Le Pouce crochu

Le Pouce crochu

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

 

La nuit est noire ; il pleut à verse, et la pluie, fouettée par le vent, grésille sur les vitres d’une maisonnette isolée, tout au bout du boulevard Voltaire, et tout près de la place du Trône.

Une maisonnette et non pas une villa, ni un petit hôtel.

Un rez-de-chaussée, un étage et des mansardes. Pas de cour, pas de grille, pas de perron. Rien qu’une palissade en planches du côté de la rue et, derrière cette clôture primitive, un terrain vague qui confine à des jardins maraîchers.

L’architecte n’a pas pris la peine de creuser pour asseoir des fondations. Cette bastide parisienne pose à plat sur le sol, comme si on l’y avait apportée toute bâtie.

Elle est habitée, car il y a de la lumière à une des fenêtres du rez-de-chaussée.

Qui peut demeurer là ? Pas descapitalistes, bien certainement ; les capitaux n’y seraientpas en sûreté. Des commerçants ? Pas davantage ; leschalands n’iraient pas les chercher si loin du centre. Cette nicheen cailloutis ne convient guère qu’à un vieux rentier misanthrope,retiré là comme un hibou dans un clocher, ou encore à un ménage depetits bourgeois réduits au strict nécessaire et cultivant deslégumes dans leur enclos pour corser leur maigrepot-au-feu.

Ainsi pensaient les passants quiremarquaient ce cube de maçonnerie, planté là comme une borne aumilieu d’un champ ; ainsi pensaient même les voisins quiconnaissaient à peine de vue les occupants de ce château de lamisère.

Ils se trompaient tous et il leur auraitsuffi de passer le seuil de la maisonnette pour constater que si, àl’extérieur, elle ne payait pas de mine, elle était du moinsconfortablement meublée.

La fenêtre éclairée était celle d’unpetit salon garni de bons fauteuils capitonnés, sans compter undivan bas, à la turque, surchargé de coussins de toutes lescouleurs.

Un bon feu brûlait dans la cheminée,quoiqu’on fût au mois d’avril, et la tablette de cette cheminéeportait au lieu de la pendule dorée qu’affectionnent les épiciersaisés, une statuette en bronze, signée d’un nom d’artisteconnu.

Le plancher était caché par un tapis deSmyrne et les portes par des rideaux de soie écrue.

Au milieu de la pièce, une immense tablecarrée, une table en bois noir, qui jurait un peu avec le reste dumobilier, une vraie table de travail sur laquelle s’étalaient delarges feuilles de papier à dessin, des règles, des équerres, descrayons, des compas.

Et cette table n’était pas là pour rien.Elle servait aux travaux d’un homme perché sur un tabouret etcourbé sur une épure dont il mesurait les lignes.

En face de lui, une femme faisait de latapisserie, à la lueur adoucie d’une lampe recouverte d’unabat-jour.

L’homme avait au moins cinquante ans,des cheveux noirs et drus qui commençaient à s’argenter, une longuebarbe grisonnante et de grands yeux pleins de feu, qui illuminaientson visage fatigué.

La femme était belle, d’une beautésérieuse, presque virile, qui la faisait paraître plus âgée qu’ellene l’était. Mais ses vingt ans brillaient sur sa figure, fraîchecomme une fleur printanière, et sa taille avait les souplesrondeurs de la première jeunesse.

Elle travaillait sans lever les yeux etle silence n’était troublé que par le grondement de l’orage qui sedéchaînait sur Paris.

– Quel temps ! murmura-t-elle enposant son ouvrage sur ses genoux. Si j’étais seule ici, j’auraispeur. Notre cabane de pierres tremble sur sa base… et, en vérité,je crains qu’elle ne finisse par s’écrouler.

– Elle tiendra bien encore un mois, ditl’homme en riant. Et avant un mois, ma Camille chérie, tu habiterasun bel appartement dans un beau quartier, en attendant que tuhabites un château acheté sur mes économies.

Maintenant que j’ai de quoi exploitermon brevet, notre fortune est faite.

– Tu me l’as dit, père, reprit la jeunefille, mais je n’ai pas encore pu m’accoutumer à l’idée que nousallons être riches.

– Nous le sommes déjà, puisque j’aitouché ce matin vingt mille francs comme entrée de jeu. Et ce n’estrien au prix de ce que rapportera mon invention. Te figures-tu cequ’il y a de machines à vapeur dans le monde entier ? Eh bien,d’ici à peu, toutes me payeront tribut, car pas une ne pourra sepasser du condensateur Monistrol. Et dire que je travaillais depuisvingt ans, sans arriver à un résultat pratique, lorsque j’airencontré ce brave Gémozac, qui m’a ouvert sa caisse pour me mettreà même d’appliquer mon système ! Maintenant, je ne doute plusdu succès… Mais laisse-moi achever ce travail que je dois remettredemain matin à mon associé. Il est bientôt dix heures et quandj’aurai fini, il me faudra encore, avant de me coucher, serrer lesvingt beaux billets de mille que j’ai reçus aujourd’hui. Je suis sipeu habitué à avoir de l’argent que je ne sais où les loger. Çamanque de coffre-fort, ici.

– Tu les as donc sur toi ? demandaCamille.

– Les voici, dit Monistrol en les posantsur la table.

– Tu pourras les enfermer provisoirementdans mon armoire à glace. Mais je t’en prie, père, porte-les demainchez un banquier. Tant qu’ils seront chez nous, je ne serai pastranquille. Cette maison est à la discrétion du premier coquinvenu… et on nous assassinerait tous les deux que personne ne nousentendrait crier. La nuit, le boulevard Voltaire estdésert.

– Pas ce soir, mignonne. C’est la foireau pain d’épice sur la place du Trône, et elle attire du monde,même quand il fait un temps de chien. Écoute plutôt ! onentend la musique.

En effet le vent leur apportait l’écholointain des instruments de cuivre, qui faisaient rage devant lesbaraques des saltimbanques.

– Du reste, reprit Monistrol, avant demonter dans ma chambre, j’irai mettre les verrous à la porte d’enbas. Reprends ta tapisserie, mon enfant, pendant que je termineraimon travail. Ce ne sera pas long.

Le père et la fille se remirent à labesogne, chacun de son côté ; le père avec ardeur, la filleassez mollement.

Les doigts de Camille manœuvraientdistraitement l’aiguille dans la laine, mais ses yeux ne suivaientplus son ouvrage.

Elle rêvait au brillant avenir quis’ouvrait devant elle et à la vie paisible qu’elle allaitquitter.

Elle la regrettait déjà, cette existencemodeste qui suffisait à la rendre heureuse, et la richessel’effrayait.

Camille n’avait pas d’ambition, maiselle était nerveuse à l’excès, et elle se trouvait dans la mêmeposition d’esprit qu’un homme qui va s’embarquer pour un paysinconnu, et qui préférerait ne pas s’éloigner du village où il estné. Son imagination surexcitée ne lui montrait que les périls duvoyage, et elle avait le vague pressentiment d’un malheurprochain.

Un bruit très léger la fit tressaillir,un craquement presque imperceptible.

On eût dit qu’on marchait avecprécaution dans la salle à manger, qui n’était séparée du petitsalon que par une double portière dont les embrasses étaientdénouées.

Elle se tut de peur de troubler sonpère, qui n’avait rien entendu, absorbé qu’il était par sontravail, mais elle leva la tête et elle regardaattentivement.

Elle ne vit d’abord rien d’insolite, et,comme le bruit avait cessé, elle allait se remettre à satapisserie, lorsqu’elle crut apercevoir une main qui s’étaitglissée entre les deux rideaux et qui se détachait en noir sur lefond clair d’une des portières de soie.

Était-ce bien une main, cette tachenoirâtre qui tranchait sur le rideau blanc ? Camille en doutad’abord, mais elle ne parvenait pas à s’expliquer cette étrangeapparition. Elle crut même être dupe d’une illusion d’optique. Lefeu se mourait dans l’âtre et la lumière de la lampe commençait àbaisser, si bien que le salon s’emplissait d’ombre et qu’elle nedistinguait plus nettement les objets.

Elle aurait voulu fermer les yeux etelle ne pouvait pas. Ce point noir la fascinait.

Cela ressemblait à une araignée énorme,armée de pattes velues, et cela ne bougeait pas.

Était-ce la griffe de quelque bêtemonstrueuse ? Camille n’était pas poltronne, et pourtant ellesentait son sang se glacer dans ses veines.

Monistrol, qui tournait le dos à laporte, continuait à tirer des lignes avec acharnement.

À force de regarder, elle finit parcompter les cinq doigts d’une main cramponnée au rideau, des doigtsnoueux et crochus comme les pinces d’un crabe.

Le pouce, largement écarté des autres,était d’une longueur démesurée et se terminait par un onglerecourbé, comme en ont les serres des vautours.

À ce moment, par l’entrebâillement desdeux portières, Camille vit briller dans l’ombre des lueurs qu’elleprit pour les scintillements de la lame d’un poignard.

– Père ! au secours !cria-t-elle en tendant le bras vers la porte.

À cet appel inattendu, Monistrol seretourna vivement, mais il n’eut pas le temps de selever.

D’un seul bond – un bond de tigre –l’homme caché dans la salle à manger sauta sur lui. Une main – lagigantesque main que Camille avait vue – s’abattit sur le paquet debillets de banque ; l’autre saisit à la gorge le malheureuxinventeur qui, en se débattant, renversa la lampe.

Camille se précipita pour défendre sonpère, mais le voleur la repoussa d’un coup de pied qui l’envoyarouler sur le parquet.

Elle ne perdit pas courage et elle eutla force de se remettre debout. Mais le salon était plongémaintenant dans une obscurité profonde. Elle entendait destrépignements, des râles et elle ne voyait rien.

Elle se heurta d’abord à la table, et illui fallut tourner cet obstacle pour saisir le misérable qui tenaitMonistrol. Elle essaya de s’accrocher à son vêtement, mais elle netrouva pas prise. Ses doigts glissèrent sur une étoffe lisse, puisils rencontrèrent de petites aspérités qu’elle arrachait avec sesongles, sans parvenir à étreindre l’homme qui lui glissait entreles mains comme une anguille.

Il ne cherchait pas à la frapper ;il ne cherchait qu’à en finir avec Monistrol et à se sauver enemportant l’argent.

Cela ne tarda guère. Monistrols’affaissa, et, après l’avoir couché par terre, comme un lutteurvaincu, le voleur le lâcha, se releva prestement ets’enfuit.

Son coup était fait. Il tenait les vingtmille francs et il ne songeait plus qu’à s’esquiver, sans se donnerla peine d’assommer la jeune fille qu’il croyait être hors d’étatde le poursuivre.

Il se trompait. Camille supposait queson père n’était qu’étourdi, car il n’avait pas jeté un cri entombant ; un homme vigoureux ne meurt pas d’une poussée, siviolente qu’elle soit, et le voleur n’avait pas montré d’autresarmes que ses poings.

– À moi, père ! cria-t-elle. Il nenous échappera pas.

Et elle courut après le bandit qui étaitdéjà, dans l’escalier.

Il enfila la porte qui donnait surl’enclos et qu’il avait laissée ouverte, traversa rapidement leterrain qui s’étendait entre la maison et la palissade, franchitd’un saut cette clôture basse et se lança sur le boulevardVoltaire, dans la direction de la place du Trône.

C’était précisément ce que souhaitaitCamille. Elle se disait qu’elle trouverait des sergents de ville aurond-point où se tenait la foire et qu’ils arrêteraient cetaudacieux gredin.

Il s’agissait seulement de ne pas selaisser distancer. Or, elle avait de bonnes jambes et pas de sotspréjugés. Peu lui importait de courir les rues en cheveux, enpeignoir, en pantoufles, et de se montrer, dans cet équipage, auxbadauds attroupés devant les baraques des saltimbanques et devantles boutiques où l’on vend du pain d’épices.

Monistrol, au lieu de l’élever comme unebelle demoiselle, lui avait appris de bonne heure à se servirelle-même. Elle faisait le ménage et la cuisine, ni plus ni moinsqu’une simple ouvrière ; elle allait aux provisions chez lesfournisseurs et elle n’avait peur de rien, pas même des galants derencontre qui l’obsédaient quelquefois de leurs sotspropos.

Et, si elle tenait tant à rattraper levoleur, ce n’était pas que la perte des vingt mille francs latouchât beaucoup, mais son père avait besoin de cet argent pourperfectionner l’invention sur laquelle il fondait toutes sesespérances. Elle comptait bien le lui rapporter et elle n’avait passongé un seul instant qu’elle aurait mieux fait de lui donner dessoins que de sauver sa petite fortune. Elle se figurait même qu’ilétait déjà sur pied et qu’il allait la rejoindre pour l’aider àarrêter l’homme aux doigts crochus qu’elle ne perdait pas de vue,quoiqu’il courût plus vite qu’elle.

La pluie avait cessé. Ce n’était qu’unepluie d’orage, et les flâneurs de la foire, qui s’étaient mis àl’abri pendant l’averse, remplissaient de nouveau la place duTrône. Les parades recommençaient, les trombones tonnaient de plusbelle ; c’était de tous les côtés un tapage infernal, quiaurait couvert sa voix si elle eût crié : « Auvoleur ! »

L’homme filait toujours, et chaque foisqu’il passait devant un bec de gaz, elle le voyait distinctement.C’était, un grand gaillard bien découplé, autant qu’elle pouvait enjuger, car il était enveloppé de la tête aux pieds dans unpardessus de caoutchouc jaunâtre.

Elle comprenait, maintenant, comment ilavait pu se dérober, lorsqu’elle l’avait saisi, mais elle necomprenait pas encore pourquoi elle s’était écorché les doigts ens’accrochant à lui.

Du reste, ce n’était pas le moment dechercher des explications rétrospectives. L’homme venait dedéboucher sur la place et, au lieu de se diriger vers le centre durond-point, afin de se perdre dans la foule, il avait tourné àgauche, derrière une grande baraque en planches. Camille, qui avaitgagné du terrain, le suivait maintenant de très près. Elle se jetabravement dans ce coin sombre et désert, sans se demander si levoleur ne l’attendait pas là pour tomber sur elle et lui tordre lecou. C’était d’autant plus à redouter qu’il venait de s’arrêter, etqu’il se tenait collé contre les planches de la baraque, comme pourse préparer à l’assaillir au moment où elle passerait à sa portée.Mais Camille était trop lancée pour reculer.

– Ah ! brigand ! je te tiens,cria-t-elle en se précipitant.

Elle allait le saisir, lorsqu’ildisparut subitement. Elle entendit le bruit sec d’une porte qu’onferme et elle comprit. Le drôle était de la troupe d’acrobates quitravaillait en ce moment dans la baraque et il venait de s’yintroduire, par l’entrée des artistes. Camille ne pouvait pas l’ysuivre par le même chemin, mais rien ne l’empêchait de passer avecle public et de faire empoigner son voleur en pleinereprésentation.

– Je n’ai pas vu son visage,pensait-elle, mais je suis sûre de le reconnaître à sesmains.

Camille ne se demanda point si l’hommen’allait pas rouvrir la porte et se sauver pendant qu’elle lechercherait dans l’intérieur de la baraque. Elle était si acharnéeà le poursuivre qu’elle ne raisonnait plus, et qu’elle ne songeaitmême pas à s’étonner que son père ne l’eût pas encorerattrapée.

Sans perdre une seconde, elle se glissaentre la cabane en planches et une boutique en toile où on vendaitdes macarons, tourna l’angle de la cabane, et déboucha en pleinelumière, au milieu d’un rassemblement de gens qui bayaient auxcorneilles devant une estrade éclairée par une douzaine dequinquets[1].

Sur ces tréteaux se démenaient sixmusiciens, déguisés en lanciers polonais, un pitre à queue rouge,un gamin d’une douzaine d’années, habillé de toile à matelas, etune femme court-vêtue qui allait et venait, une baguette à la main,comme une fée de théâtre.

La représentation était commencée, maisprobablement la salle n’était pas pleine, car le pitre s’égosillaità crier : « Entrrrez, messieurs,entrrrez pour voir la dernière exercice ducélèbre Zig-Zag, de la tribu des Beni-Dig-Dig… Prrenez vosbillets… ça ne coûte que cinquante centimes aux premières,vingt-cinq centimes aux secondes… et deux sous pour messieurs lesmilitaires non gradés. »

La femme reprenait le refrain d’une voixde fausset et tout en promenant sur la foule des regards insolents,elle cinglait sournoisement avec sa baguette les maigres mollets dupauvre petit diable de paillasse qui grimaçait pour cacher seslarmes.

Il ne paraissait pas que ceboniment fît de l’effet, car les badauds ne se pressaientpas d’entrer. Quelques-uns admiraient la fée qui était une brune,aux yeux noirs, bien campée sur ses jambes et véritablement jolie,en dépit de sa physionomie dure ; d’autres agaçaient un énormeboule-dogue qui leur répondait par de furieuxaboiements.

Camille ne s’arrêta point à cesbagatelles de la porte. Elle fendit l’attroupement et elle arrivaau pied de l’escalier à claire-voie, juste au même moment que deuxjeunes gens, qui avaient l’air d’être un peu lancés, deux viveursmondains venus là par fantaisie excentrique, après avoir dîné dansun cabaret à la mode, fort loin de la place du Trône.

Ils s’arrêtèrent ébahis en apercevantCamille que le désordre de sa toilette n’enlaidissait pas du toutet quoiqu’ils la prissent peut-être pour une fille, ilss’effacèrent pour la laisser passer.

Elle franchit lestement les marchesvermoulues de l’escalier branlant, et à peine arrivée surl’estrade, elle courut droit à l’entrée du théâtre gardée par unevieille édentée qui recevait le prix des places et qui lui ditd’une, voix de rogomme[2] :

– C’est dix sous les premières, mapetite dame.

Camille mit la main à sa poche, n’ytrouva rien et fit un geste désespéré, en se rappelant qu’ellen’avait pas pensé à se munir d’une pièce blanche pour courir aprèsles vingt mille francs de son père.

La vieille comprit cette pantomime etreprit en ricanant :

– On n’entre pas à l’œil, ma belle.Faites-vous payer le spectacle par ces messieurs.

Elle désignait les jeunes gens quiétaient montés derrière Camille.

– Voilà pour trois, dit le plus granddes deux, en jetant une pièce de cinq francs dans la sébile, àmoitié pleine de gros sous.

Camille ne le remercia même pas et elleentra précipitamment, sans se préoccuper de voir si les deuxélégants la suivaient. Les places vides ne manquaient pas. Ellealla s’asseoir sur la première banquette, tout près d’une bandejoyeuse de commis de magasin et de demoiselles de comptoir quimangeaient des oranges et qui parlaient très haut.

C’était l’élite des spectateurs, car iln’y avait guère là que des ouvriers en blouse, des gavroches malpeignés, des troupiers et des bonnes.

L’assemblée était houleuse. Auxpremières, on riait bruyamment ; aux secondes, onbraillait ; aux troisièmes, on imitait le coq et d’autresanimaux. Mais les cris qui dominaient, c’était :« Zig-Zag ! En scène Zig-Zag ! ous qu’ilest donc le faigniant ? il s’aura cavalépour aller voir sa connaissance… Tais donc ton bec !elle est à montrer ses mollets sur l’estrade, sa connaissance…c’est celle qu’a une badine à la main… »

Ces dialogues à la volée se croisaientdans l’air empesté par la fumée des quinquets et la scène restaitvide. Évidemment, Zig-Zag était le favori de ce public forain etZig-Zag était en retard ; Zig-Zag manquait à son devoird’artiste.

Camille, abasourdie par ce vacarme,s’avisa pour la première fois de réfléchir à ce qu’elle avait faiten se jetant à l’étourdie dans la baraque. Le voleur y était entré,mais comment le retrouver parmi cette foule ? Elle se ditcependant que, puisqu’il avait la clé de la porte des coulisses, ildevait faire partie de la troupe. Elle eut même le soupçon que cepouvait être le Zig-Zag dont le nom était dans toutes les boucheset qui se faisait attendre.

Mais elle commençait à avoir honte de setrouver là dans un négligé qui attirait déjà l’attention de sesvoisines, et elle se reprenait à penser qu’elle eût mieux fait derester près de son père, qu’elle avait laissé étendu sur le parquetdu petit salon, et qui ne s’était peut-être pas relevé de sa chute.Elle se mit à maudire le premier mouvement qui l’avait lancée surles traces du voleur, et, avec la vivacité d’impressions qui étaitson plus grand défaut, elle se décida à sortir.

En se retournant, elle vit que le jeunehomme qui avait payé pour elle avait pris place avec son ami sur laseconde banquette, et elle entendit ces mots échangés àdemi-voix :

– Elle est belle comme on ne l’estpas.

– Je ne dis pas le contraire, mais ellea tout l’air d’une coureuse.

Le rouge monta au visage de Camille, et,au lieu de se lever pour partir, elle fit volte-face au moment oùces messieurs qui causaient entre eux, la tête basse, allaient, ense redressant, se trouver nez à nez avec elle.

Le pitre qu’elle avait vu parader surl’estrade entra en scène, s’avança en saluant gauchement, ouvritune bouche fendue jusqu’aux oreilles et commençaainsi :

– Mesdames et messieurs, nous allonscontinuer les exercices par « tête en avant », un nouveautour de M. Zig-Zag, premier sauteur des deux mondes. Ce grandartiste, retardé par une affaire importante, va paraîtreenfin…

– Quelle affaire ? crièrent desvoix.

– Il est allé boire un litre, réponditle jocrisse[3]avecun sérieux parfait.

Et il s’éclipsa, poursuivi par les huéesdes spectateurs.

– Ce Zig-Zag n’est pas l’homme que jecherche, pensa Camille. Mon voleur n’aurait pas eu le temps des’habiller en clown. N’importe ! je veux le voir.

Presque aussitôt, lancé de la coulissecomme un boulet de canon, Zig-Zag traversa la scène, en tournantsur lui-même avec une rapidité vertigineuse. Ce tourbillonscintillait comme un miroir à prendre les alouettes.

– C’est lui ! murmura la jeunefille ; ce sont les paillettes de son costume qui brillaientdans l’ombre et qui m’ont écorché les doigts quand j’ai essayé dele saisir.

Camille avait encore sous les ongles depetits fragments de paillon[4]. Ellene douta plus.

Elle attendit pourtant. Elle voulaitvoir les mains, sûre qu’elle était de reconnaître le voleur à lalongueur démesurée et à la forme particulière de sonpouce.

Et en se demandant encore une foiscomment ce coquin s’y était pris pour être si vite prêt, elle sesouvint qu’au moment où elle le poursuivait, il portait unpardessus en caoutchouc. Il n’avait eu qu’à l’ôter pour entrer enscène dans le costume de son rôle.

Il ne restait plus à Camille qu’à crier,dès qu’il cesserait de tourner : « C’est lui qui a volémon père ! » Elle était résolue à affronter le scandaleet le danger du tumulte que ne manquerait pas de provoquer cetteinterpellation inattendue.

Zig-Zag s’arrêta enfin et vint seplanter juste en face d’elle, tout près des quinquets qui tenaientlieu de rampe à ce théâtre de la Foire.

Camille vit alors que Zig-Zag étaitmasqué comme l’Arlequin de l’ancienne comédie italienne. Un loup desoie noire collé sur le haut de son visage ne laissait à découvertque sa bouche souriante, ses dents blanches, son menton rasé defrais, son cou bien attaché et un bout de maillot rose, toutparsemé de clinquant argenté.

Les yeux brillaient à travers les trousdu masque et Camille crut remarquer qu’ils se fixaient surelle.

Mais ce n’était pas la figure du clownqui l’intéressait. Elle cherchait ses mains, et elle s’aperçut avecstupéfaction que l’illustre sauteur était emprisonné, depuis lespieds jusqu’aux épaules, dans un sac de toile pailleté comme lemaillot. Il y avait fourré ses bras, qui se trouvaient collés à soncorps.

Invisibles, ses mains ; invisibles,aussi ses chaussures, qui devaient porter les marques laissées parune course sur le macadam boueux du boulevard Voltaire.

Avait-il imaginé de s’envelopper ainsipour dérouter la jeune fille qui venait de lui donner lachasse ? Elle reconnut bientôt que le désir d’échapper à unereconnaissance n’y était pour rien.

Cet accoutrement était indispensable àZig-Zag pour exécuter son fameux tour qui consistait à bondir, avecun élan prodigieux, à tomber perpendiculairement sur le sommet ducrâne, à se remettre debout par un saut de carpe et à recommencerainsi une douzaine de fois de suite.

Le sac l’empêchait de se servir de sesmains et c’était en cela que consistait la difficulté de cepérilleux exercice, inventé, dit-on, par les Aïssaoua, ces Arabesenragés qui dévorent des scorpions, du verre et des feuilles decactus épineux.

À sauter ainsi, un honnête homme seromprait le cou ; mais Zig-Zag s’en tirait sans que sa colonnevertébrale en souffrit. Il saluait les spectateurs quil’applaudissaient avec frénésie, et il paraissait tout prêt àrecommencer.

Camille hésita un instant. Ce clownextraordinaire devait avoir plus d’un tour dans son répertoire, etavant la fin de la représentation, il allait sans doute reparaîtresous un autre costume qui permettrait de voir son visage et sesdoigts. Mais elle n’avait pas de temps à perdre. Monistrol étaitpeut-être blessé, et certainement très inquiet de l’absenceprolongée de sa fille. Il tardait à Camille de le rejoindre, et,sans plus réfléchir, elle se leva toute droite et elle cria, enétendant le bras vers le sauteur qui restait immobile pourreprendre haleine :

– Arrêtez-le ! c’est unvoleur !…

Il n’en fallut pas davantage pourdéchaîner une tempête. Le public, en masse, prit parti pour sonartiste préféré et des vociférations partirent de tous les coins dela salle.

– Silence !… À la porte, latraînée !… Faut qu’elle fasse des excuses !…Elle est saoule !… Non, elle est folle !… À Charenton,alors !…

Les plus excités étaient debout etmontraient le poing à Camille, qui les regardait du haut de sonmépris. Elle était très pâle, mais elle n’avait pas peur et ellereprit d’une voix claire :

– Je vous dis que cet homme vient devoler vingt mille francs à mon père. Qu’on le fouille et on lestrouvera sur lui.

Cette déclaration lui valut une nouvelleaverse d’injures.

– Blagueuse, va !… Il n’a pas lesou, ton père, ni toi non plus… Zig-Zag est plus riche que toi… ondemande les sergots… ous’qu’est le panier àsalade pour ramener Madame à Saint-Lazare !…

Zig-Zag assistait impassible à cetteémeute ignoble. Il ne pouvait pas se croiser les bras, puisque sesbras n’étaient pas libres, mais il avait pris une attitudedédaigneuse, il cambrait son torse et il haussait les épaules enricanant.

Le vacarme s’éleva bientôt à un teldiapason que la fée en jupe courte, qui était restée sur l’estrade,se montra au haut de l’escalier des premières, adressa au clown unsigne de tête interrogateur, et disparut aussitôt ; mais cefut pour reparaître un instant après avec un sergent de ville etlui désigner la femme qui troublait le spectacle.

L’affaire devenait sérieuse et la pauvreCamille comprit, un peu trop tard, qu’elle venait de se mettre dansun très mauvais cas. Elle était sortie de chez son père dans unetenue qui ne prévenait pas en sa faveur et elle se trouvait enpasse d’être jetée dehors, peut-être même menée au poste comme unesimple drôlesse.

À quelle protection recourir, en cetteextrémité ? Ses yeux rencontrèrent ceux du jeune homme quiavait payé pour elle, à l’entrée de la baraque. Il la regardaitavec plus de curiosité que de bienveillance, mais il avait unefigure sympathique et elle crut pouvoir s’adresser àlui.

– Monsieur, lui dit-elle avec émotion,vous me jugez sans doute très mal après la scène que je viens defaire, mais quand vous saurez qui je suis, vous ne refuserez pas deprendre ma défense. Je vous jure que j’ai dit la vérité en accusantce clown.

La prière de Camille fut interrompue parle sergent de ville, qui mit la main sur elle.

– Ne me touchez pas, dit la jeune fille,en le repoussant.

– Enlevez-la ! hurlèrent lesspectateurs, qui trépignaient de joie.

Zig-Zag, du haut de ses planches,suivait des yeux le conflit, mais il n’en attendit pas la fin. Ilfit la révérence, à la mode des clowns, et en trois bonds sur latête, il rentra dans la coulisse.

– Je suis prête à vous suivre, repritCamille.

Frappé sans doute de la fermeté de sonattitude, le monsieur dont elle avait réclamé l’appui se décida àintervenir.

– Je sors avec vous, madame, lui dit-il,à demi-voix.

L’autre, le camarade qui l’accompagnaitdans ce voyage au pays des saltimbanques, ricanait sous samoustache et trouvait son ami prodigieusement ridicule, mais il nel’abandonna point, et ils escortèrent tous les deux Camille,emmenée par le sergent de ville.

Le cortège, en traversant l’estrade,passa sous le feu des mauvais propos de la fée et de la vieilleassise au contrôle.

– Une pannée[5]comme ça, qui entre sans payer etqui se permet d’insulter les artistes ! grommelait lacaissière.

– Elle a trouvé ce qu’elle cherchait.Faut-il que les hommes soient daims ! criait la femme à labaguette.

Le dogue aboyait après Camille etl’enfant habillé en paillasse la regardait de tous sesyeux.

Elle descendit bravement sur la place,et, au bas de l’escalier, elle dit à sonprotecteur :

– Monsieur, je demeure tout près d’ici,chez mon père, M. Monistrol, et je vous demande en grâce de mereconduire à la maison.

– Monistrol ! s’écria le jeunehomme ; Jacques Monistrol, le mécanicien ?

– Oui, monsieur, dit Camille, je suis lafille de M. Monistrol, ingénieur civil. Est-ce que vous leconnaissez ?

– Pas encore beaucoup, répondit le jeunehomme, mais j’aurai maintenant l’occasion de le voir souvent.Depuis trois jours il est l’associé de mon père.

– Quoi ! vous seriez…

– Julien Gémozac, mademoiselle, et jebénis le hasard qui me met à même de vous être utile.

Camille, étonnée et charmée, regardaplus attentivement son protecteur improvisé et, pour la premièrefois, depuis qu’elle l’avait rencontré, elle s’aperçut queM. Julien était un charmant cavalier.

Ce fils d’un opulent industriel avaitl’air d’un jeune pair d’Angleterre : des traits réguliers, descheveux blonds bouclant naturellement, de longues moustachessoyeuses, – des moustaches à accrocher les cœurs, – un teint blanc,de grands yeux bleus et une bouche un peu dédaigneuse.

Cette figure aristocratique respirait lafranchise et la bonté.

De son côté, Julien admirait la beautéplus sévère de Camille et se reprochait d’avoir pris un instantpour une aventurière la fille d’un inventeur en passe des’illustrer et de gagner une grosse fortune.

À vrai dire, l’erreur était excusable,étant données la conduite de mademoiselle Monistrol dans la baraqueet la toilette bizarre qu’elle portait.

L’ami qui assistait à cette explicationse taisait, mais son sourire railleur disait assez qu’il ne croyaitguère à l’innocence d’une jeune personne qui s’échappait du logispaternel pour courir en déshabillé après unsaltimbanque.

Le sergent de ville n’avait pas lesmêmes raisons pour rester neutre, et il entra en scène assezbrutalement.

– C’est pas tout ça, dit-il. Vous aveztroublé le spectacle. Il faut me suivre au poste. Vous vousexpliquerez avec le brigadier.

– Au poste ! murmura Camille en seserrant contre son défenseur.

Le moment était venu pour Juliend’intervenir carrément. Il était persuadé que Camille ne mentaitpas, et il ne pouvait pas abandonner la fille du nouvel associé deson père. Peut-être aurait-il hésité si elle eût été laide, maispour une femme, la beauté est le meilleur des passeports, et il sesentait tout disposé à pousser l’aventure jusqu’au bout.

– Je réponds de mademoiselle,dit-il.

– Très bien, mais je ne vous connaispas, grommela le sergent de ville.

– Vous connaissez peut-être le nom demon père… Pierre Gémozac.

– Celui qui a la grande usine du quai deJemmapes. Un peu que je le connais ! Mon frère ytravaille.

– Eh ! bien, moi, j’y demeure.Voici ma carte et si vous voulez venir m’y demander demain, vousm’y trouverez de midi à deux heures.

– Avec mademoiselle ? dit lesergent de ville, qui avait à l’occasion le mot pourrire.

– J’habite chez mon père, répliquavertement Camille. S’il faisait jour, vous verriez d’ici la maison…et si vous ne me croyez pas, vous pouvez m’accompagner jusqu’à laporte. Mais vous feriez mieux d’arrêter l’homme qui vient de nousvoler vingt mille francs. Il est là, dans cette baraque…

– Bon ! nous verrons çà demain. Latroupe ne déménagera pas avant la fin de la foire. Je vais fairemon rapport au brigadier et lui remettre la carte demonsieur.

– Parfaitement, mon brave. Vous luidirez que je me tiens à sa disposition. Rien ne l’empêcherad’ailleurs de se renseigner aussi chezM. Monistrol.

– Au numéro 292 du boulevard Voltaire,ajouta Camille, qui avait retrouvé tout son sang-froid. Mais ne meretenez pas. Mon père a été maltraité par ce misérable, et, ensupposant qu’il ne soit pas blessé, il doit être inquiet demoi…

– Après tout, murmura le sergent deville, vous n’avez pas fait grand mal, puisqu’il n’y a pas eu debatterie. Rentrez chez vous, mademoiselle, et ne recommencezplus.

