Le Rival du Roi

Le Rival du Roi

de Michel Zévaco

Chapitre 1 SAINT-GERMAIN À L’ŒUVRE

À peu près vers l’heure où ces choses se passaient dans la maison des quinconces, c’est-à-dire vers quatre heures du matin,c’était le moment où, dans la mystérieuse maison de la ruelle aux Réservoirs, le comte du Barry songeait au meurtre du chevalier d’Assas.

Ainsi, tandis que la femme, dans cette étrange association,déployait toutes ses ruses et faisait des miracles pour conquérir les sens et peut-être le cœur du roi, l’homme s’apprêtait à tuer !…

Dans le début de cette soirée, lorsque la nuit venait de tomber,un homme soigneusement enveloppé de son manteau entrait dans la ruelle aux Réservoirs.

Il marcha directement, sans hésitation, vers la maison de M. Jacques.

Cet homme, c’était le comte de Saint-Germain qui, après la séance de magnétisme de Paris, était monté dans sa voiture.

Pendant tout le trajet de Paris à Versailles, il dormit, non pastranquillement, mais profondément.

Le comte s’était donné à lui-même l’ordre de dormir, – et ildormait !

Ce serait peut-être le moment de placer ici la théorie dumagnétisme : nous préférons simplement laisser à nos lecteursle droit de croire ou de ne pas croire et de consulter sur ce sujetles stupéfiants travaux qui s’accomplissent de nos jours : unevisite à un hôpital psychiatrique pourrait convaincre les plusincrédules.

Quant à nous, nous adoptons, sans plus, les récits qui nous sontparvenus sur cet homme extraordinaire qu’était le comte deSaint-Germain.

Et sans autre discussion, nous passons à l’exposé des faits.

Ils sont étranges, – ils sont probants…

Aux premières maisons de Versailles, le cocher avait réveilléSaint-Germain, puis continué à rouler.

Le comte avait arrêté sa voiture sur la place du château, ouplutôt sur l’esplanade qui est devenue ce qu’on appelle aujourd’huila place.

Et il avait gagné à pied la ruelle aux Réservoirs.

– Pourvu que j’arrive à temps ! – songeait-il avecangoisse.

Mais cette angoisse ne se traduisait nullement au dehors :Saint-Germain conservait cette apparence de froideur qu’il s’étaitimposée et qu’il conservait même quand il était seul.

Il alla frapper à la porte de la maison de M. Jacques.

Comme toujours, un judas s’ouvrit d’abord, puis la porte. Unlaquais parut.

– Que demandez-vous ? fit assez rudement le domestiqueen cherchant à dévisager l’inconnu.

– Je voudrais parler à M. le chevalier d’Assas, ditsimplement Saint-Germain.

– En ce cas, vous vous trompez, monsieur : la personneque vous dites ne demeure pas ici… voyez plus loin.

Le laquais repoussa la porte.

Brusquement, le comte de Saint-Germain tendit le bras vers cetteporte, mais sans la toucher.

Le laquais s’arrêta net dans le mouvement qu’il faisait pourfermer.

Une sorte d’horreur convulsait le visage de cet homme.

Il était comme paralysé…

– Qu’avez-vous donc, mon ami ? dit Saint-Germain.

– Je ne sais… je crois que… je meurs… j’étouffe…oh !…

– Allons, remettez-vous… et surtout ne criez pas… je puis,mieux que personne, vous guérir du mal foudroyant qui vient des’emparer de vous…

– Vous ?… ah !… à moi !… râla lemalheureux.

– Je suis médecin, dit Saint-Germain, un grand médecin…Voulez-vous que je vous peigne les symptômes de votre mal ?vous pourrez par là juger de ma science…

– J’étouffe… je… meurs… grâce !… à moi !…

– Voici : vous avez exactement l’impression d’uncercle de feu autour de votre tête…

– Oui, oui !… cela me brûle…

– Et, à la gorge, l’impression d’une main puissante quivous étranglerait…

– Oui, oui, j’étouffe…

– Vous ne pouvez faire aucun mouvement…

– Oui, oui… je me pétrifie…

– Je connais votre mal, et j’en ai le remède sur moi…

– Donnez ! Oh ! donnez !…

– Impossible… Dans un instant, vous ne pourrez plus mêmeparler ; dans cinq minutes, vous serez mort…

Le laquais voulut jeter un grand cri.

Mais comme le lui avait annoncé le terrible visiteur, il nepouvait plus !… Toutes les sensations qu’avait dépeintesSaint-Germain, il les avait éprouvées au fur et à mesure qu’il lesdécrivait.

Il ne douta plus qu’il ne fût sur le point de mourir.

– Conduisez-moi dans la maison, reprit alors Saint-Germain,faites en sorte que personne ne me voie, et je me charge de vousguérir : dans quelques instants, vous serez aussi vigoureuxqu’avant l’attaque. Voyons, hâtez-vous, car je n’ai pas de temps àperdre ici, puisque celui que je cherche n’y demeure pas. Mefaites-vous entrer ?

– Oui, répondit le laquais sans s’étonner que la voix luifût revenue.

– Conduisez-moi donc : voici ma main…

Et sans s’étonner non plus que la faculté du mouvement luirevînt aussi, le laquais prit Saint-Germain par la main et, ayantrefermé la porte, le conduisit dans le pavillon de gauche – celuiqu’habitait d’Assas.

– Là ! fit alors le comte, si M. Jacques vousdemande qui a frappé à la porte, vous répondrez que c’était unpassant qui se trompait de porte. N’est-ce pas, mon ami ?

– Oui, maître ! dit le laquais.

– Allez donc. Je vous attendrai ici.

