Le Pont des soupirs

Le Pont des soupirs

de Michel Zévaco

Chapitre 1 LA FÊTE DE L’AMOUR

Roland !… Léonore !…

Venise, en cette féerique soirée du 5 juin de l’an 1509, acclame ces deux noms tant aimés.

Ces deux noms, Venise enfiévrée les exalte comme des symboles de liberté. Venise attendrie les bénit comme des talismans d’amour.

Sur la place Saint-Marc, entre les mâts qui portent l’illustre fanion de la république, tourbillonnent lentement les jeunes filles aux éclatants costumes, les barcarols, les marins – tout le peuple,tout ce qui vibre, tout ce qui souffre, tout ce qui aime.

Et il y a un défi suprême dans cette allégresse énorme qui vient battre de ses vivats le palais ducal silencieux, menaçant et sombre…

Là-haut, sur une sorte de terrasse, au sommet du vieux palais,deux ombres se penchent sur cette fête – deux hommes dardent sur toute cette joie l’effroyable regard de leur haine.

Venise laisse monter le souffle ardent de ses couples enlacés qui, parmi des bénédictions naïves et des souhaits d’éternelle félicité, répètent les noms de Léonore et de Roland.

Car demain on célébrera les fiançailles des deux amants.Roland !… le fils du doge Candiano, l’espoir desopprimés !… Roland… celui qui, dit-on, a fait trembler plusd’une fois l’assemblée des despotes, le terrible Conseil des Dix,et lui a arraché plus d’une victime !…

Léonore !… L’orgueil de Venise pour sa beauté – l’héritièrede la fameuse maison des Dandolo, toute-puissante encore malgré saruine… Léonore, qui aime tant son Roland qu’un jour, à un peintrecélèbre qui la suppliait à genoux de se laisser peindre, elle arépondu que seul son amant la posséderait en corps et enimage !…

Et Venise terrorisée par le Conseil des Dix, célèbre comme lecommencement de sa délivrance les fiançailles du fils du doge et dela fille des Dandolo.

Car ce mariage, ce sera l’union des deux familles capables derésister au despotisme effréné des Dix ! Ce mariage sera, onn’en doute pas, la prochaine élévation à la dignité dogale deRoland, l’espoir du peuple, et de Léonore, la madone despauvres !

Par intervalles, pourtant, la clameur des vivats s’affaisse toutà coup sur la place Saint-Marc, et un silence lourd d’inquiétudespèse sur la foule. C’est qu’on a vu alors quelque espions’approcher du tronc des dénonciations, y jeter à la hâte unpapier, puis s’évanouir dans les ténèbres.

Quel nom a été livré à la vengeance des Dix ?

Qui sera arrêté cette nuit ?

Puis, soudain plus violentes, plus acerbes, les acclamationsviennent heurter le morne palais ducal, au fond duquel le dogeCandiano et la dogaresse Silvia tremblent pour leur fils,épouvantés de cette popularité qui le désigne aubourreau !

Là-haut, sur la terrasse, deux hommes écoutaient ardemment.

L’un d’eux, grand, la physionomie empreinte d’un orgueilsauvage, tendit alors son poing crispé vers la foule :

« Hurle, peuple d’esclaves ! Demain, tu pleureras deslarmes de sang ! Écoute, Bembo ! Ils acclament leurRoland !

– J’entends, seigneur Altieri ! Et j’avoue que cesdeux noms de Roland et de Léonore font assez bien, accouplésensemble !

– Damnation ! Plutôt que de voir s’accomplir cemariage, Bembo, je les poignarderai de mes mains !

– Oh ! vous haïssez donc bien votre cher amiRoland ?

– Je le hais, lui, parce que je l’aime, elle !Oh ! cet amour, Bembo ! cet amour qui m’étouffe ! ÔLéonore, Léonore ! Pourquoi t’ai-je vue ! Pourquoit’ai-je aimée ! »

Et cet homme, le plus puissant d’entre les patriciens de Venise,le plus redoutable des Dix, cet Altieri qui, lorsqu’il traversaitVenise, silencieux et fatal, marchait dans une atmosphèred’épouvante, cet homme prit sa tête à deux mains et pleura.

Bembo, la figure sillonnée par un sourire de mépris et decrainte, Bembo le regardait, effroyablement pensif.

Altieri, le visage contracté, l’attitude raidie dans un effortde volonté farouche, se dirigea vers l’escalier de la terrasse.

« Où allez-vous, seigneur capitaine ? » s’écriaBembo.

Sans répondre, Altieri lui montra le poignard sur lequel sa mainse crispait.

« Plaisantez-vous, monseigneur ! murmura Bembo decette voix visqueuse, qui faisait qu’après l’avoir trouvé hideux enle regardant, on le trouvait abject en l’écoutant.Plaisantez-vous ! Quand on s’appelle Altieri, quand oncommande à vingt mille hommes d’armes, quand on peut faire déposerle doge et se coiffer de la couronne ducale, quand on peut, enlevant le doigt, faire tomber une tête, quand on tient dans sa maincette arme fulgurante et sombre qui s’appelle le Conseil des Dix,laissez-moi vous le dire, seigneur, on n’est qu’un enfant si pourse débarrasser d’un rival, on descend à le frapper ! Vous êtesdieu dans Venise et vous voulez vous faire bravo ! Allonsdonc ! Ce n’est pas d’un coup de poignard que doit mourirRoland Candiano, le fiancé de Léonore !

– Que veux-tu dire ? » grinça le capitaine.

Bembo l’entraîna à l’autre bout de la terrasse :

« Regardez ! »

À son tour, Altieri se pencha.

Ce coin de Venise était ténébreux, sinistre. Au fond,apparaissait un étroit canal sans gondoles, sans chansons, sanslumières. D’un côté se dressait le palais ducal, massif, pesant,formidable ; de l’autre côté du canal, c’était une façadeterrible : les prisons de Venise.

Et entre ces deux choses énormes, un monstrueux trait d’union,une sorte de sarcophage jeté sur l’abîme, reliant le palais de latyrannie au palais de la souffrance… C’est sur ce cercueil suspenduau-dessus des flots noirs que tombèrent les regards d’Altieri.

« Le pont des soupirs !

– Le pont de la mort ! répondit Bembo d’une voixglaciale ; quiconque passe là dit adieu à l’espérance, à lavie, à l’amour ! »

Altieri essuya son front mouillé de sueur. Et comme si saconscience se fût débattue dans une dernière convulsion :

« Un prétexte ! balbutia-t-il, oh ! un prétextepour le faire arrêter !…

– Vous voulez un prétexte ! dit Bembo en se redressantavec une joie funeste. Eh bien, suivez-moi, seigneurAltieri ! »

Bembo s’était porté sur un autre point de la terrasse :

« Regardez !… »

Cette fois, il désignait un palais dont la façade en marbre deCarrare et les colonnades de jaspe se miraient dans le GrandCanal.

« Le palais de la courtisane Imperia ! murmuraAltieri.

– Vous cherchez un prétexte, gronda-t-il. C’est là que vousle trouverez !

– Elle le hait donc ! haleta Altieri.

– Elle l’aime !… Entendez-vous, seigneur ! Lacourtisane Imperia souffre ce soir comme une damnée, commevous ! Et son amour, violent comme le vôtre, implacable commele vôtre, veille dans l’ombre ! Et cet amour lui ouvre comme àvous la porte de la vengeance… Venez, seigneur, venez chez lacourtisane Imperia !…

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