Le Puits de Sainte Claire

Le Puits de Sainte Claire

d’ Anatole France
PROLOGUE

LE R. P. ADONE DONI

Τὰ γὰρ φυσικὰ, καὶ τὰἠθικὰ, ἀλλὰ καὶ τὰ μαθηματικὰ, καὶ τοὺς ἐγκυκλίους λόγους, καὶ περὶτεχνῶν πᾶσαν εἶχεν ἐμπειρίαν. (LAERT., IX, 37)

J’étais à Sienne au printemps. Occupé tout le jour à des recherches minutieuses dans les archives de la ville, j’allais me promener le soir, après souper, sur la route sauvage de Monte Oliveto où, dans le crépuscule, de grands bœufs blancs accouplés traînaient, comme au temps du vieil Évandre, un char rustique aux roues pleines. Les cloches de la ville sonnaient la mort tranquille du jour ; et la pourpre du soir tombait avec une majesté mélancolique sur la chaîne basse des collines. Quand déjà les noirs escadrons des corneilles avaient gagné les remparts, seul dans le ciel d’opale, un épervier tournait, les ailes immobiles, au-dessus d’une yeuse isolée.

J’allais au-devant du silence, de la solitude et des douces épouvantes qui grandissaient devant moi. Insensiblement la marée de la nuit recouvrait la campagne. Le regard infini des étoiles clignait au ciel. Et, dans l’ombre, les mouches de feu faisaient palpiter sur les buissons leur lumière amoureuse.

Ces étincelles animées couvrent par les nuits de mai toutela campagne de Rome, de l’Ombrie et de la Toscane. Je les avaisvues jadis sur la voie Appienne, autour du tombeau de CaeciliaMetella, où elles viennent danser depuis deux mille ans. Je lesretrouvais sur la terre de sainte Catherine et de la Pia de’Tolomei, aux portes de cette ville de Sienne, douloureuse etcharmante. Tout le long de mon chemin, elles vibraient dans lesherbes et dans les arbustes, se cherchant et, parfois, à l’appel dudésir, traçant au-dessus de la route l’arc enflammé de leurvol.

Sur la voie blanche, dans ces nuits transparentes, la seulerencontre que je faisais était celle du R. P. Adone Doni, qui alorstravaillait comme moi tout le jour dans l’ancienne académiedegli Intronati. J’avais tout de suite aimé ce cordelierqui, blanchi dans l’étude, gardait l’humeur riante et facile d’unignorant. Il causait volontiers. Je goûtais son parler suave, sonbeau langage, sa pensée docte et naïve, son air de vieux Silènepurifié par les eaux baptismales, son instinct de mime accompli, lejeu de ses passions vives et fines, le génie étrange et charmantdont il était possédé. Assidu à la bibliothèque, il fréquentaitaussi le marché, s’arrêtant de préférence devant les contadines,qui vendent des pommes d’or, et prêtant l’oreille à leurs librespropos. Il apprenait d’elles, disait-il, la belle languetoscane.

De sa vie, dont il se taisait, je savais seulement que, né àViterbe d’une famille noble et misérable, il avait étudié leshumanités et la théologie à Rome, était entré jeune chez lesfranciscains d’Assise, où il travaillait aux archives, et avait eudes difficultés sur des matières de foi, avec ses supérieursecclésiastiques. Je crus m’apercevoir en effet qu’il inclinait auxopinions singulières. Il avait de la religion et de la science,mais non sans bizarreries. Il croyait en Dieu sur le témoignage del’Écriture et selon la doctrine de l’Église, et il se moquait dessimples philosophes qui y croient d’eux-mêmes, sans y être obligés.En cela il ne sortait pas de l’orthodoxie. C’est sur le diablequ’il professait des opinions singulières. Il pensait que le diableétait mauvais sans l’être absolument et que son imperfectionnaturelle l’empêcherait toujours d’atteindre à la perfection dumal. Il croyait apercevoir quelques signes de bonté dans lesactions obscures de Satan, et, sans trop l’oser dire, il enaugurait la rédemption finale de l’archange méditatif, après laconsommation des siècles.

Ces étrangetés de pensée et d’humeur qui l’avaient séparé dumonde et jeté dans la solitude étaient pour moi un sujetd’amusement. Il avait beaucoup d’esprit. Il lui manquait seulementle sens du commun et de l’ordinaire. Il vivait dans les images dupassé et dans le songe de l’avenir. La notion du temps présent luiétait absolument étrangère. Ses idées politiques procédaient à lafois de l’antique Sainte-Marie-des-Anges et des conciliabulesrévolutionnaires de Londres. C’était celles d’un socialistechrétien. Il n’y était pas excessivement attaché. Il méprisait tropla raison humaine pour faire grand cas de la part qu’il en avait.Le gouvernement des États lui paraissait une énorme bouffonneriedont il riait sans bruit, décemment, en homme de goût. Les jugescivils et criminels l’étonnaient un peu. Il regardait lesmilitaires avec une indulgence philosophique. Je ne tardai pas àdécouvrir en lui des contradictions flagrantes.

Il appelait de toute la charité de son cœur la paixuniverselle. Mais il avait du goût pour la guerre civile, et iltenait en haute estime ce Farinata degli Uberti, qui aima assezfortement sa ville de Florence pour l’amener, par violence et parruse et en rougissant l’Arbia du sang florentin, à vouloir et àpenser ce qu’il voulait et pensait lui-même. Néanmoins, le R. P.Adone Doni était un doux rêveur. C’est sur l’autorité spirituelledu Saint-Siège qu’il comptait pour établir en ce monde le royaumede Dieu. Il pensait que le Paraclet conduisait les papes dans unevoie ignorée d’eux-mêmes. Aussi n’avait-il que des parolesrespectueuses pour l’Agneau rugissant de Sinigaglia et pour l’Aigleconcordataire de Carpineto. C’est de la sorte qu’il désignaitcommunément Pie IX et Léon XIII.

Bien que le R. P. Adone Doni me fût d’un entretienparticulièrement agréable, j’évitais, par respect de sa liberté etde la mienne, de lui rendre dans la ville des soins trop assidus.De son côté, il gardait à mon égard une exquise discrétion. Mais ennos promenades nous savions nous rencontrer comme d’aventure. À unedemi-lieue de la porte Romaine la route se creuse entre deuxplateaux mornes, que hérissent de tristes mélèzes. Sous le flancargileux de la colline septentrionale, au bord de la route, unpuits tari dresse son léger pavillon de fer. C’est là que, presquechaque soir, je trouvais le R. P. Adone Doni. Assis sur lamargelle, les mains dans les manches de sa robe, il contemplaitavec un paisible étonnement les choses de la nuit. Et l’ombre quil’enveloppait laissait deviner encore dans ses yeux clairs et sursa face camuse l’expression d’audace craintive et de grâce moqueusequi y était profondément empreinte. Nous échangions d’abord dessouhaits solennels de bonne santé, de paix et de contentement. Etje prenais place près de lui sur la vieille margelle de pierre quiportait encore quelques traces de sculptures. On y distinguait, augrand jour, une figure qui avait la tête plus grosse que le corpset représentait un ange, ainsi qu’il paraissait à sesailes.

Le R. P. Adone Doni ne manquait point de medire :

« Signore, soyez le bienvenu au puits de sainteClaire. »

Je lui demandai un soir pour quelle raison ce puits portaitle nom de la préférée de saint François. Il m’apprit que c’était àcause d’un petit miracle fort gracieux qui, par malheur, n’avaitpas été admis dans le recueil des Fioretti. Je le priai devouloir bien me le conter. Ce qu’il fit en cestermes :

« Au temps où le pauvre de Jésus-Christ, François, filsde Bernardone, allait par les villes enseignant la simplicitésainte et l’amour, il visita Sienne, accompagné du frère Léon qu’ilaimait. Mais les Siennois avaricieux et cruels, vrais fils de laLouve dont ils se vantaient d’avoir sucé le lait, ne firent pointun bon accueil au saint qui leur conseillait de prendre dans leurmaison deux dames parfaitement belles, la Pauvreté et l’Obéissance.Ils l’accablèrent d’outrages et de risées, et le chassèrent de laville. Il en sortit la nuit par la porte Romaine. Le frère Léon quimarchait à son côté lui dit :

« “Les Siennois ont écrit sur les portes de leurcité : ‘Sienne vous ouvre son cœur, plus large que sesportes’. Et pourtant, frère François, ces hommes nous ont ferméleur cœur.”

« Et François, fils de Bernardone,répondit :

« “La faute en est à moi, n’en doute point, frère Léon,petit agneau de Dieu. Je n’ai pas su frapper à la porte de cescœurs avec assez de force et d’adresse. Et je suis bien au-dessousde ces hommes qui font danser un ours sur la place de la ville. Carils attirent une nombreuse assemblée en montrant ce gros animal, etmoi, qui montrais des dames d’une beauté céleste, je n’ai attirépersonne. Frère Léon, je t’ordonne par la sainte obéissance de medire : ‘Frère François, tu es un pauvre homme sans aucunmérite, disgracieux et vraiment nuisible.’” Et tandis que frèreLéon différait d’obéir, le saint homme s’affligeait au-dedans delui-même. Le long de la route noire, il lui souvenait de la douceAssise où il avait laissé ses fils selon l’esprit et Claire, lafille de son âme. Il savait que Claire était exposée à de grandestribulations pour l’amour de la pauvreté sainte. Et il douta si safille bien-aimée n’était pas malade de corps et d’âme et détournéedes bons propos, dans la maison de saint Damien.

« Ces doutes l’accablaient d’un tel poids que, parvenuà ce point où la route se creuse entre les collines, il luisemblait que ses jambes s’enfonçaient à chaque pas dans la terre.Il se traîna jusqu’à ce puits, qui était alors dans sa bellenouveauté et plein d’une eau limpide, et il tomba sans force sur lamargelle où nous sommes assis en ce moment. L’homme de Dieu demeuralongtemps penché sur la bouche du puits. Après quoi, relevant latête, il dit joyeusement au frère Léon :

« “Que crois-tu, frère Léon, agneau de Dieu, que j’aivu dans ce puits ?”

« Le frère Léon répondit :

« “Frère François, tu as vu dans ce puits la lune quis’y mire.

« “Mon frère, reprit le saint de Dieu, ce n’est pasnotre sœur la lune que j’ai vue dans ce puits, mais, par la grâceadorable du Seigneur, le vrai visage de sœur Claire, et si pur etsi resplendissant d’une sainte allégresse que tous mes doutes ontété soudain dissipés et qu’il m’est devenu manifeste que notre sœurgoûte à cette heure le plein contentement que Dieu accorde à sespréférées, en les comblant des trésors de la pauvreté.”

« Ayant ainsi parlé, le bon saint François but dans lecreux de sa main quelques gouttes d’eau et se relevafortifié.

« C’est pourquoi le nom de sainte Claire a été donné àce puits. »

Tel fut le récit du R. P. Adone Doni.

Chaque soir, je retrouvais l’aimable cordelier assis sur lerebord du puits mystique. Je prenais place à son côté, et il medisait quelque histoire de lui seul connue. Il en savaitd’admirables. Il possédait mieux que personne les antiquités de sonpays qui se ranimaient et se rajeunissaient dans sa tête comme dansune internelle et spirituelle Jouvence. De fraîches imagess’échappaient abondamment de ses lèvres chenues. Tandis qu’ilparlait, la lumière de la lune coulait sur sa barbe en ruisseaud’argent. Le grillon accompagnait du bruissement de ses élytres lavoix du conteur, et parfois, aux sons de cette bouche, d’où sortaitle plus doux des langages humains, répondait la plainte flûtée ducrapaud, qui, de l’autre côté de la route, écoutait, amical etcraintif.

Je quittai Sienne vers le milieu de juin. Depuis lors, jen’ai pas revu le R. P. Adone Doni, qui reste dans ma mémoire commeune figure de rêve. J’ai mis par écrit les contes qu’il me fit surla route de Monte Oliveto. On les trouvera dans le présent livre.J’aurais voulu retenir, en les rédigeant, quelques restes de lagrâce qu’ils avaient au puits de sainte Claire.

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