– Merci, mon brave, dit Gémozac, etcomptez sur moi. Si votre frère est bon ouvrier, on le fera passercontremaître. Prenez mon bras, mademoiselle.

Camille ne se fit pas prier. Elle voyaitmaintenant le danger qu’elle avait couru, elle sentait qu’elleavait eu tort de se lancer dans cette sotte aventure, et elle nesongeait plus qu’à rassurer son père.

L’explication n’avait eu pour témoinsque l’ami de Gémozac et quelques gamins, car elle avait pris fin àtrente pas de l’estrade, et à cette heure avancée, le vide s’étaitfait sur la place du Trône. La fée était entrée dans la baraquepour annoncer à Zig-Zag qu’on emmenait au poste la fille quis’était permis de l’interpeller pendant ses exercices. Le sergentde ville s’en allait, les mains derrière le dos.

Camille entraîna son sauveur et lesgamins se dispersèrent. Mais l’ami suivit et dit tout bas àJulien :

– C’est très joli de faire le DonQuichotte, mais n’oublie pas qu’on nous attend à minuit au caféAnglais.

Pour toute réponse, Julien s’arrêtacourt, lui fit face et le présenta en ces termes :

– Mademoiselle, voici M. Alfred deFresnay qui me prie de le nommer à vous et qui se met, comme moi,tout à vos ordres.

Camille s’inclina pour la forme etAlfred salua, en dissimulant assez mal une grimace demécontentement.

Ce gentilhomme n’avait aucun goût pourles entreprises romanesques, et aux demoiselles persécutées, ilpréférait de beaucoup les horizontales de toute marque.

– Marchons, je vous en supplie, murmurala jeune fille.

Julien prit le pas accéléré et il eut lebon goût de ne pas engager une conversation qui n’aurait certes pasintéressé mademoiselle Monistrol dans un pareil moment.

Il est des cas où la politesse consisteà se taire.

Alfred marchait la tête basse, enpensant aux drôlesses élégantes qu’il avait invitées à faire lafête au grand Seize, avec d’autres garnements de sonespèce.

Deux minutes après, ils arrivèrent tousles trois devant la palissade que le voleur avait franchie d’unseul bond. Pour le poursuivre, Camille avait dû ouvrir la barrière,et elle n’avait pas pris le temps de la refermer. Elle ne pouvaitdonc pas s’étonner de la trouver comme elle l’avait laissée, maiselle espérait vaguement y rencontrer son père, qui n’avait pas dûattendre patiemment, au coin du feu, qu’elle revint de l’expéditionhasardeuse où elle s’était embarquée. Et non seulement Monistroln’y était pas, mais aucune lumière ne brillait aux fenêtres de lamaisonnette.

– Il sera sorti pour tâcher de merattraper, il aura pris une fausse direction, et en ce moment il mecherche, Dieu sait de quel côté ! se dit la jeune fille pourse rassurer.

– Est-ce ici que vous demeurez,mademoiselle ? lui demanda Julien.

– Oui… venez ! répondit-elle enprenant les devants.

Elle courut tout droit à la porte de lamaison, qui était restée ouverte comme la barrière et elle pénétradans le vestibule. L’escalier était au fond, mais elle n’osa pasmonter seule.

– Père, cria-t-elle d’une voix altérée,descends vite. C’est moi ; c’est Camille !

Personne ne répondit à sonappel.

Gémozac et son camarade suivaient deprès la jeune fille. Ils entrèrent presque en même temps qu’elledans ce corridor où on n’y voyait goutte.

– J’ai peur, murmura Camille, ensaisissant le bras de Julien.

– Et moi, je ne suis pas rassuré dutout, dit Alfred entre ses dents. Cette maison m’a tout l’air d’uncoupe-gorge.

Julien, en sa qualité de fumeur, étaittoujours pourvu d’allumettes. Il tira sa boîte, et quand il eut dufeu, il avisa dans un coin, sur une tablette, un flambeau garnid’une bougie qu’il s’empressa d’allumer.

– Je vais passer le premier,mademoiselle, dit-il en s’armant du luminaire.

– Non, je veux vous montrer le chemin,répondit Camille.

– Mais, mademoiselle, le voleur apeut-être un complice, et s’il y a du danger, c’est à moi demarcher devant.

La jeune fille était déjà dansl’escalier. Les deux jeunes gens montèrent après elle et ilsdébouchèrent tous les trois dans la salle à manger, où le brigandau pouce crochu s’était embusqué avant d’assaillirMonistrol.

Les rideaux étaient retombés et leurcachaient le petit salon.

– Père !… es-tu là ? demandaCamille.

Rien ne bougea, Gémozac l’écartadoucement, souleva la portière et aperçut un homme étendu sur leplancher entre la table et la cheminée.

Camille aussi le vit, cet homme, et ellele reconnut.

– Ah ! s’écria-t-elle, il l’atué !…

Et avant que Julien pût l’arrêter, ellese précipita sur le corps de son père.

Elle n’avait que trop bien deviné ;le malheureux inventeur ne donnait plus signe de vie. En letouchant elle sentit qu’il était déjà froid. Elle le prit dans sesbras et elle essaya de le relever, mais la force lui manqua. Ellejeta un faible cri et elle tomba évanouie, à côté ducadavre.

– Un assassinat ! c’est complet,grommela Fresnay, en reculant de trois pas. Dans quel guêpier nousas-tu fourrés ?

– Tais-toi, animal, et aide-moi d’abordà enlever cette pauvre enfant, dit brusquement Gémozac.

– Et où diable veux-tu laporter ?

– Sur son lit, parbleu ! Sa chambredoit être à l’étage au-dessus.

– Et après ?

– Après ! tu vas courir au poste oùce sergent de ville voulait la conduire… tu diras qu’un crime vientd’être commis, et tu amèneras ici les agents… lecommissaire…

– Jolie commission que tu me donneslà ! Ah ! si jamais tu me repinces à courir à la foire aupain d’épice !

– Et moi, si tu m’abandonnes, je te jureque je cesserai toute espèce de relations avec toi. C’est indigne,ce que tu dis !… tu n’as donc pas de cœur ? Allons,prends ce flambeau et éclaire-moi. Je la porterai bien à moi toutseul.

Julien s’était agenouillé près de lafille de Monistrol et cherchait à la ranimer en lui frappant dansles mains, mais elle ne revenait pas à elle. Heureusement, il étaitvigoureux. Il la prit par la taille et, avec une souplesse que luiaurait enviée plus d’un clown, il réussit à se remettre sur piedsans laisser tomber le fardeau dont il s’était chargé.

Fresnay se résigna, en rechignant, àfaire ce que son ami lui demandait. Il le précéda, la lumière à lamain, et il sut trouver l’escalier du premier étage.

La chambre de Camille était à gauche surle palier et ils n’eurent pas de peine à la reconnaître au lit àrideaux blancs, le lit de toutes les jeunes filles.

Julien l’y coucha avec précaution, pritune carafe sur la toilette et se mit à lui jeter des gouttes d’eauau visage. Elle ouvrit les yeux et les referma presque aussitôt enmurmurant des mots inintelligibles ; ses mains s’agitèrentcomme pour repousser une vision hideuse, puis elle retombaanéantie.

– Elle a un transport au cerveau,murmura Gémozac, qui se servait, sans la comprendre, d’uneexpression très usitée.

Il n’était pas docteur et il n’avait pasla moindre idée de ce qu’il fallait faire en pareil cas.

– Tu ramèneras aussi un médecin, dit-ilà son ami Fresnay, qui répliqua avec humeur :

– Pourquoi pas une garde-malade, pendantque tu y es ! Ma parole d’honneur, je crois que tu perdsl’esprit. Quelle mouche te pique pour que tu veuilles à toute forcete mêler d’une affaire qui ne nous intéresse ni l’un nil’autre.

– Parle pour toi. Tu n’as pas entenduque le père de cette jeune fille était depuis quelques joursl’associé du mien… et qu’on l’a tué pour lui voler une somme qu’ilvenait de toucher ce matin à la caisse de la maisonGémozac ?

– Qu’en sais-tu ? Ta protégée est àmoitié folle et je ne comprends rien à sa chasse ausaltimbanque.

– Assez ! je ne veux pas discuterprès de son lit. Suis-moi.

Julien prit le bougeoir, descendit ausalon et dit au sceptique Alfred, en éclairant lecadavre :

– Tu ne nieras pas du moins qu’on l’aétranglé. Regarde son cou. Les doigts de l’assassin y ont laisséune empreinte assez profonde.

Alfred se baissa, examina le cadavreavec plus de curiosité que d’émotion, se redressa etdit :

– Les doigts ? Dis donc lesgriffes. Ce n’est pas une main d’homme qui a fait ces marquesnoires sur les deux côtés du cou. C’est une main de gorille… unemain qui a trente centimètres d’envergure. Et quel pouce ! Ila écorché la peau et il est entré dans la chair.

– Crois, si tu veux, que c’est la griffedu diable, mais va chercher la police, répliqua Gémozac en poussantpar les épaules son récalcitrant ami, qui céda, non sansdemander :

– Pourquoi n’y vas-tu pastoi-même ?

– Parce que je ne veux pas laisser seulemademoiselle Monistrol dans l’état où elle est. Lorsqu’il y aura dumonde ici, je partirai très volontiers, quitte à revenir demainavec ma mère, qui, certes, n’abandonnera pas l’orpheline. Mais, enattendant que les agents arrivent, j’ai le devoir de veiller surelle.

Un cri partit du premier étage, un cridéchirant.

– Tu entends ! s’écria Julien. Ellevient d’être réveillée par une attaque de nerfs. Je remontelà-haut. Pars, te dis-je, et reviens vite. Je ne tiens pas à passerla nuit entre cette pauvre fille et un homme assassiné.

Fresnay descendit pendant que Gémozaccourait au secours de Camille.

Ce n’était point un méchant garçon quece Fresnay, mais il avait le défaut très parisien de ne rienprendre au sérieux. Monistrol et sa fille lui étaient indifférents,on l’attendait pour souper, et il répugnait à se mêler d’uneaffaire criminelle. Cependant, il avait promis à Julien d’avertirla police, et ne sachant où trouver un poste, il se dirigea vers laplace du Trône.

Avant d’y arriver, il rencontra deuxgardiens de la paix – celui qui avait failli arrêter Camille n’enétait pas. Il leur dit qu’un meurtre venait d’être commis, toutprès de là, dans une maison qu’il leur décrivit, et il leur demandas’ils voulaient se charger d’aller chercher le commissaire, à quoiils répondirent : oui.

Il aurait dû leur fournir desrenseignements plus clairs et ils allaient s’informer.

Par malheur, un fiacre vint à passer, etle cocher s’arrêta, flairant une pratique[6]dans la personne de ce bourgeois bien mis. La tentation futtrop forte. Fresnay dit aux sergents de ville :

– Vous ne pouvez pas vous tromper… c’està droite, en descendant…, il y a une clôture enplanches.

Et il sauta dans la voiture en criant aucocher :

– Boulevard des Italiens…, devant lecafé Anglais.

– Farceur, va ! grommela le plusvieux des agents.

– Ce n’est pas la peine de nousdéranger, reprit l’autre. C’est un poisson d’avril.

Et ils continuèrent tranquillement leurronde de nuit.

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