Le Robinson de douze ans

Le Robinson de douze ans

de Jeanne-Sophie Mallès de Beaulieu

Chapitre 1
– Naissance de notre héros, – Son éducation. – Il perd son père. – Caractère indiscipliné de Félix. – Il veut s’embarquer. —Sa mère est forcée d’y consentir. – Conduite de Félix à bord. — Il prend soin de Castor. – Tempête. – Naufrage. – Le chien reconnaissant.

Louis Francœur avait servi trente ans son pays avec honneur ; sa bravoure et sa bonne conduite lui avaient acquis l’estime de ses chefs ; sa franchise et sa gaieté l’avaient fait chérir de tous ses camarades. Couvert de blessures et âgé de quarante-six ans, il sentait le besoin de se reposer et de se faire une famille.

Louis revint au lieu de sa naissance avec le grade de sergent. Il jouissait d’une pension de quatre cents francs, et d’un revenu de huit cents que lui avaient laissé ses parents. Il fut reçu dans son village, situé à une lieue de Brest,avec joie et affection. Une jeune et jolie paysanne ne dédaigna point l’offre de sa main, et les lauriers qui couvraient le front du soldat effacèrent à ses yeux la différence des années. Cette union fut heureuse ; Francœur, toujours satisfait et joyeux,parce que sa conscience était pure, voulait que tout fût content autour de lui ; le bonheur de sa femme était une partieessentielle du sien. Suzanne, excellente ménagère, entretenaitl’ordre et la propreté dans la maison, pourvoyait à tous lesbesoins de son mari avec une tendre sollicitude, écoutait avecintérêt le récit des batailles où il s’était trouvé ; etlorsque le guerrier peignait avec force les dangers auxquels ilavait été exposé, Suzanne le serrait dans ses bras, comme pours’assurer qu’il y avait échappé.

Bientôt un nouveau lien vint resserrer cettedouce union. La naissance d’un fils combla les vœux des deux époux.« Je veux, avait dit Francœur, qu’il soit nommé Félix, carj’espère bien qu’il sera aussi heureux que son père, qui nechangerait pas son sort pour celui d’un roi. » Félix nequittait le sein de sa mère que pour passer dans les bras deFrancœur, et s’endormait au bruit d’une chanson guerrière quecelui-ci fredonnait, tandis que Suzanne berçait mollement cetenfant chéri.

Que de projets formait l’heureux couple pourl’éducation de son cher Félix ! « J’en ferai un honnêtehomme, disait Francœur, un bon citoyen et un brave défenseur de lapatrie ; » et à ces mots un rayon d’orgueil brillait dansles yeux du soldat.

À cinq ans, Félix fut envoyé à l’école. Sonpère surveillait ses études, lui faisait chaque jour répéter sesleçons, et faire, sous ses yeux, une page d’écriture. Sa mémoire etson intelligence comblaient de joie ses bons parents. Cependant uneextrême pétulance, une grande dissipation, n’étaient pas les seulsdéfauts de l’enfant : il montrait avec ses camarades unehumeur querelleuse qui lui attirait souvent des horions ; et,à huit ans, il ne rentrait presque jamais qu’avec un œil poché ouune oreille déchirée. Cependant il ne se plaignait depersonne : il avait bien pris sa revanche, cela lesatisfaisait. Félix eût donc été un assez mauvais sujet si lacrainte de son père ne l’eût retenu ; mais le sergentl’élevait avec une sage sévérité, qui n’était que trop tempérée parla tendresse souvent excessive de la mère. Ce fut à cette époquequ’une fièvre épidémique enleva l’honnête Francœur à son épousedésolée, et délivra leur fils de cette crainte salutaire, sinécessaire à un caractère tel que le sien. Dès lors il se livraentièrement à son goût pour le jeu, négligea ses études, et ne tintaucun compte des douces réprimandes de Suzanne.

Le voisinage d’un port de mer avait inspiré àFélix une forte inclination pour l’état de marin. Souvent ils’échappait du logis, à l’insu de sa mère, pour courir àBrest ; il parcourait le port, montait dans les vaisseaux ets’exerçait à grimper le long des cordages. Sa hardiesse et sonagilité le firent remarquer des officiers, qui l’encourageaient àce jeu.

Quelquefois la journée entière s’écoule danscet exercice fort de son goût ; il ne rentre chez sa mère quele soir, haletant, trempé de sueur, et n’ayant rien mangé depuis lematin. La pauvre Suzanne pleure et se désole ; elle dit à sonfils qu’il la fera mourir de chagrin, mais il lui répond qu’il fautbien qu’elle s’accoutume à cela, parce que, dès qu’il sera assezfort, il est résolu de s’embarquer sur le premier navire où l’onvoudra le recevoir.

Environ quatre ans se passèrent de cettemanière ; la veuve de Francœur, craignant que son fils, déjàfort et grand, ne lui échappe au premier moment, écrit au capitaineSinval, parrain de cet enfant, pour le prier de l’embarquer aveclui et d’être son protecteur et son guide, puisqu’il n’y a pasmoyen de s’opposer à son inclination. Elle en reçoit une réponsefavorable ; il lui envoie de l’argent pour payer le voyage deFélix, qui doit l’aller rejoindre à Lorient, où il commande unvaisseau qui doit sous peu mettre à la voile.

Suzanne, en instruisant Félix de la démarchequ’elle avait faite et de son heureux succès, mêla de tendresreproches aux conseils qu’elle voulait lui donner. « Mon fils,lui dit-elle, tu m’as causé bien des chagrins depuis la mort de tonpère ; jamais tu n’as voulu écouter mes conseils, ni consentirà travailler pour t’instruire. Puisses-tu n’avoir jamais à terepentir du mal que tu m’as fait par désobéissance !Aujourd’hui tu peux tout réparer : tu veux, dis-tu, êtremarin ; j’ai écrit à M. Sinval pour le prier de teprendre avec lui sur son navire ; il y consent, et dansquelques jours tu partiras pour Lorient. Tâche de satisfaire tonprotecteur par ta soumission, efforce-toi de devenir un honnêtehomme et n’oublie pas ta mère, que tu vas laisser seule. »

Félix avait le cœur bon ; le discours desa mère, accompagné de larmes et de sanglots, le touchavivement : il se jeta à ses genoux, et, lui baisant tendrementles mains, il lui témoigna le plus vif repentir de sa conduitepassée. Cependant, malgré son repentir passager, il ne peuts’empêcher de se réjouir de son départ. Enfin, il va êtremarin ; enfin il sera libre, du moins, c’est ainsi qu’ilenvisage sa vie nouvelle. Aussi n’écoute-t-il que d’une oreilledistraite les derniers conseils de Suzanne.

Les jours qui suivirent cet entretien furentemployés à mettre en ordre les vêtements de Félix et à y ajouterceux qui lui étaient nécessaires. Félix, sur le point de se séparerde sa mère, ne la quittait pas un instant, et semblait vouloir ladédommager des peines qu’il lui avait causées. Suzanne aurait puconcevoir l’espérance de le garder près d’elle, si l’enfant, touten la caressant, ne l’avait souvent remerciée de sa condescendanceet de la permission qu’elle lui donnait de s’embarquer, enl’assurant qu’elle faisait son bonheur. « Quel plaisir, chèremaman, lui disait-il, quand je reviendrai près de toi ! Jeserai un homme alors. Tu verras comme je serai corrigé. Quelplaisir, après de longues traversées, de te raconter mes voyages etde rapporter toutes les jolies choses que j’achèterai pour toi surmes économies ! » À ces promesses enfantines, Suzannesoupirait amèrement. « Dieu seul, disait-elle, sait si je tereverrai ! mais la vie n’aura plus de charmes pour moi, privéede mon unique enfant. »

Enfin le jour du départ arriva. Suzanneconduisit son fils à Brest, paya sa place à la diligence deLorient, et le recommanda aux soins du conducteur, qu’elleintéressa par une petite gratification. Il fallut arracher Félixdes bras de sa mère. Elle suivit des yeux la voiture tant qu’elleput l’apercevoir, puis elle reprit tristement le chemin de sonvillage. Félix, baigné de larmes, partageait la douleur de samère ; mais il en fut bientôt distrait par le mouvement et parla nouveauté des objets qui s’offraient à ses regards. Quelqueamusant que dût lui paraître le premier voyage qu’il eût jamaisfait, la pétulance de son caractère le lui fit trouver long ;il aurait voulu être aussitôt arrivé que parti. Quand la diligences’arrêtait à l’auberge, il mangeait à table d’hôte, et précipitaitson repas pour être plus tôt prêt à remonter dans la voiture, et ens’impatientant contre les voyageurs qu’il accusait de retarder ledépart. Enfin on aperçut la tour de Lorient. Félix frappa dans sesmains, poussa des cris de joie ; et quand la diligences’arrêta, il se précipita à la portière en heurtant ses compagnonsde voyage, et ne fit qu’un saut dans la rue. Une dames’écria : « Voilà un petit garçon bien mal élevé ! –Ma foi, madame, répondit l’enfant, tant pis si cela vousfâche ; je suis marin, je vais rejoindre mon bâtiment, et jene veux pas qu’il mette à la voile sans moi. » Il fallutpourtant qu’il prît patience et qu’il attendît que le conducteureût descendu de sa voiture tous les effets des voyageurs. Cet hommes’était chargé de conduire lui-même Félix chez M. Sinval, àqui il devait remettre une lettre de Suzanne.

Le capitaine reçut très bien son filleul,qu’il n’avait pas vu depuis son enfance. La physionomie heureuse del’enfant, son air libre et dégagé, le prévinrent favorablement.« Mon ami, lui dit-il, pour ton premier voyage je ne puist’embarquer qu’en qualité de mousse ; mais si tu fais bien tondevoir, si tu t’appliques à la manœuvre, je te promets unavancement prompt. Dans deux jours nous allons en rade dePort-Louis, et nous partirons au premier bon vent. Profite de cepeu de temps pour voir la ville et le port, et n’oublie pasd’écrire à ta bonne mère, dont la tendresse mérite toute tareconnaissance. » Félix baisa la main de son parrain et seretira dans le petit cabinet où il devait coucher. Il mouraitd’envie de sortir pour examiner le port de Lorient, et voir deuxsuperbes bâtiments qui étaient sur les chantiers, et dont l’undevait être lancé dans peu de jours. Mais son cœur lui suggéra unepensée à laquelle tout le reste céda. « Je me connais, sedisait-il à lui-même ; si une fois je sors, tant de chosesexciteront ma curiosité que je ne penserai peut-être plus que jedois écrire à ma mère ; si elle ne reçoit point de lettres demoi, elle croira que je suis un enfant ingrat ; je ne veux paslui causer ce nouveau chagrin. » Alors Félix s’assit devantune petite table, et commença une petite lettre bien tendre. Àmesure qu’il écrivait, les idées s’offraient en foule à son esprit,et, sans s’en apercevoir, il remplit trois grandes pages de sespromesses et de l’expression de son affection. Alors, satisfait delui-même, il cacheta sa lettre, et pria Lapierre, domestique deM. Sinval, de lui enseigner où était la poste. Ce garçons’offrit de l’y conduire et de l’accompagner dans tous les endroitsqu’il désirerait visiter, ce que Félix accepta avec grandplaisir.

Nous n’accompagnerons pas Félix dans toutesses promenades ; il vit des choses curieuses et dont il auraitpu tirer beaucoup d’instruction ; mais il vit en enfant, etvous remarquerez combien il eut lieu de regretter par la suite d’yavoir fait si peu attention. Enfin, il est à bord d’un vaisseau quidoit se rendre aux Antilles ; les ancres sont levées, un ventfavorable enfle les voiles, et les côtes de la France disparaissentaux yeux étonnés de Félix. Je voudrais pouvoir vous tracer la routeque fit le navire ; mais notre apprenti marin était si étourdique, lorsqu’il a raconté ses aventures, il n’a jamais pu en rendrecompte. Il dit seulement que, pendant deux mois, la traversée futfort heureuse, et n’a pu parler ensuite que de ce qui le regardaitpersonnellement.

Il était extrêmement chéri de son parrain,dont il avait gagné le cœur par ses attentions et ses manièrescaressantes ; ses espiègleries amusaient M. Sinval.Lorsqu’il avait mérité d’être puni, il s’en tirait par quelqueheureuse saillie, et, quand on avait ri, on était désarmé. Le titrede mousse du capitaine lui donnait une grande prépondérance parmises camarades ; il en abusait au point de les tyranniser. Ilslui faisaient une espèce de cour ; il avait ses favoris, à quiil permettait tout ; mais ceux qui lui déplaisaient, ou quirésistaient à ses volontés étaient souvent maltraités, et nepouvaient obtenir justice du capitaine, trop prévenu en faveur deson protégé.

Une seule fois il fit un bon usage de sonpouvoir : un passager venait de mourir ; il laissait unchien dont personne ne s’occupait, si ce n’est les petits moussesqui se divertissaient à le tourmenter. Tantôt ils lui attachaient àla queue un papier ou quelque objet bruyant ; le pauvreCastor, effrayé, courait de tous côtés en poussant des hurlements,et recevait encore des coups de pied des matelots impatientés deces cris. Une autre fois, ces méchants enfants lui mettaient despétards dans les oreilles et lui faisaient une peur affreuse. Félixse déclara le protecteur du pauvre animal, et jura, en enfonçantson chapeau, que le premier qui ferait du mal à Castor aurait àfaire à lui ; cette menace suffit pour contenir sespersécuteurs. Félix, non content de l’avoir garanti de leur malice,se chargea de sa subsistance ; il partageait sa portion aveclui, et, par mille petites gentillesses, il obtenait du cuisinierquelque chose pour son chien. Celui-ci, reconnaissant de tant desoins, s’attacha à son bienfaiteur ; il le suivait partout,couchait sous son hamac, et montrait les dents à ceux qui faisaientmine d’attaquer son jeune maître. Félix se félicitait d’avoir unami tel qu’il le lui fallait, c’est-à-dire docile à toutes sesvolontés, soumis à tous ses caprices, et le préférait à sescamarades, qui prenaient encore quelquefois la liberté de lecontrarier.

Cependant le temps changea tout à coup ;il s’éleva un épais brouillard qui dura plusieurs jours. Levaisseau s’écarta de sa route et fut entraîné vers le sud-est.

Une tempête affreuse survint, et mit le naviredans le plus grand péril ; les mâts furent fracassés et jetésà la mer. Trois jours et trois nuits s’écoulèrent dans cetteterrible situation ; le vaisseau, ouvert en plusieursendroits, laissait pénétrer une telle quantité d’eau, que lespompes ne pouvaient plus suffire à l’alléger. L’équipage étaitépuisé de fatigue et entièrement découragé. Pour comble de malheur,le capitaine, qui était sur le pont pour donner ses ordres etanimer les matelots, fut enlevé par une lame ; le second, quiprit le commandement, n’avait ni son sang-froid ni son autorité. Ondécouvrit, au point du jour, une côte éloignée d’environ unelieue ; l’équipage demanda à se jeter dans les chaloupes pourtâcher d’y aborder, et, malgré le refus du commandant, les matelotslancèrent les embarcations à la mer, et leur chef se trouva tropheureux qu’ils voulussent bien l’y recevoir. Les hommes ydescendirent tous, ainsi que les mousses ; Félix voulut enfaire autant, mais il n’y avait plus de place, et ellesparaissaient surchargées. Il n’avait plus son protecteur ; ilne s’était point fait aimer ; il fut repoussé, renversé sur lepont presque sans connaissance ; et, quand il revint à lui, ilse trouva seul avec son chien, et il vit les chaloupes à une grandedistance, luttant contre les flots irrités.

Comment exprimer le désespoir de ce pauvreenfant, en présence d’une mort certaine. Il s’arrachait lescheveux, remplissait l’air de cris. Au milieu de ses plaintes, ilvit les chaloupes renversées l’une après l’autre, et englouties aufond de la mer. Cet affreux spectacle acheva de l’accabler ;il tomba la face contre terre, dans une angoisse mortelle.S’attendant à chaque instant à voir le vaisseau s’entr’ouvrir, ilpensait qu’il aurait le même sort que ses malheureuxcompagnons ; la vue des vagues écumantes qui battaient lesflancs du vaisseau, le bruit affreux des vents et les éclats detonnerre augmentèrent encore toutes ses frayeurs. Cet état seprolongea durant deux mortelles heures, le vaisseau étant toujourspoussé par le vent et par la marée du côté de la terre ; enfinil donna sur un écueil, et un craquement épouvantable annonça sonentière dislocation. Il s’ouvrit de toutes parts, et Félix,précipité dans les ondes, alla d’abord au fond, puis il remonta surl’eau ; mais, comme il était bon nageur, il employa toutes sesforces pour se soutenir, et il se dirigea du côté de la terre.Tantôt les vagues l’y portaient ; tantôt d’autres, avançantdans un sens contraire, le repoussaient loin du rivage et lecouvraient d’une montagne d’eau. Bientôt il fut épuisé par sesefforts, ses forces l’abandonnèrent, ses bras et ses jambescessèrent de se mouvoir, et il allait être englouti, si le fidèleCastor, qui nageait près de lui, n’eût saisi son vêtement dans sagueule, et ne l’eût soutenu avec une vigueur extraordinaire. Lebrave animal fendait les flots avec son fardeau, et, grâce à saforce et à son adresse, il parvint jusqu’au rivage, dont l’abordétait facile ; il y déposa son cher maître, et, le voyantincapable de s’aider, il le traîna sur le sable à une certainedistance de l’eau.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer