Le Petit Héros

Le Petit Héros

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky

Je n’avais pas encore onze ans, lorsqu’au mois de juillet on m’envoya passer quelque temps aux environs de Moscou, dans une terre appartenant à un de mes parents, M. T***, qui continuellement réunissait alors chez lui une cinquantaine d’invités, peut-être même davantage ; car, je dois le dire,ces souvenirs sont lointains !

Tout y était gai et animé ; c’était une fête perpétuelle. Notre hôte paraissait s’être juré de dissiper le plus vite possible son immense fortune ; et, en effet, il réussit rapidement à résoudre ce problème : il jeta si bien l’argent par les fenêtres, que bientôt il n’en resta plus vestige.À chaque instant arrivaient de nouveaux hôtes : on était là tout près de Moscou, que l’on voyait à l’horizon, de sorte que ceux qui partaient cédaient la place à de nouveaux venus, et la fête continuait toujours. Les divertissements se suivaient sans interruption, et l’on n’en voyait pas la fin : parties de cheval dans les environs, excursions dans la forêt et promenades en bateau sur la rivière ; festins, dîners champêtres, soupers sur la grande terrasse bordée de trois rangées de fleurs rares, qui répandaient leurs parfums dans l’air frais de la nuit. Les femmes,presque toutes jolies, semblaient, à la lueur d’une illumination féerique, encore plus belles, avec leurs yeux étincelants et le visage animé par les impressions du jour.

Les conversations se croisaient, vivement interrompues par de sonores éclats de rire ; puis c’étaient des danses, des chants, de la musique ; si le ciels’obscurcissait, on organisait des tableaux vivants, des charades,des proverbes, des spectacles ; il y avait aussi des beauxparleurs, des conteurs, des faiseurs de bons mots. Certes, toutcela ne se passait pas sans médisances et sans commérages, carautrement le monde ne saurait exister, et des millions de personnesmourraient d’ennui. Mais comme je n’avais que onze ans, je n’yprêtais aucune attention, absorbé que j’étais par mes propresidées ; et d’ailleurs, si j’avais remarqué quelque chose, jen’aurais pu m’en rendre compte, tellement j’étais ébloui par lecôté brillant du tableau qui frappait mes yeux d’enfant ; cen’est que plus tard que tout m’est revenu par hasard à la mémoire,et que j’ai compris ce que j’avais vu et entendu à cette époque.Quoi qu’il en soit, cet éclat, cette animation, ce bruit quej’avais ignoré jusque-là, m’impressionnèrent d’une telle manièreque les premiers jours je me sentis comme perdu et que j’eus levertige.

Je parle toujours de mes onze ans, c’est qu’eneffet j’étais un enfant, rien qu’un enfant. Parmi les jeunesfemmes, plusieurs me caressaient volontiers, mais ne songeaientguère à s’informer de mon âge ; cependant, – choseétrange ! – un sentiment, que j’ignorais encore, s’étaitemparé de moi, et quelque chose s’agitait vaguement dans mon cœur.Pourquoi ce cœur battait-il si fort par moments, et pourquoi monvisage se couvrait-il de subites rougeurs ? Tantôt je mesentais confus et comme humilié de mes privilèges d’enfant ;tantôt j’étais envahi par une sorte d’étonnement et j’allais mecacher là où personne ne pouvait me trouver. Je cherchais alors àreprendre haleine ; j’étais hanté par un vague ressouvenir quim’échappait soudain, sans lequel je me figurais pourtant que je nepouvais me montrer et dont il m’était impossible de me passer.Tantôt il me semblait que je me dissimulais à moi-même quelquechose que je n’aurais jamais révélé à personne, et moi, petithomme, je me sentais parfois des mouvements de honte au point d’enverser des larmes.

Bientôt je me trouvai isolé dans le tourbillonqui m’entourait. Parmi nous il y avait d’autres enfants ; maistous étaient beaucoup plus jeunes ou beaucoup plus âgés que moi, etje ne me souciais pas d’eux.

Rien ne me fût arrivé, pourtant, s’il nes’était produit une circonstance exceptionnelle. Pour ces bellesdames, je n’étais qu’un petit être insignifiant qu’elles aimaient àcombler de caresses, et avec lequel elles pouvaient jouer à lapoupée. L’une d’elles, surtout, une ravissante jeune femme blonde,ayant une épaisse et magnifique chevelure, comme je n’en avaisjamais vu, et comme je n’en rencontrerai certainement plus jamaisde pareille, semblait s’être juré de ne pas me laisser tranquille.Elle s’amusait, tandis que moi j’en étais tout troublé, à provoquerl’hilarité générale, à chaque instant, par de brusques folies dontj’étais la victime, ce qui lui causait une grande joie.

En pension, ses compagnes l’eussent traitée devraie gamine. Elle était merveilleusement belle ; il y avaitje ne sais quoi en elle qui saisissait immédiatement. Elle neressemblait sous aucun rapport à ces modestes petites blondes,douces comme un duvet et délicates comme de jeunes souris blanchesou comme des filles de pasteur. Elle était petite etgrassouillette, mais son visage, modelé à ravir, était du dessin leplus délicat et le plus fin. Comme le feu, elle était vive, rapideet légère. Parfois le reflet d’un éclair passait sur sonvisage ; ses grands yeux francs, brillants comme des diamants,lançaient alors des étincelles ; je n’aurais jamais échangé depareils yeux bleus contre des yeux noirs, fussent-ils plus noirsque ceux d’une Andalouse ; vrai Dieu ! ma blonde valaitbien certaine brune, chantée jadis par un grand poëte qui avaitjuré en vers excellents être prêt à se faire rompre les os pourtoucher seulement du doigt le bout de sa mantille. Ajoutez que mabelle était la plus gaie de toutes les belles du monde, la plusfolle des rieuses, et alerte comme une enfant, malgré ses cinq ansde mariage. Le rire ne quittait pas ses lèvres, fraîches comme unerose qui aurait à peine entr’ouvert, aux premiers rayons du soleil,ses pétales rouges et parfumés, et garderait encore les grossesgouttes de la rosée matinale.

Le deuxième jour de mon arrivée on avait, ilm’en souvient, organisé un spectacle. La salle était pleine ;plus un siège n’était vacant ; venu très-tard, je dus resterdebout. Mais le vif intérêt que je prenais au spectacle m’attiravers la rampe, et, sans m’en apercevoir, j’arrivai aux premiersrangs. Là je m’arrêtai et m’appuyai au dossier d’un fauteuil. Unedame y était assise : c’était ma blonde, mais nous n’avionspas encore fait connaissance. Voilà qu’involontairement je me mis àregarder ses séduisantes épaules, blanches et potelées, bien qu’àvrai dire il me fût aussi indifférent de contempler de bellesépaules de femme que d’admirer le bonnet à rubans rouges posé surles cheveux gris d’une respectable dame assise au premier rang. Àcôté de ma belle blonde se trouvait une vieille fille, une decelles, comme j’ai eu depuis l’occasion de le remarquer, qui seréfugient toujours auprès des plus jeunes et plus jolies femmes, etchoisissent surtout celles qui aiment à être entourées de jeunesgens. Mais peu importe : là n’est point l’affaire. Aussitôtqu’elle eut remarqué mes regards indiscrets, elle se pencha vers savoisine et avec un rire moqueur lui lança quelques mots àl’oreille ; celle-ci se retourna vivement. Je vois encore leséclairs que ses yeux ardents lancèrent de mon côté ; moi, quine m’y attendais guère, je frissonnai, comme au contact d’unebrûlure. La belle sourit.

– Cette comédie est-elle de votregoût ? me demanda-t-elle en me regardant fixement d’un airrailleur et malicieux.

– Oui, répondis-je, la contemplanttoujours avec une sorte d’étonnement qui semblait lui plaire.

– Pourquoi restez-vous debout ? Vousallez vous fatiguer ; est-ce qu’il n’y a plus de place pourvous ?

– C’est que précisément il n’y en a plus,lui répondis-je, plus soucieux alors de me tirer d’embarras quepréoccupé de son regard étincelant. J’étais tout uniment contentd’avoir enfin trouvé un bon cœur auquel je pouvais faire part de mapeine.

– J’ai déjà cherché, mais toutes leschaises sont prises, ajoutai-je, comme pour me plaindre de cetennui.

– Viens ici, dit-elle vivement, aussiprompte à prendre son parti qu’à exécuter toute bizarre idée quitraversait sa tête folle ; – viens ici sur mesgenoux !

– Sur vos genoux ?… répétai-jestupéfait.

Je viens de dire que mes privilèges d’enfantme faisaient honte et commençaient à m’offusquer. Cetteproposition, par sa raillerie, me sembla monstrueuse ;d’autant plus que, de tout temps timide et réservé, je l’étaisdevenu encore davantage auprès des femmes. Je me sentis donccomplètement interdit.

– Mais oui, sur mes genoux !Pourquoi ne veux-tu pas t’asseoir sur mes genoux ?

Et en insistant elle riait de plus belle etfinit par éclater bruyamment. Était-ce sa propre plaisanterie, oubien mon air penaud qui provoquait sa gaieté ? Dieu lesait !

Je devins pourpre, et tout troublé je cherchaià me sauver ; mais elle me prévint en me saisissant par lebras pour m’en empêcher, et, à mon grand étonnement, m’attirant àelle, elle me serra la main douloureusement ; ses doigtsbrûlants brisèrent mes doigts et me causèrent une telle souffranceque, tout en grimaçant de douleur, je faisais tout mon possiblepour étouffer les cris prêts à m’échapper. En outre, j’étaisextrêmement surpris, épouvanté même, en apprenant qu’il peutexister de ces femmes méchantes capables de dire de telles sottisesaux jeunes garçons et de les pincer aussi cruellement et sans motifdevant tout le monde.

Mon visage devait exprimer ma détresse, carl’espiègle me riait au nez comme une folle, tout en continuant depincer et de meurtrir mes pauvres doigts. Elle était enchantéed’avoir réussi à mystifier et à rendre confus un malheureux garçoncomme moi. Ma position était lamentable : d’abord je mesentais pris de confusion, car tout le monde s’était tourné denotre côté, les uns jetant un œil interrogateur, les autres riantet devinant bien que la belle jeune femme avait fait quelqueétourderie ; de plus, j’avais une violente envie de crier,car, me voyant rester sans voix, elle me serrait les doigts avecd’autant plus d’obstination ; mais j’étais résolu à supporterma douleur en Spartiate, dans la crainte de faire un scandale aprèslequel je n’aurais plus su que devenir. Dans un accès de désespoirj’essayai de dégager ma main ; mais mon tyran était plus fortque moi. Enfin, à bout de courage, je poussai un gémissement. C’estce qu’elle attendait ! Aussitôt elle me lâcha et se retourna,comme si rien ne se fût passé et comme si ce n’était pas elle quim’eût joué ce mauvais tour. On eût dit un écolier qui, lorsque lemaître a les yeux tournés, prend le temps de faire quelque niche àson voisin, de pincer un camarade, petit et faible, de lui donnerune chiquenaude, un coup de pied, de le pousser du coude, et de seremettre en place, le regard fixé sur son livre, en répétant saleçon, – le tout en un clin d’œil, – pour faire ensuite un pied denez au maître irrité qui s’est élancé, vautour sur sa proie, ducôté où il entendait du bruit.

Fort heureusement, l’attention générale fut ence moment attirée sur la scène par le maître de la maison, quijouait avec un réel talent le principal rôle d’une comédie deScribe. On applaudit chaleureusement ; profitant du bruit, jeme glissai hors des rangs et me sauvai à l’autre extrémité de lasalle. Me réfugiant alors derrière une colonne, je regardai, saisid’effroi, la chaise occupée par la belle malicieuse. Elle riaittoujours, tenant son mouchoir sur sa bouche. Longtemps elle seretourna, scrutant de l’œil tous les coins ; elle semblaitregretter que notre lutte enfantine fût sitôt terminée, etméditait, à coup sûr, quelque nouveau tour de sa façon.

C’est ainsi que nous fîmes connaissance, et àpartir de ce soir elle ne me quitta plus d’un pas. Elle mepoursuivit dès lors sans trêve ni merci, et devint ma persécutriceet mon tyran. Ses espiègleries avaient ce côté comique qu’elleparaissait s’être éprise de moi, et par cela même elles meblessaient d’autant plus vivement. Vrai sauvage, j’en ressentaisune impression plus douloureuse. Par moments, ma position devenaità ce point critique, que je me sentais capable de battre mamalicieuse adoratrice. Ma timidité naïve, mes angoisses semblaientl’exciter à m’attaquer sans pitié ; et je ne savais où trouverun refuge. Les rires qu’elle savait toujours soulever et quiretentissaient autour de nous la poussaient sans cesse à denouvelles espiègleries.

Enfin on commença à trouver que sesplaisanteries dépassaient les bornes. Et en effet, autant que jepuis m’en rendre compte à présent, elle prenait vraiment plus deliberté qu’il ne convient avec un garçon de mon âge.

Mais son caractère était ainsi fait. C’étaitune enfant gâtée sous tous les rapports, et surtout, comme je l’aientendu dire ensuite, gâtée par son mari, un petit homme, gros etvermeil, très-riche, très-affairé en apparence, d’un caractèremobile et inquiet, ne pouvant rester deux heures au même endroit.Chaque jour il nous quittait pour aller à Moscou ; il luiarrivait même de s’y rendre deux fois par jour, en nous assurantque c’était pour affaires. Il était difficile de trouver quelqu’unde meilleure humeur, de plus cordial, de plus comique, et en mêmetemps de plus comme il faut que lui.

Non-seulement il aimait sa femme jusqu’à lafaiblesse, mais encore il en faisait son idole. En rien, il ne lagênait. Elle avait de nombreux amis des deux sexes, Mais, étourdieen tout, elle ne se montrait guère difficile dans le choix de sonentourage, quoique au fond elle fût beaucoup plus sérieuse qu’on nepourrait le croire d’après ce que je viens de raconter.

Parmi ses amies, elle aimait et préférait àtoute autre une jeune dame, sa parente éloignée, qui se trouvaitaussi dans notre société. Entre elles s’était établie une douce etdélicate amitié, de celles qui se plaisent souvent à germer entredeux caractères opposés, lorsque l’un est plus austère, plusprofond et plus pur, et que l’autre, reconnaissant une supérioritéréelle, s’y soumet avec tendresse et modestie, non sans garder lesentiment intime de sa propre valeur et conserver cette affectiondans le fond de son cœur, comme un talisman. C’est dans desemblables relations que naissent les plus exquis raffinements ducœur : d’un côté une indulgence et une tendresseinfinies ; de l’autre un amour et une estime poussés jusqu’àla crainte ; d’où résulte une bienfaisante appréhension defaiblir aux yeux de celle qu’on apprécie tant, mêlée au désirjaloux de pouvoir se rapprocher de plus en plus de son cœur.

Les deux amies étaient du même âge, mais ladissemblance entre elles était absolue, à commencer par lecaractère de leur beauté. Madame M*** n’était pas moins belle queson amie, mais il y avait en elle quelque chose de particulier quitranchait vivement et la faisait distinguer parmi toutes les autresjeunes et jolies femmes. L’expression de son visage attiraitimmédiatement ou plutôt provoquait un sentiment de profondesympathie. On rencontre parfois de ces visages prédestinés. Auprèsd’elle on se sentait naître à la confiance, et cependant ses grandsyeux tristes, ardents et pleins d’énergie, avaient aussi desexpressions timides et agitées. La crainte de quelque chose deredoutable et de terrible paraissait le dominer ; ses traits,paisibles et doux, qui rappelaient ceux des madones italiennes,étaient parfois voilés d’un tel désespoir, que chacun, en laregardant, était pris de tristesse à son tour et partageait sonangoisse.

Sur ce visage pâle et amaigri dont les traitss’illuminaient parfois d’une sérénité d’enfant, perçait, à traversle calme d’une beauté irréprochable, une sorte d’abattement :étreinte sourde et secrète, tempérée surtout par un demi-sourire,où semblaient se refléter les impressions récentes encore despremières années aux joies naïves. Cet ensemble complexe provoquaitune telle compassion pour cette femme, que dans les cœurs germaitinvolontairement un sentiment d’ineffable attraction. Bien qu’ellese montrât silencieuse et réservée, il n’était personne d’aussiaimant et d’aussi attentif qu’elle, dès qu’on avait besoin decompassion. Il y a des femmes qui sont des Sœurs de charité. On nepeut rien leur cacher, aucune douleur morale du moins ; celuiqui souffre a le droit de s’approcher d’elles, plein d’espérance etsans crainte de les importuner ; on ne saurait sonder ce qu’ilpeut y avoir de patience, d’amour, de pitié et de miséricorde danscertains cœurs de femme. Ces cœurs si purs, souvent blessés,renferment des trésors de sympathie, de consolation,d’espérance ; et en effet, celui qui aime beaucoup souffrebeaucoup ; ses blessures sont soigneusement cachées auxregards curieux, car un chagrin profond d’ordinaire se tait et sedissimule. Pour elles, jamais elles ne sont effrayées à l’aspectd’une plaie profonde, repoussante même ; quiconque souffre estdigne d’elles ; d’ailleurs, elles semblent nées pour accomplirquelque action héroïque.

Madame M*** était grande, svelte et bienfaite, quoique un peu mince. Ses mouvements étaient inégaux, tantôtlents, graves, tantôt vifs comme ceux d’un enfant ; ondevinait dans ses manières un sentiment de délaissement, d’alarmepeut-être, mais qui ne sollicitait nullement la protection. J’aidéjà dit que les taquineries peu convenables de ma malicieuseblonde me rendaient très-malheureux, et me blessaient cruellement.Or, il y avait à ma confusion une autre cause secrète, causeétrange et sotte, que je cachais à tous les yeux et qui me faisaittrembler. En y pensant, la tête renversée, blotti dans quelque coinobscur et ignoré, à l’abri de tout regard moqueur et inquisiteur,loin des yeux bleus de quelqu’une de ces écervelées, je suffoquaisde crainte et d’agitation ; bref, j’étais amoureux !

Mettons que j’ai dit là une absurdité et quepareille chose ne pouvait m’arriver. Mais alors pourquoi, parmitoutes les personnes dont j’étais entouré, une seule attirait-ellemon attention ? Pourquoi ce plaisir de la suivre du regard,bien qu’il ne fût pas de mon âge d’observer les femmes et de nouerdes relations avec elles ? Souvent, pendant les soiréespluvieuses, lorsque toute la société était obligée de rester à lamaison, je me blottissais dans un coin du salon, triste etdésœuvré, car personne, excepté ma persécutrice, ne m’adressait laparole. Alors j’observais tout le monde et j’écoutais lesconversations, souvent inintelligibles pour moi. Bientôt j’étaiscomme ensorcelé par les doux yeux, le sourire paisible et la beautéde madame M***, – car c’était elle qui occupait ma pensée, – et uneimpression vague et étrange, mais incomparablement douce, nes’effaçait plus de mon cœur. Souvent, pendant plusieurs heures, jene pouvais la quitter du regard ; j’étudiais ses gestes, sesmouvements, les vibrations de sa voix pleine et harmonieuse, maisquelque peu voilée, et, chose bizarre ! à force de l’observer,je ressentais une impression tendre et craintive, en même temps quej’éprouvais une inconcevable curiosité, comme si j’eusse cherché àdécouvrir quelque mystère.

Le plus pénible pour moi, c’était d’être enbutte aux railleries dont je me trouvais si souvent victime, enprésence de madame M***. Il me semblait que ces moqueries et cespersécutions comiques devaient m’avilir. Lorsque s’élevait un riregénéral dont j’étais la cause et auquel madame M*** prenait partinvolontairement, alors, pris de désespoir, exaspéré de douleur, jem’échappais des bras de mes persécuteurs et m’enfuyais aux étagessupérieurs où je passais le reste du jour, n’osant plus me montrerau salon.

Du reste, je ne pouvais encore me rendre biencompte de cet état de honte et d’agitation. Je n’avais pas encoreeu l’occasion de parler à madame M***, et, effectivement, je nepouvais m’y décider. Mais un soir, après une journéeparticulièrement insupportable pour moi, j’étais resté en arrièredes autres promeneurs et j’allais m’en retourner, me sentantextrêmement las, quand j’aperçus madame M*** assise sur un bancdans une allée écartée. Seule, la tête penchée sur sa poitrine,elle chiffonnait machinalement son mouchoir et semblait avoirchoisi exprès ce lieu désert. La méditation dans laquelle elleétait plongée était si profonde qu’elle ne m’entendit pasm’approcher d’elle. Dès qu’elle m’aperçut elle se leva rapidement,se détourna, et je vis qu’elle s’essuyait vivement les yeux. Elleavait pleuré. Mais séchant ses pleurs, elle me sourit et marcha àcôté de moi.

Je ne me souviens plus de notre conversation,mais je sais qu’elle m’éloignait à tout instant sous différentsprétextes : tantôt elle me priait de lui cueillir une fleur,tantôt de voir quel était le cavalier qui galopait dans l’alléevoisine. Dès que j’étais à quelques pas, elle portait encore sonmouchoir à ses yeux pour essuyer de nouveaux pleurs dont la sourcerebelle ne voulait pas tarir. Devant cette persistance à merenvoyer, je compris enfin que je la gênais ; elle-même voyaitque j’avais remarqué son état, mais elle ne pouvait pas secontenir, ce qui me désespérait davantage. J’étais furieux contremoi-même, presque au désespoir, maudissant ma gaucherie et monignorance. Mais comment la quitter sans lui laisser voir quej’avais remarqué son chagrin ? Je continuais donc à marcher àses côtés, tristement surpris, épouvanté et ne trouvant décidémentaucune parole pour renouer notre conversation épuisée.

Cette rencontre me frappa tellement quependant toute la soirée, dévoré de curiosité, je ne pouvaisdétacher les yeux de sa personne. Il arriva que deux fois elle mesurprit plongé dans mes observations, et la seconde fois ellesourit en me regardant. Ce fut son seul sourire de toute la soirée.Une morne tristesse ne quittait pas son visage devenu très-pâle.Elle s’entretenait tranquillement avec une dame âgée, vieille femmetracassière et méchante que personne n’aimait, à cause de sonpenchant pour l’espionnage et les cancans, mais que tout le monderedoutait ; aussi chacun, bon gré, malgré, s’efforçait-il delui complaire.

À dix heures on vit entrer le mari de madameM***. Jusque-là j’avais observé sa femme très-attentivement, nequittant pas des yeux son visage attristé. À l’arrivée inattenduede M. M***, je la vis tressaillir, et elle, d’ordinaire sipâle, devint encore plus blanche. La chose fut si visible qued’autres la remarquèrent, et de tous côtés des conversationss’engagèrent. En prêtant l’oreille, je parvins à comprendre quemadame M*** n’était pas heureuse. On disait son mari jaloux commeun Arabe, non par amour, mais par vanité.

C’était un homme de son temps, aux idéesnouvelles, et il s’en vantait. Grand, robuste et brun, favoris à lamode, visage coloré et satisfait, dents d’une blancheur de nacre,tenue irréprochable de gentleman, tel était M. M***. On ledisait homme d’esprit. C’est ainsi que, dans certains cercles, ondésigne une espèce particulière d’individus devenus gros et grasaux dépens d’autrui, qui ne font rien et ne veulent positivementrien faire, et qui, par suite de cette paresse éternelle et decette indolence continue, finissent par avoir une boule de graisseà là place du cœur. Eux-mêmes répètent à tout propos « qu’ilsn’ont rien à faire, par suite de quelque circonstance fâcheuse etcompliquée qui les accable ; ce dont ils sont fort àplaindre ». Cette phrase creuse, notre égoïste la répétaitcomme un mot d’ordre, et tout le monde commençait à en êtrefatigué.

Quelques-uns de ces drôles, impuissants àtrouver ce qu’ils pourraient faire et qui d’ailleurs ne l’ontjamais cherché, voudraient prouver qu’à la place du cœur, ils ont,non pas une boule de graisse, mais quelque chose de profond.D’habiles chirurgiens pourraient seuls l’affirmer, et encore parpolitesse. Bien qu’ils n’emploient leurs instincts qu’à degrossiers persiflages, à des jugements bornés, à l’étalage d’unorgueil démesuré, ces individus ont du succès dans le monde. Ilspassent tout leur temps à observer les fautes et les faiblesses desautres, et fixent toutes ces observations dans leur esprit ;avec la sécheresse de cœur qui les caractérise, il ne leur est pasdifficile, possédant par devers eux tant de préservatifs, de vivresans difficulté avec autrui. C’est ce dont ils se targuent. Ilssont à peu près persuadés que le monde est fait pour eux ; quec’est une poire qu’ils gardent pour la soif ; qu’il n’y aqu’eux de spirituels, que tous les autres sont des sots, que lemonde est comme une orange dont ils expriment le jus, quand ils enont besoin ; qu’ils sont les maîtres de tout, et que si l’étatactuel des affaires est digne d’éloges, ce n’est que grâce à eux,gens d’esprit et de caractère. Aveuglés par l’orgueil, ils ne seconnaissent point de défauts. Semblables à ces fripons mondains,nés Tartufes et Falstaffs, si fourbes qu’à la fin ils arrivent à sepersuader qu’il doit en être ainsi, ils vont répétant si souventqu’ils sont honnêtes, qu’ils finissent par croire que leurfriponnerie est de l’honnêteté. Incapables d’un jugement quelquepeu consciencieux ou d’une appréciation noble, trop épais poursaisir certaines nuances, ils mettent toujours au premier plan etavant tout leur précieuse personne, leur Moloch et Baal, leur chermoi. La nature, l’univers n’est pour eux qu’un beau miroirqui leur permet d’admirer sans cesse leur propre idole et de n’yrien regarder d’autre ; ce pourquoi il n’y a lieu de s’étonners’ils voient laid. Ils ont toujours une phrase toute prête, et,comble du savoir-faire, cette phrase est toujours à la mode. Leursefforts tendent à ce seul but, et quand ils y ont réussi, ils larépètent partout. Pour découvrir de telles phrases, ils ont leflair qui convient et s’empressent de se les approprier, pour lesprésenter comme si elles étaient d’eux. La vérité étant souventcachée, ils sont trop grossiers pour la discerner, et ils larejettent comme un fruit qui n’est pas encore mûr. De telspersonnages passent gaiement leur vie, ne se souciant de rien,ignorant combien le travail est difficile ; aussi gardez-vousde heurter maladroitement leurs épais sentiments : cela nevous serait jamais pardonné ; ces gens-là se souviennent de lamoindre attaque et s’en vengent avec délices. En résumé, je ne peuxmieux comparer notre individu qu’à un énorme sac tout rempli, pourmieux dire bondé de sentences, de phrases à la mode et de toutessortes de fadaises.

Du reste, M. M*** avait encore cela departiculier qu’en sa qualité de beau parleur et de conteurcaustique, il était toujours très-entouré dans un salon. Cesoir-là, surtout, il avait beaucoup de succès. Gai, plein d’entrainet de verve, il devint bientôt maître de la conversation et forçatout le monde à l’écouter. Quant à sa femme, elle paraissait sisouffrante et si triste, que je pensais voir à chaque instant deslarmes perler au bout de ses longs cils.

Cette scène, comme je l’ai dit tout à l’heure,me frappa et m’intrigua au plus haut point. Je quittai le salon enproie à un étrange sentiment de curiosité qui me fit rêver toute lanuit de M. M***, et pourtant il m’arrivait rarement de fairede mauvais rêves.

On vint me chercher le lendemain matin pour larépétition des tableaux vivants, où je remplissais un rôle. Lestableaux vivants, le spectacle et la soirée dansante devaient avoirlieu cinq jours après pour fêter l’anniversaire de la naissance dela fille cadette de notre hôte. On avait lancé à Moscou et auxenvirons une centaine de nouvelles invitations pour cette fête,presque improvisée ; aussi le château était-il plein devacarme, de mouvement et de remue-ménage.

La répétition, ou pour mieux dire la revue descostumes, devait avoir lieu ce matin-là ; d’ailleurs elletombait très-mal à propos ; car notre régisseur général, lefameux artiste M. R***, qui se trouvait parmi les invités etqui, par amitié pour notre hôte, avait consenti à composer, àorganiser ces tableaux et même à nous apprendre la manière deposer, était précisément forcé de se hâter pour partir à la villeacheter les différents objets et les accessoires nécessaires auxderniers préparatifs de la fête. Nous n’avions donc pas une minuteà perdre.

Je figurais avec madame M*** dans un tableauvivant qui représentait une scène de la vie du moyen âge sous cetitre : La châtelaine et son page. Lorsque notre tourvint et que je me trouvai près de madame M***, un troubleinexplicable s’empara de moi. Il me semblait qu’elle allait liredans mes yeux toutes les pensées, les doutes et les conjecturesqui, depuis la veille, s’amoncelaient dans ma tête. Comme j’avaissurpris ses larmes et troublé son chagrin, je me considéraispresque comme coupable envers elle, et je m’imaginais qu’elle-mêmedevait me regarder d’un œil sévère, me traiter comme un témoinimportun de sa douleur.

Mais, grâce à Dieu, il en fut toutdifféremment : elle ne me remarqua même pas. Elle paraissaitdistraite, pensive et taciturne, se préoccupant aussi peu de moique de la répétition ; son esprit était évidemment obsédé parquelque grave souci.

Dès que j’eus rempli mon rôle, je m’esquivaipour changer de vêtements, et, au bout de dix minutes, je revinssur la terrasse. Presque au même instant, madame M*** entrait parune autre porte, et en face de nous apparaissait son prétentieuxmari. Il revenait du jardin, où il avait escorté tout un essaim dedames qu’il avait ensuite remises aux soins de quelque alertecavalier servant.

La rencontre du ménage était évidemmentinattendue. Je ne sais pourquoi madame M*** se troubla subitementet manifesta son dépit par un geste d’impatience. Son mari, quisifflotait un air d’un ton insouciant tout en démêlantsoigneusement ses favoris, fronça les sourcils à la vue de la jeunefemme, et lui jeta, comme il m’en souvient, des regardsinquisiteurs.

– Vous allez au jardin ?demanda-t-il, remarquant l’ombrelle et le livre qu’elleportait.

– Non, dans le parc, répondit-elle, etelle rougit légèrement.

– Toute seule ?

– Avec lui… répliqua madame M***, qui medésigna du regard.

– Le matin je me promène toujours seule,ajouta-t-elle d’une voix quelque peu troublée et hésitante comme sielle eût dit un premier mensonge.

– Hum !… C’est là que je viens deconduire toute la société. On est réuni près du pavillon pour faireles adieux à N***. Il nous quitte… vous savez ?… Il lui estarrivé quelque affaire désagréable à Odessa. Votre cousine (c’étaitla belle blonde) en rit et en pleure en même temps ; expliquela chose qui pourra. Elle prétend que vous avez une dent contreN***, et c’est pour cela, dit-elle, que vous n’êtes pas allée lereconduire. C’est probablement une plaisanterie ?

– Elle a en effet plaisanté, réponditmadame M*** en descendant les marches de la terrasse.

– C’est donc lui qui est votre cavalierservant de chaque jour ? demanda M. M*** en ricanant eten braquant sur moi son lorgnon.

– Son page ! m’écriai-je, exaspérépar la vue de ce lorgnon et par cet air moqueur. Et, lui riant aunez, je sautai, d’un bond, trois marches de la terrasse.

– Allons ! bon voyage !marmotta-t-il en s’éloignant.

Dès que madame M*** m’avait désigné à sonmari, je m’étais – est-il besoin de le dire ? – approchéd’elle, comme si elle m’eût appelé déjà depuis une heure et commesi j’avais été régulièrement pendant tout le mois son cavalier dansses promenades matinales. Mais ce que je ne pouvais comprendre,c’était la cause de son trouble, de sa confusion. Pourquois’était-elle décidée à faire ce petit mensonge ? Pourquoin’avait-elle pas dit, tout simplement, qu’elle sortaitseule ?

Je n’osais plus la regarder ; cependant,cédant à un instinct de curiosité, je lui jetais de temps en tempsà la dérobée un coup d’œil plein de naïveté. Mais ici comme à larépétition elle ne remarquait ni mes regards ni mes muettesinterrogations. On lisait sur ses traits, on devinait dans sadémarche agitée l’angoisse cruelle à laquelle elle semblaitsujette, mais cette angoisse était peut-être en ce moment encoreplus profonde et plus visible que jamais. Elle se hâtait, pressaitle pas de plus en plus et jetait des regards furtifs et impatientsdans chaque allée, chaque trouée du parc, se retournant à chaqueminute du côté du jardin. De mon côté, je m’attendais à quelqueévénement.

Tout à coup nous entendîmes galoper derrièrenous. C’était tout un cortège d’amazones et de cavaliers. Ilsaccompagnaient ce même N*** qui abandonnait si brusquement notresociété. Parmi les dames se trouvait ma belle blonde queM. M*** venait de voir verser des larmes. Selon son habitude,elle riait maintenant comme une enfant, et galopait la tête hautesur un magnifique coursier bai. Toute cette cavalcade nousrejoignit en un instant ; N*** nous ôta son chapeau enpassant, mais ne s’arrêta pas et n’adressa pas la parole à madameM***. Le groupe eut bientôt disparu. Je regardai alors ma compagneet j’étouffai un cri de stupeur ; elle était livide, et degrosses larmes jaillissaient de ses yeux. Par hasard nos regards serencontrèrent : elle rougit et se détourna ; l’inquiétudeet le dépit passèrent sur son visage. Comme la veille, bien plusencore que la veille, j’étais de trop, – c’était clair comme lejour… – mais comment faire pour m’éloigner ?

