Le Rêve

Le Rêve

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Pendant le rude hiver de 1860, l’Oise gela, de grandes neiges couvrirent les plaines de la basse Picardie ; et il en vint surtout une bourrasque du nord-est, qui ensevelit presque Beaumont,le jour de la Noël. La neige, s’étant mise à tomber dès le matin,redoubla vers le soir, s’amassa durant toute la nuit. Dans la ville haute, rue des Orfèvres, au bout de laquelle se trouve comme enclavée la façade nord du transept de la cathédrale, elle s’engouffrait, poussée par le vent, et allait battre la porte Sainte-Agnès, l’antique porte romane, presque déjà gothique, très ornée de sculptures sous la nudité du pignon. Le lendemain, à l’aube, il y en eut là près de trois pieds.

La rue dormait encore, emparessée par la fête de la veille. Six heures sonnèrent. Dans les ténèbres, que bleuissait la chute lente et entêtée des flocons, seule une forme indécise vivait, une fillette de neuf ans, qui, réfugiée sous les voussures de la porte,y avait passé la nuit à grelotter, en s’abritant de son mieux. Elle était vêtue de loques, la tête enveloppée d’un lambeau de foulard,les pieds nus dans de gros souliers d’homme. Sans doute elle n’avait échoué là qu’après avoir longtemps battu la ville, car elle y était tombée de lassitude. Pour elle, c’était le bout de la terre, plus personne ni plus rien, l’abandon dernier, la faim qui ronge, le froid qui tue ; et, dans sa faiblesse, étouffée parle poids lourd de son cœur, elle cessait de lutter, il ne lui restait que le recul physique, l’instinct de changer de place, des’enfoncer dans ces vieilles pierres, lorsqu’une rafale faisaittourbillonner la neige.

Les heures, les heures coulaient. Longtemps, entre le doublevantail des deux baies jumelles, elle s’était adossée au trumeau,dont le pilier porte une statue de sainte Agnès, la martyre detreize ans, une petite fille comme elle, avec la palme et un agneauà ses pieds. Et, dans le tympan, au-dessus du linteau, toute lalégende de la vierge enfant, fiancée à Jésus, se déroule, en hautrelief, d’une foi naïve : ses cheveux qui s’allongèrent et lavêtirent, lorsque le gouverneur, dont elle refusait le fils,l’envoya nue aux mauvais lieux ; les flammes du bûcher qui,s’écartant de ses membres, brûlèrent les bourreaux, dès qu’ilseurent allumé le bois ; les miracles de ses ossements,Constance, fille de l’empereur, guérie de la lèpre, et les miraclesd’une de ses figures peintes, le prêtre Paulin, tourmenté du besoinde prendre femme, présentant, sur le conseil du pape, l’anneau ornéd’une émeraude à l’image, qui tendit le doigt, puis le rentra,gardant l’anneau qu’on y voit encore, ce qui délivra Paulin. Ausommet du tympan, dans une gloire, Agnès est enfin reçue au ciel,où son fiancé Jésus l’épouse, toute petite et si jeune, en luidonnant le baiser des éternelles délices.

Mais, lorsque le vent enfilait la rue, la neige fouettait deface, des paquets blancs menaçaient de barrer le seuil ; etl’enfant, alors, se garait sur les côtés, contre les vierges poséesau-dessus du stylobate de l’ébrasement. Ce sont les compagnesd’Agnès, les saintes qui lui servent d’escorte : trois à sadroite, Dorothée, nourrie en prison de pain miraculeux, Barbe, quivécut dans une tour, Geneviève, dont la virginité sauvaParis ; et trois à sa gauche, Agathe, les mamelles tordues etarrachées, Christine, torturée par son père, et qui lui jeta de sachair au visage, Cécile, qui fut aimée d’un ange. Au-dessusd’elles, des vierges encore, trois rangs serrés de vierges montentavec les arcs des claveaux, garnissent les trois voussures d’unefloraison de chairs triomphantes et chastes, en bas martyrisées,broyées dans les tourments, en haut accueillies par un vol dechérubins, ravies d’extase au milieu de la cour céleste.

Et rien ne la protégeait plus, depuis longtemps, lorsque huitheures sonnèrent et que le jour grandit. La neige, si elle ne l’eûtfoulée, lui serait allée aux épaules. L’antique porte, derrièreelle, s’en trouvait tapissée, comme tendue d’hermine, toute blancheainsi qu’un reposoir, au bas de la façade grise, si nue et silisse, que pas un flocon ne s’y accrochait. Les grandes saintes del’ébrasement surtout en étaient vêtues, de leurs pieds blancs àleurs cheveux blancs, éclatantes de candeur. Plus haut, les scènesdu tympan, les petites saintes des voussures s’enlevaient en arêtesvives, dessinées d’un trait de clarté sur le fond sombre ; etcela jusqu’au ravissement final, au mariage d’Agnès, que lesarchanges semblaient célébrer sous une pluie de roses blanches.Debout sur son pilier, avec sa palme blanche, son agneau blanc, lastatue de la vierge enfant avait la pureté blanche, le corps deneige immaculé, dans cette raideur immobile du froid, qui glaçaitautour d’elle le mystique élancement de la virginité victorieuse.Et, à ses pieds, l’autre, l’enfant misérable, blanche de neige,elle aussi, raidie et blanche à croire qu’elle devenait de pierre,ne se distinguait plus des grandes vierges.

Cependant, le long des façades endormies, une persienne qui serabattit en claquant lui fit lever les yeux. C’était, à sa droite,au premier étage de la maison qui touchait à la cathédrale. Unefemme, très belle, une brune forte, d’environ quarante ans, venaitde se pencher là ; et, malgré la gelée terrible, elle laissaune minute son bras nu dehors, ayant vu remuer l’enfant. Unesurprise apitoyée attrista son calme visage. Puis, dans un frisson,elle referma la fenêtre. Elle emportait la vision rapide, sous lelambeau de foulard, d’une gamine blonde, avec des yeux couleur deviolette ; la face allongée, le col surtout très long, d’uneélégance de lis, sur des épaules tombantes ; mais bleuie defroid, ses petites mains et ses petits pieds à moitié morts,n’ayant plus de vivant que la buée légère de son haleine.

L’enfant, machinale, était restée les yeux en l’air, regardantla maison, une étroite maison à un seul étage, très ancienne, bâtievers la fin du quinzième siècle. Elle se trouvait scellée au flancmême de la cathédrale, entre deux contreforts, comme une verrue quiaurait poussé entre les deux doigts de pied d’un colosse. Et,accotée ainsi, elle s’était admirablement conservée, avec sonsoubassement de pierre, son étage en pans de bois, garnis debriques apparentes, son comble dont la charpente avançait d’unmètre sur le pignon, sa tourelle d’escalier saillante, à l’angle degauche, et où la mince fenêtre gardait encore la mise en plomb dutemps. L’âge toutefois avait nécessité des réparations. Lacouverture de tuiles devait dater de Louis XIV. Onreconnaissait aisément les travaux faits vers cette époque :une lucarne percée dans l’acrotère de la tourelle, des châssis àpetits bois remplaçant partout ceux des vitraux primitifs, lestrois baies accolées du premier étage réduites à deux, celle dumilieu bouchée avec des briques, ce qui donnait à la façade lasymétrie des autres constructions de la rue, plus récentes. Aurez-de-chaussée, les modifications étaient tout aussi visibles, uneporte de chêne moulurée à la place de la vieille porte à ferrures,sous l’escalier, et la grande arcature centrale dont on avaitmaçonné le bas, les côtés et la pointe, de façon à n’avoir plusqu’une ouverture rectangulaire, une sorte de large fenêtre, au lieude la baie en ogive qui jadis débouchait sur le pavé.

Sans pensées, l’enfant regardait toujours ce logis vénérable demaître artisan, proprement tenu, et elle lisait, clouée à gauche dela porte, une enseigne jaune, portant ces mots : Hubertchasublier, en vieilles lettres noires, lorsque, de nouveau, lebruit d’un volet rabattu l’occupa. Cette fois, c’était le volet dela fenêtre carrée du rez-de-chaussée : un homme à son tour sepenchait, le visage tourmenté, au nez en bec d’aigle, au frontbossu, couronné de cheveux épais et blancs déjà, malgré sesquarante-cinq ans à peine ; et lui aussi s’oublia une minute àl’examiner, avec un pli douloureux de sa grande bouche tendre.Ensuite, elle le vit qui demeurait debout, derrière les petitesvitres verdâtres. Il se tourna, il eut un geste, sa femme reparut,très belle. Tous les deux, côte à côte, ne bougeaient plus, ne laquittaient plus du regard, l’air profondément triste.

Il y avait quatre cents ans que la lignée des Hubert, brodeursde père en fils, habitait cette maison. Un maître chasublierl’avait fait construire sous Louis XI, un autre, réparer sousLouis XIV ; et l’Hubert actuel y brodait des chasubles,comme tous ceux de sa race. À vingt ans, il avait aimé une jeunefille de seize ans, Hubertine, d’une telle passion, que, sur lerefus de la mère, veuve d’un magistrat, il l’avait enlevée, puisépousée. Elle était d’une beauté merveilleuse, ce fut tout leurroman, leur joie et leur malheur. Lorsque, huit mois plus tard,enceinte, elle vint au lit de mort de sa mère, celle-ci ladéshérita et la maudit, si bien que l’enfant, né le même soir,mourut. Et, depuis, au cimetière, dans son cercueil, l’entêtéebourgeoise ne pardonnait toujours pas, car le ménage n’avait pluseu d’enfant, malgré son ardent désir. Après vingt-quatre années,ils pleuraient encore celui qu’ils avaient perdu, ils désespéraientmaintenant de jamais fléchir la morte.

Troublée de leurs regards, la petite s’était renfoncée derrièrele pilier de sainte Agnès. Elle s’inquiétait aussi du réveil de larue : les boutiques s’ouvraient, du monde commençait à sortir.Cette rue des Orfèvres, dont le bout vient buter contre la façadelatérale de l’église, serait une vraie impasse, bouchée du côté del’abside par la maison des Hubert, si la rue Soleil, un étroitcouloir, ne la dégageait de l’autre côté, en filant le long ducollatéral, jusqu’à la grande façade, place du Cloître ; et ilpassa deux dévotes, qui eurent un coup d’œil étonné sur cettepetite mendiante, qu’elles ne connaissaient pas, à Beaumont. Latombée lente et obstinée de la neige continuait, le froid semblaitaugmenter avec le jour blafard, on n’entendait qu’un lointain bruitde voix, dans la sourde épaisseur du grand linceul blanc quicouvrait la ville.

Mais, sauvage, honteuse de son abandon comme d’une faute,l’enfant se recula encore, lorsque, tout d’un coup, elle reconnutdevant elle Hubertine, qui, n’ayant pas de bonne, était sortiechercher son pain.

– Petite, que fais-tu là ? qui es-tu ?

Et elle ne répondit point, elle se cachait le visage. Cependantelle ne sentait plus ses membres, son être s’évanouissait, comme sison cœur, devenu de glace, se fût arrêté. Quand la bonne dame euttourné le dos, avec un geste de pitié discrète, elle s’affaissa surles genoux, à bout de forces, glissa ainsi qu’une chiffe dans laneige, dont les flocons, silencieusement, l’ensevelirent. Et ladame, qui revenait avec son pain tout chaud, l’apercevant ainsi parterre, de nouveau s’approcha.

– Voyons, petite, tu ne peux rester sous cette porte.

Alors, Hubert, qui était sorti à son tour, debout au seuil de lamaison, la débarrassa du pain, en disant :

– Prends-la donc, apporte-la !

Hubertine, sans ajouter rien, la prit dans ses bras solides. Etl’enfant ne se reculait plus, emportée comme une chose, les dentsserrées, les yeux fermés, toute froide, d’une légèreté de petitoiseau tombé de son nid.

On rentra, Hubert referma la porte, tandis qu’Hubertine, chargéede son fardeau, traversait la pièce sur la rue, qui servait desalon et où quelques pans de broderie étaient en montre, devant lagrande fenêtre carrée. Puis, elle passa dans la cuisine, l’anciennesalle commune, conservée presque intacte, avec ses poutresapparentes, son dallage raccommodé en vingt endroits, sa vastecheminée au manteau de pierre. Sur les planches, les ustensiles,pots, bouilloires, bassines, dataient d’un ou deux siècles, devieilles faïences, de vieux grès, de vieux étains. Mais, occupantl’âtre de la cheminée, il y avait un fourneau moderne, un largefourneau de fonte, dont les garnitures de cuivre luisaient. Ilétait rouge, on entendait bouillir l’eau du coquemar. Unecasserole, pleine de café au lait, se tenait chaude, à l’un desbouts.

– Fichtre ! il fait meilleur ici que dehors, ditHubert, en posant le pain sur une lourde table Louis XIII quioccupait le milieu de la pièce. Mets cette pauvre mignonne près dufourneau, elle va se dégeler.

Déjà Hubertine asseyait l’enfant ; et tous les deux laregardèrent revenir à elle. La neige de ses vêtements fondait,tombait en gouttes pesantes. Par les trous des gros souliersd’homme, on voyait ses petits pieds meurtris, tandis que la mincerobe dessinait la rigidité de ses membres, ce pitoyable corps demisère et de douleur. Elle eut un long frisson, ouvrit des yeuxéperdus, avec le sursaut d’un animal qui se réveille pris au piège.Son visage sembla se renfoncer sous la guenille nouée à son menton.Ils la crurent infirme du bras droit, tellement elle le serrait,immobile, sur sa poitrine.

– Rassure-toi, nous ne voulons pas te faire du mal… D’oùviens-tu ? qui es-tu ?

À mesure qu’on lui parlait, elle s’effarait davantage, tournantla tête, comme si quelqu’un était derrière elle, pour la battre.Elle examina la cuisine d’un coup d’œil furtif, les dalles, lespoutres, les ustensiles brillants ; puis, son regard, par lesdeux fenêtres irrégulières, laissées dans l’ancienne baie, allaau-dehors, fouilla le jardin jusqu’aux arbres de l’Évêché, dont lessilhouettes blanches dominaient le mur du fond, parut s’étonner deretrouver là, à gauche, le long d’une allée, la cathédrale, avecles fenêtres romanes des chapelles de son abside. Et elle eut denouveau un grand frisson, sous la chaleur du fourneau quicommençait à la pénétrer ; et elle ramena son regard parterre, ne bougeant plus.

– Est-ce que tu es de Beaumont ?… Qui est tonpère ?

Devant son silence, Hubert s’imagina qu’elle avait peut-être lagorge trop serrée pour répondre.

– Au lieu de la questionner, dit-il, nous ferions mieux delui servir une bonne tasse de café au lait bien chaud.

C’était si raisonnable, que, tout de suite, Hubertine donna sapropre tasse. Pendant qu’elle lui coupait deux grosses tartines,l’enfant se défiait, reculait toujours ; mais le tourment dela faim fut le plus fort, elle mangea et but goulûment. Pour ne pasla gêner, le ménage se taisait, ému de voir sa petite maintrembler, au point de manquer sa bouche. Et elle ne se servait quede sa main gauche, son bras droit demeurait obstinément collé à soncorps. Quand elle eut fini, elle faillit casser la tasse, qu’ellerattrapa du coude, maladroite, avec un geste d’estropiée.

– Tu es donc blessée au bras ? lui demanda Hubertine.N’aie pas peur, montre un peu, ma mignonne.

Mais, comme elle la touchait, l’enfant, violente, se leva, sedébattit ; et, dans la lutte, elle écarta le bras. Un livretcartonné, qu’elle cachait sur sa peau même, glissa par unedéchirure de son corsage. Elle voulut le reprendre, resta les deuxpoings tordus de colère, en voyant que ces inconnus l’ouvraient etle lisaient.

C’était un livret d’élève, délivré par l’Administration desEnfants assistés du département de la Seine. À la première page,au-dessous d’un médaillon de saint Vincent de Paul, il y avait,imprimées, les formules : nom de l’élève, et un simple trait àl’encre remplissait le blanc ; puis, aux prénoms, ceuxd’Angélique, Marie ; aux dates, née le 22 janvier 1851, admisele 23 du même mois, sous le numéro matricule 1634. Ainsi, père etmère inconnus, aucun papier, pas même un extrait de naissance, rienque ce livret d’une froideur administrative, avec sa couverture detoile rose pâle. Personne au monde et un écrou, l’abandon numérotéet classé.

– Oh ! une enfant trouvée ! s’écriaHubertine.

Angélique, alors, parla, dans une crise folle d’emportement.

– Je vaux mieux que tous les autres, oui ! je suismeilleure, meilleure, meilleure… Jamais je n’ai rien volé auxautres, et ils me volent tout… Rendez-moi ce que vous m’avezvolé.

Un tel orgueil impuissant, une telle passion d’être la plusforte soulevaient son corps de petite femme, que les Hubert endemeurèrent saisis. Ils ne reconnaissaient plus la gamine blonde,aux yeux couleur de violette, au long col d’une grâce de lis. Lesyeux étaient devenus noirs dans la face méchante, le cou sensuels’était gonflé d’un flot de sang. Maintenant qu’elle avait chaud,elle se dressait et sifflait, ainsi qu’une couleuvre ramassée surla neige.

– Tu es donc mauvaise ? dit doucement le brodeur.C’est pour ton bien, si nous voulons savoir qui tu es.

Et, par-dessus l’épaule de sa femme, il parcourait le livret,que feuilletait celle-ci. À la page 2, se trouvait le nom de lanourrice. « L’enfant Angélique, Marie, a été confiée le 25janvier 1851 à la nourrice Françoise, femme du sieur Hamelin,profession de cultivateur, demeurant commune de Soulanges,arrondissement de Nevers ; laquelle nourrice a reçu, au momentdu départ, le premier mois de nourriture, plus un trousseau. »Suivait un certificat de baptême, signé par l’aumônier de l’hospicedes Enfants assistés ; puis, des certificats de médecins, audépart et à l’arrivée de l’enfant. Les paiements des mois, tous lestrimestres, emplissaient plus loin les colonnes de quatre pages, oùrevenait chaque fois la signature illisible du percepteur.

– Comment, Nevers ! demanda Hubertine, c’est près deNevers que tu as été élevée ?

Angélique, rouge de ne pouvoir les empêcher de lire, étaitretombée dans son silence farouche. Mais la colère lui desserra leslèvres, elle parla de sa nourrice.

– Ah ! bien sûr que maman Nini vous aurait battus.Elle me défendait, elle, quoique tout de même elle m’allongeât desclaques… Ah ! bien sûr que je n’étais pas si malheureuse,là-bas, avec les bêtes…

Sa voix s’étranglait, elle continuait, en phrases coupées,incohérentes, à parler des prés où elle conduisait la Rousse, dugrand chemin où l’on jouait, des galettes qu’on faisait cuire, d’ungros chien qui l’avait mordue.

Hubert l’interrompit, lisant tout haut :

– « En cas de maladie grave ou de mauvais traitements,le sous-inspecteur est autorisé à changer les enfants denourrice. »

Au-dessous, il y avait que l’enfant Angélique, Marie, avait étéconfiée, le 20 juin 1860, à Thérèse, femme de Louis Franchomme,tous les deux fleuristes, demeurant à Paris.

– Bon ! je comprends, dit Hubertine. Tu as été malade,on t’a ramenée à Paris.

Mais ce n’était pas encore ça, les Hubert ne surent toutel’histoire que lorsqu’ils l’eurent tirée d’Angélique, morceau àmorceau. Louis Franchomme, qui était le cousin de maman Nini, avaitdû retourner vivre un mois dans son village, afin de se remettred’une fièvre ; et c’était alors que sa femme Thérèse, seprenant d’une grande tendresse pour l’enfant, avait obtenu del’emmener à Paris, où elle s’engageait à lui apprendre l’état defleuriste. Trois mois plus tard, son mari mourait, elle se trouvaitobligée, très souffrante elle-même, de se retirer chez son frère,le tanneur Rabier, établi à Beaumont. Elle y était morte dans lespremiers jours de décembre, en confiant à sa belle-sœur la petite,qui, depuis ce temps, injuriée, battue, souffrait le martyre.

– Les Rabier, murmura Hubert, les Rabier, oui, oui !des tanneurs, au bord du Ligneul, dans la ville basse… Le mariboit, la femme a une mauvaise conduite.

– Ils me traitaient d’enfant de la borne, poursuivitAngélique révoltée, enragée de fierté souffrante. Ils disaient quele ruisseau était assez bon pour une bâtarde. Quand elle m’avaitrouée de coups, la femme me mettait de la pâtée par terre, comme àson chat ; et encore je me couchais sans manger souvent…Ah ! je me serais tuée à la fin !

Elle eut un geste de furieux désespoir.

– Le matin de la Noël, hier, ils ont bu, ils se sont jetéssur moi, en menaçant de me faire sauter les yeux avec le pouce,histoire de rire. Et puis, ça n’a pas marché, ils ont fini par sebattre, à si grands coups de poing, que je les ai crus morts,tombés tous les deux en travers de la chambre… Depuis longtemps,j’avais résolu de me sauver. Mais je voulais mon livre. Maman Ninime le montrait des fois, en disant : « Tu vois, c’esttout ce que tu possèdes, car, si tu n’avais pas ça, tu n’auraisrien. » Et je savais où ils le cachaient, depuis la mort demaman Thérèse, dans le tiroir du haut de la commode… Alors, je lesai enjambés, j’ai pris le livre, j’ai couru en le serrant sous monbras, contre ma peau. Il était trop grand, je m’imaginais que toutle monde le voyait, qu’on allait me le voler. Oh ! j’ai couru,j’ai couru ! et, quand la nuit a été noire, j’ai eu froid souscette porte, oh ! j’ai eu froid, à croire que je n’étais plusen vie. Mais ça ne fait rien, je ne l’ai pas lâché, levoilà !

Et, d’un brusque élan, comme les Hubert le refermaient pour lelui rendre, elle le leur arracha. Puis, assise, elle s’abandonnasur la table, le tenant entre ses bras et sanglotant, la jouecontre la couverture de toile rose. Une humilité affreuse abattaitson orgueil, tout son être semblait se fondre, dans l’amertume deces quelques pages aux coins usés, de cette pauvre chose, qui étaitson trésor, l’unique lien qui la rattachât à la vie du monde. Ellene pouvait vider son cœur d’un si grand désespoir, ses larmescoulaient, coulaient sans fin ; et, sous cet écrasement, elleavait retrouvé sa jolie figure de gamine blonde, à l’ovale un peuallongé, très pur, ses yeux de violette que la tendresse pâlissait,l’élancement délicat de son col qui la faisait ressembler à unepetite vierge de vitrail. Tout d’un coup, elle saisit la maind’Hubertine, elle y colla ses lèvres avides de caresses, elle labaisa passionnément.

Les Hubert en eurent l’âme retournée, bégayant, près de pleurereux-mêmes.

– Chère, chère enfant !

Elle n’était donc pas encore tout à fait mauvaise ?Peut-être pourrait-on la corriger de cette violence qui les avaiteffrayés.

– Oh ! je vous en prie, ne me reconduisez pas chez lesautres, balbutia-t-elle, ne me reconduisez pas chez lesautres !

Le mari et la femme s’étaient regardés. Justement, depuisl’automne, ils faisaient le projet de prendre une apprentie àdemeure, quelque fillette qui égaierait la maison, si attristée deleurs regrets d’époux stériles. Et ce fut décidé tout de suite.

– Veux-tu ? demanda Hubert.

Hubertine répondit sans hâte, de sa voix calme :

– Je veux bien.

Immédiatement, ils s’occupèrent des formalités. Le brodeur allaconter l’aventure au juge de paix du canton nord de Beaumont,M. Grandsire, un cousin de sa femme, le seul parent qu’elleeût revu ; et celui-ci se chargea de tout, écrivit àl’Assistance publique, où Angélique fut aisément reconnue, grâce aunuméro matricule, obtint qu’elle resterait comme apprentie chez lesHubert, qui avaient un grand renom d’honnêteté. Le sous-inspecteurde l’arrondissement, en venant régulariser le livret, passa avec lenouveau patron le contrat, par lequel ce dernier devait traiterl’enfant doucement, la tenir propre, lui faire fréquenter l’écoleet la paroisse, avoir un lit pour la coucher seule. De son côté,l’Administration s’engageait à lui payer les indemnités et délivrerles vêtures, conformément à la règle.

En dix jours, ce fut fait. Angélique couchait en haut, près dugrenier, dans la chambre du comble, sur le jardin ; et elleavait déjà reçu ses premières leçons de brodeuse. Le dimanchematin, avant de la conduire à la messe, Hubertine ouvrit devantelle le vieux bahut de l’atelier, où elle serrait l’or fin. Elletenait le livret, elle le mit au fond d’un tiroir, endisant :

– Regarde où je le place, pour que tu puisses le prendre,si tu en as l’envie, et que tu te souviennes.

Ce matin-là, en entrant à l’église, Angélique se trouva denouveau sous la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s’était produitdans la semaine, puis le froid avait recommencé, si rude, que laneige des sculptures, à demi fondue, venait de se figer en unefloraison de grappes et d’aiguilles. C’était maintenant toute uneglace, des robes transparentes, aux dentelles de verre, quihabillaient les vierges. Dorothée tenait un flambeau dont lacoulure limpide lui tombait des mains ; Cécile portait unecouronne d’argent d’où ruisselaient des perles vives ; Agathe,sur sa gorge mordue par les tenailles, était cuirassée d’une armurede cristal. Et les scènes du tympan, les petites vierges desvoussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière lesvitres et les gemmes d’une châsse géante. Agnès, elle, laissaittraîner un manteau de cour, filé de lumière, brodé d’étoiles. Sonagneau avait une toison de diamants, sa palme était devenue couleurde ciel. Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grandfroid.

Angélique se souvint de la nuit qu’elle avait passée là, sous laprotection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.

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