Le Portrait de Dorian Gray

Le Portrait de Dorian Gray

d’ Oscar Wilde

Préface

Un artiste est un créateur de belles choses.

Révéler l’Art en cachant l’artiste, tel est le but de l’Art.

Le critique est celui qui peut traduire dans une autre manière ou avec de nouveaux procédés l’impression que lui laissèrent de belles choses.

L’autobiographie est à la fois la plus haute et la plus basse des formes de la critique.

Ceux qui trouvent de laides intentions en de belles choses sont corrompus sans être séduisants. Et c’est une faute.

Ceux qui trouvent de belles intentions dans les belles choses sont les cultivés. Il reste à ceux-ci l’espérance.

Ce sont les élus pour qui les belles choses signifient simplement la Beauté.

Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit.C’est tout.

Le dédain du XIXe siècle pour le réalisme est tout pareil à la rage de Caliban apercevant sa face dans un miroir.

Le dédain du XIXe siècle pour le Romantisme est semblable à la rage de Caliban n’apercevant pas sa face dans un miroir.

La vie morale de l’homme forme une part du sujet de l’artiste,mais la moralité de l’art consiste dans l’usage parfait d’un moyen imparfait.

L’artiste ne désire prouver quoi que ce soit. Même les choses vraies peuvent être prouvées.

L’artiste n’a point de sympathies éthiques. Une sympathie morale dans un artiste amène un maniérisme impardonnable du style.

L’artiste n’est jamais pris au dépourvu. Il peut exprimer toutechose.

Pour l’artiste, la pensée et le langage sont les instrumentsd’un art.

Le vice et la vertu en sont les matériaux. Au point de vue de laforme, le type de tous les arts est la musique. Au point de vue dela sensation, c’est le métier de comédien.

Tout art est à la fois surface et symbole.

Ceux qui cherchent sous la surface le font à leurs risques etpérils.

Ceux-là aussi qui tentent de pénétrer le symbole.

C’est le spectateur, et non la vie, que l’Art reflèteréellement.

Les diversités d’opinion sur une œuvre d’art montrent que cetteœuvre est nouvelle, complexe et viable.

Alors que les critiques diffèrent, l’artiste est en accord aveclui-même.

Nous pouvons pardonner à un homme d’avoir fait une chose utileaussi longtemps qu’il ne l’admire pas. La seule excuse d’avoir faitune chose inutile est de l’admirer intensément.

L’Art est tout à fait inutile.

Chapitre 1
L’atelier était plein de l’odeur puissante des roses, et quandune légère brise d’été souffla parmi les arbres du jardin, il vintpar la porte ouverte, la senteur lourde des lilas et le parfum plussubtil des églantiers.

D’un coin du divan fait de sacs persans sur lequel il étaitétendu, fumant, selon sa coutume, d’innombrables cigarettes, lordHenry Wotton pouvait tout juste apercevoir le rayonnement desdouces fleurs couleur de miel d’un aubour dont les tremblantesbranches semblaient à peine pouvoir supporter le poids d’une aussiflamboyante splendeur ; et de temps à autre, les ombresfantastiques des oiseaux fuyants passaient sur les longs rideaux detussor tendus devant la large fenêtre, produisant une sorte d’effetjaponais momentané, le faisant penser à ces peintres de Tokyo à lafigure de jade pallide, qui, par le moyen d’un art nécessairementimmobile, tentent d’exprimer le sens de la vitesse et du mouvement.Le murmure monotone des abeilles cherchant leur chemin dans leslongues herbes non fauchées ou voltigeant autour des poudreusesbaies dorées d’un chèvrefeuille isolé, faisait plus oppressantencore ce grand calme. Le sourd grondement de Londres semblaitcomme la note bourdonnante d’un orgue éloigné.

Au milieu de la chambre sur un chevalet droit, s’érigeait leportrait grandeur naturelle d’un jeune homme d’une extraordinairebeauté, et en face, était assis, un peu plus loin, le peintrelui-même, Basil Hallward, dont la disparition soudaine quelquesannées auparavant, avait causé un grand émoi public et donnénaissance à tant de conjectures.

Comme le peintre regardait la gracieuse et charmante figure queson art avait si subtilement reproduite, un sourire de plaisirpassa sur sa face et parut s’y attarder. Mais il tressaillitsoudain, et fermant les yeux, mit les doigts sur ses paupièrescomme s’il eût voulu emprisonner dans son cerveau quelque étrangerêve dont il eût craint de se réveiller.

– Ceci est votre meilleure œuvre, Basil, la meilleure chose quevous ayez jamais faite, dit lord Henry languissamment. Il fautl’envoyer l’année prochaine à l’exposition Grosvenor. L’Académieest trop grande et trop vulgaire. Chaque fois que j’y suis allé, ily avait là tant de monde qu’il m’a été impossible de voir lestableaux, ce qui était épouvantable, ou tant de tableaux que jen’ai pu y voir le monde, ce qui était encore plus horrible.Grosvenor est encore le seul endroit convenable…

– Je ne crois pas que j’enverrai ceci quelque part, répondit lepeintre en rejetant la tête de cette singulière façon qui faisaitse moquer de lui ses amis d’Oxford. Non, je n’enverrai ceci nullepart.

Lord Henry leva les yeux, le regardant avec étonnement à traversles minces spirales de fumée bleue qui s’entrelaçaientfantaisistement au bout de sa cigarette opiacée.

– Vous n’enverrez cela nulle part ? Et pourquoi mon cherami ? Quelle raison donnez-vous ? Quels singuliersbonshommes vous êtes, vous autres peintres ? Vous remuez lemonde pour acquérir de la réputation ; aussitôt que vousl’avez, vous semblez vouloir vous en débarrasser. C’est ridicule devotre part, car s’il n’y a qu’une chose au monde pire que larenommée, c’est de n’en pas avoir. Un portrait comme celui-ci vousmettrait au-dessus de tous les jeunes gens de l’Angleterre, etrendrait les vieux jaloux, si les vieux pouvaient encore ressentirquelque émotion.

– Je sais que vous rirez de moi, répliqua-t-il, mais je ne puisréellement l’exposer. J’ai mis trop de moi-même là-dedans.

Lord Henry s’étendit sur le divan en riant…

– Je savais que vous ririez, mais c’est tout à fait la mêmechose.

– Trop de vous-même !… Sur ma parole, Basil, je ne voussavais pas si vain ; je ne vois vraiment pas de ressemblanceentre vous, avec votre rude et forte figure, votre chevelure noirecomme du charbon et ce jeune Adonis qui a l’air fait d’ivoire et defeuilles de roses. Car, mon cher, c’est Narcisse lui-même, tandisque vous !… Il est évident que votre face respirel’intelligence et le reste… Mais la beauté, la réelle beauté finitoù commence l’expression intellectuelle. L’intellectualité est enelle-même un mode d’exagération, et détruit l’harmonie de n’importequelle face. Au moment où l’on s’assoit pour penser, on devienttout nez, ou tout front, ou quelque chose d’horrible. Voyez leshommes ayant réussi dans une profession savante, combien ils sontparfaitement hideux ! Excepté, naturellement, dans l’Église.Mais dans l’Église, ils ne pensent point. Un évêque dit à l’âge dequatre-vingts ans ce qu’on lui apprit à dire à dix-huit et laconséquence naturelle en est qu’il a toujours l’air charmant. Votremystérieux jeune ami dont vous ne m’avez jamais dit le nom, maisdont le portrait me fascine réellement, n’a jamais pensé. Je suissûr de cela. C’est une admirable créature sans cervelle quipourrait toujours ici nous remplacer en hiver les fleurs absentes,et nous rafraîchir l’intelligence en été. Ne vous flattez pas,Basil : vous ne lui ressemblez pas le moins du monde.

– Vous ne me comprenez point, Harry, répondit l’artiste. Je saisbien que je ne lui ressemble pas ; je le sais parfaitementbien. Je serais même fâché de lui ressembler. Vous levez lesépaules ?… Je vous dis la vérité. Une fatalité pèse sur lesdistinctions physiques et intellectuelles, cette sorte de fatalitéqui suit à la piste à travers l’histoire les faux pas des rois. Ilvaut mieux ne pas être différent de ses contemporains. Les laids etles sots sont les mieux partagés sous ce rapport dans ce monde. Ilspeuvent s’asseoir à leur aise et bâiller au spectacle. S’ils nesavent rien de la victoire, la connaissance de la défaite leur estépargnée. Ils vivent comme nous voudrions vivre, sans êtretroublés, indifférents et tranquilles. Ils n’importunent personne,ni ne sont importunés. Mais vous, avec votre rang et votre fortune,Harry, moi, avec mon cerveau tel qu’il est, mon art aussi imparfaitqu’il puisse être, Dorian Gray avec sa beauté, nous souffrironstous pour ce que les dieux nous ont donné, nous souffrironsterriblement…

– Dorian Gray ? Est-ce son nom, demanda lord Henry, enallant vers Basil Hallward.

– Oui, c’est son nom. Je n’avais pas l’intention de vous ledire.

– Et pourquoi ?

– Oh ! je ne puis vous l’expliquer. Quand j’aime quelqu’unintensément, je ne dis son nom à personne. C’est presque unetrahison. J’ai appris à aimer le secret. Il me semble que c’est laseule chose qui puisse nous faire la vie moderne mystérieuse oumerveilleuse. La plus commune des choses nous paraît exquise siquelqu’un nous la cache. Quand je quitte cette ville, je ne dis àpersonne où je vais : en le faisant, je perdrais tout mon plaisir.C’est une mauvaise habitude, je l’avoue, mais en quelque sorte,elle apporte dans la vie une part de romanesque… Je suis sûr quevous devez me croire fou à m’entendre parler ainsi ?…

– Pas du tout, répondit lord Henry, pas du tout, mon cher Basil.Vous semblez oublier que je suis marié et que le seul charme dumariage est qu’il fait une vie de déception absolument nécessaireaux deux parties. Je ne sais jamais où est ma femme, et ma femme nesait jamais ce que je fais. Quand nous nous rencontrons – et nousnous rencontrons, de temps à autre, quand nous dînons ensembledehors, ou que nous allons chez le duc – nous nous contons les plusabsurdes histoires de l’air le plus sérieux du monde. Dans cetordre d’idées, ma femme m’est supérieure. Elle n’est jamaisembarrassée pour les dates, et je le suis toujours ; quandelle s’en rend compte, elle ne me fait point de scène ;parfois je désirerais qu’elle m’en fît ; mais elle se contentede me rire au nez.

– Je n’aime pas cette façon de parler de votre vie conjugale,Harry, dit Basil Hallward en allant vers la porte conduisant aujardin. Je vous crois un très bon mari honteux de ses propresvertus. Vous êtes un être vraiment extraordinaire. Vous ne ditesjamais une chose morale, et jamais vous ne faites une chosemauvaise. Votre cynisme est simplement une pose.

– Être naturel est aussi une pose, et la plus irritante que jeconnaisse, s’exclama en riant lord Henry.

Les deux jeunes gens s’en allèrent ensemble dans le jardin ets’assirent sur un long siège de bambou posé à l’ombre d’un buissonde lauriers. Le soleil glissait sur les feuilles polies ; deblanches marguerites tremblaient sur le gazon.

Après un silence, lord Henry tira sa montre.

– Je dois m’en aller, Basil, murmura-t-il, mais avant de partir,j’aimerais avoir une réponse à la question que je vous ai poséetout à l’heure.

– Quelle question ? dit le peintre, restant les yeux fixésà terre.

– Vous la savez…

– Mais non, Harry.

– Bien, je vais vous la redire. J’ai besoin que vousm’expliquiez pourquoi vous ne voulez pas exposer le portrait deDorian Gray. Je désire en connaître la vraie raison.

– Je vous l’ai dite.

– Non pas. Vous m’avez dit que c’était parce qu’il y avaitbeaucoup trop de vous-même dans ce portrait. Cela est enfantin…

– Harry, dit Basil Hallward, le regardant droit dans les yeux,tout portrait peint compréhensivement est un portrait de l’artiste,non du modèle. Le modèle est purement l’accident, l’occasion. Cen’est pas lui qui est révélé par le peintre ; c’est plutôt lepeintre qui, sur la toile colorée, se révèle lui-même. La raisonpour laquelle je n’exhiberai pas ce portrait consiste dans laterreur que j’ai de montrer par lui le secret de mon âme !

Lord Henry se mit à rire…

– Et quel est-il ?

– Je vous le dirai, répondit Hallward, la figure assombrie.

