Le Roman de Tristan et Yseut

Le Roman de Tristan et Yseut

de Joseph Bedier

Chapitre 1 LES ENFANCES DE TRISTAN

Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Écoutez comment à grand’ joie, à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.

Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient,Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide.Il le servit par l’épée et par le conseil, comme eût fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour.

Il la prit à femme au moutier de Tintagel.Mais à peine l’eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s’étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses camps, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyauté, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ;puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre.

Blanchefleur l’attendit longuement.Hélas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que leduc Morgan l’avait tué en trahison. Elle ne le pleura point :ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles etvains ; son âme voulut, d’un fort désir, s’arracher de soncorps. Rohalt s’efforçait de la consoler :

« Reine, disait-il, on ne peut riengagner à mettre deuil sur deuil ; tous ceux qui naissent nedoivent-ils pas mourir ? Que Dieu reçoive les morts etpréserve les vivants !… »

Mais elle ne voulut pas l’écouter. Trois jourselle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour,elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre sesbras :

« Fils, lui dit-elle, j’ai longtempsdésiré de te voir ; et je vois la plus belle créature quefemme ait jamais portée. Triste j’accouche, triste est la premièrefête que je te fais, à cause de toi j’ai tristesse à mourir. Etcomme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nomTristan. »

Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa,et, sitôt qu’elle l’eut baisé, elle mourut. Rohalt le Foi-Tenantrecueillit l’orphelin. Déjà les hommes du duc Morgan enveloppaientle château de Kanoël : comment Rohalt aurait-il pu soutenirlongtemps la guerre ? On dit justement : « Démesuren’est pas prouesse » ; il dut se rendre à la merci du ducMorgan. Mais, de crainte que Morgan n’égorgeât le fils de Rivalen,le maréchal le fit passer pour son propre enfant et l’éleva parmises fils.

Après sept ans accomplis, lorsque le temps futvenu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sagemaître, le bon écuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peud’années les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit àmanier la lance, l’épée, l’écu et l’arc, à lancer des disques depierre, à franchir d’un bond les plus larges fossés ; il luiapprit à détester tout mensonge et toute félonie, à secourir lesfaibles, à tenir la foi donnée ; il lui apprit diversesmanières de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur ; etquand l’enfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit queson cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps etn’eussent jamais été séparés. À le voir si noble et si fier, largedes épaules, grêle des flancs, fort, fidèle et preux, tous louaientRohalt parce qu’il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant àRivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et lagrâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement lerévérait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie,au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leurnef, l’emportèrent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaientvers des terres inconnues, Tristan se débattait, ainsi qu’un jeuneloup pris au piège. Mais c’est vérité prouvée, et tous lesmariniers le savent : la mer porte à regret les nefs félonnes,et n’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se soulevafurieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours ethuit nuits à l’aventure. Enfin, les mariniers aperçurent à traversla brume une côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulaitbriser leur carène. Ils se repentirent : connaissant que lecourroux de la mer venait de cet enfant ravi à la male heure, ilsfirent vœu de le délivrer et parèrent une barque pour le déposer aurivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues, le ciel brilla,et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, lesflots calmés et riants portèrent la barque de Tristan sur le sabled’une grève.

À grand effort, il monta sur la falaise et vitqu’au delà d’une lande vallonnée et déserte, une forêt s’étendaitsans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, etla terre de Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse à cor età cri réjouit son cœur. Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha.La meute et les veneurs dévalaient sur sa trace à grand bruit devoix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient déjàpar grappes au cuir de son garrot, la bête, à quelques pas deTristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur laservit de l’épieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurscornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître veneur entaillerlargement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Ils’écria :

« Que faites-vous, seigneur ?Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé ?Est-ce donc la coutume de ce pays ?

– Beau frère, répondit le veneur, que fais-jelà qui puisse te surprendre ? Oui, je détache d’abord la têtede ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers quenous porterons, pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notreseigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, dès le temps des plusanciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Sipourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nousla ; prends ce couteau, beau-frère ; nous l’apprendronsvolontiers. »

Tristan se mit à genoux et dépouilla le cerfavant de le défaire ; puis il dépeça la tête en laissant,comme il convient, l’os corbin tout franc ; puis il leva lesmenus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine ducœur.

Et veneurs et valets de limiers, penchés surlui, le regardaient, charmés.

« Ami, dit le maître veneur, ces coutumessont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ?Dis-nous ton pays et ton nom.

– Beau seigneur, on m’appelle Tristan ;et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.

–Tristan, dit le veneur, que Dieu récompensele père qui t’éleva si noblement ! Sans doute, il est un baronriche et puissant ? »

Mais Tristan, qui savait bien parler et biense taire, répondit par ruse :

« Non, seigneur, mon père est unmarchand. J’ai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partaitpour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment secomportent les hommes des terres étrangères. Mais, si vousm’acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vousferai connaître, beau seigneur, d’autres déduits de vénerie.

– Beau Tristan, je m’étonne qu’il soit uneterre où les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs lesfils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires,et sois le bienvenu. Nous te conduirons près du roi Marc, notreseigneur. »

Tristan achevait de défaire le cerf. Il donnaaux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna auxchasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu. Puis ilplanta sur des fourches les morceaux bien divisés et les confia auxdifférents veneurs : à l’un la tête, à l’autre le cimier etles grands filets ; à ceux-ci les épaules, à ceux-là lescuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur apprit commentils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belleordonnance, selon la noblesse des pièces de venaison dressées surles fourches.

Alors ils se mirent à la voie en devisant,tant qu’ils découvrirent enfin un riche château. Des prairiesl’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et desterres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le châteause dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assautet tous engins de guerre ; et sa maîtresse tour, jadis élevéepar les géants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bientaillés, disposés comme un échiquier de sinople et d’azur.

Tristan demanda le nom de ce château.

« Beau valet, on le nomme Tintagel.

– Tintagel, s’écria Tristan, béni sois-tu deDieu, et bénis soient tes hôtes ! »

Seigneurs, c’est là que jadis, à grand’joie,son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas !Tristan l’ignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, lesfanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roiMarc lui-même.

Après que le maître veneur lui eut contél’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerfbien dépecé, et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtoutil admirait le bel enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient sedétacher de lui. D’où lui venait cette première tendresse ? Leroi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs,c’était son sang qui s’émouvait et parlait en lui, et l’amour qu’ilavait jadis porté à sa sœur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent levées, unjongleur gallois, maître en son art, s’avança parmi les baronsassemblés, et chanta des lais de harpe. Tristan était assis auxpieds du roi, et, comme le harpeur préludait à une nouvellemélodie, Tristan lui parla ainsi :

« Maître, ce lai est beau entretous : jadis les anciens Bretons l’ont fait pour célébrer lesamours de Graelent. L’air en est doux, et douces les paroles.Maître, ta voix est habile, harpe-le bien ! »

Le Gallois chanta, puis répondit :

« Enfant, que sais-tu donc de l’art desinstruments ? Si les marchands de la terre de Loonnoisenseignent aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et desvielles, lève-toi, prends cette harpe, et montre tonadresse. »

Tristan prit la harpe et chanta si bellementque les barons s’attendrissaient à l’entendre. Et Marc admirait leharpeur venu de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emportéBlanchefleur.

Quand le lai fut achevé, le roi se tutlonguement.

« Fils, dit-il enfin, béni soit le maîtrequi t’enseigna, et béni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bonschanteurs. Leur voix et la voix de leur harpe pénètrent le cœur deshommes, réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maintdeuil et maint méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure.Reste longtemps près de moi, ami !

– Volontiers, je vous servirai, sire, réponditTristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre hommelige. »

Il fit ainsi, et, durant trois années, unemutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristansuivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme ilcouchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, sile roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Lesbarons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme l’histoirevous l’apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrementque les barons et que Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgré leurtendresse, Tristan ne se consolait pas d’avoir perdu Rohalt sonpère, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaired’éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belleet si diverse : que servirait de l’allonger ? Je diraidonc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers etles pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouvaTristan, et, montrant au roi l’escarboucle jadis donnée par lui àBlanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit :

« Roi Marc, celui-ci est Tristan deLoonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roiRivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort ; il esttemps qu’elle fasse retour au droit héritier. »

Et je dirai brièvement comment Tristan, ayantreçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur lesnefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de sonpère, défia le meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra saterre.

Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plusvivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur luirévélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et sesbarons et leur parla ainsi :

« Seigneurs de Loonnois, j’ai reconquisce pays et j’ai vengé le roi Rivalen par l’aide de Dieu et parvotre aide. Ainsi j’ai rendu à mon père son droit. Mais deuxhommes, Rohalt, et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenul’orphelin et l’enfant errant, et je dois aussi les appelerpères ; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leurdroit ? Or, un haut homme a deux choses à lui : sa terreet son corps. Donc, à Rohalt, que voici, j’abandonnerai materre : père, vous la tiendrez et votre fils la tiendra aprèsvous. Au roi Marc, j’abandonnerai mon corps ; je quitterai cepays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marcen Cornouailles. Telle est ma pensée ; mais vous êtes mesféaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil ; si doncl’un de vous veut m’enseigner une autre résolution, qu’il se lèveet qu’il parle ! »

Mais tous les barons le louèrent avec deslarmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareillapour la terre du roi Marc.

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