Le Péril Bleu

Le Péril Bleu

de Maurice Renard

Car on peut le dire, madame : pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel et les hommes s’y traînent pesamment, avec, au-dessus d’eux,l’océan d’azur interdit où passent les nuées ainsi que des remous.

PARTHÉNOPE OU L’ESCALE IMPRÉVUE.

PRÉLIMINAIRE
Il y a six mois – c’était exactement le lundi16 juin 1913 à neuf heures du matin – je vis entrer dans mon studio la jeune chambrière qui me servait alors. Comme je venais d’entamer un travail passionnant et que la consigne était de me laisser tranquille, les paroles qui montèrent à mes lèvres furent trois ou quatre blasphèmes de choix. Mais la fille n’en eut point souci et continua d’avancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait d’un triomphe si éclatant qu’elle avait l’air de mimer, avec des accessoires de fortune, la célèbre chorégraphie où Salomé promène sur un plateau d’argent la tête d’Iokanaan.

Je l’apostrophai avec bienveillance :

– Qu’est-ce qui vous prend ? C’estla carte du Père éternel que vous trimbalez ? Donnez.Ah ! mon Dieu ! Pas possible ? !… Faitesentrer ! presto ! presto !

J’avais lu le nom, la qualité et l’adresse del’homme illustre parmi les plus illustres, l’homme de 1912, l’hommedu Péril bleu :

JEAN LE TELLIER

Directeur de l’Observatoire

202, boulevard Saint-Germain

Durant quelques secondes, je contemplai d’unregard ébloui la fiche de bristol évocatrice de tant de gloire etde science, de malheur et de courage ; puis mon attention sefixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible année1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits deM. Le Tellier, et je voyais d’avance apparaître au seuil de lachambre un visiteur dans la force de l’âge, avec un bon sourire etde grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sahaute taille et caressant d’une main déliée sa barbe soyeuse etbrune.

Or, celui qui tout à coup s’encadra dans lechambranle ressemblait à ma vision comme un vieillard ressemble àsa jeunesse.

Je courus à sa rencontre. Il essaya de sourireet fit une grimace. Il marchait voûté, d’un pas incertain, etsoutenait à grand-peine un portefeuille volumineux. Hélas ! àprésent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur. Àprésent la rosette rouge qui ornait son parement voisinait avec unebarbe grise ; ses paupières demeuraient baissées timidement,heureusement. À présent, enfin, toutes les émotions, toutes lessouffrances, toutes les épouvantes de 1912 se lisaient sur ce frontblême et dégarni, tourmenté de rides douloureuses.

Nous échangeâmes les politesses de rigueur.Après quoi M. Le Tellier voulut bien s’asseoir, posa sur sesgenoux le portefeuille ballonné, puis me dit en letapotant :

– Monsieur, voici du travail que je vousapporte.

– Vraiment ? fis-je d’un tonaimable. Et… de quoi s’agit-il, monsieur ?

Il leva les yeux vers les miens. Ah ! sesyeux n’avaient pas changé. C’étaient ces yeux-là que j’avaisespérés : de grands yeux intimidants, habitués au spectacledes soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder…

L’astronome répondit :

– J’ai là tous les documents nécessairesà l’histoire de ce qu’on nomme, plus ou moins justement, LesTerreurs de l’an mil neuf cent douze.

– Comment ! m’écriai-je au comble dela surprise, vous voudriez que…

– … ce soit vous qui fassiez cetravail.

– Vous me faites beaucoup d’honneur… Maisen vérité…, monsieur, avez-vous réfléchi… C’est une chose…énorme ! Le sujet n’est pas à ma pointure…

– Monsieur, ce que je vous demande, c’estl’histoire d’une famille pendant les Terreurs de mil neufcent douze ; c’est l’histoire de mafamille !

À ces mots qui éveillaient le souvenir detelles surhumaines catastrophes et m’apprenaient au juste lamission grandiose qui m’était réservée, un souffle d’enthousiasmesouleva tout mon être.

– Quoi, monsieur ! vous consentiriezà livrer à la foule… en détail, les péripéties… intimes…poignantes…

– Il le faut, dit gravement M. LeTellier, parce que c’est le seul moyen de faire comprendre à toutle monde tout ce qui s’est passé l’année dernière, etparce qu’un tel enseignement doit être donné.

– Vite, monsieur, m’écriai-je,montrez-moi le document ! Je brûle d’entamer la besogne…

Les papiers s’étalaient déjà sur monbureau.

On trouvait dans ces liasses toutes les sortesde renseignements : lettres, journaux, croquis, notes,procès-verbaux, revues, constats, photographies, télégrammes, etc.,soigneusement classés par rang de date, numérotés de 1 à 1046 etrépertoriés.

M. Le Tellier feuilleta cette chronique,parcourut les pièces une à une, et fit revenir pour moi le fantômedes heures sinistres.

Elles dépassaient en horreur et en bizarreriece que la notion vulgaire de la crise m’avait permis de soupçonner.Amateur d’insolite et scribe de miracles, j’ai connu et divulguéles plus étranges destins. J’ai fréquenté le physicien Bouvancourt,qui pénétra dans l’image du monde reflétée aux miroirs. Un de mesvieux compagnons fut M. de Gambertin, dévoré de nosjours, en pleine Auvergne, par un monstre antédiluvien. J’aicompulsé le testament de ce pauvre X…, lequel vit accourir aurendez-vous d’amour le cadavre de sa maîtresse. J’ai surprisl’existence du Dr Lerne, qui interchangeait les cervelles de sesclients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalité.L’ingénieur Z… me confia le soin d’exposer comment on fait le tourdu globe en restant à la même place. J’étais là quand Nerval, lecompositeur, mourut d’avoir écouté les Sirènes au creux d’uncoquillage. Je possède aussi – j’en passe et des meilleurs – lesmémoires de Fléchambault, l’infortuné qui séjourna chez lesmicrobes… Enfin mes registres contiennent pas mal de curiosités.Mais, en mon âme et conscience je l’affirme, tout cela n’est rienau regard des événements dont M. Le Tellier poursuivitl’énumération, tandis que son doigt décharné fouillait les archivesdu Péril bleu.

Je dois dire qu’il racontait d’une manièresaisissante, comme tous ceux qui ont vécu leur narration. Parfoismême il tremblait d’une angoisse rétrospective, au vu de certainespages qu’il avait tracées de sa propre main vacillante, au sortird’un nouvel accident, « tout chaud », pour ainsi dire, etsous le coup du désespoir.

Ce jour-là, nous oubliâmes tous deux l’heuredu déjeuner.

Telles sont les conjonctures dans lesquellesje fus appelé à écrire cette histoire de l’an de disgrâce 1912.

J’ai suivi, pour ce faire, l’ordre du temps –le seul qu’un historien puisse adopter s’il méprise l’effet, commec’est son devoir. Et toutes les fois qu’une pièce du dossier me l’apermis par sa concision, sa brièveté, sa justesse et la bonhomie deson écriture, je l’ai versée telle quelle à ma relation. Il enrésulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dénuésde style ; cela est regrettable. Mais fallait-il manquer lamoindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, audiscours d’un rapporteur ?

À ce propos, sans doute me fera-t-on grief del’hospitalité libérale octroyée dans mon livre à la correspondancede M. Tiburce. Elle offre peu d’intérêt, et sa part dansl’action est assez minime, je l’avoue. Mais elle achève si bien leportrait d’un personnage dont le type funeste incline à se tropmultiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur où peuventconduire certains excès, qu’il m’a paru naturel et moral de ladisséminer aux endroits que lui assignait la chronologie.

Un mot encore. Bon nombre de personnages ontl’excellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits etle déplacement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du Périlbleu, je recommande les cartes de l’État-major Nantua(160) et Chambéry (169), ou la carte du ministère del’Intérieur Belley (XXIII, 25). Ces topographies joignentà l’exactitude la plus stricte le mérite d’être levées à uneéchelle suffisante pour qu’on y puisse piquer de minusculesdrapeaux indicateurs ou des épingles à tête de verre coloré. Quantau plan de Paris, le premier venu fera l’affaire.

Et maintenant, tournons les yeux vers le passéet revenons par la pensée au mois de mars 1912.

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