosse souche d’Alsacien&|160;? Il leurfallait à toutes deux de jolis jeunes gens bien aimables. Enfin,elles ont fait à leur fantaisie.

Le père Goriot était sublime. Jamais Eugène ne l’avait pu voirilluminé par les feux de sa passion paternelle. Une chose digne deremarque est la puissance d’infusion que possèdent les sentiments.Quelque grossière que soit une créature, dès qu’elle exprime uneaffection forte et vraie, elle exhale un fluide particulier quimodifie la physionomie, anime le geste, colore la voix. Souventl’être le plus stupide arrive, sous l’effort de la passion, à laplus haute éloquence dans l’idée, si ce n’est dans le langage, etsemble se mouvoir dans une sphère lumineuse. Il y avait en cemoment dans la voix, dans le geste de ce bon homme, la puissancecommunicative qui signale le grand acteur. Mais nos beauxsentiments ne sont-ils pas les poésies de la volonté&|160;?

– Eh bien&|160;! vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre,lui dit Eugène, qu’elle va rompre sans doute avec ce de Marsay. Cebeau-fils l’a quittée pour s’attacher à la princesse Galathionne.Quant à moi, ce soir, je suis tombé amoureux de madameDelphine.

– Bah&|160;! dit le père Goriot.

– Oui. Je ne lui ai pas déplu. Nous avons parlé amour pendantune heure, et je dois aller la voir après-demain samedi.

– Oh&|160;! que je vous aimerais, mon cher monsieur, si vous luiplaisiez. Vous êtes bon, vous ne la tourmenteriez point. Si vous latrahissiez, je vous couperais le cou, d’abord. Une femme n’a pasdeux amours, voyez-vous&|160;? Mon Dieu&|160;! mais je dis desbêtises, monsieur Eugène. Il fait froid ici pour vous. MonDieu&|160;! vous l’avez donc entendue, que vous a-t-elle dit pourmoi&|160;?

– Rien, se dit en lui-même Eugène.- Elle m’a dit, répondit-il àhaute voix, qu’elle vous envoyait un bon baiser de fille.

– Adieu, mon voisin, dormez bien, faites de beaux rêves&|160;;les miens sont tout faits avec ce mot-là. Que Dieu vous protègedans tous vos désirs&|160;! Vous avez été pour moi ce soir comme unbon ange&|160;; vous me rapportez l’air de ma fille.

– Le pauvre homme, se dit Eugène en se couchant, il y a de quoitoucher des cœurs de marbre. Sa fille n’a pas plus pensé à luiqu’au Grand Turc.

Depuis cette conversation, le père Goriot vit dans son voisin unconfident inespéré, un ami. Il s’était établi entre eux les seulsrapports par lesquels ce vieillard pouvait s’attacher à un autrehomme. Les passions ne font jamais de faux calcul. Le père Goriotse voyait un peu plus près de sa fille Delphine, il s’en voyaitmieux reçu, si Eugène devenait cher à la baronne. D’ailleurs il luiavait confié l’une de ses douleurs. Madame de Nucingen, à laquellemille fois par jour il souhaitait le bonheur, n’avait pas connu lesdouceurs de l’amour. Certes, Eugène était, pour se servir de sonexpression, un des jeunes gens les plus gentils qu’il eût jamaisvus, et il semblait pressentir qu’il lui donnerait tous lesplaisirs dont elle avait été privée. Le bonhomme se prit donc pourson voisin d’une amitié qui alla croissant, et sans laquelle il eûtété sans doute impossible de connaître le dénouement de cettehistoire.

Le lendemain matin, au déjeuner, l’affectation avec laquelle lepère Goriot regardait Eugène, près duquel il se plaça, les quelquesparoles qu’il lui dit, et le changement de sa physionomie,ordinairement semblable à un masque de plâtre, surprirent lespensionnaires. Vautrin, qui revoyait l’étudiant pour la premièrefois depuis leur conférence, semblait vouloir lire dans son âme. Ense souvenant du projet de cet homme, Eugène, qui, avant des’endormir, avait, pendant la nuit, mesuré le vaste champ quis’ouvrait à ses regards, pensa nécessairement à la dot demademoiselle Taillefer, et ne put s’empêcher de regarder Victorinecomme le plus vertueux jeune homme regarde une riche héritière. Parhasard, leurs yeux se rencontrèrent. La pauvre fille ne manqua pasde trouver Eugène charmant dans sa nouvelle tenue. Le coup d’oeilqu’ils échangèrent fut assez significatif pour que Rastignac nedoutât pas d’être pour elle l’objet de ces confus désirs quiatteignent toutes les jeunes filles et qu’elles rattachent aupremier être séduisant. Une voix lui criait :  » Huit cent millefrancs&|160;!  » Mais tout à coup il se rejeta dans ses souvenirs dela veille, et pensa que sa passion de commande pour madame deNucingen était l’antidote de ses mauvaises penséesinvolontaires.

– L’on donnait hier aux Italiens Barbier de Séville de Rossini.Je n’avais jamais entendu de si délicieuse musique, dit-il. MonDieu&|160;! est-on heureux d’avoir une loge aux Italiens.

Le père Goriot saisit cette parole au vol comme un chien saisitun mouvement de son maître.

– Vous êtes comme des coqs-en-pâte, dit madame Vauquer, vousautres hommes, vous faites tout ce qui vous plaît.

– Comment êtes-vous revenu&|160;? demanda Vautrin.

– A pied, répondit Eugène.

– Moi, reprit le tentateur, je n’aimerais pas dedemi-plaisirs&|160;; je voudrais aller là dans ma voiture, dans maloge, et revenir bien commodément. Tout ou rien&|160;! voilà madevise.

– Et qui est bonne, reprit madame Vauquer.

– Vous irez peut-être voir madame de Nucingen, dit Eugène à voixbasse à Goriot. Elle vous recevra certes a bras ouverts&|160;; ellevoudra savoir de vous mille petits détails sur moi. J’ai apprisqu’elle ferait tout au monde pour être reçue chez ma cousine,madame la vicomtesse de Beauséant. N’oubliez pas de lui dire que jel’aime trop pour ne pas penser à lui procurer cettesatisfaction.

Rastignac s’en alla promptement à l’Ecole de Droit, il voulaitrester le moins de temps possible dans cette odieuse maison. Ilflâna pendant presque toute la journée, en proie à cette fièvre detête qu’ont connue les jeunes gens affectés de trop vivesespérances. Les raisonnements de Vautrin le faisaient réfléchir àla vie sociale, au moment où il rencontra son ami Bianchon dans lejardin du Luxembourg.

– Où as-tu pris cet air grave&|160;? lui dit l’étudiant enmédecine en lui prenant le bras pour se promener devant lepalais.

– Je suis tourmenté par de mauvaises idées.

– En quel genre&|160;? Ça se guérit, les idées.

– Comment&|160;?

– En y succombant.

– Tu ries sans savoir ce dont il s’agit. As-tu luRousseau&|160;?

– Oui.

– Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur cequ’il ferait au cas où il pourrait s’enrichir en tuant à la Chinepar sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris.

– Oui.

– Eh bien&|160;?

– Bah&|160;! J’en suis à mon trente-troisième mandarin.

– Ne plaisante pas. Allons, s’il t’était prouvé que la chose estpossible et qu’il te suffit d’un signe de tête, leferais-tu&|160;?

– Est-il bien vieux, le mandarin&|160;? Mais, bah&|160;! jeuneou vieux paralytique ou bien portant, ma foi… Diantre&|160;! Ehbien, non.

– Tu es un brave garçon, Bianchon. Mais si tu aimais une femme àte mettre pour elle l’âme à l’envers, et qu’il lui fallût del’argent, beaucoup d’argent pour sa toilette, pour sa voiture, pourtoutes ses fantaisies enfin&|160;?

– Mais tu m’ôtes la raison, et tu veux que je raisonne.

– Eh bien&|160;! Bianchon, je suis fou, guéris-moi. J’ai deuxsœurs qui sont des anges de beauté, de candeur, et je veux qu’ellesoient heureuses. Où prendre deux cent mille francs pour leur dotd’ici à cinq ans&|160;? Il est, vois-tu, des circonstances dans lavie où il faut jouer gros jeu et ne pas user son bonheur à gagnerdes sous.

– Mais tu poses la question qui se trouve à l’entrée de la viepour tout le monde, et tu veux couper le nœud gordien avec l’épée.Pour agir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon l’on va aubagne. Moi, je suis heureux de la petite existence que je mecréerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Lesaffections de l’homme se satisfont dans le plus petit cercle aussipleinement que dans une immense circonférence. Napoléon ne dînaitpas deux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maîtresses qu’enprend un étudiant en médecine quand il est interne aux Capucins.Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nospieds et notre occiput&|160;; et, qu’il coûte un million par an oucent louis, la perception intrinsèque en est la même au-dedans denous. Je conclus à la vie du Chinois.

– Merci, tu m’as fait du bien, Bianchon&|160;! nous seronstoujours amis.

– Dis donc, reprit l’étudiant en médecine, en sortant du coursde Cuvier au Jardin des Plantes, je viens d’apercevoir laMichonneau et le Poiret causant sur un banc avec un monsieur quej’ai vu dans les troubles de l’année dernière aux environs de laChambre des Députés, et qui m’a fait l’effet d’être un homme de lapolice déguisé en honnête bourgeois vivant de ses rentes. Etudionsce couple-là : je te dirai pourquoi. Adieu, je vais répondre à monappel de quatre heures.

Quand Eugène revint à la pension, il trouva le père Goriot quil’attendait.

– Tenez, dit le bonhomme, voilà une lettre d’elle. Hein, lajolie écriture&|160;!

Eugène décacheta la lettre et lut.

 » Monsieur, mon père m’a dit que vous aimiez la musiqueitalienne. Je serais heureuse si vous vouliez me faire le plaisird’accepter une place dans ma loge. Nous aurons samedi la Fodor etPellegrini, je suis sûre alors que vous ne me refuserez pas.Monsieur de Nucingen se joint à moi pour vous prier de venir dîneravec nous sans cérémonie. Si vous acceptez, vous le rendrez biencontent de n’avoir pas à s’acquitter de sa corvée conjugale enm’accompagnant. Ne me répondez pas, venez, et agréez mescompliments.  »

 » D. de N.  »

– Montrez-la-moi, dit le bonhomme à Eugène quand il eut lu lalettre. Vous irez, n’est-ce pas&|160;? ajouta-t-il après avoirflairé le papier. Cela sent-il bon&|160;! Ses doigts ont touché ça,pourtant&|160;!

– Une femme ne se jette pas ainsi à la tête d’un homme, sedisait l’étudiant. Elle veut se servir de moi pour ramener deMarsay. Il n’y a que le dépit qui fasse faire de ces choses-là.

– Eh bien&|160;! dit le père Goriot, à quoi pensez-vousdonc&|160;?

Eugène ne connaissait pas le délire de vanité dont certainesfemmes étaient saisies en ce moment, et ne savait pas que, pours’ouvrir une porte dans le faubourg Saint-Germain, la femme d’unbanquier était capable de tous les sacrifices. A cette époque, lamode commençait à mettre au-dessus de toutes les femmes celles quiétaient admises dans la société du faubourg Saint-Germain, ditesles dames du Petit-Château, parmi lesquelles madame de Beauséant,son amie la duchesse de Langeais et la duchesse de Maufrigneusetenaient le premier rang. Rastignac seul ignorait la fureur dontétaient saisies les femmes de la Chaussée-d’Antin pour entrer dansle cercle supérieur où brillaient les constellations de leur sexe.Mais sa défiance le servit bien, elle lui donna de la froideur, etle triste pouvoir de poser des conditions au lieu d’enrecevoir.

– Oui, j’irai, répondit-il.

Ainsi la curiosité le menait chez madame de Nucingen, tandisque, si cette femme l’eût dédaigné, peut-être y aurait-il étéconduit par la passion. Néanmoins il n’attendit pas le lendemain etl’heure de partir sans une sorte d’impatience. Pour un jeune homme,il existe dans sa première intrigue autant de charmes peut-êtrequ’il s’en rencontre dans un premier amour. La certitude de réussirengendre mille félicités que les hommes n’avouent pas, et qui fonttout le charme de certaines femmes. Le désir ne naît pas moins dela difficulté que de la facilité des triomphes. Toutes les passionsdes hommes sont bien certainement excitées ou entretenues par l’uneou l’autre de ces deux causes, qui divisent l’empire amoureux.Peut-être cette division est-elle une conséquence de la grandequestion des tempéraments, qui domine, quoi qu’on en dise, lasociété. Si les mélancoliques ont besoin du tonique descoquetteries, peut-être les gens nerveux ou sanguins décampent-ilssi la résistance dure trop. En d’autres termes, l’élégie est aussiessentiellement lymphatique que le dithyrambe est bilieux. Enfaisant sa toilette, Eugène savoura tous ces petits bonheurs dontn’osent parler les jeunes gens, de peur de se faire moquer d’eux,mais qui chatouillent l’amour-propre. Il arrangeait ses cheveux enpensant que le regard d’une jolie femme se coulerait sous leursboucles noires. Il se permit des singeries enfantines autant qu’enaurait fait une jeune fille en s’habillant pour le bal. Il regardacomplaisamment sa taille mince, en déplissant son habit.- Il estcertain, se dit-il, qu’on en peut trouver de plus maltournés&|160;! Puis il descendit au moment où tous les habitués dela pension étaient à table, et reçut gaiement le hourra de sottisesque sa tenue élégante excita. Un trait des mœurs particulières auxpensions bourgeoises est l’ébahissement qu’y cause une toilettesoignée. Personne n’y met un habit neuf sans que chacun dise sonmot.

– Kt, kt, kt, kt, fit Bianchon en faisant claquer sa languecontre son palais, comme pour exciter un cheval.- Tournure de ducet pair&|160;! dit madame Vauquer.- Monsieur va en conquête&|160;?fit observer mademoiselle Michonneau.

– Kocquériko&|160;! cria le peintre.

– Mes compliments à madame votre épouse, dit l’employé auMuséum.

– Monsieur a une épouse&|160;? demanda Poiret.

– Une épouse à compartiments, qui va sur l’eau, garantie bonteint, dans les prix de vingt-cinq à quarante, dessins à carreauxdu dernier goût, susceptible de se laver, d’un joli porter, moitiéfil, moitié coton, moitié laine, guérissant le mal de dents, etautres maladies approuvées par l’Académie royale de Médecine&|160;!excellente d’ailleurs pour les enfants&|160;! meilleure encorecontre les maux de tête, les plénitudes et autres maladies del’oesophage, des yeux et des oreilles, cria Vautrin avec lavolubilité comique et l’accentuation d’un opérateur. Mais combiencette merveille, me direz-vous, messieurs&|160;? deux sous&|160;?Non. Rien du tout. C’est un reste des fournitures faites au GrandMongol, et que tous les souverains de l’Europe, y compris legrand-duc de Bade, ont voulu voir&|160;! Entrez droit devantvous&|160;! et passez au petit bureau. Allez, la musique&|160;!Brooum, là là, trinn&|160;! là, là, boum, boum&|160;! Monsieur dela clarinette, tu joues faux, reprit-il d’une voix enrouée, je tedonnerai sur les doigts.

– Mon Dieu&|160;! que cet homme-là est agréable, dit madameVauquer à madame Couture, je ne m’ennuierais jamais avec lui.

Au milieu des rires et des plaisanteries dont ce discourscomiquement débité fut le signal, Eugène put saisir le regardfurtif de mademoiselle Taillefer qui se pencha sur madame Couture,à l’oreille de laquelle elle dit quelques mots.

– Voilà le cabriolet, dit Sylvie.

– Où dîne-t-il donc&|160;? demanda Bianchon.

– Chez madame la baronne de Nucingen.

– La fille de monsieur Goriot, répondit l’étudiant.

A ce nom, les regards se portèrent sur l’ancien vermicellier,qui contemplait Eugène avec une sorte d’envie.

Rastignac arriva rue Saint-Lazare, dans une de ces maisonslégères, à colonnes minces, à portiques mesquins, qui constituentle joli à Paris, une véritable maison de banquier, pleine derecherches coûteuses, de stucs, de paliers d’escalier en mosaïquede marbre. Il trouva madame de Nucingen dans un petit salon àpeintures italiennes, dont le décor ressemblait à celui des cafés.La baronne était triste. Les efforts qu’elle fit pour cacher sonchagrin intéressèrent d’autant plus vivement Eugène qu’il n’y avaitrien de joué. Il croyait rendre une femme joyeuse par sa présence,et la trouvait au désespoir. Ce désappointement piqua sonamour-propre.

– J’ai bien peu de droits à votre confiance, madame, dit-ilaprès l’avoir lutinée sur sa préoccupation&|160;; mais si je vousgênais, je compte sur votre bonne foi, vous me le diriezfranchement.

– Restez, dit-elle, je serais seule si vous vous en alliez.Nucingen dîne en ville, et je ne voudrais pas être seule, j’aibesoin de distraction.

– Mais qu’avez-vous&|160;?

– Vous seriez la dernière personne à qui je le dirais,s’écria-t-elle.

– Je veux le savoir, je dois alors être pour quelque chose dansce secret.

– Peut-être&|160;! Mais non, reprit-elle, c’est des querelles deménage qui doivent être ensevelies au fond du cœur. Ne vous ledisais-je pas avant-hier&|160;? je ne suis point heureuse. Leschaînes d’or sont les plus pesantes.

Quand une femme dit à un jeune homme qu’elle est malheureuse, sice jeune homme est spirituel, bien mis, s’il a quinze cents francsd’oisiveté dans sa poche, il doit penser ce que se disait Eugène,et devient fat.

– Que pouvez-vous désirer&|160;? répondit-il. Vous êtes belle,jeune, aimée, riche.

– Ne parlons pas de moi, dit-elle en faisant un sinistremouvement de tête. Nous dînerons ensemble, tête à tête, nous ironsentendre la plus délicieuse musique. Suis-je à votre goût&|160;?reprit-elle en se levant et montrant sa robe en cachemire blanc àdessins perses de la plus riche élégance.

– Je voudrais que vous fussiez toute à moi, dit Eugène. Vousêtes charmante.

– Vous auriez une triste propriété, dit-elle en souriant avecamertume. Rien ici ne vous annonce le malheur, et cependant, malgréces apparences, je suis au désespoir. Mes chagrins m’ôtent lesommeil, je deviendrai laide.

– Oh&|160;! cela est impossible, dit l’étudiant. Mais je suiscurieux de connaître ces peines qu’un amour dévoué n’effaceraitpas&|160;?

– Ah&|160;! si je vous les confiais, vous me fuiriez, dit-elle.Vous ne m’aimez encore que par une galanterie qui est de costumechez les hommes&|160;; mais si vous m’aimiez bien, vous tomberiezdans un désespoir affreux. Vous voyez que je dois me taire. Degrâce, reprit-elle, parlons d’autre chose. Venez voir mesappartements.

– Non, restons ici, répondit Eugène en s’asseyant sur unecauseuse devant le feu près de madame de Nucingen, dont il prit lamain avec assurance.

Elle la laissa prendre et l’appuya même sur celle du jeune hommepar un de ces mouvements de force concentrée qui trahissent defortes émotions.

– Ecoutez, lui dit Rastignac&|160;; si vous avez des chagrins,vous devez me les confier. Je peux vous prouver que je vous aimepour vous. Ou vous parlerez et me direz vos peines afin que jepuisse les dissiper, fallût-il tuer six hommes, ou je sortirai pourne plus revenir.

– Eh bien&|160;! s’écria-t-elle saisie par une pensée dedésespoir qui la fit se frapper le front, je vais vous mettre àl’instant même à l’épreuve. Oui, se dit-elle, il n’est plus que cemoyen. Elle sonna.

– La voiture de monsieur est-elle attelée&|160;? dit-elle à sonvalet de chambre.

– Oui, madame.

– Je la prends. Vous lui donnerez la mienne et mes chevaux. Vousne servirez le dîner qu’à sept heures.

– Allons, venez, dit-elle à Eugène, qui crut rêver en setrouvant dans le coupé de monsieur de Nucingen, à côté de cettefemme.

– Au Palais-Royal, dit-elle au cocher, près duThéâtre-Français.

En route, elle parut agitée, et refusa de répondre aux milleinterrogations d’Eugène, qui ne savait que penser de cetterésistance muette, compacte, obtuse.

– En un moment elle m’échappe, se disait-il.

Quand la voiture s’arrêta, la baronne regarda l’étudiant d’unair qui imposa silence à ses folles paroles&|160;; car il s’étaitemporté.

– Vous m’aimez bien&|160;? dit-elle.

– Oui, répondit-il en cachant l’inquiétude qui lesaisissait.

– Vous ne penserez rien de mal sur moi, quoi que je puisse vousdemander&|160;?

– Non.

– Etes-vous disposé à m’obéir&|160;?

– Aveuglément.

– Etes-vous allé quelquefois au jeu&|160;? dit-elle d’une voixtremblante.

– jamais.

– Ah&|160;! je respire. Vous aurez du bonheur. Voici ma bourse,dit-elle. Prenez donc&|160;! il y a cent francs, c’est tout ce quepossède cette femme si heureuse. Montez dans une maison de jeu, jene sais où elles sont, mais je sais qu’il y en a au Palais-Royal.Risquez les cent francs à un jeu qu’on nomme la roulette, et perdeztout, ou rapportez-moi six mille francs. Je vous dirai mes chagrinsà votre retour.

– Je veux bien que le diable m’emporte si je comprends quelquechose à ce que je vais faire, mais je vais vous obéir, dit-il avecune joie causée par cette pensée :  » Elle se compromet avec moi,elle n’aura rien à me refuser.  »

Eugène prend la jolie bourse, court au numéro NEUF, après s’êtrefait indiquer par un marchand d’habits la plus prochaine maison dejeu. Il y monte, se laisse prendre son chapeau&|160;; mais il entreet demande où est la roulette. A l’étonnement des habitués, legarçon de salle le mène devant une longue table. Eugène, suivi detous les spectateurs, demande sans vergogne où il faut mettrel’enjeu.

– Si vous placez un louis sur un seul de ces trente-six numéros,et qu’il sorte, vous aurez trente-six louis, lui dit un vieillardrespectable à cheveux blancs.

Eugène jette les cent francs sur le chiffre de son âge, vingt etun. Un cri d’étonnement part sans qu’il ait eu le temps de sereconnaître. Il avait gagné sans le savoir.

– Retirez donc votre argent, lui dit le vieux monsieur, l’on negagne pas deux fois dans ce système-là.

Eugène prend un râteau que lui tend le vieux monsieur, il tire àlui les trois mille six cents francs et, toujours sans rien savoirdu jeu, les place sur la rouge. La galerie le regarde avec envie,en voyant qu’il continue à jouer. La roue tourne, il gagne encore,et le banquier lui jette encore trois mille six cents francs.

– Vous avez sept mille deux cents francs à vous, lui dit àl’oreille le vieux monsieur. Si vous m’en croyez, vous vous enirez, la rouge a passé huit fois. Si vous êtes charitable, vousreconnaîtrez ce bon avis en soulageant la misère d’un ancien préfetde Napoléon qui se trouve dans le dernier besoin.

Rastignac étourdi se laisse prendre dix louis par l’homme àcheveux blancs, et descend avec les sept mille francs, necomprenant encore rien au jeu, mais stupéfié de son bonheur.

– Ah çà&|160;! où me mènerez-vous maintenant, dit-il en montrantles sept mille francs à madame de Nucingen quand la portière futrefermée.

Delphine le serra par une étreinte folle et l’embrassa vivement,mais sans passion.  » Vous m’avez sauvée&|160;!  » Des larmes de joiecoulèrent en abondance sur ses joues. Je vais tout vous dire, monami. Vous serez mon ami, n’est-ce pas&|160;? Vous me voyez riche,opulente, rien ne me manque ou je parais ne manquer de rien&|160;!Eh bien&|160;! sachez que monsieur de Nucingen ne me laisse pasdisposer d’un sou : il paye toute la maison, mes voitures, mesloges&|160;; il m’alloue pour ma toilette une somme insuffisante,il me réduit à une misère secrète par calcul. Je suis trop fièrepour l’implorer. Ne serais-je pas la dernière des créatures sij’achetais son argent au prix où il veut me le vendre&|160;!Comment, moi riche de sept cent mille francs, me suis-je laissédépouiller&|160;? par fierté, par indignation. Nous sommes sijeunes, si naïves, quand nous commençons la vie conjugale&|160;! Laparole par laquelle il fallait demander de l’argent à mon mari medéchirait la bouche&|160;; je n’osais jamais, je mangeais l’argentde mes économies et celui que me donnait mon pauvre père&|160;;puis je me suis endettée. Le mariage est pour moi la plus horribledes déceptions, je ne puis vous en parler : qu’il vous suffise desavoir que je me jetterais par la fenêtre s’il fallait vivre avecNucingen autrement qu’en ayant chacun notre appartement séparé.Quand il a fallu lui déclarer mes dettes de jeune femme, desbijoux, des fantaisies (mon pauvre père nous avait accoutumées à nenous rien refuser), j’ai souffert le martyre mais enfin j’ai trouvéle courage de les dire. N’avais-je pas une fortune à moi&|160;?

Nucingen s’est emporté, il m’a dit que je le ruinerais, deshorreurs&|160;! J’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Commeil avait pris ma dot, il a payé&|160;; mais en stipulant désormaispour mes dépenses personnelles une pension à laquelle je me suisrésignée, afin d’avoir la paix. Depuis, j’ai voulu répondre àl’amour-propre de quelqu’un que vous connaissez, dit-elle. Si j’aiété trompée par lui, je serais mal venue à ne pas rendre justice àla noblesse de son caractère. Mais enfin il m’a quittéeindignement&|160;! On ne devrait jamais abandonner une femme àlaquelle on a jeté, dans un jour de détresse, un tas d’or&|160;! Ondoit l’aimer toujours&|160;! Vous, belle âme de vingt et un ans,vous jeune et pur, vous me demanderez comment une femme peutaccepter de l’or d’un homme&|160;? Mon Dieu&|160;! n’est-il pasnaturel de tout partager avec l’être auquel nous devons notrebonheur&|160;? Quand on s’est tout donné, qui pourrait s’inquiéterd’une parcelle de ce tout&|160;? L’argent ne devient quelque chosequ’au moment où le sentiment n’est plus. N’est-on pas lié pour lavie&|160;? Qui de nous prévoit une séparation en se croyant bienaimée&|160;? Vous nous jurez un amour éternel, comment avoir alorsdes intérêts distincts&|160;? Vous ne savez pas ce que j’aisouffert aujourd’hui, lorsque Nucingen m’a positivement refusé deme donner six mille francs, lui qui les donne tous les mois à samaîtresse, une fille de l’Opéra&|160;! je voulais me tuer. Lesidées les plus folles me passaient par la tête. Il y a eu desmoments où j’enviais le sort d’une servante, de ma femme dechambre. Aller trouver mon père, folie&|160;! Anastasie et moi nousl’avons égorgé : mon pauvre père se serait vendu s’il pouvaitvaloir six mille francs. J’aurais été le désespérer en vain. Vousm’avez sauvée de la honte et de la mort, j’étais ivre de douleur.Ah&|160;! monsieur, je vous devais cette explication : j’ai étébien déraisonnablement folle avec vous. Quand vous m’avez quittée,et que je vous ai eu perdu de vue, je voulais m’enfuir à pied…où&|160;? je ne sais. Voilà la vie de la moitié des femmes de Paris: un luxe extérieur, des soucis cruels dans l’âme. Je connais depauvres créatures encore plus malheureuses que je ne le suis. Il ya pourtant des femmes obligées de faire faire de faux mémoires parleurs fournisseurs. D’autres sont forcées de voler leurs maris :les uns croient que des cachemires de cent louis se donnent pourcinq cents francs, les autres qu’un cachemire de cinq cents francsvaut cent louis. Il se rencontre de pauvres femmes qui font jeûnerleurs enfants et grappillent pour avoir une robe. Moi, je suis purede ces odieuses tromperies. Voici ma dernière angoisse. Si quelquesfemmes se vendent à leurs maris pour les gouverner, moi au moins jesuis libre&|160;! je pourrais me faire couvrir d’or par Nucingen,et je préfère pleurer la tête appuyée sur le cœur d’un homme que jepuisse estimer. Ah&|160;! ce soir monsieur de Marsay n’aura pas ledroit de me regarder comme une femme qu’il a payée. Elle se mit levisage dans ses mains, pour ne pas montrer ses pleurs à Eugène, quilui dégagea la figure pour la contempler, elle était sublimeainsi.- Mêler l’argent aux sentiments, n’est-ce pas horrible&|160;?Vous ne pourrez pas m’aimer, dit-elle.

Ce mélange de bons sentiments, qui rendent les femmes sigrandes, et des fautes que la constitution actuelle de la sociétéles force à commettre, bouleversait Eugène, qui disait des parolesdouces et consolantes en admirant cette belle femme, si naïvementimprudente dans son cri de douleur.

– Vous ne vous armerez pas de ceci contre moi, dit-elle,promettez-le-moi.

– Ah&|160;! madame&|160;! j’en suis incapable, dit-il.

Elle lui prit la main et la mit sur son cœur par un mouvementplein de reconnaissance et de gentillesse.

Grâce à vous me voilà redevenue libre et joyeuse. Je vivaispressée par une main de fer. Je veux maintenant vivre simplement,ne rien dépenser. Vous me trouverez bien comme je serai, mon ami,n’est-ce pas&|160;? Gardez ceci, dit-elle en ne prenant que sixbillets de banque. En conscience je vous dois mille écus, car je mesuis considérée comme étant de moitié avec vous. Eugène se défenditcomme une vierge. Mais la baronne lui ayant dit :- Je vous regardecomme mon ennemi si vous n’êtes pas mon complice, il pritl’argent.- Ce sera une mise de fonds en cas de malheur, dit-il.

– Voilà le mot que je redoutais, s’écria-t-elle en pâlissant. Sivous voulez que je sois quelque chose pour vous, jurez-moi,dit-elle, de ne jamais retourner au jeu. Mon Dieu&|160;! moi, vouscorrompre&|160;! j’en mourrais de douleur.

Ils étaient arrivés. Le contraste de cette misère et de cetteopulence étourdissait l’étudiant, dans les oreilles duquel lessinistres paroles de Vautrin vinrent retentir.

– Mettez-vous là, dit la baronne en entrant dans sa chambre etmontrant une causeuse auprès du feu, je vais écrire une lettre biendifficile&|160;! Conseillez-moi.

– N’écrivez pas, lui dit Eugène, enveloppez les billets, mettezl’adresse, et envoyez-les par votre femme de chambre.

– Mais vous êtes un amour d’homme, dit-elle. Ah&|160;! voilà,monsieur, ce que c’est que d’avoir été bien élevé&|160;! Ceci estdu Beauséant tout pur, dit-elle en souriant.

– Elle est charmante, se dit Eugène qui s’éprenait de plus enplus. Il regarda cette chambre où respirait la voluptueuse éléganced’une riche courtisane.

– Cela vous plaît-il&|160;? dit-elle en sonnant sa femme dechambre.

– Thérèse, portez cela vous-même à monsieur de Marsay, etremettez-le à lui-même. Si vous ne le trouvez pas, vous merapporterez la lettre.

Thérèse ne partit pas sans avoir jeté un malicieux coup d’oeilsur Eugène. Le dîner était servi. Rastignac donna le bras à madamede Nucingen, qui le mena dans une salle à manger délicieuse, où ilretrouva le luxe de table qu’il avait admiré chez sa cousine.

– Les jours d’italiens, dit-elle, vous viendrez dîner avec moi,et vous m’accompagnerez.

– Je m’accoutumerais à cette douce vie si elle devaitdurer&|160;; mais je suis un pauvre étudiant qui a sa fortune àfaire.

– Elle se fera, dit-elle en riant. Vous voyez, tout s’arrange :je ne m’attendais pas à être si heureuse.

Il est dans la nature des femmes de prouver l’impossible par lepossible et de détruire les faits par des pressentiments. Quandmadame de Nucingen et Rastignac entrèrent dans leur loge auxBouffons, elle eut un air de contentement qui la rendait si belle,que chacun se permit de ces petites calomnies contre lesquelles lesfemmes sont sans défense, et qui font souvent croire à desdésordres inventés à plaisir. Quand on connaît Paris, on ne croit àrien de ce qui s’y dit, et l’on ne dit rien de ce qui s’y fait.Eugène prit la main de la baronne, et tous deux se parlèrent pardes pressions plus ou moins vives, en se communiquant lessensations que leur donnait la musique. Pour eux, cette soirée futenivrante. Ils sortirent ensemble, et madame de Nucingen voulutreconduire Eugène jusqu’au Pont-Neuf, en lui disputant, pendanttoute la route, un des baisers qu’elle lui avait si chaleureusementprodigués au Palais-Royal. Eugène lui reprocha cetteinconséquence.

– Tantôt, répondit-elle, c’était de la reconnaissance pour undévouement inespéré&|160;; maintenant ce serait une promesse.

– Et vous ne voulez m’en faire aucune, ingrate. Il se fâcha. Enfaisant un de ces gestes d’impatience qui ravissent un amant, ellelui donna sa main à baiser, qu’il prit avec une mauvaise grâce dontelle fut enchantée.

– A lundi, au bal, dit-elle.

En s’en allant à pied, par un beau clair de lune, Eugène tombadans de sérieuses réflexions. Il était à la fois heureux etmécontent : heureux d’une aventure dont le dénouement probable luidonnait une des plus jolies et des plus élégantes femmes de Parisobjet de ses désirs&|160;; mécontent de voir ses projets de fortunerenversés, et ce fut alors qu’il éprouva la réalité des penséesindécises auxquelles il s’était livré l’avant-veille. L’insuccèsnous accuse toujours la puissance de nos prétentions. Plus Eugènejouissait de la vie parisienne, moins il voulait demeurer obscur etpauvre. Il chiffonnait son billet de mille francs dans sa poche, ense faisant mille raisonnements captieux pour se l’approprier. Enfinil arriva rue Neuve-Sainte-Geneviève, et quand il fut en haut del’escalier, il y vit de la lumière. Le père Goriot avait laissé saporte ouverte et sa chandelle allumée, afin que l’étudiantn’oubliât pas de lui raconter sa fille , suivant son expression.Eugène ne lui cacha rien.

– Mais, s’écria le père Goriot dans un violent désespoir dejalousie, elles me croient ruiné : j’ai encore treize cents livresde rente&|160;! Mon Dieu&|160;! la pauvre petite, que nevenait-elle ici&|160;! j’aurais vendu mes rentes, nous aurions prissur le capital, et avec le reste je me serais fait du viager.Pourquoi n’êtes-vous pas venu me confier son embarras, mon bravevoisin&|160;? Comment avez-vous eu le cœur d’aller risquer au jeuses pauvres petits cent francs&|160;? c’est à fendre l’âme. Voilàce que c’est que des gendres&|160;! Oh&|160;! si je les tenais, jeleur serrerais le cou. Mon Dieu&|160;! pleurer, elle apleuré&|160;?

– La tête sur mon gilet, dit Eugène.

– Oh&|160;! donnez-le-moi, dit le père Goriot. Comment&|160;! ily a eu là des larmes de ma fille, de ma chère Delphine, qui nepleurait jamais étant petite&|160;! Oh&|160;! je vous en achèteraiun autre, ne le portez plus, laissez-le-moi. Elle doit, d’après soncontrat, jouir de ses biens. Ah&|160;! je vais aller trouverDerville, un avoué, dès demain. Je vais faire exiger le placementde sa fortune. Je connais les lois, je suis un vieux loup, je vaisretrouver mes dents.

– Tenez, père, voici mille francs qu’elle a voulu me donner surnotre gain. Gardez-les-lui, dans le gilet.

Goriot regarda Eugène, lui tendit la main pour prendre lasienne, sur laquelle il laissa tomber une larme.

– Vous réussirez dans la vie, lui dit le vieillard. Dieu estjuste, voyez-vous&|160;? je me connais en probité, moi, et puisvous assurer qu’il y a bien peu d’hommes qui vous ressemblent. Vousvoulez donc être aussi mon cher enfant&|160;? Allez, dormez. Vouspouvez dormir, vous n’êtes pas encore père. Elle a pleuré,j’apprends ça, moi, qui étais là tranquillement à manger comme unimbécile pendant qu’elle souffrait&|160;; moi, moi qui vendrais lePère, le Fils et le Saint-Esprit pour leur éviter une larme àtoutes deux&|160;!

– Par ma foi, se dit Eugène en se couchant, je crois que jeserai honnête homme toute ma vie. Il y à du plaisir a suivre lesinspirations de sa conscience.

Il n’y a peut-être que ceux qui croient en Dieu qui font le bienen secret, et Eugène croyait en Dieu. Le lendemain, à l’heure dubal, Rastignac alla chez madame de Beauséant, qui l’emmena pour leprésenter à la duchesse de Carigliano. Il reçut le plus gracieuxaccueil de la maréchale, chez laquelle il retrouva madame deNucingen. Delphine s’était parée avec l’intention de plaire à touspour mieux plaire à Eugène, de qui elle attendait impatiemment uncoup d’oeil, en croyant cacher son impatience. Pour qui saitdeviner les émotions d’une femme, ce moment est plein de délices.Qui ne s’est souvent plu à faire attendre son opinion, à déguisercoquettement son plaisir, à chercher des aveux dans l’inquiétudeque l’on cause, à jouir des craintes qu’on dissipera par unsourire&|160;? Pendant cette fête, l’étudiant mesure tout à coup laportée de sa position, et comprit qu’il avait un état dans le mondeen étant cousin avoué de madame de Beauséant. La conquête de madamela baronne de Nucingen, qu’on lui donnait déjà, le mettait si bienen relief, que tous les jeunes gens lui jetaient des regardsd’envie&|160;; en en surprenant quelques-uns, il goûta les premiersplaisirs de la fatuité. En passant d’un salon dans un autre, entraversant les groupes, il entendit vanter son bonheur. Les femmeslui prédisaient toutes des succès. Delphine, craignant de leperdre, lui promit de ne pas lui refuser le soir le baiser qu’elles’était tant défendu d’accorder l’avant-veille. A ce bal, Rastignacreçut plusieurs engagements. Il fut présenté par sa cousine àquelques femmes qui toutes avaient des prétentions à l’élégance, etdont les maisons passaient pour être agréables, il se vit lancédans le plus grand et le plus beau monde de Paris. Cette soirée eutdonc pour lui les charmes d’un brillant début, et il devait s’ensouvenir jusque dans ses vieux jours, comme une jeune fille sesouvient du bal où elle a eu des triomphes. Le lendemain, quand, endéjeunant, il raconta ses succès au père Goriot devant lespensionnaires, Vautrin se prit à sourire d’une façondiabolique.

– Et vous croyez, s’écria ce féroce logicien, qu’un jeune hommeà la mode peut demeurer rue Neuve-Sainte-Geneviève, dans laMaison-Vauquer&|160;? pension infiniment respectable sous tous lesrapports, certainement, mais qui n’est rien moins que fashionable.Elle est cossue, elle est belle de son abondance, elle est fièred’être le manoir momentané d’un Rastignac&|160;; mais, enfin, elleest rue Neuve-Sainte-Geneviève, et ignore le luxe, parce qu’elleest purement patriarchalorama . Mon jeune ami, reprit Vautrin, d’unair paternellement railleur, si vous voulez faire figure à Paris,il vous faut trois chevaux et un tilbury pour le matin, un coupépour le soir, en tout neuf mille francs pour le véhicule. Vousseriez indigne de votre destinée si vous ne dépensiez trois millefrancs chez votre tailleur, six cents francs chez le parfumeur,cent écus chez le bottier, cent écus chez le chapelier. Quant àvotre blanchisseuse, elle vous coûtera mille francs. Les jeunesgens à la mode ne peuvent se dispenser d’être très forts surl’article du linge : n’est-ce pas ce qu’on examine le plus souventen eux&|160;? L’amour et l’église veulent de belles nappes surleurs autels. Nous sommes à quatorze mille. Je ne vous parle pas dece que vous perdrez au jeu, en paris, en présents&|160;; il estimpossible de ne pas compter pour deux mille francs l’argent depoche. J’ai mené cette vie-là, j’en connais les débours. Ajoutez àces nécessités premières trois cents louis pour la pâtée, millefrancs pour la niche. Allez, mon enfant, nous en avons pour nospetits vingt-cinq mille par an dans les flancs, ou nous tombonsdans la crotte, nous nous faisons moquer de nous, et nous sommesdestitué de notre avenir, de nos succès, de nos maîtresses&|160;!J’oublie le valet de chambre et le groom&|160;! Est-ce Christophequi portera vos billets doux&|160;? Les écrirez-vous sur le papierdont vous vous servez&|160;? Ce serait vous suicider. Croyez-en unvieillard plein d’expérience&|160;! reprit-il en faisant unrinforzando dans sa voix de basse. Ou déportez-vous dans unevertueuse mansarde, et mariez-vous-y avec le travail, ou prenez uneautre voie.

Et Vautrin cligna de l’oeil en guignant mademoiselle Tailleferde manière à rappeler et résumer dans ce regard les raisonnementsséducteurs qu’il avait semés au cœur de l’étudiant pour lecorrompre. Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels Rastignacmena la vie la plus dissipée. Il dînait presque tous les jours avecmadame de Nucingen, qu’il accompagnait dans le monde. Il rentrait àtrois ou quatre heures du matin, se levait à midi pour faire satoilette, allait se promener au Bois avec Delphine, quand ilfaisait beau, prodiguant ainsi son temps sans en savoir le prix, etaspirant tous les enseignements, toutes les séductions du luxe avecl’ardeur dont est saisi l’impatient calice d’un dattier femellepour les fécondantes poussières de son hyménée. Il jouait gros jeu,perdait ou gagnait beaucoup, et finit par s’habituer à la vieexorbitante des jeunes gens de Paris. Sur ses premiers gains, ilavait renvoyé quinze cents francs à sa mère et à ses sœurs, enaccompagnant sa restitution de jolis présents. Quoiqu’il eûtannoncé vouloir quitter la Maison-Vauquer, il y était encore dansles derniers jours du mois de janvier, et ne savait comment ensortir. Les jeunes gens sont soumis presque tous à une loi enapparence inexplicable, mais dont la raison vient de leur jeunessemême, et de l’espèce de furie avec laquelle ils se ruent auplaisir. Riches ou pauvres, ils n’ont jamais d’argent pour lesnécessités de la vie, tandis qu’ils en trouvent toujours pour leurscaprices. Prodigues de tout ce qui s’obtient à crédit, ils sontavares de tout ce qui se paye à l’instant même, et semblent sevenger de ce qu’ils n’ont pas, en dissipant tout ce qu’ils peuventavoir. Ainsi, pour nettement poser la question, un étudiant prendbien plus de soin de son chapeau que de son habit. L’énormité dugain rend le tailleur essentiellement créditeur, tandis que lamodicité de la somme fait du chapelier un des êtres les plusintraitables parmi ceux avec lesquels il est forcé de parlementer.Si le jeune homme assis au balcon d’un théâtre offre à la lorgnettedes jolies femmes d’étourdissants gilets, il est douteux qu’il aitdes chaussettes&|160;; le bonnetier est encore un des charançons desa bourse. Rastignac en était là. Toujours vide pour madameVauquer, toujours pleine pour les exigences de la vanité, sa bourseavait des revers et des succès lunatiques en désaccord avec lespaiements les plus naturels. Afin de quitter la pension puante,ignoble où s’humiliaient périodiquement ses prétentions, nefallait-il pas payer un mois à son hôtesse, et acheter des meublespour son appartement de dandy&|160;? c’était toujours la choseimpossible. Si, pour se procurer l’argent nécessaire à son jeu,Rastignac savait acheter chez son bijoutier des montres et deschaînes d’or chèrement payées sur ses gains, et qu’il portait auMont-de-Piété, ce sombre et discret ami de la jeunesse, il setrouvait sans invention comme sans audace quand il s’agissait depayer sa nourriture, son logement, ou d’acheter les outilsindispensables à l’exploitation de la vie élégante. Une nécessitévulgaire, des dettes contractées pour des besoins satisfaits, nel’inspiraient plus. Comme la plupart de ceux qui ont connu cettevie de hasard, il attendait au dernier moment pour solder descréances sacrées aux yeux des bourgeois, comme faisait Mirabeau,qui ne payait son pain que quand il se présentait sous la formedragonnante d’une lettre de change. Vers cette époque, Rastignacavait perdu son argent, et s’était endetté. L’étudiant commençait àcomprendre qu’il lui serait impossible de continuer cette existencesans avoir des ressources fixes. Mais, tout en gémissant sous lespiquantes atteintes de sa situation précaire, il se sentaitincapable de renoncer aux jouissances excessives de cette vie, etvoulait la continuer à tout prix. Les hasards sur lesquels il avaitcompté pour sa fortune devenaient chimériques, et les obstaclesréels grandissaient. En s’initiant aux secrets domestiques demonsieur et madame de Nucingen, il s’était aperçu que, pourconvertir l’amour en instrument de fortune, il fallait avoir butoute honte, et renoncer aux nobles idées qui sont l’absolution desfautes de la jeunesse. Cette vie extérieurement splendide, maisrongée par tous les toenias du remords, et dont les fugitifsplaisirs étaient chèrement expiés par de persistantes angoisses, ill’avait épousée, il s’y roulait en se faisant, comme le Distrait deLa Bruyère, un lit dans la fange du fossé&|160;; mais, comme leDistrait, il ne souillait encore que son vêtement.

– Nous avons donc tué le mandarin&|160;? lui dit un jourBianchon en sortant de table.

– Pas encore, répondit-il, mais il râle.

L’étudiant en médecine prit ce mot pour une plaisanterie, et cen’en était pas une. Eugène, qui, pour la première fois depuislongtemps, avait dîné à la pension, s’était montré pensif pendantle repas. Au lieu de sortir au dessert, il resta dans la salle àmanger assis auprès de mademoiselle Taillefer, à laquelle il jetade temps en temps des regards expressifs. Quelques pensionnairesétaient encore attablés et mangeaient des noix, d’autres sepromenaient en continuant des discussions commencées. Comme presquetous les soirs, chacun s’en allait à sa fantaisie, suivant le degréd’intérêt qu’il prenait à la conversation, ou selon le plus ou lemoins de pesanteur que lui causait sa digestion. En hiver, il étaitrare que la salle à manger fût entièrement évacuée avant huitheures, moment où les quatre femmes demeuraient seules et sevengeaient du silence que leur sexe leur imposait au milieu decette réunion masculine. Frappé de la préoccupation à laquelleEugène était en proie, Vautrin resta dans la salle à manger,quoiqu’il eût paru d’abord empressé de sortir, et se tintconstamment de manière à n’être pas vu d’Eugène, qui put le croireparti. Puis, au lieu d’accompagner ceux des pensionnaires qui s’enallèrent les derniers, il stationna sournoisement dans le salon. Ilavait lu dans l’âme de l’étudiant et pressentait un symptômedécisif. Rastignac se trouvait en effet dans une situation perplexeque beaucoup de jeunes gens ont dû connaître. Aimante ou coquette,madame de Nucingen avait fait passer Rastignac par toutes lesangoisses d’une passion véritable, en déployant pour lui lesressources de la diplomatie féminine en usage à Paris. Après s’êtrecompromise aux yeux du public pour fixer près d’elle le cousin demadame de Beauséant, elle hésitait à lui donner réellement lesdroits dont il paraissait jouir. Depuis un mois elle irritait sibien les sens d’Eugène, qu’elle avait fini par attaquer le cœur.Si, dans les premiers moments de sa liaison, l’étudiant s’était crule maître, madame de Nucingen était devenue la plus forte, à l’aidede ce manège qui mettait en mouvement chez Eugène tous lessentiments, bons ou mauvais, des deux ou trois hommes qui sont dansun jeune homme de Paris. Etait-ce en elle un calcul&|160;?Non&|160;; les femmes sont toujours vraies, même au milieu de leursplus grandes faussetés, parce qu’elles cèdent à quelque sentimentnaturel. Peut-être Delphine, après avoir laissé prendre tout à couptant d’empire sur elle par ce jeune homme et lui avoir montré tropd’affection, obéissait-elle à un sentiment de dignité, qui lafaisait ou revenir sur ses concessions, ou se plaire à lessuspendre. Il est si naturel à une Parisienne, au moment même où lapassion l’entraîne, d’hésiter dans sa chute, d’éprouver le cœur decelui auquel elle va livrer son avenir&|160;! Toutes les espérancesde madame de Nucingen avaient été trahies une première fois, et safidélité pour un jeune égoïste venait d’être méconnue. Elle pouvaitêtre défiante à bon droit. Peut-être avait-elle aperçu dans lesmanières d’Eugène, que son rapide succès avait rendu fat, une sortede mésestime causée par les bizarreries de leur situation. Elledésirait sans doute paraître imposante à un homme de cet âge, et setrouver grande devant lui après avoir été si longtemps petitedevant celui par qui elle était abandonnée. Elle ne voulait pasqu’Eugène la crût une facile conquête, précisément parce qu’ilsavait qu’elle avait appartenu à de Marsay. Enfin, après avoir subile dégradant plaisir d’un véritable monstre, un libertin jeune,elle éprouvait tant de douceur à se promener dans les régionsfleuries de l’amour, que c’était sans doute un charme pour elled’en admirer tous les aspects, d’en écouter longtemps lesfrémissements, et de se laisser longtemps caresser par de chastesbrises. Le véritable amour payait pour le mauvais. Ce contresenssera malheureusement fréquent tant que les hommes ne sauront pascombien de fleurs fauchent dans l’âme d’une jeune femme lespremiers coups de la tromperie. Quelles que fussent ses raisons,Delphine se jouait de Rastignac, et se plaisait à se jouer de lui,sans doute parce qu’elle se savait aimée et sûre de faire cesserles chagrins de son amant, suivant son royal bon plaisir de femme.Par respect de lui-même, Eugène ne voulait pas que son premiercombat se terminât par une défaite, et persistait dans sapoursuite, comme un chasseur qui veut absolument tuer une perdrix àsa première fête de Saint-Hubert. Ses anxiétés, son amour-propreoffensé, ses désespoirs, faux ou véritables, l’attachaient de plusen plus à cette femme. Tout Paris lui donnait madame de Nucingen,auprès de laquelle il n’était pas plus avancé que le premier jouroù il l’avait vue. Ignorant encore que la coquetterie d’une femmeoffre quelquefois plus de bénéfices que son amour ne donne deplaisir, il tombait dans de sottes rages. Si la saison pendantlaquelle une femme se dispute à l’amour offrait à Rastignac lebutin de ses primeurs, elles lui devenaient aussi coûteusesqu’elles étaient vertes, aigrelettes et délicieuses à savourer.Parfois, en se voyant sans un sou, sans avenir, il pensait, malgréla voix de sa conscience, aux chances de fortune dont Vautrin luiavait démontré la possibilité dans un mariage avec mademoiselleTaillefer. Or il se trouvait alors dans un moment où sa misèreparlait si haut, qu’il céda presque involontairement aux artificesdu terrible sphinx par les regards duquel il était souvent fasciné.Au moment où Poiret et mademoiselle Michonneau remontèrent chezeux, Rastignac, se croyant seul entre madame Vauquer et madameCouture, qui se tricotait des manches de laine en sommeillantauprès du poêle, regarda mademoiselle Taillefer d’une manière asseztendre pour lui faire baisser les yeux.

– Auriez-vous des chagrins, monsieur Eugène&|160;? lui ditVictorine après un moment de silence.

– Quel homme n’a pas ses chagrins&|160;! répondit Rastignac. Sinous étions sûrs, nous autres jeunes gens, d’être bien aimés, avecun dévouement qui nous récompensât des sacrifices que nous sommestoujours disposés à faire, nous n’aurions peut-être jamais dechagrins.

Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour toute réponse, un regardqui n’était pas équivoque.

– Vous, mademoiselle, vous vous croyez sûre de votre cœuraujourd’hui&|160;; mais répondriez-vous de ne jamaischanger&|160;?

Un sourire vint errer sur les lèvres de la pauvre fille comme unrayon jailli de son âme, et fit si bien reluire sa figure qu’Eugènefut effrayé d’avoir provoqué une aussi vive explosion desentiment.

– Quoi&|160;! si demain vous étiez riche et heureuse, si uneimmense fortune vous tombait des nues, vous aimeriez encore lejeune homme pauvre qui vous aurait plu durant vos jours dedétresse&|160;?

Elle fit un joli signe de tête.

– Un jeune homme bien malheureux&|160;?

Nouveau signe.

– Quelles bêtises dites-vous donc là&|160;? s’écria madameVauquer.

– Laissez-nous, répondit Eugène, nous nous entendons.

– Il y aurait donc alors promesse de mariage entre monsieur lechevalier Eugène de Rastignac et mademoiselle VictorineTaillefer&|160;? dit Vautrin de sa grosse voix en se montrant toutà coup à la porte de la salle à manger.

– Ah&|160;! vous m’avez fait peur, dirent à la fois madameCouture et madame Vauquer.

– Je pourrais plus mal choisir, répondit en riant Eugène à quila voix de Vautrin causa la plus cruelle émotion qu’il eût jamaisressentie.

– Pas de mauvaises plaisanteries, messieurs, dit madame Couture.Ma fille, remontons chez nous.

Madame Vauquer suivit ses deux pensionnaires, afin d’économisersa chandelle et son feu en passant la soirée chez elles. Eugène setrouva seul et face à face avec Vautrin.

– Je savais bien que vous y arriveriez, lui dit cet homme engardant un imperturbable sang-froid. Mais, écoutez&|160;! j’ai dela délicatesse tout comme un autre, moi. Ne vous décidez pas dansce moment, vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire. Vous avezdes dettes. Je ne veux pas que ce soit la passion, le désespoir,mais la raison qui vous détermine à venir à moi. Peut-être vousfaut-il quelque millier d’écus. Tenez, le voulez-vous&|160;?

Ce démon prit dans sa poche un portefeuille, et en tira troisbillets de banque qu’il fit papilloter aux yeux de l’étudiant.Eugène était dans la plus cruelle des situations. Il devait aumarquis d’Ajuda et au comte de Trailles cent louis perdus surparole. Il ne les avait pas, et n’osait aller passer la soirée chezmadame de Restaud, où il était attendu. C’était une de ces soiréessans cérémonies où l’on mange des petits gâteaux, où l’on boit duthé, mais où l’on peut perdre six mille francs au whist.

– Monsieur, lui dit Eugène en cachant avec peine un tremblementconvulsif, après ce que vous m’avez confié, vous devez comprendrequ’il m’est impossible de vous avoir des obligations.

– Eh bien&|160;! vous m’auriez fait de la peine de parlerautrement, reprit le tentateur. Vous êtes un beau jeune homme,délicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille. Vousseriez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualité desjeunes gens. Encore deux ou trois réflexions de haute politique, etvous verrez le monde comme il est. En y jouant quelques petitesscènes de vertu, l’homme supérieur y satisfait toutes sesfantaisies aux grands applaudissements des niais du parterre. Avantpeu de jours vous serez à nous. Ah&|160;! si vous vouliez devenirmon élève, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas undésir qu’il ne fût à l’instant comblé, quoi que vous puissiezsouhaiter : honneur, fortune, femmes. On vous réduirait toute lacivilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant gâté, notreBenjamin, nous nous exterminerions tous pour vous avec plaisir.Tout ce qui vous ferait obstacle serait aplati. Si vous conservezdes scrupules, vous me prenez donc pour un scélérat&|160;? Eh bien,un homme qui avait autant de probité que vous croyez en avoirencore, Monsieur de Turenne, faisait, sans se croire compromis, depetites affaires avec des brigands. Vous ne voulez pas être monobligé, hein&|160;? Qu’à cela ne tienne, reprit Vautrin en laissantéchapper un sourire. Prenez ces chiffons, et mettez-moi là-dessus,dit-il en tirant un timbre, là, en travers : Accepté pour la sommede trois mille cinq cents francs payable en un an . Et datez&|160;!L’intérêt est assez fort pour vous ôter tout scrupule&|160;; vouspouvez m’appeler juif, et vous regarder comme quitte de toutereconnaissance. Je vous permets de me mépriser encore aujourd’hui,sûr que plus tard vous m’aimerez. Vous trouverez en moi de cesimmenses abîmes, de ces vastes sentiments concentrés que les niaisappellent des vices&|160;; mais vous ne me trouverez jamais nilâche ni ingrat. Enfin, je ne suis ni un pion ni un fou, mais unetour, mon petit.

– Quel homme êtes-vous donc&|160;? s’écria Eugène, vous avez étécréé pour me tourmenter.

– Mais non, je suis un bon homme qui veut se crotter pour quevous soyez à l’abri de la boue pour le reste de vos jours. Vousvous demandez pourquoi ce dévouement&|160;?

Eh bien&|160;! je vous le dirai tout doucement quelque jour,dans le tuyau de l’oreille. Je vous ai d’abord surpris en vousmontrant le carillon de l’ordre social et le jeu de lamachine&|160;; mais votre premier effroi se passera comme celui duconscrit sur le champ de bataille, et vous vous accoutumerez àl’idée de considérer les hommes comme des soldats décidés à périrpour le service de ceux qui se sacrent rois eux-mêmes. Les tempssont bien changés. Autrefois on disait à un brave :  » Voilà centécus, tue-moi monsieur un tel « , et l’on soupait tranquillementaprès avoir mis un homme à l’ombre pour un oui, pour un non.Aujourd’hui je vous propose de vous donner une belle fortune contreun signe de tête qui ne nous compromet en rien, et vous hésitez. Lesiècle est mou.

Eugène signa la traite, et l’échangea contre les billets debanque.

– Eh bien&|160;! voyons, parlons raison, reprit Vautrin. Je veuxpartir d’ici à quelques mois pour l’Amérique, aller planter montabac. Je vous enverrai les cigares de l’amitié. Si je deviensriche, je vous aiderai. Si je n’ai pas d’enfants (cas probable, jene suis pas curieux de me replanter ici par bouture), ehbien&|160;! je vous léguerai ma fortune. Est-ce être l’ami d’unhomme&|160;? Mais je vous aime, moi. J’ai la passion de me dévouerpour un autre. je l’ai déjà fait. Voyez-vous, mon petit, je visdans une sphère plus élevée que celles des autres hommes. Jeconsidère les actions comme des moyens, et ne vois que le but.Qu’est-ce qu’un homme pour moi&|160;? Ça&|160;! fit-il en faisantclaquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un homme esttout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : onpeut l’écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais unhomme est un dieu quand il vous ressemble : ce n’est plus unemachine couverte en peau, mais un théâtre où s’émeuvent les plusbeaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments. Unsentiment, n’est-ce pas le monde dans une pensée&|160;? Voyez lepère Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers, ellessont le fil avec lequel il se dirige dans la création. Ehbien&|160;! pour moi qui ai bien creusé la vie, il n’existe qu’unseul sentiment réel, une amitié d’homme à homme. Pierre et Jaffier,voilà ma passion. Je sais Venise sauvée par cœur. Avez-vous vubeaucoup de gens assez poilus pour, quand un camarade dit : « Allons enterrer un corps&|160;! « , y aller sans souffler mot nil’embêter de morale&|160;? J’ai fait ça, moi. Je ne parlerais pasainsi à tout le monde. Mais vous, vous êtes un homme supérieur, onpeut tout vous dire, vous savez tout comprendre. Vous nepatouillerez pas longtemps dans les marécages où vivent lescrapoussins qui nous entourent ici. Eh bien&|160;! voilà qui estdit. Vous épouserez. Poussons chacun nos pointes&|160;! La mienneest en fer et ne mollit jamais, hé, hé&|160;!

Vautrin sortit sans vouloir entendre la réponse négative del’étudiant, afin de le mettre à son aise. Il semblait connaître lesecret de ces petites résistances, de ces combats dont les hommesse parent devant eux-mêmes, et qui leur servent à se justifierleurs actions blâmables.

 » Qu’il fasse comme il voudra, je n’épouserai certes pasmademoiselle Taillefer&|160;!  » se dit Eugène.

Après avoir subi le malaise d’une fièvre intérieure que luicausa l’idée d’un pacte fait avec cet homme dont il avait horreur,mais qui grandissait à ses yeux par le cynisme même de ses idées etpar l’audace avec laquelle il étreignait la société, Rastignacs’habilla, demanda une voiture, et vint chez madame de Restaud.Depuis quelques jours, cette femme avait redoublé de soins pour unjeune homme dont chaque pas était un progrès au cœur du grandmonde, et dont l’influence paraissait devoir être un jourredoutable. Il paya messieurs de Trailles et d’Ajuda, joua au whistune partie de la nuit, et regagna ce qu’il avait perdu.Superstitieux comme la plupart des hommes dont le chemin est àfaire et qui sont plus ou moins fatalistes, il voulut voir dans sonbonheur une récompense du ciel pour sa persévérance à rester dansle bon chemin. Le lendemain matin, il s’empressa de demander àVautrin s’il avait encore sa lettre de change. Sur une réponseaffirmative, il lui rendit les trois mille francs en manifestant unplaisir assez naturel.

– Tout va bien, lui dit Vautrin.

– Mais je ne suis pas votre complice, dit Eugène.

– Je sais, je sais, répondit Vautrin en l’interrompant.

Vous faites encore des enfantillages. Vous vous arrêtez auxbagatelles de la porte.

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