Le Sergent Bucaille

Le Sergent Bucaille

d’ Arnould Galopin
Partie 1

Chapitre 1

C’était au début de l’année 1812… J’avais,comme beaucoup d’autres, par peur des gendarmes qui parcouraient la campagne, obéi à la conscription, périlleux devoir auquel échappaient généralement les fils de la bourgeoisie, soit par des rachats, soit par mille ruses et mille complicités.

Je dois avouer que je n’avais aucun goût pour le métier militaire. J’avais toujours mené une existence paisible entre mon père et ma mère, deux braves paysans que je faisais vivre de mon travail, et mon départ les eût laissés dans le plus complet dénuement si l’un de mes oncles qui était herbager aux environs de Beaumont n’avait promis de leur venir en aide.

Cet oncle, que nous appelions familièrement« Cadet », était un fervent admirateur de Napoléon ;aussi me félicita-t-il avec chaleur, quand il apprit que je partais pour l’armée. Il prit pour une vraie vocation ce qui n’était de ma part que simple crainte d’être arrêté un beau matin, et conduit comme réfractaire à la prison de Cherbourg, ainsi que cela était arrivé à deux de nos voisins que la gloire des armes ne tentait guère. Il me donna quelque argent et promit de subvenir aux besoins de mes parents, ce qu’il fit d’ailleurs jusqu’au jour où je pus enfin revenir au pays, après le désastre de Waterloo.

– Va, mon garçon, me dit l’oncle Cadet… varejoindre les défenseurs de la France et n’oublie pasqu’aujourd’hui le moindre soldat a peut-être un bâton de maréchaldans sa giberne.

Mon ambition n’allait pas si loin.J’accomplissais mon devoir par nécessité, comme beaucoup decitoyens, et j’espérais que l’Empereur, après tant de victoiresretentissantes, renoncerait bientôt à faire la guerre àl’Europe.

Si j’avais pu prévoir que les bataillesallaient, pendant trois années, se succéder presque sansinterruption, j’eusse été moins confiant et peut-être aurais-jefait comme certains jeunes gens qui, pour éviter la conscription,s’étaient réfugiés dans les îles. J’aurais emmené mes parents avecmoi, et nous aurions vécu soit à Aurigny, soit à Guernesey, jusqu’àla fin des hostilités. Mais tout le monde était persuadé quelorsque l’Empereur aurait réduit l’Angleterre, ce qui ne pouvaittarder, la paix régnerait de nouveau sur le monde.

Ce ne fut point sans regret que je quittai mesparents pour suivre un sergent recruteur, sorte de soudard toujoursivre, aux façons grossières et brutales, qui arborait avec orgueilun uniforme tout rapiécé, rempli de taches, un bicorne cabossé etdes bottes éculées. Malgré l’état sordide de ses vêtements, il nemanquait cependant pas d’allure avec son grand nez busqué, sessourcils broussailleux et sa longue moustache jaune toujours humidede vin. Il s’appelait Rossignol et était originaire de l’Anjou. Ilavait combattu à Savenay, à Quiberon, pendant la guerre de Vendée,avait fait Jemmapes, Fleurus, Wœrth et Coblentz… puis, après le 18Brumaire, Marengo, Hohenlinden, Ulm, Austerlitz, Eylau. Blesséquatre fois, il eût pu prendre une retraite bien gagnée, mais,soldat de carrière, n’ayant pas de métier, il avait refusé deredevenir un « affreux péquin » comme il disait ets’était fait recruteur.

Il visitait les campagnes dans unemaringote[1] et, avec l’aide des gendarmes, levait desconscrits, besogne qui n’était guère pénible et lui permettait defaire de longues stations dans les cabarets. Comme il supportaitfort bien la boisson, il grisait ceux qu’il voulait enrôler, etquand ils étaient ivres, leur faisait signer un engagement, car ilavait toujours sur lui des feuilles toutes prêtes où il suffisaitd’apposer un paraphe… Quant aux récalcitrants, il les faisaitempoigner par la maréchaussée. Il touchait, paraît-il, une primepour chaque « levée », ce qui lui permettait d’êtretoujours entre deux vins.

Deux garçons du pays devaient partir en mêmetemps que moi.

Bien que nous ne fussions que trois conscrits,Rossignol, qui menait tout militairement, fit battre la caisse parle garde-champêtre à l’heure du rassemblement.

Jusqu’alors, il s’était montré bon diable,mais une fois que nous fûmes sous ses ordres, il changea d’attitudeet se mit à nous injurier en sacrant comme un damné. Nous devionsnous rendre à Cherbourg par étapes.

Il nous fit mettre en ligne de trois et exigeaque nous marchions au pas. Quand la cadence ralentissait, il noustraitait de clampins, de coïons ou de veaux et hurlait de sonaffreuse voix enrouée : « une… deusse ! une…deusse !… »

Dans les villages où nous passions, ils’arrêtait toujours pour s’humecter le gosier (à nos frais, bienentendu) et vers le soir, nous logions dans quelque grange pourrepartir le lendemain au lever du soleil. Bien qu’il y eût despompes et des citernes dans les endroits où nous campions, lesergent ne songeait jamais à se laver le visage ni les mains, car,disait-il pour son excuse, il avait l’eau en horreur.

En nous voyant faire nos ablutions, il nousdécochait des plaisanteries stupides : « Vous allez voususer la peau. » « Pas besoin de tant vous bichonner, mesagneaux, l’Empereur ne donne pas de bal, ce soir. »« Allons, assez d’eau comme ça, laissez-en un peu àl’habitant. »

Mes deux camarades riaient de ces réflexionsineptes, mais moi je n’avais pas le cœur à la joie.

Je me représentais sans cesse les mines éplorées de mes pauvresparents que mon départ navrait, et qui me voyaient déjà sur unchamp de bataille, parmi les boulets et les balles. Je songeaisaussi à ma pauvre Cécile, la fille du père Heurteloup, une adorablecréature que je m’apprêtais à demander en mariage. Nous nousconnaissions depuis notre enfance et nous avions vécu jusqu’alorsavec l’idée que nous serions un jour mari et femme… Notreséparation avait été navrante, et je puis dire que ce fut lapremière grande douleur de ma vie. Nous nous étions promis de nousécrire, car je croyais alors que les correspondances parvenaientrégulièrement aux armées !…

On se représente sans peine ma détresse…Parfois, j’avais les larmes aux yeux en pensant à ma Cécile, etj’étais sûr que la pauvre fille souffrait autant que moi.

À cette heure, je l’avoue, je détestais ceNapoléon qui enlevait ainsi les jeunes hommes à leurs fiancées pourles lancer à la conquête du monde. Je me le représentais comme unbourreau ivre de sang, foulant sans pitié, monté sur son cheval,des monceaux de cadavres, dans des plaines ravagées par les chargesde cavalerie, la mitraille et l’incendie.

Si jamais j’ai maudit la guerre, ce fut bienpendant les dures étapes que je fis avec mes deux compagnons, sousla conduite de ce sergent recruteur qui nous traitait comme desanimaux. Il ne comprenait rien aux peines de cœur, celui-là !Pour lui, la vie consistait à manger, boire, dormir et sebattre.

J’étais vite devenu le point de mire de sesplaisanteries. Il m’avait baptisé « la Tristesse », et necessait de me harceler. Mes deux compagnons, au lieu de meplaindre, semblaient prendre plaisir à faire chorus avec lui, sansdoute pour se mettre dans ses bonnes grâces. J’ai remarquéd’ailleurs que les soldats n’ont aucune pitié pour un camarademalheureux. Dès qu’on a revêtu l’uniforme, si l’on ne change pasaussitôt de caractère, si l’on ne devient pas grossier, gouailleur,impertinent, agressif, on est aussitôt la tête de Turc des autres,et le jour où l’on veut réagir, se rebeller, il est trop tard, lepli est pris, on est classé parmi les « geignards »… Iln’y a guère qu’une action d’éclat qui puisse vous réhabiliter, maison ne devient pas un héros à son gré… il faut pour cela un hasard,une circonstance, et j’ai appris par la suite que le courage n’estpas toujours une question de volonté.

Nous arrivâmes enfin à Cherbourg.

Là, nous fûmes conduits dans un bâtiment situéprès de la mer et où une quarantaine de conscrits étaient déjàrassemblés.

C’étaient pour la plupart des Normands commemoi, parmi lesquels il y avait fort peu de volontaires. Presquetous avaient été levés par les gendarmes, mais faisaient contremauvaise fortune bon cœur. Ils étaient là depuis huit jours, et secroyaient déjà des « anciens », ce qui les autorisait,paraît-il, à brimer les nouveaux. Ils nous bousculaient, nousappelaient blancs-becs et nous donnaient à entendre que si nousvoulions être traités en égaux, nous devions payer notrebienvenue.

Nous nous exécutâmes, et on nous laissatranquilles ; d’ailleurs, d’autres recrues ne tardèrent pas àarriver. Mes deux compagnons et moi fûmes de cette façon promus aurang d’anciens et eûmes, à notre tour, le droit d’exercer desreprésailles sur les nouveaux venus.

Le sergent Rossignol nous avait quittés pouraller reprendre ses tournées dans la campagne, car l’Empereuravait, paraît-il, besoin de beaucoup d’hommes.

On disait que la Russie faisait, depuisquelque temps, de grands préparatifs et qu’elle concentrait uneimmense quantité de troupes sur les frontières de la Pologne. Elleouvrait ses ports aux marchandises anglaises et foulait aux piedsle traité de Tilsitt.

Les Russes avaient bien choisi leur momentpour nous attaquer, car nous avions alors de nombreuses troupesoccupées en Espagne, ce qui diminuait de beaucoup les ressourcesdont Napoléon aurait pu disposer pour soutenir la guerre dans lenord.

Certains prétendaient que l’on nous exerceraittrès vite et que nous ne tarderions pas à entendre siffler lesballes.

Il y avait parmi nous beaucoup de fanfaronsqui se disaient impatients d’aller au feu, mais je crois qu’ilseussent préféré, comme moi, demeurer dans leurs foyers.

On devait nous conduire à Paris où s’opéraitla concentration et je n’envisageais pas sans inquiétude les duresétapes qu’il nous faudrait fournir avant d’arriver au terme de celong voyage.

Un matin, nous nous mîmes en route. Nousétions environ une centaine. On nous fit placer par quatre. Deuxsergents et trois caporaux marchaient en serre-file.

Tout alla bien d’abord.

Plusieurs d’entre nous avaient arboré à leursrevers des cocardes multicolores achetées à Cherbourg surlesquelles se détachaient en lettres dorées les mots :« Honneur et Patrie ».

De temps à autre, quand nous arrivions dansune ville ou un village, les sergents nous forçaient à crier :« Vive l’Empereur ! » et cet enthousiasme decommande semblait faire impression sur l’habitant.

J’avais pour voisin de droite un grandgaillard au poil roux du nom de Martinvast, qui me bourraitcontinuellement de coups de coude. Comme j’étais de fort méchantehumeur, je le bourrai à mon tour, et cela dégénéra en dispute, puisen pugilat, ce que voyant, un sergent s’approcha et nousdit :

– S’pèces de marouflards, vous saurez quec’est pas à coups de poing que des soldats vident leurs querelles…c’est bon pour les péquins… Vous autres qui avez l’honneur deservir l’Empereur, c’est à l’arme blanche que vous devez régler ça…Vos noms ?…

– Bucaille.

– Martinvast.

– C’est bon…, vous vous alignerez sur leterrain quand nous serons à Paris…, et nous verrons un peu si vousavez du cœur au ventre…

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