Le laquais n’éprouva aucune surprise de ce que cet inconnu luiparlât de M. Jacques. Il trouva tout naturel que l’étrangerlui donnât des ordres. Il ne se souvenait plus de ce mal foudroyantqui venait de le saisir. Il ne se rappelait plus que ce médecin ousoi-disant tel devait le guérir.

Il obéissait passivement, mécaniquement.

Il se rendit dans le pavillon qui donnait sur la rue. Il ytrouva M. Jacques qui, en effet, l’interrogea, et il fit laréponse qui lui avait été indiquée.

Quelques minutes plus tard, M. Jacques sortait avec lecomte du Barry et Juliette pour se rendre à la maison desquinconces où nous les avons vus à l’œuvre l’un après l’autre.

Le laquais était revenu dans le pavillon à gauche de lacour.

– Comment t’appelles-tu ? demanda Saint-Germain.

– Lubin, maître, répondit le laquais.

Et il lui parut tout naturel d’appeler maître cet étranger.Aucune autre appellation ne se présenta à lui.

– Où est le chevalier d’Assas ? demandaSaint-Germain.

– Il est sorti, répondit Lubin qui n’avait plus le moindresouvenir d’avoir soutenu que le chevalier n’habitait paslà !

– Pour aller… où estMme d’Étioles ?

– Assurément. Il ne peut être que là !

– Et crois-tu qu’il parvienne à la voir ?

– Sans aucun doute. Les précautions du général sont tropbien prises…

– Quel général ?… Es-tu fou ?… Il n’y a queM. Jacques.

– C’est vrai, dit Lubin. Pardonnez-moi…

– Mais comment sais-tu des secrets de cette importance,toi ?… Allons, tu m’as menti… tu ne t’appelles pas Lubin…

– C’est vrai, maître… je ne m’appelle pas Lubin.

– Ton vrai nom, alors ?… parle… Il le faut !…

– Vicomte d’Apremont… dit Lubin qui suait à grossesgouttes.

– Bien. Je comprends. Au surplus, j’aime encore mieuxt’appeler Lubin. Je crois que de ton côté…

Le visage de Lubin, qui était convulsé par l’angoisse, redevintradieux.

– Allons, tu vois, reprit Saint-Germain ; je neconnais ici que Lubin… ton vrai nom, je ne veux pas le savoir, jene l’ai jamais su, tu entends ?

– Oui, maître ! fit Lubin rayonnant.

– Et que doit faire le chevalier d’Assas ? repritSaint-Germain.

– Il doit amener ici Mme d’Étioles.

– Ici même ?…

– C’est-à-dire dans le pavillon d’en face.

– Et alors, que doit-il arriver ?…

– Mme d’Étioles doit demeurer ici,prisonnière.

– Et le chevalier ?

– Du Barry s’en charge : il doit le tuer.

– Quand cela ?…

– Mais… dès que cela sera nécessaire ; peut-être danshuit jours, ou dans un mois…

– Ou peut-être dès ce soir… N’as-tu pas un peu pénétrél’intention secrète de du Barry ?…

Lubin parut faire un gros effort.

– Je crois, dit-il, haletant, que son intention estvraiment de le tuer ce soir !

– C’est-à-dire trop tôt !…

– C’est cela, maître, c’est bien cela !

– C’est-à-dire qu’il désobéira à M. Jacques.

– Oui ! fit Lubin avec une visible expressiond’épouvante.

– Lubin, dit le comte, il faut empêcher cela à tout prix.Tu comprends l’importance ?

– Comment faire ? balbutia Lubin en se tordant lesbras.

– Voyons ; je veux te tirer d’embarras. As-tuconfiance en moi ?

– Oh ! oui, maître… une confiance sans bornes…

– Es-tu décidé à m’obéir aveuglément ?

– Parlez… ordonnez… j’obéirai !

– Eh bien, cache-moi quelque part où je puisse surveiller àla fois du Barry et d’Assas !

Lubin se mit à trembler.

– Non, murmura-t-il, non, pas cela !… je ne peux pas…je ne veux pas !…

C’était un tour de force extraordinaire qu’avait accomplijusque-là le comte de Saint-Germain en imposant sa volonté au fauxlaquais sans le mettre en état de magnétisme.

Il entrait dans son plan de ne pas essayer ce moyen extrême. Eneffet, il fallait que Lubin gardât toute sa présence d’esprit, enemployant le mot présence dans son sens effectif et nonmétaphorique.

Devant la soudaine résistance de Lubin, le comte eut une minuted’angoisse. Il était livide de l’effort qu’il faisait succédant àla terrible dépense de forces qu’avait nécessitée l’interrogatoired’Eva.

– Vicomte d’Apremont, dit-il, vous voulez doncrésister ?

– Je ne suis pas le vicomte d’Apremont, dit le laquais avecdésespoir, je suis Lubin.

– Vicomte d’Apremont, reprit Saint-Germain, prenez garde,vous allez m’obliger à user de rigueur. Je vais être forcé de vousendormir, et alors, voyez ce qu’il peut en résulter pourvous ! M. Jacques ne pourra jamais croire que vous nel’avez pas trahi…

Lubin frissonna. Il voulut reculer, jeter un cri…

Mais déjà Saint-Germain avait marché sur lui, le bras tendu,esquissant les passes magnétiques par lesquelles il avaitl’habitude d’agir. Une minute, Lubin haleta, se débattit.

Saint-Germain suait à grosses gouttes.

Coûte que coûte, il ne voulait pas endormir Lubin.

Celui-ci, tout à coup, baissa la tête, vaincu.

– Je puis vous cacher, dit-il en poussant un effrayantsoupir.

– Bien, mon ami, fit Saint-Germain. Rassurez-vous sur mesintentions : je ne suis ici que pour empêcher un crime de secommettre… un crime que votre maître réprouverait… Le reste ne meregarde pas… Me croyez-vous ?…

– Oui, je vous crois… je vois en vous… et je n’y voisqu’une pensée généreuse…

– Vous savez de quel crime je veux parler ?

– Oui, le meurtre du chevalier d’Assas !…

– Moi seul puis l’empêcher. Vous êtes donc décidé à mecacher dans cette maison ?… Mais prenez bien garde, il fautque je puisse y rester au besoin plusieurs jours sans risquerd’être découvert…

Lubin sourit : il était tout à fait dompté.

– Venez ! dit-il simplement.

Et, suivi de Saint-Germain, il sortit du pavillon, traversa lacour et entra à droite, c’est-à-dire dans le pavillon où setrouvaient précédemment du Barry et Juliette, – où devaient venird’Assas et Jeanne.

Ce pavillon se divisait en deux parties : à droite,l’appartement tel que nous l’avons vu ; à gauche, une pièceunique.

C’est dans cette pièce que Lubin conduisit le comte deSaint-Germain.

Elle était sommairement meublée d’une table, de deux fauteuilset d’un grand canapé sur lequel on pouvait au besoin dormir.

La fenêtre, qui donnait sur la cour, était garnie d’épaisrideaux.

– Personne n’entre jamais ici, dit Lubin. Vous y serez enparfaite sûreté…

– Très bien. Et si j’ai besoin de vous appeler ?

Lubin lui désigna un cordon de sonnette dont le fil allait seperdre au dehors.

– Voici, dit-il : vous n’aurez qu’à secouer deux foisce cordon.

– Vous pouvez donc vous retirer, dit Saint-Germain enplongeant son regard dans les yeux de Lubin. Mais jusqu’à ce que jevous appelle, vous devez oublier que je suis ici… vous m’entendezbien ?

Lubin tressaillit, mais s’inclina.

– La précaution est bonne, murmura le comte. Il paraît quece digne Lubin songeait à me trahir.

Cependant, sur un geste de lui, Lubin était sorti.

Il traversa la cour comme un homme ivre et, rentrant dans lepavillon de droite, tomba sur un fauteuil.

Quelques minutes plus tard, il se redressait et jetait un regardétonné autour de lui.

– Ah çà ! fit-il en passant ses deux mains sur sonfront, j’ai donc bien dormi !… Oui, j’ai dormi sur cefauteuil… Et pourtant… voyons, que m’est-il arrivé ?… Il m’estdonc arrivé quelque chose ?…

Il s’interrogea, chercha à reconstituer l’heure qui venait des’écouler.

– J’ai rêvé, murmura-t-il en secouant la tête… Il faut bienque j’aie rêvé… J’ai profondément dormi… Il est étrange pourtantque je me sois endormi tout d’un coup ici et que je ne me souviennepas du moment où j’ai fermé les yeux…

 

Cela posé, nous reprendrons maintenant le chevalier d’Assas etJeanne au point même où nous les avons quittés.

On a vu que, rapidement, la conversation était devenue assezembarrassée entre ces deux êtres que séparait un abîme et quisemblaient pourtant avoir été créés l’un pour l’autre.

Ou, du moins, cet embarras existait chez le chevalierd’Assas.

En effet, de voir Jeanne si paisible, si confiante, alorsqu’elle se trouvait seule avec lui, cela lui prouvait que jamaiselle ne le considérerait comme un amoureux.

N’y avait-il pas même une sorte de cruauté dans la tranquillitéde la jeune femme ?

C’est possible, et nous ne prétendons pas la montrer meilleurequ’elle n’était.

Cruauté inconsciente, en tout cas. Et certes, elle était tropintelligente, d’esprit trop libre, pour feindre des craintesqu’elle n’éprouvait pas : le chevalier était pour elle unfrère – mais rien qu’un frère.

Pendant que d’Assas, infiniment heureux de se trouver en tête àtête avec Jeanne et infiniment malheureux de la sentir si loin delui par le cœur, se désolait, se rongeait, pâlissait et rougissaitcoup sur coup, Jeanne, de son côté, réfléchissait aux moyens desauver le roi, c’est-à-dire de l’empêcher de jamais retourner à lamaison des quinconces où, d’après les paroles de Julie (JulietteBécu), un si grave danger le menaçait.

Jeanne n’avait aucun motif de douter des paroles de laremplaçante de Suzon.

Oui, sûrement, il y avait un guet-apens organisé contre leroi.

Il fallait donc que Louis XV fût prévenu dès le matin quisuivrait…

Et par qui ?… Un moment, elle songea à se rendre elle-mêmeau château.

Mais comment parviendrait-elle auprès du roi ? Et neserait-ce pas, même, précipiter le dénouement redouté, si onl’apercevait au château ?…

Les gens assez puissants pour avoir organisé le traquenardn’arriveraient-ils pas à l’empêcher de parler au roi ?…

Alors, il lui faudrait crier, provoquer un scandale, sanscertitude d’aboutir…

Et pourtant, il fallait agir promptement ! La vie du roipeut-être dépendait d’elle en ce moment !

À cette idée, Jeanne se sentait pâlir et frissonner de tout soncorps.

Peu à peu, à force de regarder le chevalier d’Assas, elle finitpar se dire qu’il pouvait, qu’il devait aller trouver le roi.

Quoi !… Lui qui l’aimait !… C’est lui qu’elle allaitcharger de sauver un rival !…

Il fallait, ou que Jeanne eût une bien haute idée de lagénérosité du chevalier, ou qu’elle aimât bien profondément leroi !

Tout à coup cette pensée lui vint que Louis XV devait avoirconservé peut-être une rancune contre le chevalier.

Dès lors, avec son esprit alerte et prompt à saisir lessolutions les plus subtiles, elle entrevit le parti qu’elle pouvaittirer de la situation ! D’Assas était un pauvre officier sansautre avenir que celui que pouvait lui assurer son courage.

Il aurait toujours à lutter contre le mauvais vouloir du roiauquel il avait osé tenir tête sur la route de Versailles…

Sauver Louis XV et assurer du même coup la faveur du chevalier…Jeanne y pensa sur-le-champ.

C’était d’Assas qui devait aller trouver le roi.

C’était lui qui devait le sauver…

Alors, la reconnaissance royale lui était à jamais assurée…

Voilà le rêve naïvement pervers auquel se livrait Jeanne.

Cependant le repas était terminé depuis longtemps. La pendulemarquait une heure du matin. Les deux jeunes gens, placés dans unesi étrange situation, se taisaient.

Jeanne, toute à son plan, souriait, le visage animé.

– Madame, fit tout à coup le chevalier en se levant, jecrois que vous devez être fatiguée. Souffrez donc que je voussouhaite une bonne nuit et que je me retire…

– Êtes-vous si pressé de me quitter ? fit Jeanne.

Le chevalier sourit tristement : dans cette parole, il nevoyait qu’une politesse de grande dame, ou tout au plus un mot depitié.

– Je vous tiendrai compagnie autant que vous m’en donnerezl’ordre, dit-il ; mais je vous vois si préoccupée…

Elle le regarda franchement, de ses grands beaux yeux quifaisaient frémir le jeune homme.

– Eh bien ! oui, dit-elle, je suis préoccupée… j’aiquelque chose à vous dire… et je songe au moyen de m’assurer votregénéreux concours… car c’est un sacrifice que je vais vousdemander.

– Un sacrifice ? fit ardemment le chevalier. Ah !que ne me demandez-vous ma vie !…

– Chevalier, dit-elle gravement, c’est beaucoup plus quevotre vie que je vais vous demander. Si je ne connaissais votregrand cœur, je n’oserais me hasarder à vous supplier…

– Me supplier ! s’écria d’Assas violemment ému. Quoi,madame !… Vous pleurez !…

Elle pleurait, en effet. L’idée du danger couru par le roi letorturait.

Doucement, d’Assas se mit à genoux devant elle.

– Madame, dit-il, voyez le gentilhomme qui est à vos pieds.Dites-vous bien qu’il vous appartient corps et âme et que vousn’avez pas à le supplier ; un ordre suffit. Cet ordre seraexécuté, quel qu’il soit !…

– Relevez-vous, dit Jeanne troublée jusqu’à l’âme. Vousêtes un noble cœur. Et je suis bien malheureuse de ne pas vousavoir rencontrée plus tôt… Relevez-vous, chevalier : je nedirai rien de ce que j’avais dans l’esprit…

– Oh ! murmura le chevalier, c’était donc bienterrible pour moi, que vous n’osez plus le dire !…

– Je voulais vous prier de sauver le roi, dit Jeanne toutd’une voix.

Ce mot lui échappa pour ainsi dire, malgré la résolution trèssincère qu’elle venait de prendre de ne rien dire.

À peine eût-elle parlé qu’elle s’en repentit.

Le chevalier était devenu pâle comme un mort.

Elle comprit ou crut comprendre qu’elle l’avait gravementoffensé.

Elle baissa la tête et murmura :

– Pardonnez-moi… ne tenez pas compte de ce que je viens dedire…

D’Assas s’était relevé lentement. Une affreuse douleur luiserrait le cœur.

Il n’y avait plus d’espoir possible pour lui…

Jeanne, effrayée de l’effet qu’elle venait de produire, sedétestait d’avoir osé demander un tel sacrifice…

– Pardonnez-moi, reprit-elle, je vous ai fait du mal… jen’ai pas d’excuse… je savais que j’allais vous faire du mal, etpourtant j’ai parlé… Ah ! je ne sais ce que je donnerais pourque cette minute soit abolie dans mon souvenir et le vôtre…

– Dites-moi comment je puis sauver celui que vousaimez ? dit le chevalier d’une voix étrangement calme.

Jeanne tressaillit…

Tant d’abnégation, tant de dévouement, une telle pureté plusqu’humaine dans un tel amour, cela lui causait une sorted’admiration étonnée… mais hélas ! rien que del’admiration !

L’amour des femmes est cruel parce qu’il est exclusif.

Jeanne aimait le roi et n’aimait que lui !

Il est impossible de lui en faire un crime. Et si le chevalierétait vraiment à plaindre, vraiment à admirer, il n’y avait pasmoins de réelle grandeur d’âme chez celle qui, désespérément, avecune sorte d’entêtement farouche, ne perdait pas de vue un seulinstant qu’elle était là pour sauver celui qu’elleaimait !

D’un geste charmant dans sa grâce et son émotion débordante,elle saisit une main de d’Assas, se pencha et baisa cette main.

Ce fut pour le chevalier une impression d’une douceur infinie etd’une terrible douceur.

Cet hommage, il l’accepta, comme jadis le gladiateur qui allaitmourir dans le cirque acceptait le baiser que lui envoyaitl’impératrice romaine.

Et en effet, la pensée de la mort se présentait à lui à cemoment sans qu’il eût le courage de l’écarter.

Oui !… Sauver ce roi… cet homme que Jeanne aimait ! Lesauver pour qu’elle ne souffrît pas ! Prendre pour lui toutela douleur, tout le sacrifice, et ne lui laisser, à elle, quel’amour radieux… Peut-être alors, quand il ne serait plus,vivrait-il dans le souvenir attendri de Jeanne…

Et, le roi sauvé, disparaître ! mourir !

Telle fut, ces quelques secondes, la pensée qui se développadans le cœur de ce jeune homme.

Il se raidit pour dompter l’émotion qui l’étreignit.

Et quand il fut parvenu à affermir sa voix :

– Madame, dit-il, votre attitude me prouve que vous croyezà un grand sacrifice de ma part. Il y a sacrifice, jel’avoue ! Je vous aimais. Depuis cette minute adorable etfatale où, sur la clairière de l’Ermitage, j’eus le bonheur dem’interposer entre le comte du Barry et vous, je vous ai aiméefollement… C’était une folie ! Nous n’étions pas nés l’un pourl’autre. Cette folie, j’en puis venir à bout. Et puis, nous autressoldats, nous ne gardons pas longtemps les mêmes passions au cœur.La vie des camps, les hasards de la guerre sont la plus puissantedes distractions… Si je vous disais que je parviendrai à vousoublier, vous ne me croiriez pas. Mais je puis sincèrement vousassurer que je ne garderai aucun souvenir amer de cette rencontre,et que le sacrifice n’est peut-être pas aussi étonnant que vous lesupposez… Ainsi donc, parlez hardiment, et dites-moi comment jepuis sauver Sa Majesté notre roi.

– Ah ! cœur magnanime ! s’écria Jeanne au comblede l’émotion. Pensez-vous que je sois dupe, et que vous me vaincrezen générosité ? Chevalier, cessons de parler d’un sujet quivous est affreux et qui me deviendrait odieux à moi ! Oublionsce qu’un instant de folie m’a pu faire dire…

– Ainsi, madame, vous ne voulez plus me dire quel dangermenace le roi ?

– Non, chevalier, non, ami parfait que j’ai pu blesser detout mon égoïsme !…

– En ce cas, reprit d’Assas froidement, je vous jure que jevais de ce pas me rendre au château…

– D’Assas ! cria Jeanne palpitante.

– Faire réveiller le roi, et lui dire qu’il est menacé…

– Vous ne sortirez pas !…

– Et comme il me sera impossible d’expliquer le genre dedanger que je signalerai, il est certain que le roi prendra ombrageet défiance de ma démarche si étrange. Cela, joint à la scène de laroute de Versailles…

Jeanne jeta un cri de désespoir.

Elle entrevit que le dévouement de d’Assas allait aboutir à unecatastrophe.

– Vous le voulez donc ! fit-elle, bouleversée.

– Je le veux ! dit d’Assas fermement.

– Écoutez donc !…

Elle se recueillit quelques minutes, cherchant à apaiser lespalpitations de son sein. Livide, mais très calme en apparence,d’Assas attendait…

Alors, Jeanne, en quelques mots, raconta ce qui venait de luiarriver dans la maison des quinconces : le départ de Suzon,l’arrivée de la nouvelle femme de chambre, le récit de cette Juliesi mystérieuse, ses étranges aveux… enfin, à tout prix, il fallaitempêcher le roi de retourner dans cette maison où sûrement unguet-apens était organisé contre lui.

D’Assas avait écouté avec une profonde attention.

Il comprenait ou croyait comprendre ce qui se tramait.

La vérité se faisait jour peu à peu dans son cerveau :lui-même, inconsciemment, avait aidé à l’organisation de ceguet-apens !… Il était l’un des rouages de la formidablemachine que M. Jacques mettait en mouvement !…

Dès lors sa résolution fut prise, et rapidement, il fit sonplan.

– Madame, dit-il, je crois en effet que le roi estsérieusement menacé. J’ai encore plus de raisons de le croire quevous-même. Il faut que dans une heure Sa Majesté soit prévenue…Elle le sera !

– Comment vous remercier ? balbutia Jeanne.Hélas ! vous êtes de ceux que leur fierté met au-dessus detout remerciement…

– Quant à vous, madame, reprit le chevalier comme s’iln’eût pas entendu ces paroles, en sortant du château je reviendraivous prendre ici… il ne faut pas que vous y restiez… et je vousconduirai où bon vous semblera… pour vous dire un éternel adieu…Quant au roi…

À ces derniers mots, d’Assas s’arrêta court.

Il y eut dans son cœur comme un rugissement de douleur.

Mais à ce mot, aussi, une idée soudaine traversa l’esprit deJeanne.

Elle devint très pâle, et hésita un instant, comprimant de samain les battements de son sein.

Sans doute ces deux cœurs étaient vraiment dignes l’un del’autre.

Sans doute c’était un grand malheur que Jeanne eût été lentementet sûrement poussée par son entourage à aimer le roi.

Car cette pensée de générosité qui venait de se faire jour enelle était aussi grande, aussi belle, aussi pure qu’avait pu l’êtrele dévouement du chevalier…

Celui-ci, morne et froid en apparence, fit rapidement sesapprêts de départ.

Il jeta son manteau sur ses épaules.

Alors, les lèvres tremblantes, les yeux hagards, il se tournaune dernière fois vers Jeanne.

– Quant au roi… reprit-il.

Brusquement, Jeanne lui saisit les deux mains.

– N’achevez pas, dit-elle palpitante, et écoutez-moi… Vousparlez du roi. Je vois tout ce que vous souffrez. Je vois tout ceque vous imaginez. Eh bien, sachez-le, Louis XV n’est encore pourmoi que le roi de France !…

– Je le sais, madame… haleta d’Assas.

– Laissez-moi finir ! Je vous ai dit que vous ne mevaincriez pas en générosité. Je le prouve. Le roi, d’Assas, ehbien, oui, je l’aime !… Mais si le sentiment que j’ai pourvous n’est pas de l’amour, j’éprouve près de vous un je ne saisquel charme de jeunesse et de pureté qui rafraîchit mon âme… Ce quej’éprouve surtout en ce moment, c’est une insurmontable horreur àla pensée d’accepter votre sacrifice sans vous prouver que j’ensuis digne…

– Madame… je vous en supplie…

– Laissez-moi finir ! reprit Jeanne plus ardemment.Voici ce que je voulais vous dire, d’Assas, mon ami, mon frère…Allez sans crainte, allez paisible et confiant, ne redoutez rienpour l’avenir, ne craignez pas que Louis puisse jamais être autrechose pour moi que le roi de France !…

– Jeanne ! Jeanne ! balbutia le chevalier ébloui,chancelant.

– Je le jure, acheva-t-elle gravement : Louis XV nesera jamais mon amant !… Ni lui… ni personne !…

D’Assas tomba lourdement sur ses genoux et colla ses lèvres surles mains de Jeanne.

Toute pâle, toute fière, transfigurée par un souffle d’héroïsme,elle le regardait en souriant.

– Allez, fit-elle dans un souffle, allez, maintenant :vous pouvez sauver le roi !…

Le comte du Barry, son poignard solidement emmanché dans samain, était sorti du pavillon de gauche et avait traversé lacour.

Il était décidé à tuer d’Assas.

Dans la soirée, il avait préparé les serrures du pavillon dedroite de façon à pouvoir y entrer facilement et sans bruit. Sonplan était en effet de pénétrer dans le logis où il supposaitd’Assas endormi dans les bras de Jeanne. Si, malgré les précautionsqu’il avait prises, il ne pouvait pas entrer, il attendrait près dela porte, dans l’ombre du couloir d’entrée, et frapperait lechevalier au moment où celui-ci sortirait.

Du Barry entra donc dans le couloir.

Du bout de son poignard, il tâta la serrure de la porte.

Il était très froid, très maître de lui. Il n’éprouvait niémotion, ni remords, ni rien qui pût le troubler.

Tout de suite, il constata que la serrure ne tiendrait pascontre une pesée.

Il se pencha pour préparer la besogne.

À ce moment, il crut percevoir un bruit confus de voix…

Il écouta attentivement et bientôt reconnut que le chevalierd’Assas et Mme d’Étioles parlaient. Il cherchaalors à saisir quelques mots, mais il ne put y parvenir.

Cependant cet incident lui prouvait qu’il devait modifier sonplan.

Le chevalier était debout, réveillé : il faudraitbatailler ; d’Assas était de taille à se défendre et àvaincre… Or du Barry ne voulait pas un duel : il venait pourtuer !

Il se recula donc en grondant. Et alors toute son émotion luirevint, c’est-à-dire toute sa rage.

Allait-il être obligé de s’en aller, de remettre l’exécution àun moment plus propice ?…

Non, non !… Il attendrait là, voilà tout !

Et fût-ce en plein jour, il frapperait !… Ensuite, une foisl’irréparable accompli, il s’expliquerait avec M. Jacques,persuadé d’ailleurs qu’on ne lui tiendrait pas rigueur.

Tout à coup, il entendit à l’intérieur un bruit de pas qui serapprochait rapidement de la porte.

– C’est lui ! murmura-t-il. Il va sortir !… Levoici !… Je le tiens !…

D’un brusque mouvement, du Barry s’était rejeté en arrière.

Au moment où il entendit la porte s’ouvrir, son bras seleva.

Le poignard fulgura dans l’ombre…

La porte s’ouvrit !…

D’Assas apparut !…

Au même instant, il refermait la porte et faisait un pas vers lacour : alors, dans ses yeux, ce fut la soudaine, l’étrangevision de cet homme ramassé sur lui-même, le bras levé, prêt àfrapper…

D’un geste instinctif, d’Assas se mit sur la défensive…

Une seconde s’écoula… rapide comme un éclair, lente comme uneheure de cauchemar…

L’homme n’avait pas frappé !…

Il demeurait à la même place dans la même position, le poignardtoujours levé…

– Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? demanda lechevalier.

L’homme ne répondit pas, ne fit pas un mouvement !…

Cela tenait du délire. C’était comme une de ces imaginationsterribles qu’on a dans les mauvais rêves…

Et cette immobilité, ce silence épouvantaient d’Assas…

Il toucha le bras du sinistre inconnu… ce bras était raide… Ilvoulut le baisser : le bras résista comme s’il eût été enfer !…

D’Assas commençait à se sentir gagné par une surhumaineépouvante.

Cet homme était là comme un cadavre, mais un cadavre debout etmenaçant…

Le chevalier sentit une sueur froide pointer à ses cheveux.

Il allait reculer, fuir, s’élancer dans la cour lorsque la ported’en face s’entr’ouvrit ; un rayon de lumière éclaira en pleinl’homme au poignard.

– Le comte du Barry ! murmura d’Assas sans songer àregarder qui ouvrait cette porte, d’où venait cette lumière.

Ses cheveux se hérissaient à la vue de du Barry pétrifié, changéen statue.

Le comte avait les yeux ouverts.

Et ces yeux étaient convulsés, tout blancs comme ceux d’unmort.

Ses lèvres étaient aussi entr’ouvertes comme si un commencementde paroles s’y fût soudain figé.

Il gardait la même fixité, la même immobilité de marbre.

Aucun tressaillement n’indiquait en lui qu’il fût encorevivant…

Le chevalier le toucha à la poitrine du bout du doigt, puis ilappuya plus fort, puis de toutes ses forces :

Du Barry ne fit pas un mouvement, ne chancela pas…

– Oh ! murmura d’Assas, qu’est-ce que celasignifie ? J’aimerais mieux dix spadassins devant moi que cecadavre raidi dans cette attitude de meurtre…

Et il reculait lentement…

La porte, à ce moment, s’ouvrit tout à fait, un homme parut.

D’Assas le reconnut aussitôt :

– Le comte de Saint-Germain !…

Le mystère se compliquait. Tout, dans cette étrange maison,devenait fabuleux, invraisemblable, et pourtant c’étaient desréalités qui se trouvaient sous ses yeux.

Sans faire attention à d’Assas, le comte de Saint-Germains’avança sur du Barry, la main tendue, le regard rivé sur lui…

Alors d’Assas assista à un étrange spectacle…

Il vit le bras de du Barry qui, très lentement, par saccades,retombait et reprenait sa position normale. Il vit le comte semettre en mouvement, avec cette même lenteur saccadée…

Saint-Germain, le bras toujours allongé, continuait àmarcher.

Du Barry reculait…

Enfin, il se trouva dans la cour.

Au seuil de la cour, Saint-Germain s’arrêta, les yeux fixés surdu Barry.

Celui-ci, comme s’il eût obéi à une irrésistible impulsion,marchait, traversait la cour et regagnait enfin l’autre pavillon.D’Assas le vit entrer, disparaître, se confondre avec la nuit commeune apparition.

Pendant quelques minutes encore, Saint-Germain demeura à la mêmeplace, dans la même attitude.

Enfin, il se tourna vers le chevalier.

Il paraissait fatigué à l’excès.

Il fit signe à d’Assas de le suivre. Et le chevalier, affolé destupéfaction, pris d’une sorte de terreur qu’il ne pouvaitsurmonter, suivit docilement.

Dans la pièce où nous avons vu Lubin introduire Saint-Germain,le comte se laissa tomber sur un fauteuil en essuyant son visageruisselant de sueur…

– Asseyez-vous donc, chevalier, dit alors tranquillementSaint-Germain.

– Comte ! comte ! m’expliquerez-vous… murmurad’Assas.

– Bah ! à quoi bon les explications ?… Vous êteslà, devant moi, vivant… oui, pardieu ! vivant. Et je puiscomme Titus m’écrier : Je n’ai pas perdu ma journée !

– Vivant… cela vous étonne que je sois vivant…

– Moi, cela ne m’étonne pas trop. J’ai fait mieux que celaautrefois. Toutefois, j’avoue que la chose est assez surprenante,car vous devriez être mort et bien mort à cette heure !

– Comte, s’écria d’Assas hors de lui, tout ce que je vois,tout ce que j’entends…

– Vous apparaît comme un insondable mystère, je conçoiscela, mais si vous m’en croyez, vous ne chercherez pas à sonder cequi est insondable. Ouf !… M’avez-vous assez donné demal !… Allons, remettez-vous, que diable ! Il n’y a pasgrand-chose qui vaille la peine qu’on s’étonne comme vous le faitesen ce moment…

– Je vous en prie, comte… je veux savoir…

– C’est bien simple, cher ami : ce digne du Barry vousvoulait occire, je l’en ai empêché, voilà tout !

– Il voulait me tuer !…

– Dame ! Il me semble que l’attitude dans laquellevous l’avez surpris ne peut vous laisser aucun doute à cetégard.

– Mais pourquoi !… Nous nous sommes battus, nousdevions nous battre encore…

– Vous m’en demandez trop long. Seulement, vous voyez quevous avez des précautions à prendre et combien il peut êtrepernicieux pour vous d’habiter la même maison que du Barry.

– Je m’y perds ! fit d’Assas en passant une de sesmains sur son front.

– Enfant !… Laissez donc du Barry à ses songeriesmeurtrières, puisque vous échappez à ses griffes…

– Grâce à vous, comte ! fit d’Assas avec émotion.

– Oui, grâce à moi, dit simplement Saint-Germain.

– Mais comment ! oh ! comment !… Êtes-vousdonc vraiment l’homme tout-puissant que l’on dit ! Êtes-vouscet être de mystère qu’on affirme doué d’un pouvoirsurnaturel !

– Calmez-vous, mon cher enfant. Il me serait facile dejouer avec vous au mystérieux personnage. Contentez-vous de savoirque vous êtes un de mes amis… et que mes amis sont bien rares… etqu’à la disposition de mes amis je mets le peu de science que delongs et durs travaux ont pu me faire acquérir. Ce qui vous paraîtun rêve étonnant n’est pour moi qu’une vulgaire réalité. Maisbrisons là sur ce sujet. Vous voilà sain et sauf. Que comptez-vousfaire ?… Fuir au plus vite, je pense ?…

– Fuir !… quand ce misérable est là… dans la mêmemaison qu’elle !… Comte, écoutez-moi. Autant que j’ai pu voir,ce scélérat est plongé dans une sorte d’étrange sommeil.Pouvez-vous dire combien durera ce sommeil ?

– Je puis vous le dire à une minute près…

– Eh bien ! j’ai besoin de m’absenter d’ici une heure,deux heures peut-être… Puis-je compter que du Barry ne seréveillera pas avant sept ou huit heures du matin ?…

– Je vous donne ma parole qu’il ne bougera pas avantmidi.

– En êtes-vous sûr ?… Pardonnez-moi, comte… il y vapour moi d’intérêts si graves…

– Voulez-vous qu’il ne se réveille que dans deuxjours ? fit Saint-Germain en souriant.

– Vous en avez donc le pouvoir !… J’ai vu de mes yeux,comte… mais c’est si étrange !…

– Voulez-vous qu’il ne se réveille jamais ? repritSaint-Germain en plongeant son regard dans les yeux de d’Assas.

Et, cette fois, sa voix avait une vibration métallique etdure.

D’Assas frémit, tressaillit. Saint-Germain attendait sa réponseavec angoisse.

– Si le comte doit mourir par ma volonté, dit enfin lechevalier, ce sera parce que je l’aurai frappé en combat loyal, enplein jour, épée contre épée…

Saint-Germain poussa un soupir de soulagement et l’expression deses yeux redevint très douce.

– Si vous en avez le pouvoir, reprit d’Assas, faites quenul dans cette maison, ni moi, ni d’autres, n’ait quoi que ce soità redouter de du Barry jusqu’à midi…

– Je vous le répète donc : cet homme, jusqu’à l’heureque vous dites, sera aussi insensible qu’un cadavre.

– En ce cas, je puis agir… Comte, il faut que je m’éloignesur-le-champ…

– Je vous accompagne, dit Saint-Germain en jetant sonmanteau sur ses épaules.

En même temps, il secoua le cordon de sonnette que Lubin luiavait indiqué.

Quelques instants plus tard, le laquais apparut. Il ne semblapas apercevoir d’Assas.

– Fais-nous sortir, mon ami, dit Saint-Germain.

– Suivez-moi, maître… dit Lubin.

– Un instant. Moi dehors, tu oublieras que je suis venuici, tu entends ?

– J’entends. J’oublierai…

– C’est bien. Marche devant. Et prends garde qu’on ne noussurprenne ; car je suis bien fatigué.

À la stupéfaction de d’Assas, qui contemplait Saint-Germain aveceffroi, Lubin s’inclina dans une attitude de soumission absolue,puis, se mettant en marche, dirigea les deux hommes jusqu’à laporte qui donnait sur la rue.

Bientôt le comte de Saint-Germain et le chevalier d’Assas setrouvèrent dehors.

D’Assas prit aussitôt la direction du château.

– Où allez-vous, mon enfant ? demandaSaint-Germain.

– Au château : je veux voir le roi, répondit d’Assascomme si, dès lors, il n’eût rien de caché pour le comte.

Saint-Germain se contenta de hocher la tête. Sans doute, iln’entrait pas dans ses intentions de se mêler à l’intrigue quepourtant il avait percé à jour. Il savait que d’Assas venait dequitter Mme d’Étioles. Sans doute aussi nevoulait-il pas s’occuper de Jeanne.

Il était venu pour sauver le chevalier. Il l’avait sauvé.Peut-être voulait-il ignorer tout le reste.

Et, en effet, il ne posa aucune question au jeune homme sur cequ’il allait faire au château.

Seulement, lorsqu’il ne fut plus qu’à une centaine de pas de lagrande grille derrière laquelle se promenaient les gardes de leurpas lourd et régulier, il prit d’Assas par le bras, et luidit :

– Voyons… êtes-vous disposé, ce soir, à m’accorder quelqueconfiance ?

– Comte, je me ferais tuer pour vous !… dit d’Assasavec une profonde émotion.

– Ne vous faites pas tuer. Vivez au contraire ! Maispour vivre, il faut m’écouter… Ce farouche désespoir qui vouspoussait à vouloir mourir…

– Comte, ce désespoir n’est plus !… Je sais pourtantqu’elle ne m’aimera jamais ; mais elle m’a juré qu’elle neserait jamais ni au roi ni à personne !…

Il croyait inutile de nommer Jeanne. Et, en effet, c’étaitparfaitement inutile : le comte suivait pour ainsi dire lapensée du jeune homme pas à pas.

– Que comptez-vous donc faire, reprit-il, en sortant duchâteau ?

– Aller la rechercher là-bas, et la reconduire à Paris.

– Et ensuite ?…

– Je ne sais pas ! murmura d’Assas.

– Eh bien, je vais vous le dire, moi, et vous allez, vous,me donner votre parole de faire ce que je vais vous dire :Vous reconduirez Mme d’Étioles à Paris, puis vouspréparerez tout aussitôt votre portemanteau. Vous monterez àcheval, et vous regagnerez votre régiment à bonnes étapes…

D’Assas secouait la tête.

Saint-Germain lui prit les deux mains.

– Il est encore temps, continua-t-il. Vous pouvez encorevous sauver, vous refaire une autre existence, trouver peut-êtreune femme digne de vous, qui vous aimera, que vous aimerez… Vousn’avez plus rien à faire à Paris, puisque vous savez maintenant, àn’en plus douter, que Jeanne ne vous aimera jamais…

– C’est vrai ! murmura le jeune homme en étouffant unsoupir.

– Et puisqu’elle vous a juré de n’être à personne, continuaSaint-Germain en dissimulant un sourire, vous voilàtranquille ; plus d’amour, mais plus de jalousie, plus desouffrance…

– Comte, demanda avidement d’Assas, vous qui savez tout,qui prévoyez tout, qui devinez tout, dites-moi si elle tiendraparole ?…

– Je vous affirme qu’elle a parlé de bonne foi, avec uneprofonde sincérité…

– C’est vraiment ce que vous croyez ? fit d’Assas entressaillant de joie.

– C’est ce dont je suis absolument certain !…

– Eh bien !… Je vous écouterai ! Je vousobéirai !… Je m’en irai, emportant au fond de mon cœur cettepromesse apaisante !

– Ô nature humaine ! murmura Saint-Germain. Ai-jevotre parole ? reprit-il tout haut.

– Vous l’avez !… Vers midi je serai à Paris… dans lasoirée, je serai sur la grande route d’Auvergne.

– Adieu donc, mon enfant !… Loin de Paris, vousretrouverez ce bonheur dont vous êtes si digne. Ne secouez pas latête. L’amour passe. On croit que le cœur est mort. Et un beaujour, on s’aperçoit qu’un autre amour le fait revivre. Vousaimerez. Vous serez heureux… Adieu… Pensez quelquefois à moi dansvos jours de chagrin, et s’il vous survenait quelque catastrophe,n’hésitez pas à m’écrire… je puis beaucoup, d’Assas !

Allez, mon enfant, je ne vous perdrai pas de vue : là-bas,dans votre garnison, ou, plus tard, sur les champs de bataille,dites-vous bien que je veille sur vous…

D’Assas, au comble de l’émotion, se jeta dans les bras de cethomme étrange.

Le comte de Saint-Germain le serra sur sa poitrine, puis luifaisant un dernier signe, s’éloigna rapidement.

D’Assas se dirigea vers la grande porte de la grille duchâteau.

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