Le Père Goriot

Chapitre 3Trompe-la-mort

Deux jours après, Poiret et mademoiselle Michonneau setrouvaient assis sur un banc, au soleil, dans une allée solitairedu Jardin des Plantes, et causaient avec le monsieur qui paraissaità bon droit suspect à l’étudiant en médecine.

– Mademoiselle, disait monsieur Gondureau, je ne vois pas d’oùnaissent vos scrupules. Son Excellence Monseigneur le Ministre dela Police Générale du Royaume…

– Ah&|160;! Son Excellence Monseigneur le Ministre de la PoliceGénérale du Royaume… répéta Poiret.

– Oui, Son Excellence s’occupe de cette affaire, ditGondureau.

A qui ne paraîtra-t-il pas invraisemblable que Poiret, ancienemployé, sans doute homme de vertus bourgeoises, quoique dénuéd’idées, continuât d’écouter le prétendu rentier de la rue deBuffon, au moment où il prononçait le mot de police en laissantainsi voir la physionomie d’un agent de la rue de Jérusalem àtravers son masque d’honnête homme&|160;? Cependant rien n’étaitplus naturel. Chacun comprendra mieux l’espèce particulière àlaquelle appartenait Poiret, dans la grande famille des niais,après une remarque déjà faite par certains observateurs, mais quijusqu’à présent n’a pas été publiée. Il est une nation plumigère,serrée au budget entre le premier degré de latitude qui comporteles traitements de douze cents francs, espèce de Groenlandadministratif, et le troisième degré, où commencent les traitementsun peu plus chauds de trois à six mille, région tempérée, oùs’acclimate la gratification, où elle fleurit malgré lesdifficultés de la culture. Un des traits caractéristiques quitrahit le mieux l’infirme étroitesse de cette gent subalterne, estune sorte de respect involontaire, machinal, instinctif, pour cegrand lama de tout ministère, connu de l’employé par une signatureillisible et sous le nom de SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR LE MINISTRE,cinq mots qui équivalent à l’ Il Bondo Cani du Calife de Bagdad ,et qui, aux yeux de ce peuple aplati, représente un pouvoir sacré,sans appel. Comme le pape pour les chrétiens, Monseigneur estadministrativement infaillible aux yeux de l’employé&|160;; l’éclatqu’il jette se communique à ses actes, à ses paroles, à cellesdites en son nom&|160;; il couvre tout de sa broderie, et légaliseles actions qu’il ordonne&|160;; son nom d’Excellence, qui attestela pureté de ses intentions et la sainteté de ses vouloirs, sert depasseport aux idées les moins admissibles. Ce que ces pauvres gensne feraient pas dans leur intérêt, ils s’empressent de l’accomplirdès que le mot Son Excellence est prononcé. Les bureaux ont leurobéissance passive, comme l’armée a la sienne : système qui étouffela conscience, annihile un homme et finit, avec le temps, parl’adapter comme une vis ou un écrou à la machine gouvernementale.Aussi monsieur Gondureau, qui paraissait se connaître en hommes,distingua-t-il promptement en Poiret un de ces niaisbureaucratiques, et fit-il sortir le Deus ex machina , le mottalismanique de Son Excellence, au moment où il fallait, endémasquant ses batteries, éblouir le Poiret, qui lui semblait lemâle de la Michonneau, comme la Michonneau lui semblait la femelledu Poiret.

– Du moment où Son Excellence elle-même, Son ExcellenceMonseigneur le&|160;! Ah&|160;! c’est très différent, ditPoiret.

– Vous entendez monsieur, dans le jugement duquel vous paraissezavoir confiance, reprit le faux rentier en s’adressant àmademoiselle Michonneau. Eh bien&|160;! Son Excellence a maintenantla certitude la plus complète que le prétendu Vautrin, logé dans laMaison-Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon, où il estconnu sous le nom de Trompe-la-Mort .

– Ah&|160;! Trompe-la-Mort&|160;! dit Poiret, il est bienheureux, s’il a mérité ce nom-là.

– Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est dû au bonheur qu’ila eu de ne jamais perdre la vie dans les entreprises extrêmementaudacieuses qu’il a exécutées. Cet homme est dangereux,voyez-vous&|160;! Il a des qualités qui le rendent extraordinaire.Sa condamnation est même une chose qui lui a fait dans sa partie unhonneur infini…

– C’est donc un homme d’honneur, demanda Poiret.

– A sa manière. Il a consenti à prendre sur son compte le crimed’un autre, un faux commis par un très beau jeune homme qu’ilaimait beaucoup, un jeune Italien assez joueur, entré depuis auservice militaire, où il s’est d’ailleurs parfaitementcomporté.

– Mais si Son Excellence le Ministre de la Police est sûr quemonsieur Vautrin soit Trompe-la-Mort, pourquoi donc aurait-ilbesoin de moi&|160;? dit mademoiselle Michonneau.

– Ah&|160;! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre, comme vousnous avez fait l’honneur de nous le dire, a une certitudequelconque…

– Certitude n’est pas le mot&|160;; seulement on se doute. Vousallez comprendre la question. Jacques Collin, surnomméTrompe-la-Mort, a toute la confiance des trois bagnes, qui l’ontchoisi pour être leur agent et leur banquier. Il gagne beaucoup às’occuper de ce genre d’affaires, qui nécessairement veut un hommede marque .

– Ah&|160;! ah&|160;! comprenez-vous le calembour,mademoiselle&|160;? dit Poiret. Monsieur l’appelle un homme demarque, parce qu’il a été marqué.

– Le faux Vautrin, dit l’agent en continuant, reçoit lescapitaux de messieurs les forçats, les place, les leur conserve, etles tient à la disposition de ceux qui s’évadent, ou de leursfamilles, quand ils en disposent par testament, ou de leursmaîtresses, quand ils tirent sur lui pour elles.

– De leurs maîtresses&|160;! Vous voulez dire de leurs femmes,fit observer Poiret.

– Non, monsieur. Le forçat n’a généralement que des épousesillégitimes, que nous nommons des concubines.

– Ils vivent donc tous en état de concubinage&|160;?

– Conséquemment.

– Eh bien&|160;! dit Poiret, voilà des horreurs que Monseigneurne devrait pas tolérer. Puisque vous avez l’honneur de voir SonExcellence, c’est à vous, qui me paraissez avoir des idéesphilanthropiques, à l’éclairer sur la conduite immorale de cesgens, qui donnent un très mauvais exemple au reste de lasociété.

– Mais, monsieur, le gouvernement ne les met pas là pour offrirle modèle de toutes les vertus.

– C’est juste. Cependant, monsieur, permettez.

– Mais, laissez donc dire monsieur, mon cher mignon, ditmademoiselle Michonneau.

– Vous comprenez, mademoiselle, reprit Gondureau. Legouvernement peut avoir un grand intérêt à mettre la main sur unecaisse illicite, que l’on dit monter à un total assez majeur.Trompe-la-Mort encaisse des valeurs considérables en recelant nonseulement les sommes possédées par quelques-uns de ses camarades,mais encore celles qui proviennent de la Société des Dix Mille…

– Dix mille voleurs&|160;! s’écria Poiret effrayé.

– Non, la Société des Dix Mille est une association de hautsvoleurs, de gens qui travaillent en grand, et ne se mêlent pasd’une affaire où il n’y a pas dix mille francs à gagner. Cettesociété se compose de tout ce qu’il y a de plus distingué parmiceux de nos hommes qui vont droit en cour d’assises. Ilsconnaissent le Code, et ne risquent jamais de se faire appliquer lapeine de mort quand ils sont pincés. Collin est leur homme deconfiance, leur conseil. A l’aide de ses immenses ressources, cethomme a su se créer une police à lui, des relations fort étenduesqu’il enveloppe d’un mystère impénétrable. Quoique depuis un annous l’ayons entouré d’espions, nous n’avons pas encore pu voirdans son jeu. Sa caisse et ses talents servent donc constamment àsolder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent surpied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état deguerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort et s’emparer de sabanque, ce sera couper le mal dans sa racine. Aussi cetteexpédition est-elle devenue une affaire d’Etat et de hautepolitique, susceptible d’honorer ceux qui coopéreront à saréussite. Vous-même, monsieur, pourriez être de nouveau employédans l’administration, devenir secrétaire d’un commissaire depolice, fonctions qui ne vous empêcheraient point de toucher votrepension de retraite.

– Mais pourquoi, dit mademoiselle Michonneau, Trompe-la-Mort nes’en va-t-il pas avec la caisse&|160;?

– Oh&|160;! fit l’agent, partout où il irait, il serait suivid’un homme chargé de le tuer, s’il volait le bagne. Puis une caissene s’enlève pas aussi facilement qu’on enlève une demoiselle debonne maison. D’ailleurs, Collin est un gaillard incapable de faireun trait semblable, il se croirait déshonoré.

– Monsieur, dit Poiret, vous avez raison, il serait tout à faitdéshonoré.

– Tout cela ne nous dit pas pourquoi vous ne venez pas toutbonnement vous emparer de lui, demanda mademoiselle Michonneau.

– Eh bien&|160;! mademoiselle, je réponds… Mais, lui dit-il àl’oreille, empêchez votre monsieur de m’interrompre, ou nous n’enaurons jamais fini. Il doit avoir beaucoup de fortune pour se faireécouter, ce vieux-là. Trompe-la Mort, en venant ici, a chaussé lapeau d’un honnête homme, il s’est fait bon bourgeois de Paris, ils’est logé dans une pension sans apparence, il est fin,allez&|160;! on ne le prendra jamais sans vert. Donc monsieurVautrin est un homme considéré, qui fait des affairesconsidérables.

– Naturellement, se dit Poiret à lui-même.

– Le Ministre, si l’on se trompait en arrêtant un vrai Vautrin,ne veut pas se mettre à dos le commerce de Paris, ni l’opinionpublique. Monsieur le Préfet de police branle dans le manche, il ades ennemis. S’il y avait erreur, ceux qui veulent sa placeprofiteraient des clabaudages et des criailleries libérales pour lefaire sauter. Il s’agit ici de procéder comme dans l’affaire deCogniard, le faux comte de Sainte-Hélène si ç’avait été un vraicomte de Sainte-Hélène, nous n’étions pas propres. Aussi faut-ilvérifier.

Oui, mais vous avez besoin d’une jolie femme, dit vivementmademoiselle Michonneau.

– Trompe-la-Mort ne se laisserait pas aborder par une femme, ditl’agent. Apprenez un secret : il n’aime pas les femmes.

– Mais je ne vois pas alors à quoi je suis bonne pour unesemblable vérification, une supposition que je consentirais à lafaire pour deux mille francs.

– Rien de plus facile, dit l’inconnu. Je vous remettrai unflacon contenant une dose de liqueur préparée pour donner un coupde sang qui n’a pas le moindre danger et simule une apoplexie.Cette drogue peut se mêler également au vin et au café.Sur-le-champ vous transportez votre homme sur un lit, et vous ledéshabillez afin de savoir s’il ne meurt pas. Au moment où vousserez seule, vous lui donnerez une claque sur l’épaule, paf&|160;!et vous verrez reparaître les lettres.

– Mais c’est rien du tout, ça, dit Poiret.

– Eh bien&|160;! consentez-vous&|160;? dit Gondureau à lavieille fille.

– Mais, mon cher monsieur, dit mademoiselle Michonneau, au casoù il n’y aurait point de lettres, aurais-je les deux millefrancs&|160;?

– Non.

– Quelle sera donc l’indemnité&|160;?

– Cinq cents francs.

– Faire une chose pareille pour si peu. Le mal est le même dansla conscience, et j’ai ma conscience à calmer, monsieur.

– Je vous affirme, dit Poiret, que mademoiselle a beaucoup deconscience, outre que c’est une très aimable personne et bienentendue.

– Eh bien&|160;! reprit mademoiselle Michonneau, donnez-moitrois mille francs si c’est Trompe-la-Mort, et rien si c’est unbourgeois.

– Ça va, dit Gondureau, mais à condition que l’affaire serafaite demain.

– Pas encore, mon cher monsieur, j’ai besoin de consulter monconfesseur.

– Finaude&|160;! dit l’agent en se levant. A demain alors. Et sivous étiez pressée de me parler, venez petite rue Sainte-Anne, aubout de la cour de la Sainte-Chapelle. Il n’y a qu’une porte sousla voûte. Demandez monsieur Gondureau.

Bianchon, qui revenait du cours de Cuvier, eut l’oreille frappéedu mot assez original de Trompe-la-Mort, et entendit le ça va ducélèbre chef de la police de sûreté.

– Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce serait trois cents francsde rente viagère, dit Poiret à mademoiselle Michonneau.

– Pourquoi&|160;? dit-elle. Mais il faut y réfléchir. Simonsieur Vautrin était ce Trompe-la-Mort, peut-être y aurait-ilplus d’avantage à s’arranger avec lui. Cependant, lui demander del’argent, ce serait le prévenir, et il serait homme à décampergratis . Ce serait un puff abominable.

– Quand il serait prévenu, reprit Poiret, ce monsieur ne nousa-t-il pas dit qu’il était surveillé&|160;? Mais vous, vousperdriez tout.

– D’ailleurs, pensa mademoiselle Michonneau, je ne l’aime point,cet homme&|160;! Il ne sait me dire que des chosesdésagréables.

– Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux. Ainsi que l’a dit cemonsieur, qui me parait fort bien, outre qu’il est très proprementcouvert, c’est un acte d’obéissance aux lois que de débarrasser lasociété d’un criminel, quelque vertueux qu’il puisse être. Qui a buboira. S’il lui prenait fantaisie de nous assassiner tous&|160;?Mais, que diable&|160;! nous serions coupables de ces assassinats,sans compter que nous en serions les premières victimes.

La préoccupation de mademoiselle Michonneau ne lui permettaitpas d’écouter les phrases tombant une à une de la bouche de Poiret,comme les gouttes d’eau qui suintent à travers le robinet d’unefontaine mal fermée. Quand une fois ce vieillard avait commencé lasérie de ses phrases, et que mademoiselle Michonneau ne l’arrêtaitpas, il parlait toujours, à l’instar d’une mécanique montée. Aprèsavoir entamé un premier sujet, il était conduit par ses parenthèsesà en traiter de tout opposés, sans avoir rien conclu. En arrivant àla Maison-Vauquer, il s’était faufilé dans une suite de passages etde citations transitoires qui l’avaient amené à raconter sadéposition dans l’affaire du sieur Ragoulleau et de la dame Morin,où il avait comparu en qualité de témoin à décharge. En entrant, sacampagne ne manqua pas d’apercevoir Eugène de Rastignac engagé avecmademoiselle Taillefer dans une intime causerie dont l’intérêtétait si palpitant que le couple ne fit aucune attention au passagedes deux vieux pensionnaires quand ils traversèrent la salle àmanger.

– Ça devait finir par là, dit mademoiselle Michonneau à Poiret.Ils se faisaient des yeux à s’arracher l’âme depuis huit jours.

– Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condamnée.

– Qui&|160;?

– Madame Morin.

– Je vous parle de mademoiselle Victorine, dit la Michonneau enentrant, sans y faire attention, dans la chambre de Poiret, et vousme répondez par madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cettefemme-là&|160;?

– De quoi serait donc coupable mademoiselle Victorine&|160;?demanda Poiret.

– Elle est coupable d’aimer M. Eugène de Rastignac, et va del’avant sans savoir où ça la mènera, pauvre innocente&|160;!

Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir parmadame de Nucingen. Dans son for intérieur, il s’était abandonnécomplètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs del’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenird’une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer del’abîme où il avait déjà mis le pied depuis une heure, enéchangeant avec mademoiselle Taillefer les plus douces promesses.Victorine croyait entendre la voix d’un ange, les cieux s’ouvraientpour elle, la Maison-Vauquer se parait des teintes fantastiques queles décorateurs donnent aux palais de théâtre : elle aimait, elleétait aimée, elle le croyait du moins&|160;! Et quelle femme nel’aurait cru comme elle en voyant Rastignac, en l’écoutant durantcette heure dérobée à tous les argus de la maison&|160;? En sedébattant contre sa conscience, en sachant qu’il faisait mal etvoulant faire mal, en se disant qu’il rachèterait ce péché vénielpar le bonheur d’une femme, il s’était embelli de son désespoir, etresplendissait de tous les feux de l’enfer qu’il avait au cœur.Heureusement pour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entrajoyeusement, et lut dans l’âme des deux jeunes gens qu’il avaitmariés par les combinaisons de son infernal génie, mais dont iltroubla soudain la joie en chantant de sa grosse voix railleuse:

Ma Fanchette est charmante

Dans sa simplicité…

Victorine se sauva en emportant autant de bonheur qu’elle avaiteu jusqu’alors de malheur dans sa vie. Pauvre fille&|160;! unserrement de mains, sa joue effleurée par les cheveux de Rastignac,une parole dite si près de son oreille qu’elle avait senti lachaleur des lèvres de l’étudiant, la pression de sa taille par unbras tremblant, un baiser pris sur son cou, furent les accordaillesde sa passion, que le voisinage de la grosse Sylvie, menaçantd’entrer dans cette radieuse salle à manger, rendit plus ardentes,plus vives, plus engageantes que les plus beaux témoignages dedévouement racontés dans les plus célèbres histoires d’amour. Cesmenus suffrages, suivant une jolie expression de nos ancêtres,paraissaient être des crimes à une pieuse jeune fille confesséetous les quinze jours&|160;! En cette heure, elle avait prodiguéplus de trésors d’âme que plus tard, riche et heureuse, elle n’enaurait donné en se livrant tout entière.

– L’affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nos deux dandies sesont piochés. Tout s’est passé convenablement. Affaire d’opinion.Notre pigeon a insulté mon faucon. A demain, dans la redoute deClignancourt. A huit heures et demie, mademoiselle Tailleferhéritera de l’amour et de la fortune de son père, pendant qu’ellesera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurrédans son café. N’est-ce pas drôle à se dire&|160;? Ce petitTaillefer est très fort à l’épée, il est confiant comme un brelancarré&|160;; mais il sera saigné par un coup que j’ai inventé, unemanière de relever l’épée et de vous piquer le front. Je vousmontrerai cette botte-là, car elle est furieusement utile.

Rastignac écoutait d’un air stupide, et ne pouvait rienrépondre. En ce moment le père Goriot, Bianchon et quelques autrespensionnaires arrivèrent.

– Voilà comme je vous voulais, lui dit Vautrin. Vous savez ceque vous faites. Bien, mon petit aiglon&|160;! vous gouvernerez leshommes&|160;; vous êtes fort, carré, poilu&|160;; vous avez monestime.

Il voulut lui prendre la main. Rastignac retira vivement lasienne, et tomba sur une chaise en pâlissant&|160;; il croyait voirune mare de sang devant lui.

– Ah&|160;! nous avons encore quelques petits langes tachés devertu, dit Vautrin à voix basse. Papa d’Oliban a trois millions, jesais sa fortune. La dot vous rendra blanc comme une robe de mariée,et à vos propres yeux.

Rastignac n’hésita plus. Il résolut d’aller prévenir pendant lasoirée messieurs Taillefer père et fils. En ce moment, Vautrinl’ayant quitté, le père Goriot lui dit à l’oreille :- Vous êtestriste, mon enfant&|160;! je vais vous égayer, moi. Venez&|160;! Etle vieux vermicellier allumait son rat-de-cave à une des lampes.Eugène le suivit tout ému de curiosité.

– Entrons chez vous, dit le bonhomme, qui avait demandé la clefde l’étudiant à Sylvie. Vous avez cru ce matin qu’elle ne vousaimait pas, hein&|160;! reprit-il. Elle vous a renvoyé de force, etvous vous en êtes allé fâché, désespéré. Nigaudinos&|160;! Ellem’attendait. Comprenez-vous&|160;? Nous devions aller acheverd’arranger un bijou d’appartement dans lequel vous irez demeurerd’ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veut vous faire unesurprise&|160;; mais je ne tiens pas à vous cacher plus longtempsle secret. Vous serez rue d’Artois, à deux pas de la rueSaint-Lazare. Vous y serez comme un prince. Nous vous avons eu desmeubles comme pour une épousée. Nous avons fait bien des chosesdepuis un mois, en ne vous en disant rien. Mon avoué s’est mis encampagne, ma fille aura ses trente-six mille francs par an,l’intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le placement de seshuit cent mille francs en bons biens au soleil.

Eugène était muet et se promenait, les bras croisés, de long enlong, dans sa pauvre chambre en désordre. Le père Goriot saisit unmoment où l’étudiant lui tournait le dos, et mis sur la cheminéeune boîte en maroquin rouge, sur laquelle étaient imprimées en orles armes de Rastignac.

– Mon cher enfant, disait le pauvre bonhomme, je me suis misdans tout cela jusqu’au cou. Mais, voyez-vous, il y avait à moibien de l’égoïsme, je suis intéressé dans votre changement dequartier. Vous ne me refuserez pas, hein&|160;! si je vous demandequelque chose&|160;?

– Que voulez-vous&|160;?

– Au-dessus de votre appartement, au cinquième, il y a unechambre qui en dépend, j’y demeurerai, pas vrai&|160;? je me faisvieux, je suis trop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas.Seulement je serai là. Vous me parlerez d’elle tous les soirs. Çane vous contrariera pas, dites&|160;? Quand vous rentrerez, que jeserai dans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : Il vient devoir ma petite Delphine. Il l’a menée au bal, elle est heureuse parlui. Si j’étais malade, ça me mettrait du baume dans le cœur devous écouter revenir, vous remuer, aller. Il y aura tant de mafille en vous&|160;! je n’aurai qu’un pas à faire pour être auxChamps-Elysées, où elles passent tous les jours, je les verraitoujours, tandis que quelquefois j’arrive trop tard. Et puis elleviendra chez vous peut-être&|160;! je l’entendrai, je la verraidans sa douillette du matin, trottant, allant gentiment comme unepetite chatte. Elle est redevenue, depuis un mois, ce qu’elleétait, jeune fille, gaie, pimpante. Son âme est en convalescence,elle vous doit le bonheur. Oh&|160;! je ferais pour vousl’impossible. Elle me disait tout à l’heure en revenant :  » Papa,je suis bien heureuse&|160;!  » Quand elles me disentcérémonieusement, Mon père , elles me glacent mais quand ellesm’appellent papa, il me semble encore les voir petites, elles merendent tous mes souvenirs. Je suis mieux leur père. Je croisqu’elles ne sont encore à personne&|160;! Le bonhomme s’essuya lesyeux, il pleurait.- Il y a longtemps que je n’avais entendu cettephrase, longtemps qu’elle ne m’avait donné le bras. Oh&|160;! oui,voilà bien dix ans que je n’ai marché côte à côte avec une de mesfilles. Est-ce bon de se frotter à sa robe, de se mettre à son pas,de partager sa chaleur&|160;! Enfin, j’ai mené Delphine, ce matin,partout. J’entrais avec elle dans les boutiques. Et je l’aireconduite chez elle. Oh&|160;! gardez-moi près de vous.Quelquefois vous aurez besoin de quelqu’un pour vous rendreservice, je serai là. Oh&|160;! si cette grosse souche d’Alsacienmourait, si sa goutte avait l’esprit de remonter dans l’estomac, mapauvre fille serait-elle heureuse&|160;! Vous seriez mon gendre,vous seriez ostensiblement son mari. Bah&|160;! elle est simalheureuse de ne rien connaître aux plaisirs de ce monde, que jel’absous de tout. Le bon Dieu doit être du côté des pères quiaiment bien. Elle vous aime trop&|160;! dit-il en hochant la têteaprès une pause. En allant, elle causait de vous avec moi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien&|160;! il a bon cœur&|160;!Parle-t-il de moi&|160;?  » Bah, elle m’en a dit, depuis la rued’Artois jusqu’au passage des Panoramas, des volumes&|160;! Ellem’a enfin versé son cœur dans le mien. Pendant toute cette bonnematinée je n’étais plus vieux, je ne pesais pas une once. Je lui aidit que vous m’aviez remis le billet de mille francs. Oh&|160;! lachérie, elle en a été émue aux larmes. Qu’avez-vous donc là survotre cheminée&|160;? dit enfin le père Goriot qui se mouraitd’impatience en voyant Rastignac immobile.

Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété. Ceduel, annoncé par Vautrin pour le lendemain, contrastait siviolemment avec la réalisation de ses plus chères espérances, qu’iléprouvait toutes les sensations du cauchemar. Il se tourna vers lacheminée, y aperçut la petite boîte carrée, l’ouvrit, et trouvadedans un papier qui couvrait une montre de Bréguet. Sur ce papierétaient écrits ces mots :  » Je veux que vous pensiez à moi à touteheure, parce que&|160;…

DELPHINE  »

Ce dernier mot faisait sans doute allusion à quelque scène quiavait eu lieu entre eux. Eugène en fut attendri. Ses armes étaientintérieurement émaillées dans l’or de la boîte. Ce bijou silongtemps envié, la chaîne, la clef, la façon, les dessinsrépondaient à tous ses vœux. Le père Goriot était radieux. Il avaitsans doute promis à sa fille de lui rapporter les moindres effetsde la surprise que causerait son présent à Eugène, car il était entiers dans ces jeunes émotions et ne paraissait pas le moinsheureux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille et pourlui-même.

– Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. La grosse souched’Alsacien soupe chez sa danseuse. Ah&|160;! ah&|160;! il a étébien sot quand mon avoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pasaimer ma fille à l’adoration&|160;? qu’il y touche et je le tue.L’idée de savoir ma Delphine à… (il soupira) me ferait commettre uncrime&|160;; mais ce ne serait pas un homicide, c’est une tête deveau sur un corps de porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-cepas&|160;?

– Oui, mon bon père Goriot, vous savez bien que je vousaime…

– Je le vois, vous n’avez pas honte de moi, vous&|160;!Laissez-moi vous embrasser. Et il serra l’étudiant dans ses bras.-Vous la rendrez bien heureuse, promettez-le-moi&|160;! Vous irez cesoir, n’est-ce pas&|160;? .

– Oh, oui&|160;! je dois sortir pour des affaires qu’il estimpossible de remettre.

– Puis-je vous être bon à quelque chose&|160;?

– Ma foi, oui&|160;! Pendant que j’irai chez madame de Nucingen,allez chez M. Taillefer le père, lui dire de me donner une heuredans la soirée pour lui parler d’une affaire de la dernièreimportance.

– Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le père Goriot enchangeant de visage&|160;; feriez-vous la cour à sa fille, comme ledisent ces imbéciles d’en bas&|160;? Tonnerre de Dieu&|160;! vousne savez pas ce que c’est qu’une tape à la Goriot. Et si vous noustrompiez, ce serait l’affaire d’un coup de poing.

– Oh&|160;! ce n’est pas possible.

– Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, ditl’étudiant, je ne le sais que depuis un moment.

– Ah, quel bonheur&|160;! fit le père Goriot.

– Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer se bat demain,et j’ai entendu dire qu’il serait tué.

– Qu’est-ce que cela vous fait&|160;? dit Goriot.

Mais il faut lui dire d’empêcher son fils de se rendre… .s’écria Eugène.

En ce moment, il fut interrompu par la voix de Vautrin, qui sefit entendre sur le pas de sa porte, où il chantait :

O Richard, ô mon roi&|160;!

L’univers t’abandonne…

Broum&|160;! broum&|160;! broum&|160;! broum&|160;!broum&|160;!

J’ai longtemps parcouru le monde,

Et l’on m’a vu…

Tra la, la, la, la…

– Messieurs, cria Christophe, la soupe vous attend, et tout lemonde est à table.

– Tiens, dit Vautrin, viens prendre une bouteille de mon vin deBordeaux.

– La trouvez-vous jolie, la montre&|160;? dit le père Goriot.Elle a bon goût, hein&|160;!

Vautrin, le père Goriot et Rastignac descendirent ensemble et setrouvèrent, par suite de leur retard, placés à côté les uns desautres à table. Eugène marqua la plus grande froideur à Vautrinpendant le dîner, quoique jamais cet homme, si aimable aux yeux demadame Vauquer, n’eût déployé autant d’esprit. Il fut pétillant desaillies, et sut mettre en train tous les convives. Cetteassurance, ce sang-froid consternaient Eugène.

– Sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui&|160;? luidit madame Vauquer. Vous êtes gai comme un pinson.

– Je suis toujours gai quand j’ai fait de bonnes affaires.

– Des affaires&|160;? dit Eugène.

– Eh bien, oui. J’ai livré une partie de marchandises qui mevaudra de bons droits de commission. Mademoiselle Michonneau,dit-il en s’apercevant que la vieille fille l’examinait, ai-je dansla figure un trait qui vous déplaise, que vous me faites l’oeilaméricain&|160;? Faut le dire&|160;! je le changerai pour vous êtreagréable. Poiret, nous ne nous fâcherons pas pour ça, hein&|160;!dit-il en guignant le vieil employé.

– Sac à papier&|160;! vous devriez poser pour unHercule-Farceur, dit le jeune peintre à Vautrin.

– Ma foi, ça va&|160;! si mademoiselle Michonneau veut poser enVénus du Père-Lachaise, répondit Vautrin.

– Et Poiret&|160;! dit Bianchon.

– Oh&|160;! Poiret posera en Poiret. Ce sera le dieu desjardins&|160;! s’écria Vautrin. Il dérive de poire…

– Molle&|160;! reprit Bianchon. Vous seriez alors entre la poireet le fromage.

– Tout ça, c’est des bêtises, dit madame Vauquer, et vous feriezmieux de nous donner de votre vin de Bordeaux dont j’aperçois unebouteille qui montre sonnez&|160;! Ça nous entretiendra en joie,outre que c’est bon à l’ estomaque .

– Messieurs, dit Vautrin, madame la présidente nous rappelle àl’ordre. Madame Couture et mademoiselle Victorine ne seformaliseront pas de vos discours badins&|160;; mais respectezl’innocence du père Goriot. Je vous propose une petitebouteillorama de vin de Bordeaux, que le nom de Laffitte renddoublement illustre, soit dit sans allusion politique. Allons,Chinois&|160;! dit-il en regardant Christophe qui ne bougea pas.Ici, Christophe&|160;! Comment tu n’entends pas ton nom&|160;?Chinois, amène les liquides&|160;!

– Voilà, monsieur, dit Christophe en lui présentant labouteille.

Après avoir rempli le verre d’Eugène et celui du père Goriot, ils’en versa lentement quelques gouttes qu’il dégusta, pendant queses deux voisins buvaient, et tout à coup il fit une grimace.

– Diable&|160;! diable&|160;! il sent le bouchon. Prends celapour toi, Christophe, et va nous en chercher&|160;; à droite, tusais&|160;? Nous sommes seize, descends huit bouteilles..

– Puisque vous vous fendez, dit le peintre, je paye un cent demarrons.

– Oh&|160;! oh&|160;!

– Booououh&|160;!

– Prrrr&|160;!

Chacun poussa des exclamations qui partirent comme les fuséesd’une girandole.

– Allons, maman Vauquer, deux de champagne, lui criaVautrin.

– Quien, c’est cela&|160;! Pourquoi pas demander lamaison&|160;? Deux de champagne&|160;! mais ça coûte douzefrancs&|160;! Je ne les gagne pas, non&|160;! Mais si monsieurEugène veut les payer, j’offre du cassis.

– V’là son cassis qui purge comme de la manne, dit l’étudiant enmédecine à voix basse.

– Veux-tu te taire, Bianchon, s’écria Rastignac, je ne peux pasentendre parler de manne sans que le cœur… Oui, va pour le vin deChampagne, je le paye, ajouta l’étudiant.

– Sylvie, dit madame Vauquer, donnez les biscuits et les petitsgâteaux.

– Vos petits gâteaux sont trop grands, dit Vautrin, ils ont dela barbe. Mais quant aux biscuits, aboulez.

En un moment le vin de Bordeaux circula, les convivess’animèrent, la gaieté redoubla. Ce fut des rires féroces, aumilieu desquels éclatèrent quelques imitations des diverses voixd’animaux. L’employé au Muséum s’étant avisé de reproduire un cride Paris qui avait de l’analogie avec le miaulement du chatamoureux, aussitôt huit voix beuglèrent simultanément les phrasessuivantes :- A repasser les couteaux&|160;!- Mo-ron pour les p’titsoiseaux&|160;!- Voilà le plaisir, mesdames, voilà leplaisir&|160;!- A raccommoder la faïence&|160;!- A la barque, à labarque&|160;!- Battez vos femmes, vos habits&|160;!- Vieux habits,vieux galons, vieux chapeaux à vendre&|160;!- A la cerise, à ladouce&|160;! La palme fut à Bianchon pour l’accent nasillard aveclequel il cria :- Marchand de parapluies&|160;! En quelquesinstants ce fut un tapage à casser la tête, une conversation pleinede coq-à-l’âne, un véritable opéra que Vautrin conduisait comme unchef d’orchestre, en surveillant Eugène et le père Goriot, quisemblaient ivres déjà. Le dos appuyé sur leur chaise, tous deuxcontemplaient ce désordre inaccoutumé d’un air grave, en buvantpeu&|160;; tous deux étaient préoccupés de ce qu’ils avaient àfaire pendant la soirée, et néanmoins ils se sentaient incapablesde se lever. Vautrin, qui suivait les changements de leurphysionomie en leur lançant des regards de côté, saisit le momentoù leurs yeux vacillèrent et parurent vouloir se fermer, pour sepencher à l’oreille de Rastignac et lui dire :  » Mon petit gars,nous ne sommes pas assez rusé pour lutter avec notre papa Vautrin,et il vous aime trop pour vous laisser faire des sottises. Quandj’ai résolu quelque chose, le bon Dieu seul est assez fort pour mebarrer le passage. Ah&|160;! nous voulions aller prévenir le pèreTaillefer, commettre des fautes d’écolier&|160;! Le four est chaud,la farine est pétrie, le pain est sur la pelle, demain nous enferons sauter les miettes par-dessus notre tête en y mordant&|160;;et nous empêcherions d’enfourner&|160;?… non, non, toutcuira&|160;! Si nous avons quelques petits remords, la digestionles emportera. Pendant que nous dormirons notre petit somme, lecolonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de MichelTaillefer avec la pointe de son épée. En héritant de son frère,Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai déjà prisdes renseignements, et sais que la succession de la mère monte àplus de trois cent mille…  »

Eugène entendit ces paroles sans pouvoir y répondre il sentaitsa langue collée à son palais, et se trouvait en proie à unesomnolence invincible&|160;; il ne voyait déjà plus la table et lesfigures des convives qu’à travers un brouillard lumineux. Bientôtle bruit s’apaisa, les pensionnaires s’en allèrent un à un. Puis,quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture,mademoiselle Victorine, Vautrin et le père Goriot, Rastignacaperçut, comme s’il eût rêvé, madame Vauquer occupée à prendre lesbouteilles pour en vider les restes de manière à en faire desbouteilles pleines.

– Ah&|160;! sont-ils fous, sont-ils jeunes&|160;! disait laveuve.

Ce fut la dernière phrase que put comprendre Eugène.

– Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire de ces farces-là, ditSylvie. Allons, voilà Christophe qui ronfle comme une toupie.

– Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais au boulevard admirer M.Marty dans Le Mont Sauvage , une grande pièce tirée du Solitaire.Si vous voulez, je vous y mène ainsi que ces dames.

– Je vous remercie, dit madame Couture.

– Comment, ma voisine&|160;! s’écria madame Vauquer, vousrefusez de voir une pièce prise dans Le Solitaire , un ouvrage faitpar Atala de Chateaubriand, et que nous aimions tant à lire, quiest si joli que nous pleurions comme des madeleines d’Elodie sousles tyeuilles cet été dernier, enfin un ouvrage moral qui peut êtresusceptible d’instruire voire demoiselle&|160;?

– Il nous est défendu d’aller à la comédie, réponditVictorine.

– Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vautrin en remuantd’une manière comique la tête du père Goriot et celle d’Eugène.

En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise, pour qu’il pûtdormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, enchantant.

Dormez, mes chères amours&|160;!

Pour vous je veillerai toujours.

– J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.

– Restez à le soigner alors, reprit Vautrin. C’est, luisouffla-t-il à l’oreille, votre devoir de femme soumise. Il vousadore, ce jeune homme, et vous serez sa petite femme, je vous leprédis. Enfin, dit-il à haute voix, ils furent considérés dans toutle pays, vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants . Voilàcomment finissent tous les romans d’amour. Allons, maman dit-il ense tournant vers madame Vauquer, qu’il étreignit, mettez lechapeau, la belle robe à fleurs, l’écharpe de la comtesse. Je vaisvous allez chercher un fiacre, soi-même. Et il partit en chantant:

Soleil, soleil, divin soleil,

Toi qui fais mûrir les citrouilles… .

– Mon Dieu&|160;! dites donc, madame Couture, cet homme-là meferait vivre heureuse sur les toits. Allons, dit-elle en setournant vers le vermicellier, voilà le père Goriot parti. Ce vieuxcancre-là n’a jamais eu l’idée de me mener ç part, lui. Mais il vatomber par terre, mon Dieu&|160;! C’est-y indécent à un homme d’âgede perdre la raison&|160;! Vous me direz qu’on ne perd point cequ’on n’a pas, Sylvie, montez-le donc chez lui.

Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras, le fit marcher, etle jeta tout habillé comme un paquet au travers de son lit.

– Pauvre jeune homme, disait madame Couture en écartant lescheveux d’Eugène qui lui tombaient dans les yeux, il est comme unejeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un excès.

– Ah&|160;! je peux bien dire que depuis trente et un ans que jetiens ma pension, dit madame Vauquer, il m’est passé bien desjeunes gens par les mains, comme on dit, mais je n’en ai jamais vud’aussi gentil, d’aussi distingué que monsieur Eugène. Est-il beauquand il dort&|160;! Prenez-lui donc la tête sur votre épaule,madame Couture. Bah&|160;! il tombe sur celle de mademoiselleVictorine : il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il sefendait la tête sur la pomme de la chaise. A eux deux, ils feraientun bien joli couple.

– Ma voisine, taisez-vous donc, s’écria madame Couture, vousdites des choses…

– Bah&|160;! fit madame Vauquer, il n’entend pas. Allons,Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettre mon grand corset.

– Ah bien&|160;! votre grand corset, après avoir dîné, madame,dit Sylvie. Non, cherchez quelqu’un pour vous serrer, ce ne serapas moi qui serai votre assassin. Vous commettriez là uneimprudence à vous coûter la vie.

– Ça m’est égal, il faut faire honneur à monsieur Vautrin.

– Vous aimez donc bien vos héritiers&|160;?

Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuve en s’en allant.

A son âge, dit la cuisinière en montrant sa maîtresse

à Victorine.

Madame Couture et sa pupille, sur l’épaule de laquelle dormaitEugène, restèrent seules dans la salle à manger. Les ronflements deChristophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaientressortir le paisible sommeil d’Eugène, qui dormait aussigracieusement qu’un enfant. Heureuse de pouvoir se permettre un deces actes de charité par lesquels s’épanchent tous les sentimentsde la femme, et qui lui faisait sans crime sentir le cœur du jeunehomme battant sur le sien, Victorine avait dans la physionomiequelque chose de maternellement protecteur qui la rendait fière. Atravers les mille pensées qui s’élevaient dans son cœur, perçait untumultueux mouvement de volupté qu’excitait l’échange d’une jeuneet pure chaleur.

Pauvre chère fille&|160;! dit madame Couture en lui pressant lamain.

La vieille dame admirait cette candide et souffrante figure, surlaquelle était descendue l’auréole du bonheur. Victorineressemblait à l’une de ces naïves peintures du Moyen Age danslesquelles tous les accessoires sont négligés par l’artiste, qui aréservé la magie d’un pinceau calme et fier pour la figure jaune deton, mais où le ciel semble se refléter avec ses teintes d’or.

– Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres, maman, ditVictorine en passant ses doigts dans la chevelure d’Eugène.

– Mais si c’était un débauché, ma fille, il aurait porté le vincomme tous ces autres. Son ivresse fait son éloge.

Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.

– Maman, dit la jeune fille, voici monsieur Vautrin. Prenez doncmonsieur Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet homme,il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênentune femme comme si on lui enlevait sa robe.

– Non, dit madame Couture, tu te trompes&|160;! Monsieur Vautrinest un brave homme, un peu dans le genre de défunt monsieurCouture, brusque, mais bon, un bourru bienfaisant.

En ce moment Vautrin entra tout doucement, et regarda le tableauformé par ces deux enfants que la lueur de la lampe semblaitcaresser.

– Eh bien&|160;! dit-il en se croisant les bras, voilà de cesscènes qui auraient inspiré de belles pages à ce bon Bernardin deSaint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie . La jeunesse est bienbelle, madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il en contemplantEugène, le bien vient quelquefois en dormant. Madame, reprit-il ens’adressant à la veuve, ce qui m’attache à ce jeune homme, ce quim’émeut, c’est de savoir la beauté de son âme en harmonie aveccelle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas un chérubin posé surl’épaule d’un ange&|160;? il est digne d’être aimé, celui-là&|160;!Si j’étais femme, je voudrais mourir (non, pas si bête&|160;!)vivre pour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voix basseet se penchant à l’oreille de la veuve, je ne puis m’empêcher depenser que Dieu les a créés pour être l’un à l’autre. La Providencea des voies bien cachées, elle sonde les reins et les cœurs,s’écria-t-il à haute voix. En vous voyant unis, mes enfants, unispar une même pureté, par tous les sentiments humains, je me disqu’il est impossible que vous soyez jamais séparés dans l’avenir.Dieu est juste. Mais, dit-il à la jeune fille, il me semble avoirvu chez vous des lignes de prospérité. Donnez-moi votre main,mademoiselle Victorine&|160;? je me connais en chiromancie, j’aidit souvent la bonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh&|160;!qu’aperçois-je&|160;? Foi d’honnête homme, vous serez avant peul’une des plus riches héritières de Paris. Vous comblerez debonheur celui qui vous aime. Votre père vous appelle auprès de lui.Vous vous mariez avec un homme titré, jeune, beau, qui vousadore.

En ce moment, les pas lourds de la coquette veuve qui descendaitinterrompirent les prophéties de Vautrin.

– Voilà maman Vauquerre belle comme un astre, ficelée comme unecarotte. N’étouffons-nous pas un petit brin&|160;? lui dit-il enmettant sa main sur le haut du busc&|160;; les avant-cœurs sontbien pressés, maman. Si nous pleurons, il y aura explosion&|160;;mais je ramasserai les débris avec un soin d’antiquaire.

Il connaît le langage de la galanterie française,celui-là&|160;! dit la veuve en se penchant à l’oreille de madameCouture.

– Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tournant vers Eugène etVictorine. Je vous bénis, leur dit-il en leur imposant ses mainsau-dessus de leurs têtes. Croyez-moi, mademoiselle, c’est quelquechose que les vœux d’un honnête homme, ils doivent porter bonheur,Dieu les écoute.

– Adieu, ma chère amie, dit madame Vauquer à sa pensionnaire.Croyez-vous, ajouta-t-elle à voix basse, que monsieur Vautrin aitdes intentions relatives à ma personne.

– Heu&|160;! heu&|160;!

– Ah&|160;! ma chère mère, dit Victorine en soupirant et enregardant ses mains, quand les deux femmes furent seules, si ce bonmonsieur Vautrin disait vrai&|160;!

Mais il ne faut qu’une chose pour cela, répondit la vieilledame, seulement que ton monstre de frère tombe de cheval.

– Ah&|160;! maman.

– Mon dieu, peut-être est-ce un péché que de souhaiter du mal àson ennemi, reprit la veuve. Eh bien&|160;! j’en ferai pénitence.En vérité, je porterai de bon cœur des fleurs sur sa tombe. Mauvaiscœur&|160;! il n’a pas le courage de parler pour sa mère, dont ilgarde à ton détriment l’héritage par des micmacs. Ma cousine avaitune belle fortune. Pour ton malheur, il n’a jamais été question deson apport dans le contrat.

– Mon bonheur me serait souvent pénible à porter s’il coûtait lavie à quelqu’un, dit Victorine. Et s’il fallait, pour êtreheureuse, que mon frère disparût, J’aimerais mieux toujours êtreici.

– Mon Dieu, comme dit ce bon monsieur Vautrin, qui, tu le vois,est plein de religion, reprit madame Couture, j’ai eu du plaisir àsavoir qu’il n’est pas incrédule comme les autres, qui parlent deDieu avec moins de respect que n’en a le diable. Eh bien&|160;! quipeut savoir par quelles voies il plaît à la Providence de nousconduire&|160;?

Aidées par Sylvie, les deux femmes finirent par transporterEugène dans sa chambre, le couchèrent sur son lit, et la cuisinièrelui défit ses habits pour le mettre à l’aise. Avant de partir,quand sa protectrice eut le dos tourné, Victorine mit un baiser surle front d’Eugène avec tout le bonheur que devait lui causer cecriminel larcin. Elle regarda sa chambre, ramassa pour ainsi diredans une seule pensée les mille félicités de cette journée, en fitun tableau qu’elle contempla longtemps, et s’endormit la plusheureuse créature de Paris. Le festoiement à la faveur duquelVautrin avait fait boire à Eugène et au père Goriot du vinnarcotisé décida la perte de cet homme. Bianchon, à moitié gris,oublia de questionner mademoiselle Michonneau sur Trompe-la-Mort.S’il avait prononcé ce nom, il aurait certes éveillé la prudence deVautrin, ou, pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin, l’unedes célébrités du bagne. Puis le sobriquet de Vénus duPère-Lachaise décida mademoiselle Michonneau à livrer le forçat aumoment où, confiante en la générosité de Collin, elle calculaits’il ne valait pas mieux le prévenir et le faire évader pendant lanuit. Elle venait de sortir, accompagnée de Poiret, pour allertrouver le fameux chef de la police de sûreté, petite rueSainte-Anne, croyant encore avoir affaire à un employé supérieurnommé Gondureau. Le directeur de la police judiciaire la reçut avecgrâce. Puis, après une conversation où tout fut précisé,mademoiselle Michonneau demanda la potion à l’aide de laquelle elledevait opérer la vérification de la marque. Au geste decontentement que fit le grand homme de la petite rue Sainte-Anne,en cherchant une fiole dans le tiroir de son bureau, mademoiselleMichonneau devina qu’il y avait dans cette capture quelque chose deplus important que l’arrestation d’un simple forçat. A force de secreuser la cervelle, elle soupçonna que la police espérait, d’aprèsquelques révélations faites par les traîtres du bagne, arriver àtemps pour mettre la main sur des valeurs considérables. Quand elleeut exprimé ses conjectures à ce renard, il se mit à sourire, etvoulut détourner les soupçons de la vieille fille.

– Vous vous trompez, répondit-il. Collin est la Sorbonne la plusdangereuse qui jamais se soit trouvée du côté des voleurs. Voilàtout. Les coquins le savent bien&|160;; il est leur drapeau, leursoutien, leur Bonaparte enfin&|160;; ils l’aiment tous. Ce drôle nenous laissera jamais sa tronche en place de Grève.

Mademoiselle Michonneau ne comprenant pas, Gondureau luiexpliqua les deux mots d’argot dont il s’était servi. Sorbonne ettronche sont deux énergiques expressions du langage des voleurs,qui, les premiers, ont senti la nécessité de considérer la têtehumaine sous deux aspects. La Sorbonne est la tête de l’hommevivant, son conseil, sa pensée. La tronche est un mot de méprisdestiné à exprimer combien la tête devient peu de chose quand elleest coupée.

– Collin nous joue, reprit-il. Quand nous rencontrons de ceshommes en façon de barres d’acier trempées à l’anglaise, nous avonsla ressource de les tuer si, pendant leur arrestation, ilss’avisent de faire la moindre résistance. Nous comptons surquelques voies de fait pour tuer Collin demain matin. On éviteainsi le procès, les frais de garde, la nourriture, et çadébarrasse la société. Les procédures, les assignations auxtémoins, leurs indemnités, l’exécution, tout ce qui doit légalementnous défaire de ces garnements-là coûte au-delà des mille écus quevous aurez. Il y a économie de temps. En donnant un bon coup debaïonnette dans la panse de Trompe-la-Mort, nous empêcherons unecentaine de crimes, et nous éviterons la corruption de cinquantemauvais sujets qui se tiendront bien sagement aux environs de lacorrectionnelle. Voilà de la police bien faite. Selon les vraisphilanthropes, se conduire ainsi, c’est prévenir les crimes.

– Mais c’est servir son pays, dit Poiret.

– Eh bien&|160;! répliqua le chef, vous dites des choses senséesce soir, vous. Oui, certes, nous servons le pays. Aussi le mondeest-il bien injuste à notre égard. Nous rendons à la société debien grands services ignorés. Enfin, il est d’un homme supérieur dese mettre au-dessus des préjugés, et d’un chrétien d’adopter lesmalheurs que le bien entraîne après soi quand il n’est pas faitselon les idées reçues. Paris est Paris, voyez-vous&|160;? Ce motexplique ma vie. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle. Jeserai avec mes gens au Jardin du Roi demain. Envoyez Christophe ruede Buffon, chez monsieur Gondureau, dans la maison où j’étais.Monsieur, je suis votre serviteur. S’il vous était jamais voléquelque chose, usez de moi pour vous le faire retrouver, je suis àvotre service.

– Eh bien&|160;! dit Poiret à mademoiselle Michonneau, il serencontre des imbéciles que ce mot de police met sens dessusdessous. Ce monsieur est très aimable, et ce qu’il vous demande estsimple comme bonjour.

Le lendemain devait prendre place parmi les jours les plusextraordinaires de l’histoire de la Maison-Vauquer. Jusqu’alorsl’événement le plus saillant de cette vie paisible avait étél’apparition météorique de la fausse comtesse de l’Ambermesnil.Mais tout allait pâlir devant les péripéties de cette grandejournée, de laquelle il serait éternellement question dans lesconversations de madame Vauquer. D’abord Goriot et Eugène deRastignac dormirent jusqu’à onze heures. Madame Vauquer, rentrée àminuit de la Gaieté, resta jusqu’à dix heures et demie au lit. Lelong sommeil de Christophe, qui avait achevé le vin offert parVautrin, causa des retards dans le service de la maison. Poiret etmademoiselle Michonneau ne se plaignirent pas de ce que le déjeunerse reculait. Quant à Victorine et à madame Couture, elles dormirentla grasse matinée. Vautrin sortit avant huit heures, et revint aumoment même où le déjeuner fut servi. Personne ne réclama donc,lorsque, vers onze heures un quart, Sylvie et Christophe allèrentfrapper à toutes les portes, en disant que le déjeuner attendait.Pendant que Sylvie et le domestique s’absentèrent, mademoiselleMichonneau, descendant la première, versa la liqueur dans legobelet d’argent appartenant à Vautrin, et dans lequel la crèmepour son café chauffait au bain-marie, parmi tous les autres. Lavieille fille avait compté sur cette particularité de la pensionpour faire son coup. Ce ne fut pas sans quelques difficultés queles sept pensionnaires se trouvèrent réunis. Au moment où Eugène,qui se détirait les bras, descendait le dernier de tous, uncommissionnaire lui remit une lettre de madame de Nucingen. Cettelettre était ainsi conçue :

 » Je n’ai ni fausse vanité ni colère avec vous, mon ami. Je vousai attendu jusqu’à deux heures après minuit. Attendre un être quel’on aime&|160;! Qui a connu ce supplice ne l’impose à personne. Jevois bien que vous aimez pour la première fois. Qu’est-il doncarrivé&|160;? L’inquiétude m’a prise. Si je n’avais craint delivrer les secrets de mon cœur, je serais allée savoir ce qui vousadvenait d’heureux ou de malheureux. Mais sortir à cette heure,soit à pied, soit en voiture, n’était-ce pas se perdre&|160;? J’aisenti le malheur d’être femme. Rassurez-moi, expliquez-moi pourquoivous n’êtes pas venu, après ce que vous a dit mon père. Je mefâcherai, mais je vous pardonnerai. Etes-vous malade&|160;?pourquoi se loger si loin&|160;? Un mot, de grâce. A bientôt,n’est-ce pas&|160;? Un mot me suffira si vous êtes occupé. Dites :J’accours, ou je souffre. Mais si vous étiez mal portant, mon pèreserait venu me le dire&|160;! Qu’est-il donc arrivé&|160;?…  »

– Oui, qu’est-il arrivé&|160;? s’écria Eugène qui se précipitadans la salle à manger en froissant la lettre sans l’achever.Quelle heure est-il&|160;?

– Onze heures et demie, dit Vautrin en sucrant son café.

Le forçat évadé jeta sur Eugène le regard froidement fascinateurque certains hommes éminemment magnétiques ont le don de lancer, etqui, dit-on, calme les fous furieux dans les maisons d’aliénés.Eugène trembla de tous ses membres. Le bruit d’un fiacre se fitentendre dans la rue, et un domestique à la livrée de monsieurTaillefer, et que reconnut sur-le-champ madame Couture, entraprécipitamment d’un air effaré.

– Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieur votre père vous demande.Un grand malheur est arrivé. Monsieur Frédéric s’est battu en duel,il a reçu un coup d’épée dans le front, les médecins désespèrent dele sauver&|160;; vous aurez à peine le temps de lui dire adieu, iln’a plus sa connaissance.

– Pauvre jeune homme&|160;! s’écria Vautrin. Comment sequerelle-t-on quand on a trente bonnes mille livres de rente&|160;?Décidément la jeunesse ne sait pas se conduire.

– Monsieur&|160;! lui cria Eugène.

– Eh bien&|160;! quoi, grand enfant&|160;? dit Vautrin enachevant de boire son café tranquillement, opération quemademoiselle Michonneau suivait de l’oeil avec trop d’attentionpour s’émouvoir de l’événement extraordinaire qui stupéfiait toutle monde. N’y a-t-il pas des duels tous les matins àParis&|160;?

– Je vais avec vous, Victorine, disait madame Couture.

Et ces deux femmes s’envolèrent sans châle ni chapeau. Avant des’en aller, Victorine, les yeux en pleurs, jeta sur Eugène unregard qui lui disait : je ne croyais pas que notre bonheur dût mecauser des larmes&|160;!

– Bah&|160;! vous êtes donc prophète, monsieur Vautrin&|160;?dit madame Vauquer.

– Je suis tout, dit Jacques Collin.

– C’est-y singulier&|160;! reprit madame Vauquer en enfilant unesuite de phrases insignifiantes sur cet événement. La mort nousprend sans nous consulter. Les jeunes gens s’en vont souvent avantles vieux. Nous sommes heureuses, nous autres femmes, de n’être passujettes au duel&|160;; mais nous avons d’autres maladies que n’ontpas les hommes. Nous faisons les enfants, et le mal de mère durelongtemps&|160;! Quel quine pour Victorine&|160;! Son père estforcé de l’adopter.

– Voilà&|160;! dit Vautrin en regardant Eugène, hier elle étaitsans un sou, ce matin elle est riche de plusieurs millions.

– Dites donc, monsieur Eugène, s’écria madame Vauquer, vous avezmis la main au bon endroit.

A cette interpellation, le père Goriot regarda l’étudiant et luivit à la main la lettre chiffonnée.

– Vous ne l’avez pas achevée&|160;! qu’est-ce que cela veutdire&|160;? seriez-vous comme les autres&|160;? luidemanda-t-il.

– Madame, je n’épouserai jamais mademoiselle Victorine, ditEugène en s’adressant à madame Vauquer avec un sentiment d’horreuret de dégoût qui surprit les assistants.

Le père Goriot saisit la main de l’étudiant et la lui serra. Ilaurait voulu la baiser.

– Oh, oh&|160;! fit Vautrin. Les Italiens ont un bon mot : coltempo&|160;!

– J’attends la réponse, dit à Rastignac le commissionnaire demadame de Nucingen.

– Dites que j’irai.

L’homme s’en alla. Eugène était dans un violent étatd’irritation qui ne lui permettait pas d’être prudent.

– Que faire&|160;? disait-il à haute voix, en se parlant àlui-même. Point de preuves&|160;!

Vautrin se mit à sourire. En ce moment la potion absorbée parl’estomac commençait à opérer. Néanmoins le forçat était si robustequ’il se leva, regarda Rastignac, lui dit d’une voix creuse :-Jeune homme, le bien nous vient en dormant.

Et il tomba roide mort.

– Il y a donc une justice divine, dit Eugène.

– Eh bien&|160;! qu’est-ce qui lui prend donc, à ce pauvre chermonsieur Vautrin&|160;?

– Une apoplexie, cria mademoiselle Michonneau.

– Sylvie, allons, ma fille, va chercher le médecin, dit laveuve. Ah&|160;! monsieur Rastignac, courez donc vite chez monsieurBianchon&|160;; Sylvie peut ne pas rencontrer notre médecin,monsieur Grimprel.

Rastignac, heureux d’avoir un prétexte de quitter cetteépouvantable caverne, s’enfuit en courant.

– Christophe, allons, trotte chez l’apothicaire demander quelquechose contre l’apoplexie.

Christophe sortit.

– Mais, père Goriot, aidez-nous donc à le transporter là-haut,chez lui.

Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’escalier et mis sur sonlit.

– Je ne vous suis bon à rien, je vais voir ma fille, ditmonsieur Goriot.

– Vieil égoïste&|160;! s’écria madame Vauquer, va, je tesouhaite de mourir comme un chien.

– Allez donc voir si vous avez de l’éther, dit à madame Vauquermademoiselle Michonneau qui, aidée par Poiret, avait défait leshabits de Vautrin.

Madame Vauquer descendit chez elle et laissa mademoiselleMichonneau maîtresse du champ de bataille.

– Allons, ôtez-lui donc sa chemise et retournez-le vite&|160;!Soyez donc bon à quelque chose en m’évitant de voir des nudités,dit-elle à Poiret. Vous restez là comme Baba.

Vautrin retourné, mademoiselle Michonneau appliqua sur l’épauledu malade une forte claque et les deux fatales lettres reparurenten blanc au milieu de la place rouge.

– Tiens, vous avez bien lestement gagné votre gratification detrois mille francs, s’écria Poiret en tenant Vautrin debout,pendant que mademoiselle Michonneau lui remettait sa chemise.-Ouf&|160;! il est lourd, reprit-il en le couchant.

– Taisez-vous. S’il y avait une caisse&|160;? dit vivement lavieille fille dont les yeux semblaient percer les murs, tant elleexaminait avec avidité les moindres meubles de la chambre.- Si l’onpouvait ouvrir ce secrétaire, sous un prétexte quelconque&|160;?reprit-elle.

– Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.

– Non. L’argent volé, ayant été celui de tout le monde, n’estplus à personne. Mais le temps nous manque, répondit-elle.J’entends la Vauquer.

– Voilà de l’éther, dit madame Vauquer. Par exemple, c’estaujourd’hui la journée aux aventures.

Dieu&|160;! cet homme-là ne peut pas être malade, il est blanccomme un poulet.

– Comme un poulet&|160;? répéta Poiret.

Son cœur bat régulièrement, dit la veuve en lui posant la mainsur le cœur.

– Régulièrement&|160;? dit Poiret étonné.

– Il est très bien.

– Vous trouvez&|160;? demanda Poiret.

– Dame&|160;! il a l’air de dormir. Sylvie est allée chercher unmédecin. Dites donc, mademoiselle Michonneau, il renifle à l’éther.Bah&|160;! c’est un se-passe (un spasme). Son pouls est bon. Il estfort comme un Turc. Voyez donc, mademoiselle, quelle palatine il asur l’estomac&|160;; il vivra cent ans, cet homme-là&|160;! Saperruque tient bien tout de même. Tiens, elle est collée, il a defaux cheveux, rapport à ce qu’il est rouge. On dit qu’il sont toutbons ou tout mauvais, les rouges&|160;! Il serait donc bon,lui&|160;?

– Bon à pendre, dit Poiret.

– Vous voulez dire au cou d’une jolie femme, s’écria vivementmademoiselle Michonneau. Allez-vous-en donc, monsieur Poiret. Çanous regarde, nous autres, de vous soigner quand vous êtes malades.D’ailleurs, pour ce à quoi vous êtes bon, vous pouvez bien vouspromener, ajouta-t-elle. Madame Vauquer et moi, nous garderons bience cher monsieur Vautrin.

Poiret s’en alla doucement et sans murmurer, comme un chien àqui son maître donne un coup de pied. Rastignac était sorti pourmarcher, pour prendre l’air, il étouffait. Ce crime commis à heurefixe, il avait voulu l’empêcher la veille. Qu’était-ilarrivé&|160;? Que devait-il faire&|160;? Il tremblait d’en être lecomplice. Le sang-froid de Vautrin l’épouvantait encore.

Si cependant Vautrin mourait sans parler, se disaitRastignac.

Il allait à travers les allées du Luxembourg, comme s’il eût ététraqué par une meute de chiens, et il lui semblait en entendre lesaboiements.

– Eh bien&|160;! lui cria Bianchon, as-tu lu LePilote&|160;?

Le Pilote était une feuille radicale dirigée par monsieurTissot, et qui donnait pour la province, quelques heures après lesjournaux du matin, une édition où se trouvaient les nouvelles dujour, qui alors avaient, dans les départements, vingt-quatre heuresd’avance sur les autres feuilles.

– Il s’y trouve une fameuse histoire, dit l’interne de l’hôpitalCochin. Le fils Taillefer s’est battu en duel avec le comteFranchessini, de la vieille garde, qui lui a mis deux pouces de ferdans le front. Voilà la petite Victorine un des plus riches partisde Paris. Hein&|160;! si l’on avait su cela&|160;? Queltrente-et-quarante que la mort&|160;! Est-il vrai que Victorine teregardait d’un bon oeil, toi&|160;?

– Tais-toi, Bianchon, je ne l’épouserai jamais. J’aime unedélicieuse femme, je suis aimé, je…

– Tu dis cela comme si tu te battais les flancs pour ne pas êtreinfidèle. Montre-moi donc une femme qui vaille le sacrifice de lafortune du sieur Taillefer.

– Tous les démons sont donc après moi&|160;? s’écriaRastignac.

– Après qui donc en as-tu&|160;? es-tu fou&|160;? Donne-moi doncla main, dit Bianchon, que je te tâte le pouls. Tu as lafièvre.

– Va donc chez la mère Vauquer, lui dit Eugène, ce scélérat deVautrin vient de tomber comme mort.

– Ah&|160;! dit Bianchon, qui laissa Rastignac seul, tu meconfirmes des soupçons que je veux aller vérifier.

La longue promenade de l’étudiant en droit fut solennelle. Ilfit en quelque sorte le tour de sa conscience. S’il flotta, s’ilexamina, s’il hésita, du moins sa probité sortit de cette âpre etterrible discussion éprouvée comme une barre de fer qui résiste àtous les essais. Il se souvint des confidences que le père Goriotlui avait faites la veille, il se rappela l’appartement choisi pourlui près de Delphine, rue d’Artois&|160;; il reprit sa lettre, larelut, la baisa.- Un tel amour est mon ancre de salut, se dit-il.Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien deses chagrins, mais qui ne les devinerait pas&|160;! Eh bien&|160;!j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui donnerai millejouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passerla journée près de lui. Cette grande comtesse de Restaud est uneinfâme, elle ferait un portier de son père.

Chère Delphine&|160;! elle est meilleure pour le bonhomme, elleest digne d’être aimée. Ah&|160;! ce soir je serai doncheureux&|160;! Il tira la montre, l’admira.- Tout m’a réussi&|160;!Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut s’aider, je puisrecevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai toutrendre au centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime, ni rienqui puisse faire froncer le sourcil à la vertu la plus sévère.Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables&|160;!Nous ne trompons personne&|160;; et ce qui nous avilit, c’est lemensonge. Mentir, n’est-ce pas abdiquer&|160;? Elle s’est depuislongtemps séparée de son mari. D’ailleurs, je lui dirai, moi, à cetAlsacien, de me céder une femme qu’il lui est impossible de rendreheureuse.

Le combat de Rastignac dura longtemps. Quoique la victoire dûtrester aux vertus de la jeunesse, il fut néanmoins ramené par uneinvincible curiosité sur les quatre heures et demie, à la nuittombante, vers la Maison-Vauquer, qu’il se jurait à lui-même dequitter pour toujours. Il voulait savoir si Vautrin était mort.Après avoir eu l’idée de lui administrer un vomitif, Bianchon avaitfait porter à son hôpital les matières rendues par Vautrin, afin deles analyser chimiquement. En voyant l’insistance que mitmademoiselle Michonneau à vouloir les faire jeter, ses doutes sefortifièrent. Vautrin fut d’ailleurs trop promptement rétabli pourque Bianchon ne soupçonnât pas quelque complot contre le joyeuxboute-en-train de la pension. A l’heure où rentra Rastignac,Vautrin se trouvait donc debout près du poêle dans la salle àmanger. Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle du duel deTaillefer le fils, les pensionnaires, curieux de connaître lesdétails de l’affaire et l’influence qu’elle avait eue sur ladestinée de Victorine, étaient réunis, moins le père Goriot, etdevisaient de cette aventure. Quand Eugène entra, ses yeuxrencontrèrent ceux de l’imperturbable Vautrin, dont le regardpénétra si avant dans son cœur et y remua si fortement quelquescordes mauvaises, qu’il en frissonna.

– Eh bien&|160;! cher enfant, lui dit le forçat évadé, la Camuseaura longtemps tort avec moi. J’ai, selon ces dames, soutenuvictorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un bœuf.

– Ah&|160;! vous pouvez bien dire un taureau, s’écria la veuveVauquer.

– Seriez-vous donc fâché de me voir en vie&|160;? dit Vautrin àl’oreille de Rastignac, dont il crut deviner les pensées. Ce seraitd’un homme diantrement fort&|160;!

– Ah&|160;! ma foi, dit Bianchon, mademoiselle Michonneauparlait avant-hier d’un monsieur surnommé Trompe la-Mort&|160;; cenom-là vous irait bien.

Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de la foudre : il pâlit etchancela, son regard magnétique tomba comme un rayon de soleil surmademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet de volonté cassa lesjarrets. La vieille fille se laissa couler sur une chaise. Poirets’avança vivement entre elle et Vautrin, comprenant qu’elle étaiten danger, tant la figure du forçat devint férocement significativeen déposant le masque bénin sous lequel se cachait sa vraie nature.Sans rien comprendre encore à ce drame, tous les pensionnairesrestèrent ébahis. En ce moment, l’on entendit le pas de plusieurshommes, et le bruit de quelques fusils que des soldats firentsonner sur le pavé de la rue. Au moment où Collin cherchaitmachinalement une issue en regardant les fenêtres et les murs,quatre hommes se montrèrent à la porte du salon. Le premier étaitle chef de la police de sûreté, les trois autres étaient desofficiers de paix.

– Au nom de la loi et du roi, dit un des officiers dont lediscours fut couvert par un murmure d’étonnement.

Bientôt le silence régna dans la salle à manger, lespensionnaires se séparèrent pour livrer passage à trois de ceshommes qui tous avaient la main dans leur poche de côté et ytenaient un pistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient les agentsoccupèrent la porte du salon, et deux autres se montrèrent à cellequi sortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plusieurssoldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade.Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur quitous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement. Le chef alla droità lui, commença par lui donner sur la tête une tape si violemmentappliquée qu’il fit sauter la perruque et rendit à la tête deCollin toute son horreur. Accompagnées de cheveux rouge brique etcourts qui leur donnaient un épouvantable caractère de force mêléede ruse, cette tête et cette face, en harmonie avec le buste,furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer leseussent éclairées. Chacun comprit tout Vautrin, son passé, sonprésent, son avenir, ses doctrines implacables, la religion de sonbon plaisir, la royauté que lui donnaient le cynisme de sespensées, de ses actes, et la force d’une organisation faite à tout.Le sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’unchat sauvage. Il bondit sur lui-même par un mouvement empreintd’une si féroce énergie, il rugit si bien qu’il arracha des cris deterreur à tous les pensionnaires. A ce geste de lion, et s’appuyantde la clameur générale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collincomprit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, etdonna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine.Horrible et majestueux spectacle&|160;! sa physionomie présenta unphénomène qui ne peut être comparé qu’à celui de la chaudièrepleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, etque dissout en un clin d’oeil une goutte d’eau froide. La goutted’eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair.Il se mit à sourire et regarda sa perruque.

– Tu n’es pas dans tes jours de politesse, dit-il au chef de lapolice de sûreté. Et il tendit ses mains aux gendarmes en lesappelant par un signe de tête. Messieurs les gendarmes, mettez-moiles menottes ou les poucettes. je prends à témoin les personnesprésentes que je ne résiste pas. Un murmure admiratif, arraché parla promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent etrentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle.- Ça te lacoupe, monsieur l’enfonceur, reprit le forçat en regardant lecélèbre directeur de la police judiciaire.

– Allons, qu’on se déshabille, lui dit l’homme de la petite rueSainte-Anne d’un air plein de mépris.

– Pourquoi&|160;? dit Collin, il y a des dames. Je ne nie rien,et je me rends.

Il fit une pause, et regarda l’assemblée comme un orateur qui vadire des choses surprenantes.

– Ecrivez, papa Lachapelle, dit-il en s’adressant à un petitvieillard en cheveux blancs qui s’était assis au bout de la tableaprès avoir tiré d’un portefeuille le procès-verbal del’arrestation. Je reconnais être Jacques Collin, ditTrompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers&|160;; et je viens deprouver que je n’ai pas volé mon surnom. Si j’avais seulement levéla main, dit-il aux pensionnaires, ces trois mouchards-làrépandaient tout mon raisiné sur le trimar domestique de mamanVauquer. Ces drôles se mêlent de combiner des guet-apens&|160;!

Madame Vauquer se trouva mal en entendant ces mots.- MonDieu&|160;! c’est à en faire une maladie, moi qui étais hier à laGaîté avec lui, dit-elle à Sylvie.

– De la philosophie, maman, reprit Collin. Est-ce un malheurd’être allée dans ma loge hier, à la Gaîté&|160;? s’écria-t-il.Etes-vous meilleure que nous&|160;? Nous avons moins d’infamie surl’épaule que vous n’en avez dans le cœur, membres flasques d’unesociété gangrenée : le meilleur d’entre vous ne me résistait pas.Ses yeux s’arrêtèrent sur Rastignac, auquel il adressa un souriregracieux qui contrastait singulièrement avec la rude expression desa figure.- Notre marché va toujours, mon ange, en casd’acceptation, toutefois&|160;! Vous savez&|160;? Ilchanta&|160;!

Ma Fanchette est charmante

Dans sa simplicité.

– Ne soyez pas embarrassé, reprit-il, je sais faire mesrecouvrements. L’on me craint trop pour me flouer, moi&|160;!

Le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusquestransitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, safamiliarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cetteinterpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais letype de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique,brutal et souple. En un moment Collin devint un poème infernal oùse peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui durepentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veuttoujours la guerre. Rastignac baissa les yeux en acceptant cecousinage criminel comme une expiation de ses mauvaisespensées.

– Qui m’a trahi&|160;? dit Collin en promenant son terribleregard sur l’assemblée. Et l’arrêtant sur mademoiselle Michonneau :C’est toi, lui dit-il, vieille cagnotte, tu m’a donné un faux coupde sang, curieuse&|160;! En disant deux mots, je pourrais te fairescier le cou dans huit jours. Je te pardonne, je suis chrétien.D’ailleurs ce n’est pas toi qui m’as vendu. Mais qui&|160;?-Ah&|160;! ah&|160;! vous fouillez là-haut, s’écria-t-il enentendant les officiers de la police judiciaire qui ouvraient sesarmoires et s’emparaient de ses effets. Dénichés les oiseaux,envolés d’hier. Et vous ne saurez rien. Mes livres de commerce sontlà, dit-il en se frappant le front. Je sais qui m’a vendumaintenant. Ce ne peut être que ce gredin de Fil-de-Soie. Pas vrai,père l’empoigneur&|160;? dit-il au chef de police. Ça s’accordetrop bien avec le séjour de nos billets de banque là-haut. Plusrien, mes petits mouchards. Quant à Fil-de-Soie, il sera terré sousquinze jours, lors même que vous le feriez garder par toute votregendarmerie.- Que lui avez-vous donné, à cette Michonnette&|160;?dit-il aux gens de la police, quelque millier d’écus&|160;? jevalais mieux que ça, Ninon cariée, Pompadour en loques, Vénus duPère-Lachaise. Si tu m’avais prévenu, tu aurais eu six millefrancs. Ah&|160;! tu ne t’en doutais pas, vieille vendeuse dechair, sans quoi aurais eu la préférence. Oui, je les aurais donnéspour éviter un voyage qui me contrarie et qui me fait perdre del’argent, disait-il pendant qu’on lui mettait les menottes. Cesgens-là vont se faire un plaisir de me traîner un temps infini pourm’ otolondrer . S’ils m’envoyaient tout de suite au bagne, jeserais bientôt rendu à mes occupations, malgré nos petits badaudsdu quai des Orfèvres. Là-bas, ils vont tous se mettre l’âme àl’envers pour faire évader leur général, ce bonTrompe-la-Mort&|160;! Y a-t-il un de vous qui soit, comme moi,riche de plus de dix mille frères prêts à tout faire pourvous&|160;? demanda-t-il avec fierté. Il y a du bon là, dit-il ense frappant le cœur&|160;; je n’ai jamais trahi personne&|160;!Tiens, cagnotte, vois-les, dit-il en s’adressant à la vieillefille. Ils me regardent avec terreur, mais toi tu leur soulèves lecœur de dégoût. Ramasse ton lot. Il fit une pause en contemplantles pensionnaires.- Etes-vous bêtes, vous autres&|160;! n’avez-vousjamais vu de forçat&|160;? Un forçat de la trempe de Collin, iciprésent, est un homme moins lâche que les autres, et qui protestecontre les profondes déceptions du contrat social, comme ditJean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suisseul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, degendarmes, de budgets, et je les roule.

– Diantre&|160;! dit le peintre, il est fameusement beau àdessiner.

– Dis-moi, menin de monseigneur le bourreau, gouverneur de laVeuve (nom plein de terrible poésie que les forçats donnent à laguillotine), ajouta-t-il en se tournant vers le chef de la policede sûreté, sois bon enfant, dis-moi si c’est Fil-de-Soie qui m’avendu&|160;! je ne voudrais pas qu’il payât pour un autre, ce neserait pas juste.

En ce moment les agents qui avaient tout ouvert et toutinventorié chez lui rentrèrent et parlèrent à voix basse au chef del’expédition. Le procès-verbal était fini.

– Messieurs, dit Collin en s’adressant aux pensionnaires, ilsvont m’emmener. Vous avez été tous très aimables pour moi pendantmon séjour ici, j’en aurai de la reconnaissance. Recevez mesadieux. Vous me permettrez de vous envoyer des figues de Provence.Il fit quelques pas, et se retourna pour regarder Rastignac. Adieu,Eugène, dit-il d’une voix douce et triste qui contrastaitsingulièrement avec le ton brusque de ses discours. Si tu étaisgêné, je t’ai laissé un ami dévoué. Malgré ses menottes, il put semettre en garde, fit un appel de maître d’armes, cria : Une,deux&|160;! et se fendit. En cas de malheur, adresse-toi là. Hommeet argent, tu peux disposer de tout.

Ce singulier personnage mit assez de bouffonnerie dans cesdernières paroles pour qu’elles ne pussent être comprises que deRastignac et de lui. Quand la maison fut évacuée par les gendarmes,par les soldats et par les agents de la police, Sylvie, quifrottait de vinaigre les tempes de sa maîtresse, regarda lespensionnaires étonnés.

– Eh bien&|160;! dit-elle, c’était un bon homme tout demême.

Cette phrase rompit le charme que produisaient sur chacunl’affluence et la diversité des sentiments excités par cette scène.En ce moment, les pensionnaires, après s’être examinés entre eux,virent tous à la fois mademoiselle Michonneau grêle, sèche etfroide autant qu’une momie, tapie près du poêle, les yeux baissés,comme si elle eût craint que l’ombre de son abat-jour ne fût pasassez forte pour cacher l’expression de ses regards. Cette figure,qui leur était antipathique depuis si longtemps, fut tout à coupexpliquée. Un murmure, qui, par sa parfaite unité de son,trahissait un dégoût unanime, retentit sourdement. MademoiselleMichonneau l’entendit et resta. Bianchon, le premier, se penchavers son voisin.

– Je décampe si cette fille doit continuer à dîner avec nous,dit-il à demi-voix.

En un clin d’oeil chacun, moins Poiret, approuva la propositionde l’étudiant en médecine, qui, fort de l’adhésion générale,s’avança vers le vieux pensionnaire.

– Vous qui êtes lié particulièrement avec mademoiselleMichonneau, lui dit-il, parlez-lui, faites-lui comprendre qu’elledoit s’en aller à l’instant même.

– A l’instant même&|160;? répéta Poiret étonné.

Puis il vint auprès de la vieille, et lui dit quelques mots àl’oreille.

– Mais mon terme est payé, je suis ici pour mon argent commetout le monde, dit-elle en lançant un regard de vipère sur lespensionnaires.

– Qu’à cela ne tienne, nous nous cotiserons pour vous le rendre,dit Rastignac.

– Monsieur soutient Collin, répondit-elle en jetant surl’étudiant un regard venimeux et interrogateur, il n’est pasdifficile de savoir pourquoi.

A ce mot, Eugène bondit comme pour se ruer sur la vieille filleet l’étrangler. Ce regard, dont il comprit les perfidies, venait dejeter une horrible lumière dans son âme.

– Laissez-la donc, s’écrièrent les pensionnaires.

Rastignac se croisa les bras et resta muet.

– Finissons-en avec mademoiselle judas, dit le peintre ens’adressant à madame Vauquer. Madame, si vous ne mettez pas à laporte la Michonneau, nous quittons tous votre baraque, et nousdirons partout qu’il ne s’y trouve que des espions et des forçats.Dans le cas contraire, nous nous tairons tous sur cet événement,qui, au bout du compte, pourrait arriver dans les meilleuressociétés, jusqu’à ce qu’on marque les galériens au front, et qu’onleur défende de se déguiser en bourgeois de Paris, et de se faireaussi bêtement farceurs qu’ils le sont tous.

A ce discours, madame Vauquer retrouva miraculeusement la santé,se redressa, se croisa les bras, ouvrit ses yeux clairs et sansapparence de larmes.

– Mais, mon cher monsieur, vous voulez donc la ruine de mamaison&|160;? Voilà monsieur Vautrin… Oh&|160;! mon Dieu, sedit-elle en s’interrompant elle-même, je ne puis pas m’empêcher del’appeler par son nom d’honnête homme&|160;! Voilà, reprit-elle, unappartement vide, et vous voulez que j’en aie deux de plus à louerdans une saison où tout le monde est casé.

– Messieurs, prenons nos chapeaux, et allons dîner placeSorbonne, chez Flicoteaux, dit Bianchon.

Madame Vauquer calcula d’un seul coup d’oeil le parti le plusavantageux, et roula jusqu’à mademoiselle

Michonneau.

– Allons, ma chère petite belle, vous ne voulez pas la

mort de mon établissement, hein&|160;? Vous voyez à quelleextrémité me réduisent ces messieurs&|160;; remontez dans votrechambre pour ce soir.

– Du tout, du tout, crièrent les pensionnaires, nous voulonsqu’elle sorte à l’instant.

– Mais elle n’a pas dîné, cette pauvre demoiselle, dit Poiretd’un ton piteux.

– Elle ira dîner où elle voudra, crièrent plusieurs voix.

– A la porte, la moucharde&|160;!

– A la porte, les mouchards&|160;!

– Messieurs, s’écria Poiret, qui s’éleva tout à coup à lahauteur du courage que l’amour prête aux béliers, respectez unepersonne du sexe.

– Les mouchards ne sont d’aucun sexe, dit le peintre.

– Fameux sexorama&|160;!

– A la portorama&|160;!

– Messieurs, ceci est indécent. Quand on renvoie les gens, ondoit y mettre des formes. Nous avons payé, nous restons, dit Poireten se couvrant de sa casquette et se plaçant sur une chaise à côtéde mademoiselle Michonneau, que prêchait madame Vauquer.

– Méchant, lui dit le peintre d’un air comique, petit méchant,va&|160;!

Allons, si vous ne vous en allez pas, nous nous en allons, nousautres, dit Bianchon.

Et les pensionnaires firent en masse un mouvement vers lesalon.

– Mademoiselle, que voulez-vous donc&|160;? s’écria madameVauquer, je suis ruinée. Vous ne pouvez pas rester, ils vont envenir à des actes de violence.

Mademoiselle Michonneau se leva.

– Elle s’en ira&|160;!- Elle ne s’en ira pas&|160;!- Elle s’enira&|160;!- Elle ne s’en ira pas&|160;! Ces mots ditsalternativement, et l’hostilité des propos qui commençaient à setenir sur elle, contraignirent mademoiselle Michonneau à partir,après quelques stipulations faites à voix basse avec l’hôtesse.

– je vais chez madame Buneaud, dit-elle d’un air menaçant.

Allez où vous voudrez, mademoiselle, dit madame Vauquer, qui vitune cruelle injure dans le choix qu’elle faisait d’une maison aveclaquelle elle rivalisait, et qui lui était conséquemment odieuse.Allez chez la Buneaud, vous aurez du vin à faire danser leschèvres, et des plats achetés chez les regrattiers.

Les pensionnaires se mirent sur deux files dans le plus grandsilence. Poiret regarda si tendrement mademoiselle Michonneau, ilse montra si naïvement indécis, sans savoir s’il devait la suivreou rester, que les pensionnaires, heureux du départ de mademoiselleMichonneau, se mirent à rire en se regardant.

– Xi, xi, xi, Poiret, lui cria le peintre. Allons, houp-là,haoup&|160;!

L’employé au Muséum se mit à chanter comiquement ce début d’uneromance connue :

Partant pour la Syrie,

Le jeune et beau Dunois…

– Allez donc, vous en mourez d’envie, trahit sua quemaquevoluptas , dit Bianchon.

– Chacun suit sa particulière, traduction libre de Virgile, ditle répétiteur.

Mademoiselle Michonneau ayant fait le geste de prendre le brasde Poiret en le regardant, il ne put résister à cet appel, et vintdonner son appui à la vieille. Des applaudissements éclatèrent, etil y eut une explosion de rires.- Bravo, Poiret&|160;! Ce vieuxPoiret&|160;!- Apollon.- Poiret.- Mars.- Poiret.- CourageuxPoiret&|160;!

En ce moment, un commissionnaire entra, remit une lettre àmadame Vauquer, qui se laissa couler sur sa chaise, après l’avoirlue.

– Mais il n’y a plus qu’à brûler ma maison, le tonnerre y tombe.Le fils Taillefer est mort à trois heures. Je suis bien punied’avoir souhaité du bien à ces dames au détriment de ce pauvrejeune homme. Madame Couture et Victorine me redemandent leurseffets, et vont demeurer chez son père. Monsieur Taillefer permet àsa fille de garder la veuve Couture comme demoiselle de compagnie.Quatre appartements vacants, cinq pensionnaires de moins&|160;!Elle s’assit et parut près de pleurer. Le malheur est entré chezmoi, s’écria-t-elle.

Le roulement d’une voiture qui s’arrêtait retentit tout à coupdans la rue.

– Encore quelque chape-chute, dit Sylvie.

Goriot montra soudain une physionomie brillante et colorée debonheur, qui pouvait faire croire à sa régénération.

– Goriot en fiacre, dirent les pensionnaires, la fin du mondearrive.

Le bonhomme alla droit à Eugène, qui restait pensif dans uncoin, et le prit par le bras Venez, lui dit-il d’un air joyeux.

– Vous ne savez donc pas ce qui se passe&|160;? lui dit Eugène.Vautrin était un forçat que l’on vient d’arrêter, et le filsTaillefer est mort.

– Eh bien&|160;! qu’est-ce que ça nous fait&|160;? répondit lepère Goriot. je dîne avec ma filles chez vous, entendez-vous&|160;?Elle vous attend, venez&|160;!

Il tira si violemment Rastignac par le bras, qu’il le fitmarcher de force, et parut l’enlever comme si c’eût été samaîtresse.

– Dînons, cria le peintre.

En un moment chacun prit sa chaise et s’attabla.

Par exemple, dit la grosse Sylvie, tout est malheur aujourd’hui,mon haricot de mouton s’est attaché. Bah&|160;! vous le mangerezbrûlé, tant pire&|160;!

Madame Vauquer n’eut pas le courage de dire un mot en ne voyantque dix personnes au lieu de dix-huit autour de sa table&|160;;mais chacun tenta de la consoler et de l’égayer. Si d’abord lesexternes s’entretinrent de Vautrin et des événements de la journée,ils obéirent bientôt à l’allure serpentine de leur conversation, etse mirent à parler des duels, du bagne, de la justice, des lois àrefaire, des prisons. Puis ils se trouvèrent à mille lieues deJacques Collin, de Victorine et de son frère. Quoiqu’ils ne fussentque dix, ils crièrent comme vingt, et semblaient être plus nombreuxqu’à l’ordinaire&|160;; ce fut toute la différence qu’il y eutentre ce dîner et celui de la veille. L’insouciance habituelle dece monde égoïste qui, le lendemain, devait avoir dans lesévénements quotidiens de Paris une autre proie à dévorer, reprit ledessus, et madame Vauquer elle-même se laissa calmer parl’espérance, qui emprunta la voix de la grosse Sylvie.

Cette journée devait être jusqu’au soir une fantasmagorie pourEugène, qui, malgré la force de son caractère et la bonté de satête, ne savait comment classer ses idées, quand il se trouva dansle fiacre à côté du père Goriot dont les discours trahissaient unejoie inaccoutumée, et retentissaient à son oreille, après tantd’émotions, comme les paroles que nous entendons en rêve.

– C’est fini de ce matin. Nous dirions tous les trois ensemble,ensemble&|160;! comprenez-vous&|160;? Voici quatre ans que je n’aidîné avec ma Delphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir à moipendant toute une soirée. Nous sommes chez vous depuis ce matin.J’ai travaillé comme un manœuvre, habit bas. J’aidais à porter lesmeubles Ah&|160;! ah&|160;! vous ne savez pas comme elle estgentille à table, elle s’occupera de moi :  » Tenez, papa, mangezdonc de cela, c’est bon.  » Et alors je ne peux pas manger.Oh&|160;! y a-t-il longtemps que je n’ai été tranquille avec ellecomme nous allons l’être&|160;!

– Mais, lui dit Eugène, aujourd’hui le monde est doncrenversé&|160;?

– Renversé&|160;? dit le père Goriot. Mais à aucune époque lemonde n’a si bien été. Je ne vois que des figures gaies dans lesrues, des gens qui se donnent des poignées de main, et quis’embrassent&|160;; des gens heureux comme s’ils allaient tousdîner chez leurs filles, y gobichonner un bon petit dîner qu’elle acommandé devant moi au chef du café des Anglais. Mais bah&|160;!près d’elle le chicotin serait doux comme miel.

– Je crois revenir à la vie, dit Eugène.

– Mais marchez donc, cocher, cria le père Goriot en ouvrant laglace de devant. Allez donc plus vite, je vous donnerai cent souspour boire si vous me menez en dix minutes là où vous savez. Enentendant cette promesse, le cocher traversa Paris avec la rapiditéde l’éclair.

– Il ne va pas, ce cocher, disait le père Goriot.

– Mais où me conduisez-vous donc&|160;? lui demandaRastignac.

– Chez vous, dit le père Goriot..

La voiture s’arrêta rue d’Artois. Le bonhomme descendit lepremier et jeta dix francs au cocher, avec la prodigalité d’unhomme veuf qui, dans le paroxysme de son plaisir, ne prend garde àrien.

– Allons, montons, dit-il à Rastignac en lui faisant traverserune cour et le conduisant à la porte d’un appartement situé autroisième étage, sur le derrière d’une maison neuve et de belleapparence. Le père Goriot n’eut pas besoin de sonner. Thérèse, lafemme de chambre de madame de Nucingen, leur ouvrit la porte.Eugène se vit dans un délicieux appartement de garçon, composéd’une antichambre, d’un petit salon, d’une chambre à coucher etd’un cabinet ayant vue sur un jardin. Dans le petit salon, dontl’ameublement et le décor pouvaient soutenir la comparaison avec cequ’il y avait de plus joli, de plus gracieux, il aperçut, à lalumière des bougies, Delphine, qui se leva d’une causeuse, au coindu feu, mit son écran sur la cheminée, et lui dit avec uneintonation de voix chargée de tendresse :- Il a donc fallu vousaller chercher, monsieur qui ne comprenez rien.

Thérèse sortit. L’étudiant prit Delphine dans ses bras, la serravivement et pleura de joie. Ce dernier contraste entre ce qu’ilvoyait et ce qu’il venait de voir, dans un jour où tantd’irritations avaient fatigué son cœur et sa tête, détermina chezRastignac un accès de sensibilité nerveuse.

– Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit tout bas le pèreGoriot à sa fille pendant qu’Eugène abattu gisait sur la causeusesans pouvoir prononcer une parole ni se rendre compte encore de lamanière dont ce dernier coup de baguette avait été frappé.

– Mais venez donc voir, lui dit madame de Nucingen en le prenantpar la main et l’emmenant dans une chambre dont les tapis, lesmeubles et les moindres détails lui rappelèrent, en de plus petitesproportions, celle de Delphine.

– Il y manque un lit, dit Rastignac.

– Oui, monsieur, dit-elle en rougissant et lui serrant lamain.

Eugène la regarda, et comprit, jeune encore, tout ce qu’il yavait de pudeur vraie dans un cœur de femme aimante.

– Vous êtes une de ces créatures que l’on doit adorer toujours,lui dit-il à l’oreille. Oui, j’ose vous le dire, puisque nous nouscomprenons si bien : plus vif et sincère est l’amour, plus il doitêtre voilé, mystérieux. Ne donnons notre secret à personne.

– Oh&|160;! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit le père Gorioten grognant.

– Vous savez bien que vous êtes nous, vous…

– Ah&|160;! voilà ce que je voulais. Vous ne ferez pas attentionà moi, n’est-ce pas&|160;? J’irai, je viendrai comme un bon espritqui est partout, et qu’on sait être là sans le voir. Eh bien&|160;!Delphinette, Ninette, Dedel&|160;! n’ai-je pas eu raison de te direIl y a un joli appartement rue d’Artois, meublons-le pourlui&|160;!  » Tu ne voulais pas. Ah&|160;! c’est moi qui suisl’auteur de ta joie, comme je suis l’auteur de tes jours. Les pèresdoivent toujours donner pour être heureux. Donner toujours, c’estce qui fait qu’on est père.

– Comment&|160;? dit Eugène.

– Oui, elle ne voulait pas, elle avait peur qu’on ne dit desbêtises, comme si le monde valait le bonheur&|160;! Mais toutes lesfemmes rêvent de faire ce qu’elle fait… .

Le père Goriot parlait tout seul, madame de Nucingen avaitemmené Rastignac dans le cabinet où le bruit d’un baiser retentit,quelque légèrement qu’il fût pris. Cette pièce était en rapportavec l’élégance de l’appartement, dans lequel d’ailleurs rien nemanquait.

– A-t-on bien deviné vos vœux&|160;? dit-elle en revenant dansle salon pour se mettre à table.

– Oui, dit-il, trop bien. Hélas&|160;! ce luxe si complet, cesbeaux rêves réalisés, toutes les poésies d’une vie jeune, élégante,je les sens trop pour ne pas les mériter mais je ne puis lesaccepter de vous, et je suis trop pauvre encore pour…

– Ah&|160;! ah&|160;! vous me résistez déjà, dit-elle d’un petitair d’autorité railleuse en faisant une de ces jolies moues quefont les femmes quand elles veulent se moquer de quelque scrupulepour le mieux dissiper.

Eugène s’était trop solennellement interrogé pendant cettejournée, et l’arrestation de Vautrin, en lui montrant la profondeurde l’abîme dans lequel il avait failli rouler, venait de trop biencorroborer ses sentiments nobles et sa délicatesse pour qu’il cédâtà cette caressante réfutation de ses idées généreuses. Une profondetristesse s’empara de lui.

– Comment&|160;! dit madame de Nucingen, vous refuseriez&|160;?Savez-vous ce que signifie un refus semblable&|160;? Vous doutez del’avenir, vous n’osez pas vous lier à moi. Vous avez donc peur detrahir mon affection&|160;? Si vous m’aimez, si je… vous aime,pourquoi reculez-vous devant d’aussi minces obligations&|160;? Sivous connaissiez le plaisir que j’ai eu à m’occuper de tout ceménage de garçon, vous n’hésiteriez pas, et vous me demanderiezpardon. J’avais de l’argent à vous, et je l’ai bien employé, voilàtout. Vous croyez être grand, et vous êtes petit. Vous demandezbien plus… . (Ah&|160;! dit-elle en saisissant un regard de passionchez Eugène) et vous faites des façons pour des niaiseries. Si vousne m’aimez point, oh&|160;! oui, n’acceptez pas. Mon sort est dansun mot. Parlez&|160;! Mais, mon père, dites-lui donc quelquesbonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son père aprèsune pause. Croit-il que je ne sois pas moins chatouilleuse que luisur notre honneur&|160;?

Le père Goriot avait le sourire fixe d’un thériaki en voyant, enécoutant cette jolie querelle.

– Enfant&|160;! vous êtes à l’entrée de la vie, reprit-elle ensaisissant la main d’Eugène, vous trouvez une barrièreinsurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vousl’ouvre, et vous reculez&|160;! Mais vous réussirez, vous ferez unebrillante fortune, le succès est écrit sur votre beau front. Nepourrez-vous pas alors me rendre ce que je vous prêteaujourd’hui&|160;? Autrefois les dames ne donnaient-elles pas àleurs chevaliers des armures, des épées, des casques, des cottes demailles, des chevaux, afin qu’ils pussent aller combattre en leurnom dans les tournois&|160;? Eh bien&|160;! Eugène, les choses queje vous offre sont les armes de l’époque, des outils nécessaires àqui veut être quelque chose. Il est joli, le grenier où vous êtes,s’il ressemble à la chambre de papa. Voyons, nous ne dînerons doncpas&|160;? Voulez-vous m’attrister&|160;? Répondez donc&|160;!dit-elle en lui secouant la main. Mon Dieu, papa, décide-le donc,ou je sors et ne le revois jamais.

– Je vais vous décider, dit le père Goriot en sortant de sonextase. Mon cher monsieur Eugène, vous allez emprunter de l’argentà des juifs, n’est-ce pas&|160;?

– Il le faut bien, dit-il.

– Bon, je vous tiens, reprit le bonhomme en tirant un mauvaisportefeuille en cuir tout usé. Je me suis fait juif, j’ai payétoutes les factures, les voici. Vous ne devez pas un centime pourtout ce qui se trouve ici. Ça ne fait pas une grosse somme, tout auplus cinq mille francs. Je vous les prête, moi&|160;! Vous ne merefuserez pas, je ne suis pas une femme. Vous m’en ferez unereconnaissance sur un chiffon de papier, et vous me les rendrezplus tard.

Quelques pleurs roulèrent à la fois dans les yeux d’Eugène et deDelphine, qui se regardèrent avec surprise. Rastignac tendit lamain au bonhomme et la lui serra.

– Eh bien, quoi&|160;! n’êtes-vous pas mes enfants&|160;? ditGoriot.

– Mais, mon pauvre père, dit madame de Nucingen, commentavez-vous donc fait&|160;?

– Ah&|160;! nous y voilà, répondit-il. Quand je t’ai eu décidéeà le mettre près de toi, que je t’ai vue achetant des choses commepour une mariée, je me suis dit :  » Elle va se trouver dansl’embarras&|160;!  » L’avoué prétend que le procès à intenter à tonmari, pour lui faire rendre ta fortune, durera plus de six mois.Bon. J’ai vendu mes treize cent cinquante livres de renteperpétuelle&|160;; je me suis fait, avec quinze mille francs, douzecents francs de rentes viagères bien hypothéquées, et j’ai payé vosmarchands avec le reste du capital, mes enfants. Moi, j’ai là-hautune chambre de cinquante écus par an, je peux vivre comme un princeavec quarante sous par jour, et j’aurai encore du reste. Je n’userien, il ne me faut presque pas d’habits. Voilà quinze jours que jeris dans ma barbe en me disant :  » Vont-ils être heureux&|160;! « Eh bien, n’êtes-vous pas heureux&|160;?

– Oh&|160;! papa, papa&|160;! dit madame de Nucingen en sautantsur son père qui la reçut sur ses genoux. Elle le couvrit debaisers, lui caressa les joues avec ses cheveux blonds, et versades pleurs sur ce vieux visage épanoui, brillant.- Cher père, vousêtes un père&|160;! Non, il n’existe pas deux pères comme vous sousle ciel. Eugène vous aimait bien déjà, que sera-cemaintenant&|160;!

– Mais, mes enfants, dit le père Goriot qui depuis dix ansn’avait pas senti le cœur de sa fille battre sur le sien, mais,Delphinette, tu veux donc me faire mourir de joie&|160;! Mon pauvrecœur se brise. Allez, monsieur Eugène, nous sommes déjàquittes&|160;! Et le vieillard serrait sa fille par une étreinte sisauvage, si délirante, qu’elle dit :- Ah&|160;! tu me fais mal.- jet’ai fait mal&|160;! dit-il en pâlissant. Il la regarda d’un airsurhumain de douleur. Pour bien peindre la physionomie de ce Christde la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dansles images que les princes de la palette ont inventées pour peindrela passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur deshommes. Le père Goriot baisa bien doucement la ceinture que sesdoigts avaient trop pressée.

Non, non, je ne t’ai pas fait mal non, reprit-il en laquestionnant par un sourire&|160;; c’est toi qui m’as fait mal avecton cri. Ça coûte plus cher, dit-il à l’oreille de sa fille en lalui baisant avec précaution, mais il faut l’attraper, sans quoi ilse fâcherait.

Eugène était pétrifié par l’inépuisable dévouement de cet homme,et le contemplait en exprimant cette naïve admiration qui, au jeuneâge, est de la foi.

– Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.

– O mon Eugène, c’est beau ce que vous venez de dire là. Etmadame de Nucingen baisa l’étudiant au front.

– Il a refusé pour toi mademoiselle Taillefer et ses millions,dit le père Goriot. Oui, elle vous aimait, la petite, et, son frèremort, la voilà riche comme Crésus.

Oh&|160;! pourquoi le dire&|160;? s’écria Rastignac.

Eugène, lui dit Delphine à l’oreille, maintenant j’ai un regretpour ce soir. Ah&|160;! je vous aimerai bien, moi&|160;! ettoujours.

– Voilà la plus belle journée que j’aie eue depuis vos mariages,s’écria le père Goriot. Le bon Dieu peut me faire souffrir tantqu’il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je me dirai :En février de cette année, j’ai été pendant un moment plus heureuxque les hommes ne peuvent l’être pendant toute leur vie.Regarde-moi, Fifine&|160;! dit-il à sa fille. Elle est bien belle,n’est-ce pas&|160;? Dites-moi donc, avez-vous rencontré beaucoup defemmes qui aient ses jolies couleurs et sa petite fossette&|160;?Non, pas vrai&|160;? Eh bien, c’est moi qui ai fait cet amour defemme. Désormais, en se trouvant heureuse par vous, elle deviendramille fois mieux. Je puis aller en enfer, mon voisin, dit-il, s’ilvous faut ma part de paradis, je vous la donne. Mangeons, mangeons,reprit-il en ne sachant plus ce qu’il disait, tout est à nous.

– Ce pauvre père&|160;!

– Si tu savais, mon enfant, dit-il en se levant et allant àelle, lui prenant la tête et la baisant au milieu de ses nattes decheveux, combien tu peux me rendre heureux à bon marché&|160;!viens me voir quelquefois, je serai là-haut, tu n’auras qu’un pas àfaire. Promets-le-moi, dis&|160;!

– Oui, cher père.

– Dis encore.

– Oui, mon bon père.

– Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si je m’écoutais.Dînons.

La soirée tout entière fut employée en enfantillages, et le pèreGoriot ne se montra pas le moins fou des trois. Il se couchait auxpieds de sa fille pour les baiser&|160;; il la regardait longtempsdans les yeux il frottait sa tête contre sa robe&|160;; enfin ilfaisait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et leplus tendre.

– Voyez-vous&|160;? dit Delphine à Eugène, quand mon père estavec nous, il faut être tout à lui. Ce sera pourtant bien gênantquelquefois.

Eugène, qui s’était senti déjà plusieurs fois des mouvements dejalousie, ne pouvait pas blâmer ce mot, qui renfermait le principede toutes les ingratitudes.

– Et quand l’appartement sera-t-il fini&|160;? dit Eugène enregardant autour de la chambre. Il faudra donc nous quitter cesoir&|160;?

– Oui, mais demain vous viendrez dîner avec moi, dit-elle d’unair fin. Demain est un jour d’Italiens.

– J’irai au parterre, moi, dit le père Goriot.

Il était minuit. La voiture de madame de Nucingen attendait. Lepère Goriot et l’étudiant retournèrent à la Maison-Vauquer ens’entretenant de Delphine avec un croissant enthousiasme quiproduisit un curieux combat d’expressions entre ces deux violentespassions. Eugène ne pouvait pas se dissimuler que l’amour du père,qu’aucun intérêt personnel n’entachait, écrasait le sien par sapersistance et par son étendue. L’idole était toujours pure etbelle pour le père, et son adoration s’accroissait de tout le passécomme de l’avenir. Ils trouvèrent madame Vauquer seule au coin deson poêle, entre Sylvie et Christophe. La vieille hôtesse était làcomme Marius sur les ruines de Carthage. Elle attendait les deuxseuls pensionnaires qui lui restassent, en se désolant avec Sylvie.Quoique lord Byron ait prêté d’assez belles lamentations au Tasse,elles sont bien loin de la profonde vérité de celles quiéchappaient à madame Vauquer.

– Il n’y aura donc que trois tasses de café à faire demainmatin, Sylvie. Hein&|160;! ma maison déserte, n’est-ce pas à fendrele cœur&|160;? Qu’est-ce que la vie sans mes pensionnaires&|160;?Rien du tout. Voilà ma maison démeublée de ses hommes. La vie estdans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pour m’être attiré tous cesdésastres&|160;? Nos provisions de haricots et de pommes de terresont faites pour vingt personnes. La police chez moi&|160;! Nousallons donc ne manger que des pommes de terre&|160;! je renverraidonc Christophe&|160;!

Le Savoyard, qui dormait, se réveilla soudain et dit :

– Madame&|160;?

– Pauvre garçon&|160;! c’est comme un dogue, dit Sylvie.

– Une saison morte, chacun s’est casé. D’où me tombera-t-il despensionnaires&|160;? J’en perdrai la tête. Et cette sibylle deMichonneau qui m’enlève Poiret&|160;!

Qu’est-ce qu’elle lui faisait donc pour s’être attaché cethomme-là qui la suit comme un toutou&|160;?

– Ah&|160;! dame&|160;! fit Sylvie en hochant la tête, cesvieilles filles, ça connaît les rubriques.

– Ce pauvre monsieur Vautrin dont ils ont fait un forçat, repritla veuve, eh bien&|160;! Sylvie, c’est plus fort que moi, je ne lecrois pas encore. Un homme gai comme ça, qui prenait du gloria pourquinze francs par mois, et qui payait rubis sur l’ongle&|160;!

– Et qui était généreux&|160;! dit Christophe.

– Il y a erreur, dit Sylvie.

– Mais non, il a avoué lui-même, reprit madame Vauquer. Et direque toutes ces choses-là sont arrivées chez moi, dans un quartieroù il ne passe pas un chat&|160;! Foi d’honnête femme, je rêve.Car, vois-tu, nous avons vu Louis XVI avoir son accident, nousavons vu tomber l’Empereur, nous l’avons vu revenir et retomber,tout cela c’était dans l’ordre des choses possibles&|160;; tandisqu’il n’y a point de chances contre des pensions bourgeoises : onpeut se passer de roi, mais il faut toujours qu’on mange&|160;; etquand une honnête femme, née de Conflans, donne à dîner avec toutesbonnes choses, mais à moins que la fin du monde n’arrive… Mais,c’est ça, c’est la fin du monde.

– Et penser que mademoiselle Michonneau, qui vous fait tout cetort, va recevoir, à ce qu’on dit, mille écus de rente, s’écriaSylvie.

– Ne m’en parle pas, ce n’est qu’une scélérate&|160;! dit madameVauquer. Et elle va chez la Buneaud, par-dessus le marché&|160;!Mais elle est capable de tout, elle a dû faire des horreurs, elle atué, volé dans son temps. Elle devait aller au bagne à la place dece pauvre cher homme…

En ce moment Eugène et le père Goriot sonnèrent.

– Ah&|160;! voilà mes deux fidèles, dit la veuve ensoupirant.

Les deux fidèles, qui n’avaient qu’un fort léger souvenir desdésastres de la pension bourgeoise, annoncèrent sans cérémonie àleur hôtesse qu’ils allaient demeurer à la Chaussée-d’Antin.

– Ah&|160;! Sylvie&|160;! dit la veuve, voilà mon dernier atout.Vous m’avez donné le coup de la mort, messieurs&|160;! ça m’afrappée dans l’estomac. J’ai une barre là. Voilà une journée qui memet dix ans de plus sur la tête. Je deviendrai folle, ma paroled’honneur&|160;! Que faire des haricots&|160;? Ah&|160;! bien, sije suis seule ici, tu t’en iras demain, Christophe. Adieu,messieurs, bonne nuit.

– Qu’a-t-elle donc&|160;? demanda Eugène à Sylvie.

– Dame&|160;! voilà tout le monde parti par suite des affaires.Ça lui a troublé la tête. Allons, je l’entends qui pleure. Ça luifera du bien de chigner . Voilà la première fois qu’elle se videles yeux depuis que je suis à son service.

Le lendemain, madame Vauquer s’était, suivant son expression,raisonnée. Si elle parut affligée comme une femme qui avait perdutous ses pensionnaires, et dont la vie était bouleversée, elleavait toute sa tête, et montra ce qu’était la vraie douleur, unedouleur profonde, la douleur causée par l’intérêt froissé, par leshabitudes rompues. Certes, le regard qu’un amant jette sur leslieux habités par sa maîtresse, en les quittant, n’est pas plustriste que ne le fut celui de madame Vauquer sur sa table vide.Eugène la consola en lui disant que Bianchon, dont l’internatfinissait dans quelques jours, viendrait sans doute leremplacer&|160;; que l’employé du Muséum avait souvent manifesté ledésir d’avoir l’appartement de madame Couture, et que dans peu dejours elle aurait remonté son personnel.

– Dieu vous entende, mon cher monsieur&|160;! mais le malheurest ici. Avant dix jours, la mort y viendra, vous verrez, luidit-elle en jetant un regard lugubre sur la salle à manger. Quiprendra-t-elle&|160;?

– Il fait bon déménager, dit tout bas Eugène au père Goriot.

– Madame, dit Sylvie en accourant effarée, voici trois jours queje n’ai vu Mistigris.

– Ah&|160;! bien, si mon chat est mort, s’il nous a quittés,je…

La pauvre veuve n’acheva pas, elle joignit les mains et serenversa sur le dos de son fauteuil, accablée par ce terriblepronostic.

Vers midi, heure à laquelle les facteurs arrivaient dans lequartier du Panthéon, Eugène reçut une lettre élégammentenveloppée, cachetée aux armes de Beauséant. Elle contenait uneinvitation adressée à monsieur et à madame de Nucingen pour legrand bal annoncé depuis un mois, et qui devait avoir lieu chez lavicomtesse. A cette invitation était joint un petit mot pour Eugène:

 » J’ai pensé, monsieur, que vous vous chargeriez avec plaisird’être l’interprète de mes sentiments auprès de madame deNucingen&|160;; je vous envoie l’invitation que vous m’avezdemandée, et serai charmée de faire la connaissance de la sœur demadame de Restaud. Amenez-moi donc cette jolie personne, et faitesen sorte qu’elle ne prenne pas toute votre affection, vous m’endevez beaucoup en retour de celle que je vous porte.  »

 » Vicomtesse DE BEAUSEANT.  »

– Mais, se dit Eugène en relisant ce billet, madame de Beauséantme dit assez clairement qu’elle ne veut pas du baron de Nucingen.Il alla promptement chez Delphine, heureux d’avoir à lui procurerune joie dont il recevrait sans doute le prix. Madame de Nucingenétait au bain. Rastignac attendit dans le boudoir, en butte auximpatiences naturelles à un jeune homme ardent et pressé de prendrepossession d’une maîtresse, l’objet de deux ans de désirs. C’estdes émotions qui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie desjeunes gens. La première femme réellement femme à laquelles’attache un homme, c’est-à-dire celle qui se présente à lui dansla splendeur des accompagnements que veut la société parisienne,celle-là n’a jamais de rivale. L’amour à Paris ne ressemble en rienaux autres amours. Ni les hommes ni les femmes n’y sont dupes desmontres pavoisées de lieux communs que chacun étale par décence surses affections soi-disant désintéressées. En ce pays, une femme nedoit pas satisfaire seulement le cœur et les sens, elle saitparfaitement qu’elle a de plus grandes obligations à remplir enversles mille vanités dont se compose la vie. Là surtout l’amour estessentiellement vantard, effronté, gaspilleur, charlatan etfastueux. Si toutes les femmes de la cour de Louis XIV ont envié àmademoiselle de La Vallière l’entraînement de passion qui fitoublier à ce grand prince que ses manchettes coûtaient chacunemille écus quand il les déchira pour faciliter au duc de Vermandoisson entrée sur la scène du monde, que peut-on demander au reste del’humanité&|160;? Soyez jeunes, riches et titrés, soyez mieuxencore si vous pouvez, plus vous apporterez de grains d’encens àbrûler devant l’idole, plus elle vous sera favorable, si toutefoisvous avez une idole. L’amour est une religion, et son culte doitcoûter plus cher que celui de toutes les autres religions&|160;; ilpasse promptement, et passe en gamin qui tient à marquer sonpassage par des dévastations. Le luxe du sentiment est la poésiedes greniers&|160;; sans cette richesse, qu’y deviendraitl’amour&|160;? S’il est des exceptions à ces lois draconiennes ducode parisien, elles se rencontrent dans la solitude, chez les âmesqui ne se sont point laissé entraîner par les doctrines sociales,qui vivent près de quelque source aux eaux claires, fugitives, maisincessantes&|160;; qui, fidèles à leurs ombrages verts, heureusesd’écouter le langage de l’infini, écrit pour elles en toute choseet qu’elles retrouvent en elles-mêmes, attendent patiemment leursailes en plaignant ceux de la terre. Mais Rastignac, semblable à laplupart des jeunes gens, qui, par avance, ont goûté les grandeurs,voulait se présenter tout armé dans la lice du monde&|160;; il enavait épousé la fièvre, et sentait peut-être la force de ledominer, mais sans connaître ni les moyens ni le but de cetteambition. A défaut d’un amour pur et sacré, qui remplit la vie,cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose&|160;; il suffitde dépouiller tout intérêt personnel et de se proposer la grandeurd’un pays pour objet. Mais l’étudiant n’était pas encore arrivé aupoint d’où l’homme peut contempler le cours de la vie et la juger.Jusqu’alors il n’avait même pas complètement secoué le charme desfraîches et suaves idées qui enveloppent comme d’un feuillage lajeunesse des enfants élevés en province. Il avait continuellementhésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentescuriosités, il avait toujours conservé quelques arrière-pensées dela vie heureuse que mène le vrai gentilhomme dans son château.Néanmoins ses derniers scrupules avaient disparu la veille, quandil s’était vu dans son appartement. En jouissant des avantagesmatériels de la fortune, comme il jouissait depuis longtemps desavantages moraux que donne la naissance, il avait dépouillé sa peaud’homme de province, et s’était doucement établi dans une positiond’où il découvrait un bel avenir. Aussi, en attendant Delphine,mollement assis dans ce joli boudoir qui devenait un peu le sien,se voyait-il si loin du Rastignac venu l’année dernière à Paris,qu’en le lorgnant par un effet d’optique morale, il se demandaits’il se ressemblait en ce moment à lui-même.

– Madame est dans sa chambre, vint lui dire Thérèse qui le fittressaillir.

Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse, au coin du feu,fraîche, reposée. A la voir ainsi étalée sur des flots demousseline, il était impossible de ne pas la comparer à ces bellesplantes de l’Inde dont le fruit vient dans la fleur.

– Eh bien&|160;! nous voilà, dit-elle avec émotion.

– Devinez ce que je vous apporte, dit Eugène en s’asseyant prèsd’elle et lui prenant le bras pour lui baiser la main.

Madame de Nucingen fit un mouvement de joie en lisantl’invitation. Elle tourna sur Eugène ses yeux mouillés, et lui jetases bras au cou pour l’attirer à elle dans un délire desatisfaction vaniteuse.

– Et c’est vous (toi, lui dit-elle à l’oreille&|160;; maisThérèse est dans mon cabinet de toilette, soyons prudents&|160;!),vous à qui je dois ce bonheur&|160;? Oui, j’ose appeler cela unbonheur. Obtenu par vous, n’est-ce pas plus qu’un triomphed’amour-propre&|160;? Personne ne m’a voulu présenter dans cemonde. Vous me trouverez peut-être en ce moment petite, frivole,légère comme une Parisienne mais pensez, mon ami, que je suis prêteà tout vous sacrifier, et que, si je souhaite plus ardemment quejamais d’aller dans le faubourg Saint-Germain, c’est que vous yêtes.

– Ne pensez-vous pas, dit Eugène, que madame de Beauséant al’air de nous dire qu’elle ne compte pas voir le baron de Nucingenà son bal&|160;?

– Mais oui, dit la baronne en rendant la lettre à Eugène. Cesfemmes-là ont le génie de l’impertinence. Mais n’importe, j’irai.Ma sœur doit s’y trouver, je sais qu’elle prépare une toilettedélicieuse. Eugène, reprit-elle à voix basse, elle y va pourdissiper d’affreux soupçons. Vous ne savez pas les bruits quicourent sur elle&|160;? Nucingen est venu me dire ce matin qu’on enparlait hier au Cercle sans se gêner. A quoi tient, mon Dieu&|160;!l’honneur des femmes et des familles&|160;! Je me suis sentieattaquée, blessée dans ma pauvre sœur. Selon certaines personnes,monsieur de Trailles aurait souscrit des lettres de change montantà cent mille francs, presque toutes échues, et pour lesquelles ilallait être poursuivi. Dans cette extrémité, ma sœur aurait venduses diamants à un juif, ces beaux diamants que vous avez pu luivoir, et qui viennent de madame de Restaud la mère. Enfin, depuisdeux jours, il n’est question que de cela. Je conçois alorsqu’Anastasie se fasse faire une robe lamée, et veuille attirer surelle tous les regards chez madame de Beauséant, en y paraissantdans tout son éclat et avec ses diamants. Mais je ne veux pas êtreau-dessous d’elle. Elle a toujours cherché à m’écraser, elle n’ajamais été bonne pour moi, qui lui rendais tant de services, quiavais toujours de l’argent pour elle quand elle n’en avait pas.Mais laissons le monde, aujourd’hui je veux être tout heureuse.

Rastignac était encore à une heure du matin chez madame deNucingen, qui, en lui prodiguant l’adieu des amants, cet adieuplein de joies à venir, lui dit avec une expression de mélancolie:- Je suis si peureuse, si superstitieuse, donnez à mespressentiments le nom qu’il vous plaira, que je tremble de payermon bonheur par quelque affreuse catastrophe.

– Enfant, dit Eugène.

– Ah&|160;! c’est moi qui suis l’enfant ce soir, dit-elle enriant.

Eugène revint à la Maison-Vauquer avec la certitude de laquitter le lendemain, il s’abandonna donc pendant la route à cesjolis rêves que font tous les jeunes gens quand ils ont encore surles lèvres le goût du bonheur.

– Eh bien&|160;? lui dit le père Goriot quand Rastignac passadevant sa porte.

– Eh bien&|160;! répondit Eugène, je vous dirai tout demain.

– Tout, n’est-ce pas&|160;? cria le bonhomme. Couchez-vous. Nousallons commencer demain notre vie heureuse.

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