– Je suis tout oreilles, Basil, continua son compagnon.

– Oh ! c’est vraiment peu de chose, Harry, repartit lepeintre et je crois bien que vous ne le comprendrez point.Peut-être à peine le croirez-vous…

Lord Henry sourit ; se baissant, il cueillit dans le gazonune marguerite aux pétales rosés et l’examinant :

– Je suis tout à fait sûr que je comprendrai cela, dit-il, enregardant attentivement le petit disque doré, aux pétales blancs,et quant à croire aux choses, je les crois toutes, pourvu qu’ellessoient incroyables.

Le vent détacha quelques fleurs des arbustes et les lourdesgrappes de lilas se balancèrent dans l’air languide. Une cigalestridula près du mur, et, comme un fil bleu, passa une longue etmince libellule dont on entendit frémir les brunes ailes de gaze.Lord Henry restait silencieux comme s’il avait voulu percevoir lesbattements du cœur de Basil Hallward, se demandant ce qui allait sepasser.

– Voici l’histoire, dit le peintre après un temps. Il y a deuxmois, j’allais en soirée chez Lady Brandon. Vous savez que nousautres, pauvres artistes, nous avons à nous montrer dans le mondede temps à autre, juste assez pour prouver que nous ne sommes pasdes sauvages. Avec un habit et une cravate blanche, tout le monde,même un agent de change, peut en arriver à avoir la réputation d’unêtre civilisé. J’étais donc dans le salon depuis une dizaine deminutes, causant avec des douairières lourdement parées ou defastidieux académiciens, quand soudain je perçus obscurément quequelqu’un m’observait. Je me tournai à demi et pour la premièreloi, je vis Dorian Gray. Nos yeux se rencontrèrent et je me sentispâlir. Une singulière terreur me poignit… Je compris que j’étais enface de quelqu’un dont la simple personnalité était si fascinanteque, si je me laissais faire, elle m’absorberait en entier, moi, manature, mon âme et mon talent même. Je ne veux aucune ingérenceextérieure dans mon existence. Vous savez, Harry, combien ma vieest indépendante. J’ai toujours été mon maître, je l’avais, tout aumoins toujours été, jusqu’au jour de ma rencontre avec Dorian Gray.Alors… mais je ne sais comment vous expliquer ceci… Quelque chosesemblait me dire que ma vie allait traverser une crise terrible.J’eus l’étrange sensation que le destin me réservait d’exquisesjoies et des chagrins exquis. Je m’effrayai et me disposai àquitter le salon. Ce n’est pas ma conscience qui me faisait agirainsi, il y avait une sorte de lâcheté dans mon action. Je ne vispoint d’autre issue pour m’échapper.

– La conscience et la lâcheté sont réellement les mêmes choses,Basil. La conscience est le surnom de la fermeté. C’est tout.

– Je ne crois pas cela, Harry, et je pense que vous ne le croyezpas non plus. Cependant, quel qu’en fut alors le motif – c’étaitpeut-être l’orgueil, car je suis très orgueilleux – je meprécipitai vers la porte. Là, naturellement, je me heurtai contrelady Brandon. « Vous n’avez pas l’intention de partir si vite, MrHallward » s’écria-t-elle… Vous connaissez le timbre aigu de savoix ?…

– Oui, elle me fait l’effet d’être un paon en toutes choses,excepté en beauté, dit lord Henry, effeuillant la marguerite de seslongs doigts nerveux…

– Je ne pus me débarrasser d’elle. Elle me présenta à desAltesses, et à des personnes portant Étoiles et Jarretières, à desdames mûres, affublées de tiares gigantesques et de nez deperroquets… Elle parla de moi comme de son meilleur ami. Je l’avaisseulement rencontrée une fois auparavant, mais elle s’était mise entête de me lancer. Je crois que l’un de mes tableaux avait alors ungrand succès et qu’on en parlait dans les journaux de deux sous quisont, comme vous le savez, les étendards d’immortalité dudix-neuvième siècle. Soudain, je me trouvai face à face avec lejeune homme dont la personnalité m’avait si singulièrementintrigué ; nous nous touchions presque ; de nouveau nosregards se rencontrèrent. Ce fut indépendant de ma volonté, mais jedemandai à Lady Brandon de nous présenter l’un à l’autre. Peut-êtreaprès tout, n’était-ce pas si téméraire, mais simplementinévitable. Il est certain que nous nous serions parlé sansprésentation préalable ; j’en suis sûr pour ma part, et Dorianplus tard me dit la même chose ; il avait senti, lui aussi,que nous étions destinés à nous connaître.

– Et comment lady Brandon vous parla-t-elle de ce merveilleuxjeune homme, demanda l’ami. Je sais qu’elle a la marotte de donnerun précis rapide de chacun de ses invités. Je me souviens qu’elleme présenta une fois à un apoplectique et truculent gentleman,couvert d’ordres et de rubans et sur lui, me souffla à l’oreille,sur un mode tragique, les plus abasourdissants détails, qui durentêtre perçus de chaque personne alors dans le salon. Cela me mit enfuite ; j’aime connaître les gens par moi-même… Lady Brandontraite exactement ses invités comme un commissaire-priseur sesmarchandises. Elle explique les manies et coutumes de chacun, maisoublie naturellement tout ce qui pourrait vous intéresser aupersonnage.

– Pauvre lady Brandon ! Vous êtes dur pour elle, observanonchalamment Hallward.

– Mon cher ami, elle essaya de fonder un salon et elle neréussit qu’à ouvrir un restaurant. Comment pourrais-jel’admirer ?… Mais, dites-moi, que vous confia-t-elle sur MrDorian Gray ?

– Oh ! quelque chose de très vague dans ce genre : «Charmant garçon ! Sa pauvre chère mère et moi, étionsinséparables. Tout à fait oublié ce qu’il fait, ou plutôt, jecrains… qu’il ne fasse rien ! Ah ! si, il joue du piano…Ne serait-ce pas plutôt du violon, mon cher Mr Gray ? »

Nous ne pûmes tous deux nous empêcher de rire et du coup nousdevînmes amis.

– L’hilarité n’est pas du tout un mauvais commencement d’amitié,et c’est loin d’en être une mauvaise fin, dit le jeune lord encueillant une autre marguerite.

Hallward secoua la tête…

– Vous ne pouvez comprendre, Harry, murmura-t-il, quelle sorted’amitié ou quelle sorte de haine cela peut devenir, dans ce casparticulier. Vous n’aimez personne, ou, si vous le préférez,personne ne vous intéresse.

– Comme vous êtes injuste ! s’écria lord Henry, mettant enarrière son chapeau et regardant au ciel les petits nuages, qui,comme les floches d’écheveau d’une blanche soie luisante, fuyaientdans le bleu profond de turquoise de ce ciel d’été.

« Oui, horriblement injuste !… J’établis une grandedifférence entre les gens. Je choisis mes amis pour leur bonnemine, mes simples camarades pour leur caractère, et mes ennemispour leur intelligence ; un homme ne saurait trop attacherd’importance au choix de ses ennemis ; je n’en ai point unseul qui soit un sot ; ce sont tous hommes d’une certainepuissance intellectuelle et, par conséquent, ils m’apprécient.Est-ce très vain de ma part d’agir ainsi ! Je crois que c’estplutôt… vain.

– Je pense que ça l’est aussi Harry. Mais m’en référant à votremanière de sélection, je dois être pour vous un simplecamarade.

– Mon bon et cher Basil, vous m’êtes mieux qu’un camarade…

– Et moins qu’un ami : Une sorte de… frère, jesuppose !

– Un frère !… Je me moque pas mal des frères !… Monfrère aîné ne veut pas mourir, et mes plus jeunes semblent vouloirl’imiter.

– Harry ! protesta Hallward sur un ton chagrin.

– Mon bon, je ne suis pas tout à fait sérieux. Mais je ne puism’empêcher de détester mes parents ; je suppose que cela vientde ce que chacun de nous ne peut supporter de voir d’autrespersonnes ayant les mêmes défauts que soi-même. Je sympathise toutà fait avec la démocratie anglaise dans sa rage contre ce qu’elleappelle les vices du grand monde. La masse sent que l’ivrognerie,la stupidité et l’immoralité sont sa propriété, et si quelqu’und’entre nous assume l’un de ces défauts, il paraît braconner surses chasses… Quand ce pauvre Southwark vint devant la « Cour duDivorce » l’indignation de cette même masse fut absolumentmagnifique, et je suis parfaitement convaincu que le dixième dupeuple ne vit pas comme il conviendrait.

– Je n’approuve pas une seule des paroles que vous venez deprononcer, et, je sens, Harry, que vous ne les approuvez pas plusque moi.

Lord Henry caressa sa longue barbe brune taillée en pointe, ettapotant avec sa canne d’ébène ornée de glands sa bottine de cuirfin :

– Comme vous êtes bien anglais Basil ! Voici la secondefois que vous me faites cette observation. Si l’on fait part d’uneidée à un véritable Anglais – ce qui est toujours une chosetéméraire – il ne cherche jamais à savoir si l’idée est bonne oumauvaise ; la seule chose à laquelle il attache quelqueimportance est de découvrir ce que l’on en pense soi-même.D’ailleurs la valeur d’une idée n’a rien à voir avec la sincéritéde l’homme qui l’exprime. À la vérité, il y a de fortes chancespour que l’idée soit intéressante en proportion directe ducaractère insincère du personnage, car, dans ce cas elle ne seracolorée par aucun des besoins, des désirs ou des préjugés de cedernier. Cependant, je ne me propose pas d’aborder les questionspolitiques, sociologiques ou métaphysiques avec vous. J’aime mieuxles personnes que leurs principes, et j’aime encore mieux lespersonnes sans principes que n’importe quoi au monde. Parlonsencore de Mr Dorian Gray. L’avez-vous vu souvent ?

– Tous les jours. Je ne saurais être heureux si je ne le voyaischaque jour. Il m’est absolument nécessaire.

– Vraiment curieux ! Je pensais que vous ne vous souciezd’autre chose que de votre art…

– Il est tout mon art, maintenant, répliqua le peintre,gravement ; je pense quelquefois, Harry, qu’il n’y a que deuxères de quelque importance dans l’histoire du monde. La premièreest l’apparition d’un nouveau moyen d’art, et la secondel’avènement d’une nouvelle personnalité artistique. Ce que ladécouverte de la peinture fut pour les Vénitiens, la faced’Antinoüs pour l’art grec antique, Dorian Gray me le sera quelquejour. Ce n’est pas simplement parce que je le peins, que je ledessine ou que j’en prends des esquisses ; j’ai fait tout celad’abord. Il m’est beaucoup plus qu’un modèle. Cela ne veut pointdire que je sois peu satisfait de ce que j’ai fait d’après lui ouque sa beauté soit telle que l’Art ne la puisse rendre. Il n’estrien que l’Art ne puisse rendre, et je sais fort bien que l’œuvreque j’ai faite depuis ma rencontre avec Dorian Gray est une belleœuvre, la meilleure de ma vie. Mais, d’une manière indécise etcurieuse – je m’étonnerais que vous puissiez me comprendre – sapersonne m’a suggéré une manière d’art entièrement nouvelle, unmode d’expression entièrement nouveau. Je vois les chosesdifféremment ; je les pense différemment. Je puis maintenantvivre une existence qui m’était cachée auparavant. « Une formerêvée en des jours de pensée » qui a dit cela ? Je ne m’ensouviens plus ; mais c’est exactement ce que Dorian Gray m’aété. La simple présence visible de cet adolescent – car il ne mesemble guère qu’un adolescent, bien qu’il ait plus de vingt ans –la simple présence visible de cet adolescent !… Ah ! jem’étonnerais que vous puissiez vous rendre compte de ce que celasignifie ! Inconsciemment, il définit pour moi les lignesd’une école nouvelle, d’une école qui unirait la passion del’esprit romantique à la perfection de l’esprit grec. L’harmonie ducorps et de l’âme, quel rêve !… Nous, dans notre aveuglement,nous avons séparé ces deux choses et avons inventé un réalisme quiest vulgaire, une idéalité qui est vide ! Harry !Ah ! si vous pouviez savoir ce que m’est Dorian Gray !…Vous vous souvenez de ce paysage, pour lequel Agnew m’offrit unesomme si considérable, mais dont je ne voulus me séparer. C’est unedes meilleures choses que j’aie jamais faites. Et savez-vouspourquoi ? Parce que, tandis que je le peignais, Dorian Grayétait assis à côté de moi. Quelque subtile influence passa de luien moi-même, et pour la première fois de ma vie, je surpris dans lepaysage ce je ne sais quoi que j’avais toujours cherché… ettoujours manqué.

– Basil, cela est stupéfiant ! Il faut que je voie ceDorian Gray !…

Hallward se leva de son siège et marcha de long en large dans lejardin… Il revint un instant après…

– Harry, dit-il, Dorian Gray m’est simplement un motifd’art ; vous, vous ne verriez rien en lui ; moi, j’y voistout. Il n’est jamais plus présent dans ma pensée que quand je nevois rien de lui me le rappelant. Il est une suggestion comme jevous l’ai dit, d’une nouvelle manière. Je le trouve dans lescourbes de certaines lignes, dans l’adorable et le subtil decertaines nuances. C’est tout.

– Alors, pourquoi ne voulez-vous point exposer son portrait,demanda de nouveau lord Henry.

– Parce que, sans le vouloir, j’ai mis dans cela quelqueexpression de toute cette étrange idolâtrie artistique dont je nelui ai jamais parlé. Il n’en sait rien ; il l’ignoreratoujours. Mais le monde peut la deviner, et je ne veux découvrirmon âme aux bas regards quêteurs ; mon cœur ne sera jamais missous un microscope… Il y a trop de moi-même dans cette chose,Harry, trop de moi-même !…

– Les poètes ne sont pas aussi scrupuleux que vous l’êtes ;Ils savent combien la passion utilement divulguée aide à la vente.Aujourd’hui un cœur brisé se tire à plusieurs éditions.

– Je les hais pour cela, clama Hallward… Un artiste doit créerde belles choses, mais ne doit rien mettre de lui-même en elles.Nous vivons dans un âge où les hommes ne voient l’art que sous unaspect autobiographique. Nous avons perdu le sens abstrait de labeauté. Quelque jour je montrerai au monde ce que c’est et pourcette raison le monde ne verra jamais mon portrait de DorianGray.

– Je pense que vous avez tort, Basil, mais je ne veux pasdiscuter avec vous. Je ne m’occupe que de la perte intellectuelle…Dites-moi, Dorian Gray vous aime-t-il ?…

Le peintre sembla réfléchir quelques instants.

– Il m’aime, répondit-il après une pause, je sais qu’il m’aime…Je le flatte beaucoup, cela se comprend. Je trouve un étrangeplaisir à lui dire des choses que certes je serais désolé d’avoirdites. D’ordinaire, il est tout à fait charmant avec moi, et nouspassons des journées dans l’atelier à parler de mille choses. Detemps à autre, il est horriblement étourdi et semble trouver unréel plaisir à me faire de la peine. Je sens, Harry, que j’ai donnémon âme entière à un être qui la traite comme une fleur à mettre àson habit, comme un bout de ruban pour sa vanité, comme la parured’un jour d’été…

– Les jours d’été sont bien longs, souffla lord Henry… Peut-êtrevous fatiguerez-vous de lui plutôt qu’il ne le voudra. C’est unetriste chose à penser, mais on ne saurait douter que l’esprit dureplus longtemps que la beauté. Cela explique pourquoi nous prenonstant de peine à nous instruire. Nous avons besoin, pour la lutteeffrayante de la vie, de quelque chose qui demeure, et nous nousemplissons l’esprit de ruines et de faits, dans l’espérance niaisede garder notre place. L’homme bien informé : voilà le moderneidéal… Le cerveau de cet homme bien informé est une choseétonnante. C’est comme la boutique d’un bric-à-brac, où l’ontrouverait des monstres et… de la poussière, et toute chose cotéeau-dessus de sa réelle valeur.

« Je pense que vous vous fatiguerez le premier, tout de même…Quelque jour, vous regarderez votre ami et il vous semblera que «ça n’est plus ça » ; vous n’aimerez plus son teint, ou touteautre chose… Vous le lui reprocherez au fond de vous-même etfinirez par penser qu’il s’est mal conduit envers vous. Le joursuivant, vous serez parfaitement calme et indifférent. C’estregrettable, car cela vous changera… Ce que vous m’avez dit esttout à fait un roman, un roman d’art, l’appellerai-je, et ledésolant de cette manière de roman est qu’il vous laisse unsouvenir peu romanesque…

– Harry, ne parlez pas comme cela. Aussi longtemps que DorianGray existera, je serai dominé par sa personnalité. Vous ne pouvezsentir de la même façon que moi. Vous changez trop souvent.

– Eh mon cher Basil, c’est justement à cause de cela que jesens. Ceux qui sont fidèles connaissent seulement le côté trivialde l’amour ; c’est la trahison qui en connaît lestragédies.

Et lord Henry frottant une allumette sur une jolie boîted’argent, commença à fumer avec la placidité d’une consciencetranquille et un air satisfait, comme s’il avait défini le monde enune phrase.

Un vol piaillant de passereaux s’abattit dans le vert profonddes lierres… Comme une troupe d’hirondelles, l’ombre bleue desnuages passa sur le gazon… Quel charme s’émanait de cejardin ! Combien, pensait lord Henry, étaient délicieuses lesémotions des autres ! beaucoup plus délicieuses que leursidées, lui semblait-il. Le soin de sa propre âme et les passions deses amis, telles lui paraissaient être les choses notables de lavie. Il se représentait, en s’amusant à cette pensée, le lunchassommant que lui avait évité sa visite chez Hallward ; s’ilétait allé chez sa tante, il eût été sûr d’y rencontrer lordGoodbody, et la conversation entière aurait roulé sur l’entretiendes pauvres, et la nécessité d’établir des maisons de secoursmodèles. Il aurait entendu chaque classe prêcher l’importance desdifférentes vertus, dont, bien entendu, l’exercice ne s’imposaitpoint à elles-mêmes. Le riche aurait parlé sur la nécessité del’épargne, et le fainéant éloquemment vaticiné sur la dignité dutravail… Quel inappréciable bonheur d’avoir échappé à toutcela ! Soudain, comme il pensait à sa tante, une idée luivint. Il se tourna vers Hallward…

– Mon cher ami, je me souviens.

– Vous vous souvenez de quoi, Harry ?

– Où j’entendis le nom de Dorian Gray.

– Où était-ce ? demanda Hallward, avec un léger froncementde sourcils…

– Ne me regardez pas d’un air si furieux, Basil… C’était chez matante, Lady Agathe. Elle me dit qu’elle avait fait la connaissanced’un « merveilleux jeune homme qui voulait bien l’accompagner dansle East End et qu’il s’appelait Dorian Gray ». Je puis assurerqu’elle ne me parla jamais de lui comme d’un beau jeune homme. Lesfemmes ne se rendent pas un compte exact de ce que peut être unbeau jeune homme ; les braves femmes tout au moins… Elle medit qu’il était très sérieux et qu’il avait un bon caractère. Jem’étais du coup représenté un individu avec des lunettes et descheveux plats, des taches de rousseur, se dandinant sur d’énormespieds… J’aurais aimé savoir que c’était votre ami.

– Je suis heureux que vous ne l’ayez point su.

– Et pourquoi ?

– Je ne désire pas que vous le connaissiez.

– Vous ne désirez pas que je le connaisse ?…

– Non…

– Mr Dorian Gray est dans l’atelier, monsieur, dit le majordomeen entrant dans le jardin.

– Vous allez bien être forcé de me le présenter, maintenant,s’écria en riant lord Henry.

Le peintre se tourna vers le serviteur qui restait au soleil,les yeux clignotants :

– Dites à Mr Gray d’attendre, Parker ; je suis à lui dansun moment.

L’homme s’inclina et retourna sur ses pas.

Hallward regarda lord Henry…

– Dorian Gray est mon plus cher ami, dit-il. C’est une simple etbelle nature. Votre tante a eu parfaitement raison de dire de luice que vous m’avez rapporté… Ne me le gâtez pas ; n’essayezpoint de l’influencer ; votre influence lui seraitpernicieuse. Le monde est grand et ne manque pas de gensintéressants. Ne m’enlevez pas la seule personne qui donne à monart le charme qu’il peut posséder ; ma vie d’artiste dépend delui. Faites attention, Harry, je vous en conjure…

Il parlait à voix basse et les mots semblaient jaillir de seslèvres malgré sa volonté…

– Quelle bêtise me dites-vous, dit lord Henry souriant, etprenant Hallward par le bras, il le conduisit presque malgré luidans la maison.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer