Le Prophète au manteau vert

Le Prophète au manteau vert

de John Buchan

Chapitre 1 Où il s’agit d’une mission

 

J’achevais de déjeuner et je bourrais ma pipe lorsqu’on me remit la dépêche de Bullivant.

Ceci se passait à Furling, la grande maison de campagne du Hampshire où j’étais venu terminer ma convalescence,après la blessure reçue à Loos. Sandy, qui s’y trouvait dans les mêmes circonstances que moi, était, à ce moment précis, à la recherche de la marmelade d’oranges. Je lui jetai le télégramme qu’il parcourut en sifflant.

– Eh bien ! Dick, vous voilà à la tête d’un bataillon… À moins que vous ne soyez versé dans un état-major ! Vous allez devenir un sale embusqué et vous dédaignerez les malheureux officiers de troupe ! Quand je songe à votre manière de traiter les embusqués autrefois !

Je demeurai songeur quelques instants. Le nom de Bullivant me reportait à dix-huit mois en arrière, à cet été brûlant qui précéda la guerre. Je n’avais pas revu Bullivant depuis, mais les journaux avaient souvent parlé de lui. Depuis plus d’un an, j’étais tout occupé de mon bataillon, n’ayant d’autre souci que de former de bons soldats. J’y avais assez bien réussi,et il n’y eut sûrement jamais d’homme plus fier que Richard Hannaylorsqu’il franchit les parapets des tranchées à la tête de sesLennox Highlanders, par cette glorieuse et sanglante journée du 25septembre. La bataille de Loos ne fut pas une partie de plaisir, etnous avions déjà connu quelques chaudes journées auparavant. Maisj’ose dire que les plus durs moments de la campagne traversésjusque-là étaient fort anodins, comparés à l’affaire à laquelle jem’étais trouvé mêlé en compagnie de Bullivant, au début de laguerre.

La vue de son nom au bas de ce télégrammesembla changer toute ma manière de voir. J’espérais être appelé àprendre le commandement d’un bataillon et je me réjouissaisd’assister à la curée du Boche. Mais ce télégramme fit dévier mespensées vers un nouvel ordre d’idées. Peut-être cette guerrecomportait-elle d’autres devoirs que celui de se battre toutsimplement ? Pourquoi, au nom du ciel, le Foreign Officedésirait-il voir, dans le plus bref délai possible, un obscur majorde la Nouvelle Armée ?

– Je prends le train de 10 heures pourLondres, déclarai-je. Je serai revenu pour le dîner.

– Je vous engage à faire l’essai de montailleur, me conseilla Sandy. Il dispose les galons rouges avec ungoût très sûr. Allez le trouver de ma part.

Une idée me frappa soudain.

– Vous êtes à peu près guéri, lui dis-je.Si je vous télégraphiais, seriez-vous capable de boucler votrevalise et la mienne et de me rejoindre ?

– C’est dit. J’accepte un poste dansvotre état-major, au cas où l’on vous confierait un corps d’armée.Mais si par hasard vous revenez ce soir, soyez un chic type etrapportez-nous un baril d’huîtres de chez Sweeting.

Je voyageai jusqu’à Londres dans un vraibrouillard de novembre, qui se dissipa vers Wimbledon pour faireplace à un soleil pluvieux. Londres est insupportable pendant laguerre. La grande ville semble avoir perdu tout sens de direction.Elle s’est affublée de toutes sortes d’uniformes et d’emblèmes, etcette mascarade ne s’accorde pas à l’idée que je m’en fais. On sentla guerre plus vivement dans les rues de Londres qu’au front, ouplutôt on y sent la confusion de la guerre sans en deviner le but.Toujours est-il qu’il ne m’est jamais arrivé, depuis août 1914, depasser un jour en ville sans rentrer chez moi avec le cafard.

Je pris un taxi qui me déposa devant leForeign Office. Sir Walter ne me fit pas attendre longtemps.

Son secrétaire m’introduisit dans son bureau.Mais comment reconnaître l’homme que j’avais vu dix-huit moisauparavant ? Il avait maigri, ses épaules s’étaient cassées,voûtées. Son visage avait perdu sa fraîcheur et était plaqué detaches rouges, comme celui d’un homme qui ne prend pas assez l’air.Ses cheveux étaient très gris et clairsemés près des tempes, maisles yeux restaient les mêmes : vifs, perçants, et pourtantbienveillants. Sa mâchoire carrée était toujours vigoureuse.

– Veillez à ce qu’on ne nous dérange sousaucun prétexte, dit-il à son secrétaire.

Et lorsque le jeune homme fut sorti, il allafermer les portes à clef.

– Eh bien, major Hannay, dit-il en selaissant tomber dans un fauteuil près du feu. Aimez-vous toujoursla vie de soldat ?

– Beaucoup, répondis-je, bien que cetteguerre ne soit pas tout à fait ce que j’aurais choisi ! C’estune aventure lugubre, sanglante. Mais nous avons la mesure duBoche, maintenant, et c’est la ténacité qui gagnera la guerre. Jecompte retourner au front d’ici une semaine ou deux.

– Obtiendrez-vous votre bataillon ?demanda-t-il.

Il paraissait avoir suivi de près mes faits etgestes.

– Je crois avoir une assez bonne chance.Mais je ne me bats ni pour l’honneur ni pour la gloire. Je veuxfaire de mon mieux. Dieu sait si je souhaite voir la fin de cetteguerre ! Je voudrais seulement ne pas y laisser ma peau.

Il rit.

– Vous vous faites injure. Que dites-vousde l’incident du poste d’observation de l’Arbre solitaire ? Cejour-là, vous n’avez pas songé à votre peau.

Je me sentis rougir.

– Ce n’était rien, dis-je, et je ne puiscomprendre qui a pu vous en parler. L’entreprise ne me souriaitguère, mais il fallait bien m’y résoudre, si je voulais empêcherque mes hommes n’allassent en paradis. C’étaient un tas de jeunesfous, des cervelles brûlées. Si j’avais envoyé l’un d’eux à maplace, il se serait agenouillé devant la Providence et… n’en seraitpas revenu.

Sir Walter souriait toujours.

– Je ne discute pas votre prudence. Vousl’avez prouvée, sans quoi nos amis de la Pierre Noire vous eussentcueilli lors de notre dernière rencontre. Je n’en doute pas plusque de votre courage. Ce qui me préoccupe, c’est de savoir si votreprudence trouve tout son emploi dans les tranchées ?

– Serait-on par hasard mécontent de moiau War Office ? demandai-je vivement.

– On est au contraire extrêmementsatisfait de vous. On a même l’intention de vous donner lecommandement d’un bataillon. Vous serez sans doute bientôt généralde brigade, si vous échappez à quelque balle perdue. Cette guerreest merveilleuse pour la jeunesse et les débrouillards… Mais…Hannay, je présume que dans toute cette affaire, vous désirezsurtout servir votre pays ?

– Évidemment, répliquai-je. Je n’y suiscertainement pas pour ma santé !

Il considéra ma jambe où les médecins avaientété dénicher plusieurs fragments de shrapnell et eut un sourirerailleur.

– Êtes-vous à peu près retapé ? medemanda-t-il.

– Je suis dur comme un sjambok[1]. Je manie la raquette avec dextérité etje mange et dors comme un enfant.

Il se leva et demeura debout, le dos au feu,regardant d’un air distrait le parc hivernal que l’on apercevaitpar la fenêtre.

– La guerre est une belle partie, et vousêtes homme à la jouer. Mais d’autres que vous en savent les règles,car aujourd’hui, la guerre réclame plutôt des qualités moyennesqu’exceptionnelles. C’est comme une grande machine dont tous lesrouages sont réglés. Vous ne vous battez pas parce que vous n’avezrien de mieux à faire, vous vous battez parce que vous désirezservir l’Angleterre. Mais que diriez-vous s’il vous était possiblede l’aider plus efficacement qu’en commandant un bataillon, unebrigade ou une division ? Que diriez-vous s’il existait uneœuvre que vous seul puissiez accomplir ? Je ne parle pas d’unecorvée d’embusqué dans un bureau, mais d’une tâche à côté delaquelle votre expérience de Loos ne serait qu’une plaisanterie.Vous ne craignez pas le danger ? Eh bien, dans l’affaire queje vous propose, vous ne vous battriez pas entouré d’unearmée : vous vous battriez seul. Vous aimez jouer lesdifficultés ? Eh bien, je puis vous confier une mission quimettra toutes vos facultés à l’épreuve. Avez-vous quelque chose àdire ?

Mon cœur battait à coups redoublés, car sirWalter n’était pas homme à exagérer.

– Je suis soldat, répondis-je, et j’obéisaux ordres qu’on me donne.

– C’est vrai. Mais ce que je vais vousproposer ne rentre en aucune façon dans les devoirs d’un soldat. Jecomprendrais très bien que vous décliniez ma proposition. En lefaisant, vous agiriez comme tout homme sain d’esprit agirait àvotre place, comme j’agirais moi-même. Je ne veux exercer aucunepression sur vous. Et si vous le préférez, je ne vous dirai pas maproposition, je vous laisserai partir à l’instant en voussouhaitant bonne chance ainsi qu’à votre bataillon. Je ne veux pasembarrasser un bon soldat en lui demandant de prendre des décisionsimpossibles.

Cette dernière phrase me piqua d’honneur.

– Je ne m’enfuis pas avant que les canonsaient tiré, m’écriai-je. Dites-moi ce que vous me proposez.

Sir Walter se dirigea vers un secrétaire qu’ilouvrit avec une clef pendant à sa chaîne de montre, et dans un destiroirs, il prit un morceau de papier.

– Je crois comprendre que vos voyages nevous ont jamais mené en Orient, dit-il.

– Non, répondis-je, à l’exception d’unepartie de chasse dans l’Est africain.

– Avez-vous par hasard suivi la campagnequi se poursuit là-bas en ce moment ?

– Je lis les journaux assez régulièrementdepuis mon séjour à l’hôpital. J’ai des amis qui font campagne enMésopotamie, et bien entendu, j’aimerais beaucoup savoir ce qui vase passer à Gallipoli et à Salonique. Il me semble que l’Égypte estassez tranquille.

– Si vous voulez bien m’écouter dixminutes, je compléterai vos lectures.

Sir Walter s’étendit dans un fauteuil et semit à adresser des paroles au plafond. Il me fit la meilleureversion, et aussi la plus détaillée et la plus claire, que j’eusseentendue d’aucune phase de la guerre. Il me dit pourquoi et commentla Turquie avait lâché prise. Il me parla des griefs qu’elle eutcontre nous lorsque nous saisîmes ses cuirassés, du mal que fit lavenue du Gœben ; il m’entretint d’Enver et de sonComité, et de la façon dont ils avaient serré les pouces auxTurcs.

Lorsque sir Walter eut parlé ainsi pendantquelques instants, il se mit à m’interroger.

– Vous êtes un garçon intelligent ;vous allez me demander comment un aventurier polonais (je veuxparler d’Enver) et une collection de juifs et de romanichels ont puasservir à ce point une race orgueilleuse. Un observateursuperficiel vous affirmera qu’il s’agissait d’une organisationallemande soutenue par de l’argent allemand et des canonsallemands. Vous me demanderez ensuite comment l’Islam a joué un sipetit rôle dans tout cela, étant donné que la Turquie est avanttout une puissance religieuse. Le Cheik el Islam est très négligéet le Kaiser a beau proclamer la guerre sainte, s’appelerHadji-Mohammed-Guillaume et déclarer que les Hohenzollerndescendent du Prophète, tout cela semble être tombé à plat.L’observateur superficiel vous répondra encore qu’en Turquie,l’Islam tient le deuxième rang et qu’aujourd’hui les nouveaux dieuxsont les canons Krupp. Et cependant, je ne sais ! Je ne croispas tout à fait que l’Islam soit relégué au second plan.

» Considérons la chose d’un autre pointde vue, continua-t-il. Si Enver et l’Allemagne étaient bien seuls àentraîner la Turquie dans une guerre européenne dont les Turcs semoquent comme d’une guigne, nous pourrions nous attendre à trouverl’armée régulière et Constantinople obéissants, mais il y auraitdes troubles dans les provinces, là où l’Islam est encore trèspuissant. Nous avons même beaucoup compté sur cela, et nous avonsété déçus. L’armée syrienne est aussi fanatique que les hordes duMahdi. Les Senoussi se sont mis de la partie. Les musulmans persessont très menaçants. Un vent sec souffle sur tout l’Orient et lesherbes desséchées n’attendent que l’étincelle propice pour prendrefeu. Et ce vent souffle vers la frontière des Indes… Dites-moi,d’où pensez-vous que vient ce vent ?

Sir Walter avait baissé la voix et parlaittrès bas, mais très distinctement. J’entendais la pluie quidégouttait des bords de la fenêtre et, dans le lointain, lestrompes des taxis remontant Whitehall.

– Pouvez-vous expliquer cela,Hannay ? me demanda-t-il une deuxième fois.

– On dirait que l’Islam a plus à voirdans tout ceci que nous ne le pensions, dis-je. Je m’imagine que lareligion est le seul lien qui puisse unir un empire aussidisséminé.

– Vous avez raison, dit-il. Vous devezavoir raison. Nous nous sommes moqués de la guerre sainte, de laDjihad, prédite par le vieux Von der Goltz, mais je crois que cestupide vieillard aux grandes lunettes avait raison. Une Djihad seprépare. Mais la question est : comment ?

– Je n’en sais rien, dis-je. Mais jeparie qu’elle ne se produira pas par l’intermédiaire d’un tas degros officiers allemands en pickelhaubes. Il ne me semblepas qu’on puisse fabriquer des guerres saintes simplement avec descanons Krupp, quelques officiers d’état-major et un cuirassé auxchaudières éclatées.

– D’accord. Pourtant, ce ne sont pas desimbéciles, bien que nous essayions de nous en persuader. Supposonsdonc qu’ils disposent de quelque objet saint, livre ou évangile, oumême quelque nouveau prophète venu du désert, enfin quelque chosequi jetterait sur tout le vilain mécanisme de la guerre allemandecomme le mirage de l’ancien raid irrésistible qui fit croulerl’empire byzantin et trembler les murs de Vienne. Le mahométismeest une religion guerrière, et l’on voit encore le mullah deboutdans la chaire, le Coran dans une main et l’épée dans l’autre.Admettons qu’ils aient conclu un pacte sacré qui affolera lemoindre paysan mahométan avec des rêves du paradis.Qu’arriverait-il dans ce cas, mon ami ?

– Alors, l’enfer se déchaînerait bientôtdans ces parages.

– Un enfer qui risque de s’étendre.Rappelez-vous que l’Inde se trouve au-delà de la Perse.

– Vous vous bornez à des suppositions.Que savez-vous au juste ? demandai-je.

– Très peu de chose, à part un fait. Maisce fait est indiscutable. Je reçois de partout des rapports de nosagents, colporteurs de la Russie du Sud, marchands de chevauxafghans, négociants musulmans, pèlerins sur la route de La Mecque,cheiks de l’Afrique du Nord, marins caboteurs de la mer Noire,Mongols vêtus de peaux de moutons, fakirs hindous, marchands grecs,aussi bien que de consuls fort respectables qui se servent decodes. Tous me racontent la même histoire : l’Orient attendune révélation qu’on lui a promise. Une étoile, un homme, uneprophétie ou une amulette va faire son apparition venant del’Occident. Les Allemands savent ceci et c’est l’atout avec lequelils pensent surprendre le monde.

– Et la mission que vous meproposez ?… C’est d’aller m’assurer de cela…

Il hocha la tête gravement.

– Voilà précisément cette folle etimpossible mission.

– Dites-moi une chose, sir Walter. Jesais qu’en Angleterre, la mode exige que si un homme possèdequelques connaissances spéciales, on lui confie une tâcheabsolument opposée à ses aptitudes. Je connais bien le Damaraland,mais au lieu d’être nommé à l’état-major de Botha, comme je l’avaisdemandé, on m’a retenu dans la boue du Hampshire jusqu’à ce que lacampagne de l’Afrique occidentale allemande fût terminée. Jeconnais un homme qui pourrait très bien passer pour un Arabe. Maiscroyez-vous qu’on l’a envoyé en Orient ? Non, on l’a laissédans mon bataillon, ce qui fut très heureux pour moi, car il mesauva la vie à Loos. Je sais bien que c’est la mode, maisn’est-elle pas un peu exagérée ? Il doit y avoir des milliersd’hommes qui ont vécu en Orient et qui parlent le turc ? Ilssont tout désignés pour cette affaire. Quant à moi, en fait deTurc, je n’ai jamais vu qu’un lutteur à Kimberley ! En mechoisissant, vous êtes tombé sur l’homme le moins désigné pourentreprendre pareille mission.

– Vous avez été ingénieur des mines,Hannay, répondit sir Walter. Si vous vouliez envoyer un prospecteurd’or au Barotseland, vous demanderiez qu’il connaisse le langage etle pays, mais vous exigeriez avant tout qu’il ait le flairnécessaire pour dénicher l’or et qu’il sache son métier. Eh bien,voici précisément notre position. Je crois que vous possédez leflair qui nous permettra de découvrir ce que nos ennemis essayentde cacher. Je sais que vous êtes brave, doué de sang-froid, et trèsdébrouillard. Voilà pourquoi je vous ai raconté cette histoire.D’ailleurs…

Il déroula une grande carte d’Europe accrochéeau mur.

– Je ne puis vous dire où vous tomberezsur la piste du secret, mais je puis mettre une limite à vosrecherches. Vous ne découvrirez rien à l’est du Bosphore, du moins,pas encore. Le secret se trouve toujours en Europe. Peut-être àConstantinople ou en Thrace, peut-être plus à l’occident, mais ilse dirige vers l’orient. Si vous arrivez à temps, vous arrêterezsans doute sa marche sur Constantinople. Voilà tout ce que je puisvous dire. Le secret est connu également en Allemagne par qui dedroit. C’est en Europe que le chercheur doit travailler… pour lemoment.

– Dites-moi encore. Vous ne pouvez medonner ni détails ni instructions, et évidemment, vous ne pourrezm’aider si un malheur m’arrive ?

Il hocha la tête.

– Vous seriez hors la loi.

– Vous me donnez toute libertéd’action ?

– Absolument. Vous aurez tout l’argentque vous désirez et vous vous procurerez l’aide qu’il vous plaira.Suivez le plan qui vous sourit et allez où vous croyez nécessaire.Nous ne pouvons vous donner aucune direction.

– Une dernière question. Vous me ditesque cette mission est importante. Donnez-moi au moins une idée dudegré de cette importance.

– C’est la vie ou la mort, dit-il d’unton solennel. Je ne puis l’exprimer autrement. Une fois que noussaurons ce qu’est cette menace, nous pourrons y faire face. Tantque nous l’ignorons, cette menace poursuit son travail sans êtreinquiétée, et nous arriverons peut-être trop tard pour la parer. Ilfaut évidemment que la guerre soit gagnée ou perdue en Europe. Fortbien. Mais si l’Orient s’enflamme, notre effort sera distrait del’Europe et le coup peut manquer. Hannay, les enjeux de la missionne signifient pas moins que la victoire… ou la défaite.

Je me levai de ma chaise et me dirigeai versla fenêtre. Je vivais un des moments les plus critiques de ma vie.J’étais heureux dans ma carrière militaire et j’appréciais surtoutla compagnie des officiers, mes frères d’armes. On me demandait departir pour des pays ennemis, chargé d’une mission pour laquelle jepersistais à me croire tout à fait incompétent, et qui comporteraitbien des journées solitaires et une tension fort énervante, pendantqu’un péril mortel m’envelopperait de toutes parts comme unlinceul. Je frémissais en regardant la pluie tomber. C’était là unetâche trop farouche, trop inhumaine pour un être de chair et desang ! Mais sir Walter avait dit qu’il s’agissait d’uneaffaire de vie ou de mort, et je lui avais déclaré que je cherchaisseulement à servir mon pays. Il ne pouvait me donner aucunordre ; pourtant, n’étais-je pas sous des ordres encore plusélevés que ceux de mon général de brigade ? Je me croyaisincompétent, mais certains hommes plus intelligents que moi mejugeaient suffisamment capable pour avoir une chance raisonnable desuccès. Je savais en mon for intérieur que si je déclinais cetteoffre, je le regretterais toute ma vie.

Cependant sir Walter avait qualifié ce projetde « folie » et avait avoué qu’il ne l’aurait pas acceptési on le lui avait proposé.

Comment prend-on une grandedécision ?

Je jure qu’au moment où je me retournai pourparler, j’avais l’intention de refuser. Pourtant je répondis :« Oui », et je franchis ainsi le Rubicon. Ma voix sonnaittrès lointaine et comme fêlée.

Sir Walter me serra la main et cligna desyeux.

– Je vous envoie peut-être à la mort,Hannay. Grand Dieu ! Quel sacré tyran que le devoir ! Sicela arrive, je serai hanté de regrets, mais vous ne vousrepentirez jamais, ne craignez pas cela. Vous aurez choisi la routela plus dure, mais elle mène droit aux cimes.

Il me tendit la demi-feuille de papier. Troismots y étaient inscrits : Kasredin, Canceret v. I.

– Voilà le seul indice que nouspossédions, dit-il. Je vais vous raconter l’histoire, bien que jene puisse l’expliquer. Depuis des années, nos agents travaillent enMésopotamie et en Perse. Ce sont pour la plupart de jeunesofficiers appartenant à l’armée des Indes. Ils risquent leur viecontinuellement. De temps à autre, l’un d’eux disparaît, et leségouts de Bagdad pourraient raconter bien des choses. Néanmoins,ces jeunes officiers font nombre de découvertes intéressantes, etils estiment que le jeu vaut la chandelle. Ils nous ont tous parléd’une étoile qui se levait à l’Occident, mais aucun ne put préciserde nom. Aucun sauf un, le meilleur. Il travaillait entre Mosul etla frontière perse en qualité de muletier, et avait pénétré bien ausud parmi les collines des Bakhtyiari. Il découvrit quelque chose,mais ses ennemis l’apprirent ; ils savaient qu’il savait,alors, ils se mirent à sa poursuite. Il y a environ trois mois, unpeu avant l’affaire de Kut, il est arrivé en titubant dans le campde Delamain, percé de dix balles et le front balafré. Il murmurason nom. Mais il ne put rien dire, sauf que Quelque Chose allait selever à l’Occident. Il mourut quelques instants plus tard. Ontrouva ce papier sur lui, et avant de mourir, il s’écria :« Kasredin ! » Sans doute ce mot avait-il quelquerapport avec ses recherches. À vous maintenant d’en trouver lasignification.

Je pliai la feuille de papier avec soin et laglissai dans mon portefeuille.

– Quel noble garçon ! m’écriai-je.Comment s’appelait-il ?

Sir Walter ne répondit pas immédiatement. Ilregardait par la fenêtre. Enfin, il dit :

– Il s’appelait Harry Bullivant. C’étaitmon fils. Que Dieu bénisse son âme !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer