Le Roi des gueux

Le Roi des gueux

de Paul Féval (père)

Partie 1
LE DUC ET LE MENDIANT

Chapitre 1 UNE NUIT À SÉVILLE

En ce temps, Séville était encore la reine des Espagnes, malgré la suprématie politique accordée par Philippe II à Madrid la parvenue. La capitale nouvelle avait la cour et donnait son nom aux actes de la diplomatie péninsulaire depuis la fin du règne de Charles-Quint ; mais, pour le peuple espagnol,Séville restait toujours la ville royale. Ses mosquées transformées en basiliques, son palais maure qui ne le cède qu’à l’Alhambra, ses campagnes fécondes et embaumées, son fleuve magnifique, sa gloire resplendissante, jetaient un facile défi à ce pauvre et aride coteau, baigné par ce ruisseau bourbeux, le Mançanerez, où s’étageaient les vaniteuses masures madrilènes, comme le mendiant de Castille redresse son incorrigible fierté sous les lambeaux de sa cape criblée.

Ce n’était pas de Madrid qu’on aurait pu chanter, de Bilbao à Tarifa l’Africaine, et de Valence à Lisbonne,capitale d’un tout jeune royaume :

Quien no ha visto a Sevilla

No ha visto a maravilla.

(Qui n’a vu Séville n’a vu de merveille.)

Philippe IV aimait Séville. Au moins une fois chaque année, les riches tentures de l’Alcazar voyaient le jour et secouaient leur poussière pour fêter la bienvenue du souverain. Ce prince, aussi malheureux que faible, avait déjà perdu le Portugal,qui avait proclamé son indépendance et choisi pour roi, Jean deBragance, héritier par les femmes de Jean Ier ; ilétait en train de perdre la Catalogne, et ses ambassadeurs, commeses armées, pliaient partout devant le génie ennemi deRichelieu ; mais il ne puisait dans ses revers aucunerésolution mâle.

Son ministre favori était chargé de voir,d’entendre, de penser et d’agir pour lui. Fuyant les affaires,cherchant le plaisir, il fermait incessamment l’oreille au grandmurmure de la nation espagnole, qui accusait hautement le ministred’impéritie ou de trahison.

Partout fermentait le mécontentement. Lesprovinces, ruinées par la guerre et attaquées dans leurs privilègesconstitutionnels par les capricieuses réformes du favori,commençaient à refuser la taxe. Les séditions se multipliaient,éclatant à la fois sur les points les plus opposés du royaume. ÀMadrid, à Valladolid, à Tolède, on avait vu des processionsmoqueuses courir les rues, lors du dernier carnaval, escortant unebannière ainsi blasonnée, contre toutes les règles de la sciencehéraldique : « De sable, au fossé du même », aveccette devise cruelle qui faisait allusion aux pertes récentes dePhilippe IV et au surnom de Grand que le ministre favori lui avaitdécerné de sa propre autorité : Plus on lui prend, plus ilest grand.

À Séville enfin, à Séville, si fière de sontitre de ciudad leal (cité loyale), on avait trouvé,placardée à la porte de l’Alcazar, une variante plus insolenteencore du même thème. Au lieu de l’écusson, c’était une estampereprésentant toujours le fossé symbolique autour duquel segroupaient cinq fossoyeurs : l’Anglais, le Français, leHollandais, le Portugais et le Catalan. La légende amendéeportait : Agrandissement de la Maison d’Autriche.

La cour se divertissait cependant, et lesdernières courses de Saragosse avaient été splendides.

La nuit du 28 au 29 septembre 1641 avait étémarquée à Séville par un mouvement inaccoutumé. Après lesréjouissances de la Saint-Michel, dont l’hermandad d’Andalousie etle bureau du saint-office avaient permis la prolongation jusqu’àonze heures avant minuit, tous les logis s’étaient fermés commed’habitude, et de la Juiverie silencieuse au bruyant quartier desGitanos, au-delà du fleuve, la ville était devenue muette. C’est àpeine si les serenos, dormant debout et balançant leur petitelanterne au bout de la longue hallebarde, entendaient çà et là,dans leur promenade solitaire, quelque chant attardé derrière lesjalousies tombées des maisons de délices, tolérées,moyennant larges finances, par la Très Illustre Audience. Ilsuffisait alors d’un petit coup frappé aux carreaux pour fairetaire romances et guitares.

Mais entre deux et trois heures du matin onaurait pu entendre au delà des murailles du nord, le bruit d’unenombreuse cavalcade arrivant par la route de Lerena ; laPuerta del Sol, où se voit encore ce beau soleil peint à ladétrempe avec sa chevelure ébouriffée de rayons d’or, leva sa herseet ouvrit ses deux battants à l’appel impérieux de deux cavaliersde la Très Sainte Confrérie parlant au nom du roi catholique.

Trois gardes et un alferez moitié endormis serangèrent sous la voûte au port d’armes, après avoir lancé pour laforme le : Qui vive ? auquel il futrépondu :

– Sauf-conduit royal !

L’alferez jeta un coup d’œil sur le parchemindéplié à la lueur des torches que portaient les deux premierscavaliers. Il mit aussitôt la main à la demi-salade qui luicouvrait la tête, et se recula respectueusement.

La cavalcade s’engagea sous la voûte.

Elle était composée d’un nombre assezconsidérable de gens armés qui semblaient, pour la plupart, desserviteurs de noble maison, et de cinq ou six femmes, dont deux,montées sur de superbes genêts et voilées de la tête aux pieds,étaient évidemment des personnes de haute qualité. Autant qu’on enpouvait juger sous l’ampleur de leurs voiles, l’une atteignait déjàle milieu de la vie, tandis que l’autre était une toute jeunefille. Les duègnes et suivantes qui les accompagnaient avaient desmules pour monture.

La cavalcade venait de loin, sans doute. Lesmanteaux des gens de l’escorte étaient tout gris de poussière.

Les archers de la confrérie s’engagèrent lespremiers dans la rue étroite et tortueuse qui fait suite à la portedu Soleil. Leurs torches éclairaient en passant les maisons hauteset sombres qui semblaient toutes s’incliner en avant, à cause desappentis sur consoles qui s’ajoutent d’étage en étage aux logis del’Espagne méridionale, et qui donnent aux rues l’aspect uniformed’une voûte à gradins renversée, fendue à sa clef pour laisser voirune étroite bande du ciel. D’autres contrées cherchent des armescontre le froid ; ici, tout est calculé pour détourner lesrayons trop ardents du soleil.

Le pas des chevaux allait tantôt sonnant,tantôt s’étouffant, selon que la voie capricieuse était ferrée depetits cailloux ou défoncée et recouverte d’un épais tapis depoudre. La rue tournait à chaque instant. La lueur des torchesprolongeait l’ombre grêle des portiques musulmans, ou arrachaitquelque faible étincelle aux bizarres magnificences des fenêtresmauresques ; puis tout à coup, derrière ces légères etféériques perspectives, se carrait le lourd profil d’une maisonespagnole.

Pas une parole n’était prononcée dansl’escorte. De temps en temps, sur son passage, quelque croiséecurieuse s’ouvrait, car ce n’était point chose ordinaire que devoir semblable cortège dans les rues de Séville, à cette heure. Autravers des planchettes de quelque jalousie baissée, un long regardsuivait les deux torches qui échevelaient dans la nuit leursflammes fumeuses et rouges.

Qu’était-ce ? Une mystérieuse cérémoniedu saint-office ? La maison du comte-duc venant rejoindre leroi ?

On ne savait. Les cavaliers étaient trop peunombreux pour escorter la reine. Et d’ailleurs, pourquoi la fillede Henri IV de France, aimée et respectée du peuple espagnol, eûtelle choisi les heures nocturnes pour faire son entrée dans laloyale cité de Séville ?

On ne savait, en vérité. Les fenêtres serefermaient. La cavalcade muette poursuivait son chemin.

Après un quart d’heure de marche environ, lesdeux archers de la confrérie s’arrêtèrent en même temps à l’entréed’une petite place de forme irrégulière, fermée d’un côté par unemassive construction d’aspect monumental et sombre, de l’autre pardes arcades mauresques dont quelques-unes tombaient en ruine.

L’extrémité opposée de la place s’ouvrait surune rue courte et large, dont le développement laissait voir leportail gothique d’une église.

L’un des archers dit :

– C’est bien ici la maison de Pilate.Voici le Sépulcre à gauche. Nous sommes sur la place deJérusalem.

– Si la senora duchesse n’a pas eu à seplaindre de ses fidèles serviteurs, ajouta l’archer en portant lamain a son morion de cuir, nous nous recommandons à samunificence.

La plus âgée des deux dames voilées jeta unebourse, qui fut adroitement saisie au passage.

Et les deux archers, a l’unisson :

– Que Dieu, la Vierge et tous les saintssoient à tout jamais les protecteurs de sa seigneurie, très noble,très illustre et très généreuse !

En Espagne, les superlatifs ne coûtent pasplus qu’en Italie.

– Frappez, Savinien ! ordonna cellequ’on appelait la duchesse.

Un vieux valet, armé jusqu’aux dents etportant sur l’épaule gauche une rondache du temps du Cid Campéador,descendit de cheval et s’avança vers la porte principale de cegrand bâtiment noir désigné sous le nom de « la maison dePilate. » Il souleva un énorme marteau de fer ciselé qui,retombant de son poids sur la plaque, fit retentir tous les échosdes alentours.

L’escorte entière, à ce moment, avait quittéla rue et se développait sur la place.

– Je me nomme Pablo Guttierez, et je suisde Santarem, dit celui des deux archers qui avait parlé le premier.Mon camarade a nom Sancho tout court et sa naissance est un secretde famille ; il est de Ségorbe. Que la très illustre senoraduchesse daigne ne point oublier les noms de ses fidèlesserviteurs, au cas où ils auraient besoin de sa protectionpuissante.

Ils s’inclinèrent tous les deux jusque sur legarrot de leurs chevaux ; mais, au lieu de s’éloigner après cesalut, ils levèrent leurs torches et se prirent à compter à voixhaute le nombre des serviteurs composant l’escorte.

La duchesse dit :

– Savinien, frappez plus fort.

Le vieux valet obéit à tour de bras, et l’onentendit dans la cour intérieure, ou patio, les aboiementsessoufflés d’un vieux chien.

– Zamore a entendu, murmura la duchesse,d’une voix changée par l’émotion.

En ce moment Pablo Guttierezs’écria :

– Il y avait quinze hommes d’escorte à laporte du Soleil ; je n’en trouve plus que treize. La senoraduchesse peut-elle m’expliquer ce mystère ?

Sancho, l’autre archer, comptait à haute voixde un jusqu’à treize.

– Que veut dire cela ? demanda laduchesse ; ne manque-t-il aucun de nos hommes ?

– Aucun ! répondit un grand beaucavalier vêtu en gentilhomme et qui avait l’honneur d’être lepremier écuyer de sa seigneurie, mais il y avait ces deuxvoyageurs…

– Quels voyageurs ? fit la duchesseavec impatience. Frappez plus fort, Savinien !

La porte antique sonna une troisième fois sousles coups répétés du marteau.

– On y va, Vierge sainte ! grondaune voix cassée dans la cour. Les Maures ont-ils reprisSéville ?

Pendant cela, Osorio, le premier écuyer,répondit à sa noble maîtresse :

– S’il plaît à Votre Seigneurie, je parlede ces deux voyageurs qui nous suivent depuis Valverde. Peut-être,pour traverser la campagne de Séville qui n’est pas sûre,s’étaient-ils glissés parmi notre escorte.

La plus jeune des deux dames n’avait pasencore prononcé une parole. Elle était immobile sur son jolicheval. Elle détourna la tête aux derniers mots d’Osorio, et sedirigea vers la porte, dont la grosse serrure criait. La duchessevoulut suivre cet exemple ; mais les deux archers, sans rienperdre de leurs formes respectueuses, lui barrèrent formellement lepassage.

– Très puissante senora, dit PabloGuttierez, nous étions honnêtement couchés dans nos lits, auBerrocal, mon camarade et moi, quand l’alguazil mayor nous a requisde vous faire escorte jusqu’à la maison de Pilate, au haut de larue des Caballerizas, à Séville. Nous retournons de ce pas auBerrocal. Faudra-t-il garder le silence, ce qui est pécher paromission et mérite, pénitence marquée au neuvième titre de laformule ? Faut-il avouer à l’alguazil mayor que, dans cesmalheureux temps de troubles, nous avons fait ouvrir nuitamment laporte de Séville à deux inconnus, mal intentionnéspeut-être ?

Les deux battants de la porte grinçaient enroulant sur leurs gonds, le vieux chien geignait ; en sehâtant, la voix cassée de l’intérieur dit, avec cette emphase quine manque jamais aux discours andalous :

– Entrez, qui que vous soyez, et toustant que vous êtes. Chez Medina-Celi, la porte s’ouvre à touteheure. Le maître est prisonnier, la maîtresse est dans l’exil, maisla maison reste, et jamais on n’a demandé à l’hôte que Dieuenvoie : Qui êtes-vous ?

C’était une grande femme, un peu courbée parl’âge. La lueur des torches montrait ses cheveux gris épais, sestraits rudement accusés et l’éclat perçant de ses yeux noirs.

– Osorio, commanda la duchesse, donnezencore dix pistoles à ces bons chrétiens, pour le repos de leurconscience, et qu’ils retournent d’où ils sont venus.

Il paraît que Pablo Guttierez et même Sanchotout court n’en demandaient pas davantage, car ils ne protestèrentplus, et, à peine le premier écuyer leur eut-il compté lespistoles, qu’ils tournèrent bride en appelant sur lui toutes lesbénédictions célestes.

La jeune dame, cependant, passait à cheval laporte haut-voûtée de la maison de Pilate. La senora duchesse lasuivait de près. Vous eussiez vu sur le seuil cette grande femme àla taille courbée, qui, redressée à demi et la bouche entr’ouverte,soulevait d’une main sa lanterne, tandis que son autre mainétreignait sa poitrine. Ses jambes tremblaient violemment. Le vieuxchien rampait jusque sous les jambes des chevaux et poussait deshurlements étranges.

– Est-ce que tu es fou, toi aussi,Zamore ? murmura la vieille, dont l’œil dur se mouilla.

La duchesse écarta son voile. Le rayon de lalanterne frappa ses traits mélancoliques et fatigués par lasouffrance, mais qui gardaient une admirable beauté.

– Zamore se souvient, Catalina,dit-elle.

Un grand cri s’étouffa dans la gorge de lavieille femme. Elle se laissa choir sur ses genoux, tandis que lalanterne s’échappait de ses mains. Zamore, qui avait entendu sonnom, se redressa sur ses quatre pattes et jappa en tendant le cou.Il parvint à lécher la main que sa noble maîtresse abaissait verslui en se retenant au pommeau de la selle.

Mais Catalina s’était relevée.

– Pascual ! Pedro !Antonio ! cria-t-elle tout à coup d’une voix vibrante etrajeunie, hors du lit, fainéants, à votre devoir ! Zamore l’areconnue le premier : les chiens ont une âme. Que Dieu soitremercié ! Que la Vierge sainte soit bénie ! J’ai tantprié pour votre retour, senora de mon cœur, ô ma chèremaîtresse ! Bonjour, Savinien ! je te reconnais bien,malgré ta barbe grise… Holà ! Pedro ! Antonio ! lesdeux Pascual ! malheureux ! Des torches pour recevoircelle qui est la première après Dieu dans votre maison !Salut, seigneur Osorio ! Vous êtes parti enfant, vous revenezhomme…

– Et celle-ci ! s’interrompit-elleen se précipitant sur la main de la plus jeune des deux dames,qu’elle baisa avec une tendresse dévote, est-ce ma petite Isabel,la fille de mon lait, mon amour, mon orgueil ? Jésus mort pournous ! on grandit donc aussi dans l’exil ?

Elle chancela, brisée par son émotion.

Toute l’escorte avait maintenant franchi leseuil. La plupart des cavaliers et toutes les femmes suivantesavaient déjà mis pied à terre.

C’était une cour vaste, mais assombrie par leshautes constructions qui l’entouraient. L’herbe y croissait entreles dalles. Aux lueurs nocturnes qui tombent incessamment du cielpur dans ces sereines contrées, on apercevait la perspectiveconfuse de deux portiques à basses et lourdes arcades. Au fond, lecorps de logis arrêtait la vue par ses lignes massives et d’unegrandeur étrange.

Sous le cloître de gauche, trois clartéss’allumèrent à la fois ; quatre hommes s’élancèrent àdemi-nus : un vieillard et trois jeunes gens.

– Que t’avais-je dit, Catalina ?s’écria le vieux en se hâtant à larges enjambées, j’avais rêvé denuages s’écartant pour nous laisser voir le soleil ! On n’apas prononcé le nom de ceux qui viennent, mais qu’est notre soleil,sinon Medina-Celi ? À genoux, enfants ! plus près, sousle pas du cheval ! Les Nunez font cela pour leur senora etpour la reine.

Les torches éclairaient la scène de leurséclats rouges et vacillants. Les quatre Nunez étaientagenouillés : Pascual le vieillard, les trois jeunes gens(Pascual IIe, Pedro et Antonio) ; Catalina pressaitla main de la jeune dame contre ses lèvres.

Celle-ci releva son voile, à l’exemple de samère, et découvrit cette fine et merveilleuse beauté des fleurs del’Andalousie. Le genou d’Osorio lui servait d’étrier ; elletomba, leste et gracieuse, dans les bras frémissants de sanourrice.

La duchesse descendit à son tour et donna sabelle main aux baisers pieux des Nunez. Il y a un charme dans leretour, quelles que soient d’ailleurs les causes concomitantes detristesse. Les gens de l’escorte étaient joyeux ; peu à peu,la cour s’emplissait de bruits où perçaient déjà quelquesrires.

– Silence ! ordonna laduchesse ; l’exil est fini, mais la proscription n’est paslevée. Cette maison n’est-elle pas toujours veuve de sonmaître ?

Comme pour prêter plus de force à ses paroles,la flamme des torches éclairait ses longs vêtements de deuil.

– Nul n’a le droit de se réjouir ici,ajouta-t-elle, tant que la dure captivité pèsera sur notre seigneurle duc.

La cour était muette. On entendait la brisenocturne dans le feuillage sonore des grands vieux orangers plantésle long des cloîtres.

Éléonore de Tolède, duchesse de Medina-Celi,reprit en s’adressant aux Nunez :

– Mes bons amis, vous n’étiez pasprévenus ; peut-être n’y a-t-il point d’appartements préparéspour nous recevoir ?

Catalina se redressa.

– Qu’avions-nous donc à faire, dit-elle,nous, vos serviteurs, sinon à espérer votre retour ? Dieumerci ! l’homme a encore le bras robuste, et les enfants sontde bons cœurs. Les chambres sont comme au moment du départ ;vous n’y trouverez même pas l’odeur de l’absence. Chaque matin,depuis quinze ans, l’air a pénétré derrière les draperies desalcôves ; chaque soir, le soleil couchant a souri au traversdes jalousies entr’ouvertes. La poussière du lendemain ne s’est pasajoutée à celle de la veille. C’était notre devoir et notrebonheur ; nous faisions comme si le logis eût gardé ses nobleshôtes… et nous disions parfois : À quelque heure du jour ou dela nuit qu’ils arrivent, ils trouveront tout ce qu’ils ontlaissé : des murs sains, des couches fraîches et desserviteurs dévoués.

Autour de ses lèvres et sur la bouche desquatre Nunez, il y avait le même sourire.

La duchesse leur donna de nouveau sa main, etdit plus gaiement :

– On nous aime donc encore ? Merci,bonnes gens… Messieurs, retirons-nous.

Pascual se dirigea aussitôt vers l’entréed’honneur, qu’il ouvrit à deux battants. Le vieux Zamore alla seposter auprès du seuil pour mendier une caresse au passage. Laduchesse, appuyée sur le bras d’Osorio et suivie par ses femmes,ouvrit la marche. On pénétra sous le vestibule aux piliersorientaux, aux peintures murales naïvement éclatantes. Tout étaitcomme la nourrice l’avait annoncé. Ces revenants auraient pu croireque leur absence n’avait été qu’un rêve, si les années écoulées nelaissaient après elle des témoignages trop certains. La duchesseÉléonore avait quitté ces lieux dans tout l’éclat de sa jeunessefière et heureuse, emportant dans ses bras jusqu’à la litière devoyage un tout petit enfant, son espoir, son trésor. Elle revenaitmaintenant, la duchesse Éléonore, toujours belle, mais belle decette austère et douce beauté qui couronne le front des mères.

Et l’enfant d’autrefois était cette adorablejeune fille d’aujourd’hui, à la taille souple et haute.

Catalina, la nourrice, avait eu raison de ledire, on grandit aussi dans l’exil. Mais voyez ces plantes qui nousviennent de loin et qui croissent sevrées du soleil natal. Parmiles suaves rayonnements de la jeunesse et derrière le charme quicouronnait le front d’Isabel, vous eussiez entrevu je ne saisquelles vagues mélancolies.

La duchesse parcourut, grave et muette, cesimposantes galeries qui lui parlaient de tant de souvenirs. Arrivéeà la porte de sa chambre, elle déposa un baiser sur la joue froided’Isabel, et passa le seuil, pressée qu’elle était sans doute de sedonner tout entière à sa méditation.

Isabel avait le cœur serré. Aurait-elle sudire pourquoi ? Peut-être, car les plis de son voile avaienttressailli quand on avait attiré l’attention de sa mère sur cesdeux voyageurs mystérieux, mêlés furtivement à l’escorte, puisfurtivement disparus.

Son appartement était dans le même corridorque celui de sa mère. C’était Catalina qui lui servait deguide : les Nunez distribuaient les serviteurs et gens del’escorte dans les diverses parties des communs.

– Voici notre chambre, nina…commença-t-elle.

Puis, se reprenant :

– Noble senorita, voici la chambre oùnous dormions toutes deux.

Elle ouvrit la porte, Isabel, accordant àpeine à l’ameublement un regard distrait, gagna précipitamment lafenêtre.

Et cependant l’ameublement avait pour elle unintérêt tout particulier. La pièce principale était un berceau demétal ciselé, orné de ses tentures à la fois riches et charmantes.Le long des murs, tapissés de cuir cordouan, des multitudes dejouets s’amoncelaient. Dans le berceau il y avait une poupéeétendue.

Était-ce le dernier jeu d’Isabel enfant ?Était-ce un mélancolique amusement de la pauvre nourrice ?

– Senorita, dit celle-ci tristement, vousétiez trop jeune : vous ne vous souvenez de rien !

Et comme Isabel pensive restait à la fenêtre,dont elle avait soulevé les rideaux :

– Ceci est votre petit lit, senora. Vousteniez là dedans, et il était bien trop grand pour vous. Voici vosjoujoux, la poupée que vous aimiez le mieux, le gitano… lecontrebandier… le moine… et ce char mignon dans lequel je voustraînais sous les lauriers roses, là-bas, autour de la fontaine.Est-ce que vous vous trouvâtes plus heureuse dans cette Estramadureoù il n’y a déjà plus de cactus vermeils ni de lentisques àl’ombrage parfumé ?

– Bonne nourrice, dit Isabel, je me suistoujours souvenue de vous, mais tout le reste est sorti de mamémoire.

– De moi ! s’écria Catalina ;rien que de moi ! Sainte Vierge, je fais vœu de tresser unecouronne en fil d’or pour la tête de votre divin fils ! Lanina se souvenait de moi ! Si vous saviez comme je vousaimais, senorita… et comme je vous aime ! Une fois, dans lespremiers temps de votre absence, j’avais fait un rêve… car jerêvais toujours de vous… je vous avais vue tout habillée de blancdans une barque abandonnée au cours du Guadalquivir…

– Catalina, interrompit brusquement lajeune fille, qu’y a-t-il sous cette fenêtre ? la nuit estsombre et je ne peux distinguer les objets.

Un gros soupir souleva la poitrine de lanourrice.

– Il y a la place, noble senorita,répondit-elle, la place de Jérusalem avec la rue des Cabellerizas àgauche, la rue Impériale à droite ; en face, l’arcademauresque sous laquelle vous aimiez tant voir danser lesgitanos.

– Et par quelle rue sommes-nous arrivéscette nuit ? interrompit encore Isabel, nous venons de laporte du Soleil.

– Vous êtes arrivés par la rue desCabellerizas, senorita.

– Merci, bonne Catalina. Nous nousreverrons demain. Je veux causer avec vous souvent. Où est lachambre d’Encarnacion ?

La nourrice jeta un regard jaloux sur unefillette à l’œil de feu, aux cheveux plus noirs que le jais, quidisposait déjà dans un coin de la pièce les bagages de sa jeunemaîtresse.

– N’avez-vous donc point de duègne ?demanda-t-elle vivement.

L’idée lui venait sans doute de se proposerpour cet important office.

– Il ne m’est pas encore arrivé de sortirsans ma mère, répondit Isabel, qui répéta : Où est la chambred’Encarnacion ?

Catalina montra du doigt une portecommuniquant avec la ruelle du grand lit.

– À demain donc, bonne nourrice, ditIsabel ; la fatigue m’accable, je sens que j’ai besoin desommeil.

En un clin d’œil Catalina prépara le lit.Encarnacion ne lui disputa point cet honneur. Le regard de la bonnefemme fit le tour de la chambre, puis elle se retira après avoirbaisé encore une fois le bout des doigts de sa nina.

Isabel resta un instant debout devant lacroisée.

– C’était l’heure… murmura-t-elle, sanssavoir qu’elle parlait.

La voix d’Encarnacion lui donna unsursaut.

– Senora, disait la soubrette d’un petitair innocent, avez-vous pris garde a cette singulièreaventure : deux hommes mêlés à notre escorte ? Et ilparaît qu’ils nous suivaient depuis longtemps. Moi, je ne regardejamais ni à droite ni à gauche… surtout en voyage, les cavalierssont si hardis ! Mais Maria soutient que l’un des deux est unbeau jeune homme, malgré son pauvre harnois, et que ses yeuxétaient bien souvent fixés sur…

Elle n’acheva pas, en dépit de sa bonne envie.Le doigt d’Isabel désigna la porte ouverte dans l’alcôve.

– Retirez-vous, ma fille, dit la belleMedina ; je n’ai plus besoin de vous.

Encarnacion se hâta de faire une profonderévérence et sortit sans répliquer. Mais le diable n’y perdaitrien. Encarnacion se dit, avant de réciter sa prière dusoir :

– En entrant, elle a couru à la fenêtre.Elle a demandé ce qu’il y avait sous le balcon. J’ai vu son visages’éclairer quand elle a su que la croisée ne donnait point sur lescours intérieures. Elle a un secret… Ma mère, qui a servi vingtans, d’abord camériste de la Cabral, puis en qualité de duègne desfilles de Miraflorès, ma mère s’y connaît et m’a dît : Tâched’avoir le secret de ta maîtresse.

Isabel était accoudée contre l’appui dubalcon. Sa tête charmante s’inclinait sur son épaule, ses beauxcheveux, que n’emprisonnait plus la dentelle, tombaient à longsflots sur son sein. Son regard se perdait dans la nuit dudehors.

– C’était l’heure, répéta-t-elleentraînée par rêverie ; j’entendais son pas de bien loin. Lefeuillage des myrtes s’agitait… mon cœur se prenait à battre…

– Mon cœur bat, s’interrompit-elle enposant sa main sur sa poitrine ; jamais je ne l’avais attendusi longtemps… j’ai peur.

Dans le silence, une étrange musique montaitpar bouffées. C’était une séguidille exécutée sur la mandolineaiguë, qu’accompagnaient les sons lourds et mous de la guitare.Parfois, un bruit de voix confuses étouffait le concert. Puisencore tout se taisait.

– Et pourtant, reprit la belle Medina, ilest à Séville… S’il était venu à Séville pour une autre quemoi !

Une ombre se détacha des piliers mauresquesqui faisaient face à sa fenêtre. Des pas sonnèrent sur le pavé dela place. Isabel rentra précipitamment et souffla sa lumière. Levieux chien Zamore aboya sourdement dans la cour.

– C’est lui, pensait Isabel ; soyezbénie, mère de Dieu, c’est pour moi qu’il est venu !

Quand elle se rapprocha de la fenêtre poursoulever de nouveau le coin de la jalousie, l’ombre était au milieude la place. L’âme de la jeune fille passa tout entière dans sesyeux, qui essayèrent de percer les ténèbres.

– Là-bas ? murmura-t-elle indéciseet inquiète ; il me semblait plus grand que cela… plussvelte…

D’autres pas retentirent sur le pavé de la rueImpériale. L’ombre siffla. Une grosse voix répondit à cetappel :

– Bien, bien, seigneur Pedro Gil !J’ai joué à cache-cache avec un diable de garde de nuit qui meserrait les talons. Cela m’a retardé. Je baise les mains de votreseigneurie !

La jalousie d’Isabel retomba. Elle gagna sacouche à pas lents et s’agenouilla devant son prie-Dieu.

Celui qu’elle attendait ne s’appelait pasPedro Gil.

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