Madame M*** eut cependant uneinspiration ; elle ouvrit son livre, et, tout en rougissant eten évitant mon regard, me dit, comme si elle venait de remarquer sabévue :

– Ah ! c’est le deuxièmevolume ! je me suis trompée… va donc me chercher le premier,s’il te plaît !

Il était impossible de ne pas comprendre cequ’elle désirait. Mon rôle auprès d’elle était terminé, et elle nepouvait me congédier d’une façon plus nette. Je partis son livre àla main, et ne revins pas.

Le premier volume resta tranquillement posésur la table toute la matinée.

Je me sentais tout autre ; une craintecontinuelle faisait battre violemment mon cœur. Je fis tout monpossible pour ne plus me rencontrer avec madame M***. Mais enrevanche, j’observais avec une sauvage curiosité la suffisantepersonne de M. M***, comme si j’avais dû découvrir en luiquelque chose de particulier. Je ne puis vraiment m’expliquer lacause de cette curiosité comique ; je me souviens seulement del’étrange stupéfaction que j’éprouvais d’avoir été témoin de toutce qui s’était passé le matin. Cependant cette journée, si fécondepour moi en incidents, ne faisait que commencer.

Ce jour-là on dîna de bonne heure. Une joyeusepartie de plaisir avait été projetée pour le soir : on devaitse rendre dans un village voisin pour assister à une fêtechampêtre. Depuis trois jours déjà je ne faisais que songer à cetteexpédition, où je comptais m’amuser beaucoup. Un groupe nombreuxd’invités prenait le café sur la terrasse. Je me glissai toutdoucement derrière eux, et me blottis au milieu des fauteuils. Sigrande que fût ma curiosité, je n’avais nulle envie d’être aperçupar madame M***. Mais par une sorte de fatalité je me trouvai toutprès de ma blonde persécutrice. Chose incroyable ! miracleétonnant ! elle était devenue extraordinairement belle tout àcoup. Comment cela se fait-il ? je ne sais, mais c’est unphénomène auquel les femmes sont quelquefois sujettes.

Parmi les convives se trouvait également unfervent adorateur de notre belle blonde, un grand jeune homme auteint mat, qui semblait n’être venu de Moscou que pour prendre laplace laissée vide par N***, que l’on disait éperdument épris de ladame. Les relations qui semblaient exister depuis longtemps entreelle et le nouveau venu ressemblaient singulièrement à celles deBénédict et Béatrice dans la comédie de Shakespeare :Beaucoup de bruit pour rien.

Quoi qu’il en soit, notre belle obtenait cejour-là un grand succès. Elle s’était mise à causer et à plaisanteravec une grâce charmante, pleine de naïve confiance et d’excusableétourderie. S’abandonnant à une aimable présomption, elleparaissait sûre de l’admiration générale. Un cercle épaisd’auditeurs, étonnés et ravis, l’entourait, s’élargissant à chaqueminute ; jamais on ne l’avait vue si séduisante ! Tout cequ’elle disait était applaudi ; on saisissait, on faisaitcirculer ses moindres mots ; chacune de ses plaisanteries,chacune de ses saillies produisait un effet. Personne n’auraitjamais attendu d’elle autant de goût, d’éclat et d’esprit, card’ordinaire chez elle ces qualités disparaissaient sous sesextravagances et ses espiègleries perpétuelles, qui tournaienttoujours à la bouffonnerie ; aussi remarquait-on rarement sesqualités, ou, pour mieux dire, ne les remarquait-on jamais. Il enrésultait que le succès incroyable qu’elle remportait en ce momentavait été unanimement salué d’un murmure d’admiration flatteusemêlée d’un certain étonnement.

Du reste, une circonstance particulière etassez délicate, à en juger par le rôle que remplissait pendanttoute cette scène le mari de madame M***, contribuait à augmenterencore ce succès. À la grande joie de toute la société, ou pourmieux dire à la grande joie de tous les jeunes gens, notre aimableespiègle, abordant certains sujets de la plus haute importance,suivant elle, avait pris à partie M. M*** et s’acharnaitcontre lui. Elle ne cessait de lui décocher les brocards les pluscaustiques et les plus ironiques propos, tantôt des sarcasmespleins de malice, tantôt quelques-unes de ces pointes aiguës etpénétrantes qui ne manquent jamais le but. Comment résister à untel assaut ? La victime qui veut lutter s’épuise en vainsefforts et n’arrive par sa rage et son désespoir qu’à donner lacomédie aux assistants.

Cette plaisanterie était-elleimprovisée ? je ne l’ai jamais su exactement ; mais,selon toute apparence, elle avait dû être préméditée. Ce dueldésespéré avait commencé pendant le dîner. Je dis désespéré, carM. M*** ne se rendit pas tout de suite. Il dut faire appel àtoute sa présence d’esprit, à toute sa finesse, pour éviter unedéroute complète qui l’eût couvert de honte. Quant aux témoins dece combat singulier, ils avaient été pris d’un fou rire qui ne lesquittait guère.

Quelle différence ce jour-là avec la scène dela veille ! Madame M*** avait eu plusieurs fois l’intention decouper la parole à son imprudente amie pendant que celle-ciréussissait si bien à parer son jaloux de mari de tout l’attirailgrotesque et bouffon qui devait être celui de« Barbe-Bleue ». Voilà du moins tout ce qui m’est restéprésent dans le souvenir, car moi-même je jouai un rôle dans toutecette escarmouche.

L’aventure m’arriva de la façon la plusridicule et la plus inattendue. J’avais chassé tous mes mauvaissoupçons et oublié mes anciennes précautions. Comme par un faitexprès, j’étais venu me placer en vue de tout le monde. L’attentiongénérale fut tout à coup attirée sur moi ; notre belle blondevenait de me citer comme l’ennemi mortel et le rival juré deM. M*** : oui, j’étais follement épris de sa femme, montyran l’affirmait hautement et prétendait en avoir la preuve. Pasplus tard que le matin même, disait-elle, au bout du parc, elleavait vu…

Elle n’eut pas le temps d’achever : justeau moment où elle allait, peut-être, me placer dans une situationplus que critique, je lui coupai la parole. La perfide avait sicruellement calculé, si traîtreusement combiné la fin de sondiscours, que ce dénoûment ridicule, si drôlement mis en scène, futaccueilli par un éclat de rire homérique.

Je devinais bien que dans toute cette comédie,ce n’était pas moi qui jouais le plus vilain rôle ; pourtantje me sentis si confus, si exaspéré, si effrayé, que, tout haletantde honte, le visage en pleurs, en proie au trouble et au désespoirle plus profond, je m’ouvris passage à travers les deux rangs defauteuils pour me précipiter vers mon bourreau en criant suffoquépar les larmes et l’indignation :

– N’avez-vous pas honte… vous, de diretout haut… devant toutes ces dames… une chose aussiinvraisemblable… et aussi méchante ?… Vous parlez comme unepetite fille… devant tous ces messieurs !… Que vont-ilsdire ?… Vous, qui êtes grande… et mariée !…

Un tonnerre d’applaudissements m’empêchad’achever. Ma violente sortie avait fait fureur. Mes gestes naïfs,mes larmes et surtout ce fait que j’avais l’air de prendre partipour M. M***, tout cela avait provoqué une telle explosion derires, que même aujourd’hui, en y pensant, j’en ris encore.

Frappé de stupeur, pris de vertige, je restaislà, debout, rougissant, pâlissant tour à tour ; puis, tout àcoup, le visage caché dans les mains, je me précipitai brusquementau dehors. Sans m’occuper d’un plateau que portait un domestique etque je renversai au passage, j’escaladai vivement les marches del’escalier, et je me précipitai dans ma chambre, où je m’enfermai àdouble tour. J’avais bien fait, car on courait à ma poursuite. Uneminute après, ma porte était assiégée par toute une collection dejolies femmes. J’entendais leur rire mélodieux, le murmure de leursvoix ; elles gazouillaient toutes à la fois, comme deshirondelles, me priant, me conjurant de leur ouvrir la porte, nefût-ce qu’une seconde ; elles juraient qu’elles ne me feraientaucun mal, qu’elles me couvriraient seulement de baisers.Hélas !… quoi de plus terrible pour moi que cette nouvellemenace ? Dévoré de honte, derrière ma porte, le visage enfouidans mes oreillers, je ne soufflais mot. Longtemps, elles restèrentà frapper et à me supplier de céder à leurs instances ; maisen dépit de mes onze ans, je restai insensible et sourd.

Qu’allais-je devenir ? Tout ce que jegardais dans le fond de mon cœur, tout ce que je cachais avec unsoin jaloux, tout était découvert et mis à nu… Je me sentaiscouvert d’une confusion et d’une ignominie éternelles !…

Je n’aurais vraiment pas su dire moi-même cequi me faisait peur et ce que j’aurais voulu cacher ; maispourtant il y avait quelque chose qui m’effrayait et qui me faisaittrembler comme une feuille morte.

Jusqu’à ce moment, j’avais pu me demander sicela était avouable, digne d’éloges, et si l’on pouvait s’envanter. Mais, à cette heure, dans mon angoisse et dans montourment, je sentais que c’était risible et honteux ! En mêmetemps je comprenais par une sorte d’instinct qu’une telle manièrede voir était fausse, cruelle et brutale ; mais j’étaistellement anéanti, j’avais la tête tellement en déroute, que toutraisonnement semblait s’être arrêté dans mon cerveau ; mespensées étaient complètement brouillées. Je me sentais incapable delutter contre la moindre idée ; déconcerté, le cœurmortellement blessé, je pleurais à chaudes larmes. De plus, j’étaisfort irrité. L’indignation et la rancune bouillonnaient dans moncœur ; jamais auparavant je n’avais éprouvé de semblablesémotions, car c’était la première fois de ma vie que je ressentaisun vrai chagrin et que je subissais un sérieux outrage.

Tout ce que je raconte là est absolument vraiet sincère, et je suis sûr de ne rien exagérer. Mes premierssentiments romanesques, encore vagues et inexpérimentés, avaientété violemment choqués ; ma pudeur d’enfant, mise à nu, avaitété froissée dans ce qu’elle avait de plus chaste et de plusdélicat ; enfin on avait tourné en ridicule mon premiersentiment sérieux. Évidemment ceux qui se riaient de moi nepouvaient ni connaître ni deviner mes tourments.

Une préoccupation secrète dont je n’avais paseu le temps de me rendre compte et que je craignais d’examiner,contribuait beaucoup à augmenter mon chagrin. Couché sur mon lit,le visage enseveli dans mes oreillers, en proie à l’angoisse et audésespoir le plus profond, je me sentais tout le corps brûlant etglacé tour à tour pendant que mon esprit était bouleversé par lesdeux questions suivantes : Qu’avait pu remarquer le matincette méchante blonde, dans mes rapports avec madame M*** ? Etd’autre part, comment pourrais-je désormais regarder en face madameM*** sans mourir de honte et de désespoir ?

Au dehors s’élevait un brouhahaextraordinaire, qui vint me secouer de ma torpeur ; je melevai pour courir à la fenêtre. Des équipages, des chevaux deselle, des domestiques allant et venant de tous côtés encombraientla cour. On se préparait au départ ; les cavaliers venaient desauter en selle, et les autres invités s’installaient dans lesvoitures. Tout à coup, le souvenir de la partie de plaisir projetéeme revint à la mémoire, et peu à peu une vague inquiétude envahitmon esprit. Je cherchai mon poney ; il n’était pas là ;donc j’avais été oublié. N’y tenant plus, je me précipitai à corpsperdu dans la cour, en dépit de mon récent affront et sans soucides rencontres désagréables…

Une mauvaise nouvelle m’attendait enbas ; pas de cheval pour moi, et dans les voitures plus uneseule place disponible : tout était occupé par les grandespersonnes ! Frappé par ce nouveau chagrin, je m’arrêtai sur leperron. Triste sort ! En être réduit à ne pouvoir contemplerque de loin toute cette file de carrosses, de coupés, de calèches,où il ne restait pas le plus petit coin pour moi ! À suivreseulement des yeux ces élégantes amazones qui faisaient caracolerleurs coursiers impatients.

Un des cavaliers était en retard ; onn’attendait plus que lui pour se mettre en route. Près du perron,son cheval, mâchonnant son mors, creusait la terre de ses sabots,tout frémissant et se cabrant à chaque minute, plein d’effroi. Deuxpalefreniers le tenaient par la bride, avec précaution, et lescurieux avaient soin de s’en tenir à une distance respectable.

Décidément, il fallait se résigner à rester aulogis, puisque toutes les places dans les équipages étaientoccupées, tous les chevaux de selle montés par les hôtes duchâteau, récemment arrivés ; de plus, pour comble de malheur,deux chevaux, dont l’un était justement le mien, étaient tombésmalades, de sorte que je n’étais pas seul à subir ce contretempsqui m’accablait.

Un des nouveaux venus, – c’était précisémentce même jeune homme au teint mat dont j’ai parlé, – se trouvaitlui-même sans monture. Pour éviter toute espèce de reproches, notrehôte se vit forcé d’avoir recours à une ressource suprême : ildonna l’ordre de mettre à la disposition du jeune homme un chevalfougueux et non dressé. Mais, par acquit de conscience, il crut deson devoir de le prévenir qu’il n’était pas possible de monter cetanimal, dont le caractère était si mauvais que depuis longtemps ilavait l’intention de le vendre. Le jeune cavalier, malgré cetavertissement, répondit qu’il montait passablement, et déclaraqu’en définitive il était prêt à se mettre sur n’importe quelanimal, ne voulant à aucun prix se priver de la partie deplaisir.

Notre hôte ne souffla mot, mais, aujourd’hui,je me souviens qu’un sourire fin et équivoque effleura ses lèvres.Il ne s’était pas mis lui-même en selle pour attendre le cavalierqui s’était vanté de son adresse, et, tout en se frottant lesmains, il jetait à chaque instant des coups d’œil d’impatience ducôté de la porte. Les deux palefreniers qui retenaient le chevalparaissaient animés du même sentiment ; ils étaient, de plus,tout gonflés d’orgueil en se sentant sous les regards de toute lasociété, près de cette bête magnifique qui, à chaque instant,cherchait à les renverser. L’expression pleine de malice du visagede leur maître semblait se refléter dans leurs yeux écarquillés oùl’on devinait leur anxiété ; eux aussi regardaient fixementcette porte qui devait donner passage à l’audacieux cavalier. Lecheval, lui-même, paraissait être du complot, avec son maître etles palefreniers : il gardait une attitude fière etorgueilleuse, et semblait comprendre qu’une centaine de regardscurieux étaient dirigés sur lui ; on eût dit qu’il voulaitfaire parade de sa méchante réputation, comme un incorrigiblemauvais sujet. Il paraissait défier celui qui serait assezprésomptueux pour vouloir attenter à sa liberté.

Notre jeune homme qui avait cette audace parutenfin. Tout confus de s’être fait attendre, il mit ses gants à lahâte, et s’avança sans rien regarder au tour de lui ; arrivéau bas des marches du perron, il leva les yeux, étendit la main etsaisit la crinière du cheval écumant. Tout à coup il resta interdità la vue de cette bête furieuse qui se cabrait et devant lesclameurs éperdues de tous les assistants terrifiés. Le jeune hommerecula et, tout perplexe, contempla l’animal indomptable quitremblait comme la feuille et s’ébrouait de fureur ; ses yeuxvoilés de sang roulaient d’une manière farouche ; ils’affaissait sur ses jambes de derrière, battant l’air de celles dedevant, cherchant à s’élancer et à s’échapper des mains des deuxpalefreniers. Le cavalier parut déconcerté ; puis il rougitlégèrement, leva les yeux et regarda les dames épouvantées.

– Ce cheval est magnifique, murmura-t-il,et à en juger par l’apparence il doit être très-bon, mais… mais…savez-vous ? Ce n’est pas moi qui serai son cavalier,ajouta-t-il en s’adressant directement à notre hôte avec un sourirenaïf et franc, qui allait si bien à sa bonne et intelligentephysionomie.

– Eh, parbleu ! je vous tiens quandmême comme un excellent écuyer, répondit, tout joyeux, lepossesseur de l’indomptable bête, en serrant fortement avec unesorte de reconnaissance la main de son hôte ; – car, dupremier coup d’œil, vous avez compris à quel animal vous aviezaffaire, ajouta-t-il avec emphase. Figurez-vous que moi, ancienhussard, j’ai eu, grâce à lui, le plaisir d’être jeté à terre partrois fois, c’est-à-dire autant de fois que j’ai essayé de monterce… fainéant. Allons ! Tancrède, il paraît qu’il n’y apersonne ici qui soit fait pour toi, mon camarade ; toncavalier doit être quelque Élié Mourometz[1], quin’attend que le jour où tu n’auras plus de dents. Eh bien !qu’on l’emmène. Qu’il cesse de faire trembler les dames !Allons ! décidément, il était bien inutile de le faire sortirde sa stalle.

Tout en parlant, notre hôte se frottait lesmains et paraissait tout satisfait de lui-même. Remarquez queTancrède ne lui rendait pas le plus petit service, qu’il luioccasionnait seulement des dépenses ; que, de plus, l’ancienhussard avait perdu sa vieille réputation de brillant cavalier avecce magnifique animal, ce fainéant, comme il l’appelait, qu’il avaitpayé un prix fabuleux et qui n’avait pour lui que sa beauté. Il sesentait transporté de joie, car son Tancrède, en refusant encoreune fois de se laisser monter, avait conservé son prestige etprouvé de nouveau son inutilité.

– Comment ! vous n’allez pas veniravec nous ? – s’écria la belle blonde qui voulait absolumentque son cavalier servant restât auprès d’elle. – Est-ce quevraiment vous auriez peur ?

– Mais oui, certainement, répondit lejeune homme.

– Et vous parlez sérieusement ?

– Voyons ! madame, voulez-vous queje me fasse casser le cou ?

– Eh bien, dans ce cas, je vous cède moncheval : n’ayez aucune crainte, il est fort tranquille.D’ailleurs, nous ne retiendrons personne : les selles vontêtre changées en un clin d’œil ! Je vais essayer de montervotre cheval ; j’ai peine à croire que Tancrède soit peugalant !

Aussitôt dit, aussitôt fait !

L’étourdie sauta à terre, et vint se camperdevant nous en achevant sa dernière phrase.

– Ah ! que vous connaissez peuTancrède, si vous vous imaginez qu’il va se laisser mettre votreméchante petite selle ! s’écria vivement notre hôte. Ausurplus, je ne permettrai pas que ce soit vous qui vous cassiez lecou ; cela serait vraiment dommage !…

Dans ses moments de satisfaction, il prenaitvolontiers plaisir à exagérer encore son brusque parler rude etlibre de vieux soldat ; car, dans son idée, ce ton lui donnaitun air bon enfant qui devait plaire aux dames. C’était là un petittravers et son dada familier.

– Eh bien, toi, jeune pleurnicheur, toi,qui avais si grande envie de monter à cheval, ne veux-tu pasessayer ? me dit la vaillante amazone, en m’indiquant Tancrèdede la tête.

Mécontente de s’être dérangée inutilement,elle ne voulait pas se retirer sans m’adresser quelque motblessant, sans me décocher quelque trait piquant, pour me punir dela bévue que je venais de commettre en me plaçant directement sousses yeux.

– Certainement, tu ne ressembles pas à…mais laissons cela !… Tu es un fameux héros, et tu sauras, jel’espère, prendre courage, surtout, beau page, quand vous voussentirez admiré, ajouta-t-elle, en jetant un coup d’œil du côté demadame M***, dont la voiture se trouvait tout près du perron.

Lorsque la belle amazone s’était approchée denous avec l’intention de monter Tancrède, j’avais déjà éprouvécontre elle un vif sentiment de haine et de rancune. Mais je nepuis analyser l’impression que je ressentis lorsque cette terribleenfant m’adressa tout à coup ce défi, et surtout lorsque je saisisau vol l’œillade qu’elle lançait dans la direction de madame M***.En une seconde, ma tête se trouva en pleine ébullition ; oui,il ne fallut qu’une seconde, pas même une seconde, car la mesureétait comble ; ce fut comme une explosion ; monintelligence ranimée se révolta, et à ce moment il me vint dansl’esprit l’idée de faire quelque coup de tête, de montrer à tousqui j’étais, et de me venger ainsi de tous mes ennemis. On eût ditque, par une sorte de miracle, l’histoire du moyen âge, dontcependant je n’avais encore aucune idée, venait de m’être tout àcoup révélée ; dans ma tête troublée se mirent à défilertournois, paladins, héros, belles dames ; le cliquetis desépées, les exclamations et les applaudissements du peuplerésonnaient à mes oreilles, et, parmi toutes ces clameurs, jecroyais distinguer le cri timide d’un cœur effarouché. Une âmeorgueilleuse se sent bien plus touchée par un semblable cri que partoutes les idées de gloire et de victoires. Je ne sais vraiment passi, dans ce moment, mon esprit était dominé par ces chimères, ouplutôt par le pressentiment de ce futur galimatias auquel je n’aipu échapper plus tard à l’école, mais j’entendis sonner mon heure.Mon cœur bondit, frémissant… D’un saut, je gravis les marches duperron et me trouvai à côté de Tancrède ; comment ? c’estce dont je ne puis me rendre compte aujourd’hui.

– Ah ! vous croyez que je manque decourage ! m’écriai-je plein de témérité et d’orgueil. Je mesentais transporté de colère, je suffoquais d’émotion, et deslarmes brûlaient mes joues écarlates. – Eh bien, vous allezvoir !

Avant qu’on ait pu faire un mouvement pour meretenir, j’avais saisi la crinière de Tancrède et mis le pied dansl’étrier. Brusquement, Tancrède se cabra, rejeta sa tête en arrièreet, faisant un bond énergique, s’échappa des mains des palefreniersstupéfaits, et partit comme une flèche.

Ce furent des cris et des exclamations.

Dieu seul pourrait savoir comment je parvins àpasser mon autre jambe, à toute volée, par-dessus la selle sanslâcher les rênes. Tancrède m’emporta au delà de la porte cochère,tourna brusquement à droite, longea la grille, puis ensuite sedirigea au hasard.

Alors j’entendis derrière moi des clameurs quiéveillèrent dans mon cœur un tel sentiment d’orgueil et desatisfaction, qu’il me sera à jamais impossible d’oublier cettefolie de mon enfance. Le sang me monta à la tête ; je fusassailli par un bourdonnement sourd ; toute ma timidités’envola. Je ne me connaissais plus. Aujourd’hui que je repassetout cet épisode dans ma mémoire, il me semble, vraiment, y trouverquelque chose de chevaleresque.

Au reste, ma chevalerie ne dura que quelquesminutes : sans cela, mal en eût pris au chevalier. Je ne puisvraiment m’expliquer comment je pus échapper à quelque malheur. Jesavais certainement monter à cheval : on m’avait donné desleçons d’équitation ; mais mon poney ressemblait plutôt à unagneau qu’à un cheval. Je suis donc intimement convaincu queTancrède m’eût jeté à terre, s’il en avait eu le temps ; mais,au bout d’une cinquantaine de pas, une énorme pierre qui setrouvait au bord de la route lui fit prendre peur et faire un sauten arrière. Affolé, il tourna sur lui-même si violemment quemaintenant encore je ne comprends pas comment je ne fus pasdésarçonné, comment je n’eus pas les os rompus, ni même commentTancrède, en pivotant si brusquement, ne se donna pas un écart.Rebroussant chemin, il s’élança vers la porte cochère ; ilagitait furieusement sa tête, se démenait comme un possédé, secabrait et s’efforçait, à chaque nouveau bond, de me culbuter,comme s’il avait eu sur le dos un tigre se cramponnant à lui, et ledéchirant de ses dents et de ses griffes. Une seconde de plus, etj’aurais été précipité à terre ; je glissais même déjà, quandje vis accourir à mon secours plusieurs cavaliers.

Les deux premiers me coupèrent le chemin ducôté des champs ; les deux autres, au risque de m’écraser lesjambes, serrèrent Tancrède de si près, des flancs de leurs chevaux,qu’ils purent enfin le saisir par la bride.

Quelques instants après, nous étions auprès duperron.

On m’enleva de selle tout pâle et respirant àpeine. Je tremblais, comme un brin d’herbe agité par le vent ;quant à Tancrède, s’affaissant de tout son poids sur ses jambes dederrière, il se tenait immobile, les sabots profondément enfoncésdans le sol ; un souffle brûlant s’échappait de ses naseauxrouges et fumants ; il était secoué par un frisson comme unefeuille morte, stupéfait d’un tel affront et plein de rancunecontre cet enfant dont l’audace restait impunie. On s’agitaitautour de moi, en jetant des cris d’admiration et de surprise.

Tout à coup mon regard égaré rencontra celuide madame M***, toute pâle et tout émue ; alors, – jen’oublierai jamais cette minute, – une rougeur subite me monta auvisage et couvrit mes joues brûlantes ; ce que j’éprouvaialors, je ne saurais le dire ; tout troublé par mes propressentiments, je baissai timidement les yeux. Mais mon regard avaitété remarqué et saisi. Tous les yeux se tournèrent vers madameM***, qui, prise à l’improviste, se sentit elle aussi rougir commeune enfant ; dominée par un sentiment naïf et involontaire,elle voulut s’efforcer maladroitement de dissimuler sa rougeur sousun sourire. Que toute cette scène devait être drôle pour ceux quien étaient témoins !

Enfin à ce moment l’attention générale futdétournée par un mouvement singulier et inattendu, ce qui m’empêchade devenir le sujet de la risée générale.

Celle qui avait été jusque-là ma mortelleennemie, qui avait été cause de tout ce tumulte, mon beau tyran,s’élança vers moi et me couvrit de baisers. En me voyant accepterson défi et ramasser le gant qu’elle m’avait jeté, elle n’avait puen croire ses yeux. Mais quand elle me vit emporté par Tancrède,accablée par les remords, elle était presque morte de frayeur.Maintenant que tout était fini, maintenant surtout qu’elle avaitsurpris le coup d’œil lancé vers madame M***, mon trouble et marougeur subite, maintenant que, grâce aux idées romanesques de satête folle, elle pouvait prêter quelque nouveau sens secret etvague à mes pensées, sa joie éclata si vive, devant cet actechevaleresque, que, toute fière, ravie et profondément touchée,elle s’élança vers moi et me serra contre sa poitrine. Au boutd’une minute, levant ses yeux, à la fois naïfs et sévères, oùtremblaient deux larmes brillantes comme deux diamants, elles’écria d’une voix grave et solennelle que nous ne lui avionsjamais entendue :

– Ne riez pas, messieurs ; c’esttrès-sérieux !

Elle parlait ainsi sans remarquer que tout lemonde autour d’elle, transfiguré comme par enchantement, se tenaitimmobile, admirant son noble enthousiasme. Cet élan si vif et siimprévu, ce visage grave, cette naïveté sincère, ces larmes venantdu cœur, qu’on n’avait jamais jusqu’alors entrevues dans ses yeuxconstamment rieurs, tout cela était si émouvant, qu’on se sentaitcomme électrisé par son regard, son geste et sa parole vive etardente. Personne n’osait détacher les yeux de ce spectacle ;chacun craignait de perdre un mouvement de cette expressioninspirée, si rare sur cette physionomie. Notre hôte lui-même étaitdevenu rouge comme une pivoine, et plus tard on l’entendit avouer,dit-on, que, pendant une minute, il s’était senti follement éprisde la dame.

Il va sans dire qu’après un tel événementj’étais un chevalier, un héros.

– Délorges ! Togenbourg !…criait-on de tous côtés.

Tout le monde m’applaudissait.

– Voilà comment est la nouvellegénération ! déclarait notre hôte.

– Mais il viendra ! il doitabsolument venir avec nous ! s’écria la belle blonde : –nous lui trouverons, nous devons lui trouver une place… Ils’assiéra avec moi, sur mes genoux… ah ! non… pardon !…je me suis trompée ! reprit-elle en riant aux éclats, sanspouvoir se contenir, au souvenir de notre première rencontre. Mais,tout en riant, elle me caressait doucement la main et me câlinait,pour m’ôter toute idée d’offense.

– Certainement, certainement ! cefut un cri général ; – il doit venir avec nous, il a bienmérité une place !

La chose fut arrangée en un clin d’œil. Toutela jeunesse supplia aussitôt la vieille fille, celle-là même quiavait été la cause de notre connaissance avec la jolie blonde, deme céder sa place ; elle fut obligée d’y consentir en souriantde dépit et en suffoquant intérieurement de colère. Sa protectrice,mon ex-ennemie devenue ma nouvelle amie, autour de laquelle elletournait sans cesse, lui cria du haut de sa selle, tout en galopantsur son fringant coursier et en riant comme une enfant, qu’elleenviait son sort et qu’elle serait bien heureuse de pouvoir luitenir compagnie, car elle prévoyait une averse qui allait arrosertoute la société.

Sa prophétie se réalisa effectivement :une heure après il pleuvait à torrents, et notre excursion étaitmanquée. Pendant plusieurs heures, nous fûmes obligés d’attendreavec patience dans des chaumières de paysans ; ce ne fut quevers les dix heures que la pluie cessa et que nous pûmes reprendrele chemin de la maison.

Lorsque nous dûmes repartir et remonter envoiture, je me sentis un peu de fièvre. À ce moment, madame M***s’approcha de moi et s’étonna de me voir en simple veston, la gorgedécouverte. Je lui avouai que j’avais oublié mon manteau. Elle pritalors une épingle avec laquelle elle ferma le col de ma chemise,puis, détachant de son cou un petit fichu de gaze rouge, elle m’enentoura la gorge pour me préserver du froid. Tout cela se fit sirapidement que je n’eus même pas le temps de la remercier.

Quelques instants après notre retour, je laretrouvai dans le petit salon avec la jolie blonde et le jeunehomme au teint mat qui s’était acquis le matin la réputation d’unbon cavalier, tout en refusant de monter Tancrède. Je me dirigeaivers madame M*** pour la remercier et lui rendre son fichu rouge.Mais après tous les incidents de ta journée, j’étais si troublé quej’éprouvai le besoin de m’en aller dans ma chambre méditer etréfléchir. Toutes sortes d’idées m’obsédaient ; de sorte qu’enlui remettant son fichu, je me sentis rougir jusqu’auxoreilles.

– Il a grande envie de le garder, je vousjure, dit le jeune homme en riant : je vois dans ses yeuxqu’il a bien de la peine à vous le restituer.

– Oui, oui, vous avez raison !s’écria la jolie blonde. – Eh bien, toi !… ajouta-t-elle d’unton qui jouait l’indignation et tout en hochant la tête ; maiselle s’arrêta devant le regard sérieux de madame M*** qui semblaitvouloir couper court à toute plaisanterie.

Je m’esquivai rapidement.

– Oh ! que tu es nigaud !continua l’espiègle, qui me rejoignait dans la chambre voisine, –elle serrait amicalement mes deux mains dans les siennes ; –si tu tenais absolument à garder ce fichu, il ne fallait pas le luirendre ; tu n’avais qu’à lui dire que tu l’avais égaré ;voilà tout ! Ah ! tu n’as pas su t’y prendre !…Petit maladroit !

En terminant, elle me donna une légère tapesur la joue et se mit à rire en me voyant devenir rouge comme uncoquelicot.

– Je suis ton amie maintenant ? Iln’y a plus d’inimitié entre nous, n’est-ce pas ?

Je lui répondis par un sourire et lui serraila main en silence.

– Eh bien, il ne faut plusl’oublier ! Mais pourquoi trembles-tu ? Pourquoi es-tu sipâle ? Aurais-tu la fièvre ?

– Oui, je suis indisposé.

– Ah ! pauvre petit ! tu as eutrop d’émotions aujourd’hui ! Vois-tu, il faut aller tecoucher avant le souper, et de main tu n’auras plus de fièvre.Allons, viens !

Elle m’entraîna dans ma chambre en m’accablantde tendresses. Pendant que je me déshabillais, elle s’éloigna unmoment, courut en bas, me fit verser du thé et me l’apportaelle-même dans mon lit. En même temps, elle m’enveloppait d’unechaude couverture.

Étaient-ce l’étonnement et la reconnaissancepour tant d’empressement et de soins ; ou bien était-ce laconséquence de toutes les angoisses de cette journée, de cettepartie de plaisir, de cette fièvre, – car tout cela avaitprofondément agi sur mon pauvre cœur, – toujours est-il qu’en luidisant adieu, je l’enlaçai vigoureusement, comme ma meilleure et maplus tendre amie, et je faillis fondre en larmes en me pressant surson sein. Notre belle étourdie remarqua ma sensibilité, et de soncôté fut tout émue…

– Tu es un bon garçon, murmura-t-elle,fixant sur moi des yeux attendris : tu ne m’en veux plus,n’est-ce pas ?…

À partir de ce moment nous fûmes les amis lesplus tendres, les plus fidèles.

Il était encore de très-bonne heure lelendemain quand je m’éveillai, mais déjà ma chambre était toutinondée de soleil. Je sautai vivement hors de mon lit, me sentanttout à fait bien portant ; la fièvre de la veille étaitcomplètement oubliée, et j’éprouvais une joie inexprimable.

Tout ce qui s’était passé la veille me revintà la mémoire ; que n’aurais-je pas donné alors pour pouvoirencore une fois embrasser ma nouvelle amie, ma charmanteblonde ? mais il était encore trop tôt ; tout le mondedormait. M’habillant à la hâte, je descendis au jardin etm’acheminai vers le parc. Je me glissai dans les endroits où laverdure était le plus touffue ; les arbres exhalaient un âcreparfum de résine ; les rayons du soleil qui pénétraientgaiement à travers le feuillage semblaient se réjouir de pouvoirpercer par endroits la brume transparente qui montait des taillis.La matinée était superbe.

J’avançais toujours, sans me rendre compte dela direction que je suivais, lorsque je me trouvai à la lisière duparc, au bord de la Moskowa. Au pied de la colline, à deux centspas de l’endroit où je me tenais, je voyais couler la rivière. Onfauchait l’herbe sur la rive opposée, et je m’oubliai complètementdans la contemplation de ce spectacle ; à chaque mouvement sirapide des faucheurs, j’entrevoyais les faux tranchantes tantôtbrillant au soleil, tantôt disparaissant tout à coup, semblables àdes serpents de feu qui chercheraient à se cacher ; l’herbecoupée formait de gros tas et s’alignait en longs sillonsréguliers.

Il me serait difficile de dire combien detemps je restai plongé dans cette sorte d’extase, mais tout à coupje revins à moi, en entendant tout près, à une vingtaine de pas,dans une percée du parc, frayée entre la grande route et la maisonseigneuriale, l’ébrouement d’un cheval qui frappait la terre avecimpatience, creusant le sol de ses sabots. Ce bruit que j’entendaisprovenait-il de l’arrivée même du cavalier ? ou ce bruit mechatouillait-il depuis longtemps déjà, mais vainement, lesoreilles, sans pouvoir m’arracher à mes observations ? jel’ignore.

Poussé par la curiosité, je pénétrai dans leparc ; j’avais fait quelques pas, lorsque j’entendis parlerrapidement à voix basse. Je me rapprochai, écartant soigneusementles derniers buissons bordant la trouée, mais je fis aussitôt unbond en arrière, tout décontenancé et tout surpris. Devant mes yeuxse trouvait une robe blanche que je reconnus tout de suite, etj’entendis une voix douce qui résonna comme une musique dans moncœur. C’était madame M***. Elle se tenait tout près d’un cavalierqui lui parlait à la hâte du haut de sa selle. Quelle fut mastupéfaction ! ce cavalier n’était autre que N***, ce mêmejeune homme qui nous avait quittés la veille dans la matinée, etdont le départ avait attiré les sarcasmes de M. M***. Laveille il nous avait annoncé qu’il s’en allait très-loin, au sud dela Russie ; aussi jugez de mon étonnement en le revoyant àcette heure, seul avec madame M***. Quant à elle, l’émotion quil’agitait la rendait méconnaissable ; de grosses larmesroulaient sur ses joues. Le jeune homme, penché sur sa selle,tenait sa main qu’il couvrait de baisers. Évidemment, je nesurprenais que l’instant des adieux, car ils avaient tous deuxl’air de se hâter. À la fin il sortit de sa poche une enveloppecachetée qu’il remit à madame M***, puis entourant de ses bras lajeune femme, il lui donna, toujours sans quitter la selle, un longbaiser passionné. Une minute après, cravachant son cheval, ilpassait devant moi comme une flèche. Pendant quelques instants,madame M*** le suivit du regard, puis, triste et pensive,s’achemina vers la maison. Mais à peine avait-elle fait quelquespas dans la percée que, se remettant peu à peu de son trouble, elleécarta les branches du taillis et poursuivit sa route à travers leparc.

Je la suivais de près, stupéfait de tout ceque je venais de voir. Mon cœur battait violemment, j’étaisépouvanté, pétrifié, abasourdi ; toutes mes idées étaientcomplètement troublées ; cependant, je me souviensparfaitement de la tristesse qui m’envahissait. Par moments, àtravers les taillis, j’entrevoyais sa robe blanche et je la suivaismachinalement des yeux sans la perdre de vue et tout en medissimulant de mon mieux.

Elle prit enfin le sentier qui conduisait aujardin. J’attendis un instant pour faire de même. Mais quelle futma surprise, lorsque j’aperçus sur le sable rouge de l’allée unpaquet cacheté que du premier coup d’œil je reconnus pour celuiqu’on venait de remettre à madame M*** un quart d’heure auparavant.Vivement je le ramassai : l’enveloppe ne portait pasd’adresse ; il était tout petit, mais assez pesant, et devaitcontenir au moins trois feuilles de papier à lettre.

Que signifiait ce paquet ? Il renfermaitcertainement dans ses plis un secret. N*** avait-il achevé d’yavouer tout ce que la rapidité du départ ne lui avait pas permis dedire dans ce trop court rendez-vous ? Car, soit qu’il fûtvraiment pressé, soit qu’il ait craint de se trahir au derniermoment, il n’avait même pas pris le temps de mettre pied àterre.

Je m’arrêtai au bord du sentier et j’y jetail’enveloppe à l’endroit le plus apparent, sans le quitter des yeuxet dans l’espoir que madame M***, s’apercevant de sa perte,reviendrait sur ses pas.

Mais au bout de quelques instants, comme ellene se retournait pas, je ramassai ma trouvaille, et la serrant dansma poche, je rattrapai madame M***. Elle était dans la grande alléedu jardin et, rêveuse, le regard baissé, marchait rapidement versla maison.

Que faire ? Je ne savais que résoudre.M’approcher d’elle et lui rendre son enveloppe ? C’était luiprouver que j’avais tout vu, que je savais tout. Dès le premiermot, je me serais trahi. Et ensuite comment aurais-je osé laregarder ? De quel œil me verrait-elle désormais ? Jeconservais toujours l’espoir qu’elle s’apercevrait de sa perte etreviendrait en arrière. J’aurais pu, alors, jeter en cachettel’enveloppe au milieu du sentier et la lui faire ainsi retrouver.Mais non ! Nous étions sur le point d’entrer dans la cour, etd’ailleurs elle avait été aperçue…

Ce matin-là, justement, par une sorte defatalité, tout le monde s’était levé de bonne heure, car la veille,après cette partie de plaisir manquée, on en avait organisé uneautre, détail que j’ignorais encore. On se préparait au départ etl’on déjeunait sur la terrasse.

Pour ne pas me laisser voir en compagnie demadame M***, j’attendis à peu près dix minutes et je revins aprèsavoir fait tout le tour du jardin. Quand je l’aperçus, ellemarchait le long de la terrasse, pâle et inquiète, les bras croiséssur la poitrine ; on voyait qu’elle s’efforçait d’étoufferdans son cœur une morne et cruelle angoisse qui se trahissait dansson regard, dans sa démarche, dans chacun de ses mouvements.

Par moments, elle descendait les marches de laterrasse et faisait quelques pas entre les plates-bandes dans ladirection du jardin ; ses regards, anxieux et impatients,erraient sur le sol, fouillant le sable des sentiers et de laterrasse. Plus de doute ! elle avait constaté la disparitionde l’enveloppe et pensait l’avoir laissée tomber quelque part prèsde la maison ! Oui, c’était là, évidemment, la cause de sonangoisse ! Quelques-uns des invités remarquèrent sa pâleur etson trouble, et l’accablèrent aussitôt de questions sur sa santé,et de fâcheuses condoléances, auxquelles elle fut obligée derépondre en riant et en badinant ; car elle faisait tous sesefforts pour paraître gaie. Puis, par instants, elle jetait, à ladérobée, un regard inquiet sur son mari qui s’entretenaittranquillement avec deux dames dans un coin de la terrasse ;la pauvre femme semblait aussi troublée et aussi frémissante que lepremier soir lors de l’arrivée de M. M***.

Au fond de ma poche, ma main serrait fortementla fameuse lettre, tandis que je me tenais à l’écart, faisant desvœux pour que le hasard dirigeât vers moi l’attention de madameM***. J’aurais voulu pouvoir l’encourager, la tranquilliser, nefût-ce que du regard, lui chuchoter quelques mots en cachette… Maislorsque je la voyais se tourner de mon côté, je frissonnais etbaissais les yeux aussitôt.

Je distinguais nettement ses souffrances.Aujourd’hui encore, j’ignore quel pouvait être son secret, je nesais rien de plus que ce dont je fus témoin et que je viens deraconter. Peut-être leur liaison n’était-elle pas ce qu’elleparaissait être au premier abord ? Peut-être leur baisern’était-il qu’un baiser d’adieu, qu’une dernière et faiblerécompense en retour d’un sacrifice fait à la tranquillité et àl’honneur de la pauvre femme ? Peut-être N*** partait-il,s’éloignant pour toujours ? Enfin cette lettre que je tenaisdans ma main, qui sait ce qu’elle pouvait contenir ?D’ailleurs, qui donc avait le droit de juger et de blâmer cettefemme ? Cependant, j’avais le pressentiment que si l’ondécouvrait son secret, c’était comme un coup de foudre qui allaitéclater dans son existence.

Je vois encore l’expression de son visage dansce moment : il ne pouvait s’y peindre plus de souffrance.Évidemment elle se disait que, dans un quart d’heure, dans uneminute peut-être, tout allait être découvert, que l’enveloppeserait trouvée, ramassée et ouverte, comme toutes celles qui neportent pas d’adresse… et alors qu’adviendrait-il ? Est-il unsupplice plus affreux que celui qui la menaçait ? Elle allaitvoir se dresser devant elle comme juges tous ces gens dont levisage en ce moment souriant et flatteur deviendrait aussitôtsévère et implacable ! Elle n’y trouverait plus qu’ironiecruelle, mépris glacial ; sa vie se changerait en une nuitéternellement sombre et obscure…

Toutes ces impressions, je ne les ressentaispas alors aussi vivement qu’aujourd’hui en y songeant. Je nepouvais avoir à ce moment que des soupçons et des pressentiments,mais je souffrais en voyant le danger auquel elle était exposéesans toutefois le bien comprendre. Pauvre femme ! quel que fûtson secret, par ces moments d’angoisse dont j’ai été témoin et quine s’effaceront jamais de ma mémoire, elle expiait toutes sesfautes, si tant est qu’elle en eût commis !

Le signal du départ fut donnéjoyeusement ; un grand brouhaha se fit entendre ; devives conversations et des éclats de rire partirent de tous côtéscomme des fusées. En deux minutes la terrasse fut déserte.

Madame M*** renonça à la partie de plaisir ense disant indisposée ; comme chacun se hâtait, personne nel’importuna par des regrets, des questions et des conseils.Quelques personnes seulement restèrent au logis. M. M***adressa la parole à sa femme ; elle lui répondit que sonindisposition se dissiperait sans doute le jour même, que cemalaise dont il n’y avait pas lieu de s’inquiéter ne l’obligeraiten aucune façon à s’aliter, mais qu’au contraire elle s’en iraitfaire un tour dans le jardin… toute seule… c’est-à-dire avec moi…Et elle me désigna du regard en parlant. Je rougis de bonheur. Uninstant après, nous étions en promenade.

Elle se dirigeait vers les allées mêmes et lessentiers que nous avions suivis le matin, en revenant du parc. Jedevinais qu’instinctivement elle s’efforçait de rappeler à sonsouvenir l’itinéraire de notre promenade matinale ; elleregardait attentivement devant elle, les yeux fixés sur le sol,cherchant à y découvrir l’objet perdu, sans répondre à mesquestions ; peut-être même avait-elle oublié que je marchais àses côtés. Arrivée à l’endroit où se finissait le sentier et oùj’avais ramassé la lettre, madame M*** s’arrêta et d’une voixfaible et haletante d’angoisse m’annonça qu’elle se sentait plusmal et qu’elle désirait s’en retourner. En revenant, nousapprochions de la grille du jardin, lorsqu’elle s’arrêta de nouveauet sembla réfléchir ; un sourire désespéré passa sur seslèvres ; elle paraissait tout affaiblie, accablée par sadouleur, et pourtant résignée, passive et muette ; tout à coupelle revint sur ses pas, sans prononcer une parole.

J’étais anxieux, ne sachant que faire. Nousnous acheminâmes, ou pour mieux dire, je l’entraînai vers cetendroit même où, une heure auparavant, j’avais entendu le galop ducheval et la conversation des deux jeunes gens. Là, tout près d’unorme touffu, il y avait un banc taillé dans une énorme pierre etentouré de lierre, de seringat et d’églantines ; car dans ceparc on trouvait à chaque pas des ponts, des pavillons, desgrottes, enfin toutes sortes de surprises. Madame M*** s’affaissasur le banc en jetant un regard éteint sur le beau paysage qui sedéroulait devant nous. Puis, au bout d’une seconde, ouvrant sonlivre, elle y fixa son regard, mais je voyais bien qu’elle nelisait pas, car elle ne tournait pas les feuillets et paraissait nepas se rendre compte de ce qu’elle faisait.

Il était près de neuf heures et demie. Lesoleil resplendissant sur le fond bleu du ciel semblait se consumerde ses propres feux. Les faucheurs étaient déjà loin ; denotre rive, on les entrevoyait à peine. Ils laissaient derrière euxdes sillons d’herbe fauchée dont une brise légère nous apportait detemps en temps les émanations balsamiques. Nous entendions leconcert incessant de tous ces êtres qui « ne sèment ni nerécoltent », mais qui sont libres comme l’air fouetté parleurs ailes légères. Chaque fleur, chaque petit brin d’herbe,exhalant un parfum, sorte d’encens offert au Tout-Puissant,semblait remercier le Seigneur de tant de félicité et debéatitude !…

Je regardais la pauvre femme qui se trouvaitisolée et comme morte au milieu de toute cette allégresse ; aubout de ses cils perlaient deux grosses larmes, chassées du cœurpar une douleur aiguë. Sans doute, il ne dépendait que de moi derendre la vie et le bonheur à ce pauvre cœur mourant ; maiscomment m’y prendre ? comment faire le premier pas ?J’étais en proie à un cruel tourment. Plus de cent fois j’essayaide m’approcher d’elle, mais à chaque tentative je sentais le feu memonter au visage.

Tout à coup il me vint une idéelumineuse ; je crus avoir trouvé un moyen ; cette penséeme ranima.

– Voulez-vous que je vous fasse unbouquet ? m’écriai-je d’une voix si joyeuse que madame M***releva la tête et me regarda fixement.

– Oui, tu peux m’en apporter un, merépondit-elle d’une voix languissante, en souriant à peine etabaissant tout aussitôt les yeux sur son livre.

– Il n’y aura plus de fleurs ici quandl’herbe sera fauchée ! m’écriai-je gaiement. Et je m’élançaidans le taillis pour accomplir mon projet.

J’eus bientôt fait un bouquet tout simple.Sans doute il n’eût pas été digne d’orner sa chambre ; maiscomme mon cœur battait, chaque fois que je cueillais une de cesfleurs qui devaient composer ce bouquet ! Je ramassai à cetendroit même du seringat et des églantines ; dans un champ deblé voisin que je connaissais, je courus chercher des bluets quej’entourai d’épis de seigle choisis parmi les plus gros et les plusdorés. Il y avait également là une quantité de myosotis, ce quigrossit considérablement mon bouquet. Quelques pas plus loin, dansla prairie, j’y ajoutai des campanules et des œillets ; quantaux nénufars, j’allai les chercher au bord de la rivière. Puis enrevenant je poussai une pointe jusque dans le parc pour y cueillirquelques-unes de ces feuilles d’érable d’un si beau vert éclatantdont je voulais entourer cette gerbe champêtre. Tout à coup jefoulai du pied un tapis de pensées sauvages, et à côté, guidé parleur parfum, je découvris, cachées dans l’herbe fraîche et épaisse,de belles violettes, encore tout aspergées de rosée limpide. Unbrin d’herbe long et mince, que je tordis en cordelette, lia letout, puis dans le milieu je glissai prudemment la lettre, en lacachant sous les fleurs, de manière qu’elle pût apparaître aupremier coup d’œil.

Je portai alors mon bouquet à madame M***.

Je crus m’apercevoir, chemin faisant, que lalettre était trop en évidence, et je la dissimulai plussoigneusement sous les fleurs ; à quelques pas de madame M***,je l’enfonçai encore davantage ; enfin au moment même de lelui offrir, je poussai l’enveloppe si loin dans le fond, qu’elle nefut plus du tout visible.

Mes joues brûlaient. J’avais une folle enviede me cacher la figure dans les mains et de m’enfuir à toutesjambes.

Elle regarda mes fleurs, sans avoir l’air dese souvenir que j’étais allé les chercher pour elle ;machinalement elle étendit la main, prit mon cadeau, sans même leregarder, et le posa sur le banc, comme si je ne le lui avais donnéque pour cela ; puis baissant de nouveau les yeux sur sonlivre, elle demeura plongée dans une sorte de torpeur.

Devant mon insuccès, je me sentais prêt àfondre en larmes. – Puisse-t-elle garder mon bouquet, – pensais-je,– et ne pas l’oublier !

Accablé, j’allai me coucher sur l’herbe, àquelque distance du banc où elle se trouvait, et, posant ma têtesur mon bras droit replié, je fermai les yeux, simulant lesommeil ; mais j’attendais toujours anxieux sans la quitter duregard…

Dix minutes s’écoulèrent ; il me semblaqu’elle pâlissait de plus en plus…

Tout à coup le hasard m’envoya un bienheureuxallié.

C’était une grosse abeille dorée que le douxzéphyr portail de notre côté, pour notre bonheur. D’abord ellebourdonna autour de moi, et puis elle s’envola vers madame M***,qui plusieurs fois la chassa avec la main. Mais l’abeille devenantde plus en plus importune, la jeune femme saisit le bouquet etl’agita devant elle ; aussitôt la lettre s’en échappa et tombadroit sur son livre ouvert.

J’eus le frisson. Pendant quelques secondes,muette de surprise, madame M*** regarda alternativement l’enveloppeet les fleurs qu’elle tenait à la main ; elle ne pouvait encroire ses yeux. Tout à coup elle rougit et tourna vers moi sonregard… Mais j’avais surpris son coup d’œil et je continuai àfeindre de dormir ; jamais je n’aurais pu la regarder en facedans ce moment ! Mon cœur palpitait et tressautait dans mapoitrine, comme celui d’un oiseau entre les doigts cruels d’unenfant.

Je ne sais plus combien de temps je restaicouché, les yeux fermés : deux ou trois minutes peut-être.

Enfin je me décidai à les entr’ouvrir. MadameM*** dévorait fiévreusement sa lettre. Ses joues brûlantes, sesyeux brillants de larmes, son visage resplendissant, dont chaquetrait reflétait maintenant le sentiment joyeux qui l’animait, touttémoignait clairement que son bonheur entier était enfermé danscette lettre et que son angoisse s’était dissipée en un moment,comme la fumée. Une sensation d’une douceur infinie, contrelaquelle il m’eût été impossible de résister, inonda mon cœur.Non ! jamais je ne pourrai oublier un tel moment !…

Tout à coup des voix éloignées parvinrentjusqu’à nous :

– Madame M***, Nathalie !Nathalie !…

Vivement, elle se leva et silencieusements’approcha de l’endroit où j’étais couché. Elle se baissa ; jesentis qu’elle me regardait en face ; mes cils palpitèrent.Ah ! quel effort pour ne pas ouvrir les yeux et continuer àrespirer avec la même égalité paisible ? car les battementsprécipités de mon cœur m’étouffaient. Son souffle ardent me brûlala joue ; elle approcha son visage tout près du mien, comme sielle eût voulu m’éprouver. Enfin un baiser effleura la main quej’avais posée sur ma poitrine, et en même temps je sentis tombersur elle de grosses larmes. Deux fois de suite elle baisa cettemain.

– Nathalie ! Nathalie ! Oùes-tu ? criait-on à quelques pas de nous.

– Je viens ! répondit-elle de sabelle voix pleine et harmonieuse, en ce moment voilée et tremblantede larmes ; mais elle le dit si bas que seul je pus entendrece « Je viens ! »

Alors je me trahis : tout mon sang memonta du cœur au visage. Tout à coup un baiser rapide et ardent mebrûla les lèvres. Je poussai un faible cri et j’ouvris les yeux,mais aussitôt un fichu de gaze me tomba sur le visage, comme pourme protéger des rayons de soleil.

Un instant après, elle avait disparu.J’entendis le bruit de ses pas qui s’éloignaient, et je restaiseul.

Je saisis son fichu et je le couvris debaisers, ivre de joie. Pendant quelques minutes je fus commefou !… Encore brisé par tant d’émotions, étendu sur les coudesdans l’herbe, je restais là, fixant d’un œil hagard tout ce paysagequi m’entourait, les collines, les vastes prairies, la rivièreserpentant à perte de vue, resserrée entre les coteaux et lesvillages qui apparaissaient comme des points lumineux dans lelointain ensoleillé, tandis que la vaste ceinture des forêtsenvironnantes semblait s’envoler comme une légère fumée bleue dansl’horizon enflammé.

Peu à peu, sous l’influence de cette doucequiétude, du calme solennel qui se dégageait de toute la nature,mon cœur troublé s’apaisa. Je me sentis mieux, et je poussai unlong soupir…

Mon âme, dominée par une sorte depressentiment, se sentait envahie par une vague et douce langueur.Mon pauvre cœur effarouché palpitait d’impatience, devinant quelquechose…

Tout à coup ma poitrine s’agita, je sentis unedouleur cuisante, comme si quelque arme aiguë m’eût transpercé depart en part, et des larmes, de douces larmes jaillirent de mesyeux. Je me couvris le visage de mes mains, et, tremblant comme unroseau, je m’abandonnai librement au premier sentiment, à lapremière révélation de mon cœur. Mon enfance venait de finir…

Au bout de deux heures, lorsque je revins à lamaison, je n’y trouvai plus madame M***. Par suite de quelquecirconstance imprévue, elle était partie pour Moscou avec sonmari.

Je ne l’ai jamais revue.

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