Le Signe Rouge des Braves

Le Signe Rouge des Braves

de Stephen Crane

Chapitre 1

Lentement, comme à contrecœur, le froid abandonna la terre et les brumes révélèrent, en se retirant, une armée éparpillée sur les collines, au repos. Cependant que le paysage sombre passait au vert, l’armée s’éveillait excitée par le bruit des rumeurs. Les regards se tournaient vers les chemins, qui de longs canaux de boue liquide s’élargissaient en de convenables routes. Une rivière aux teintes d’ambre sous ses rives ombragées,coulait, murmurante, aux pieds de l’armée ; et la nuit, quand ses flots devenaient d’un noir triste, on pouvait y voir la lueur rouge, comme celle d’un œil, des feux de camps hostiles allumés aux versants bas des collines distantes.

Il arriva qu’un certain soldat de grande taille, pris de vertu, aille résolument laver une chemise. Volant presque, il revint du ruisseau en agitant son vêtement comme une bannière. Il était enthousiasmé par l’histoire qu’il venait d’entendre de la part d’un ami sûr, qui l’avait entendu d’un cavalier digne de foi ; qui lui-même la tenait d’un frère en qui l’on pouvait avoir toute confiance : un des officiers d’ordonnance du QG. Il adoptait l’air important du héraut chamarré de rouge et d’or. « Nous allons faire mouvement demain… c’est sûr », dit-il pompeusement à un groupe d’une compagnie d’infanterie. « Nous allons remonter la rivière, la traverser,et les contourner par l’arrière ».

Pour son attentive audience il dessina de manière tapageuse le plan détaillé d’une très brillante campagne.Quand il eut fini, les hommes en tuniques bleues se dispersèrent en petits groupes, entre les rangées de huttes brunes et basses ;les commentaires allaient bon train. Un conducteur de chariot nègre qui dansait sur une caisse à munition, sous les encouragements gais et bruyants d’une quarantaine de soldats, se retrouva bientôt seul.Il se rassit d’un air triste. De la fumée s’élevait paresseusement d’une multitude de cheminées pittoresques.

– « C’est un mensonge ! etc’est tout !… un énorme mensonge ! » dit tout hautun soldat au doux visage enflammé, qui fourrait les mains dans lespoches de son pantalon, comme pour mieux contenir sa rage. Ilprenait la chose comme un affront personnel. « Je ne crois pasque notre chère vieille armée va jamais se mettre en mouvement.Nous sommes cloués ici. Huit fois je me suis préparé à partirdurant les deux semaines écoulées, et nous sommes encorelà. »

Le soldat de grande taille se sentit amené àdéfendre une rumeur qu’il avait lui-même introduite. Lui et lesoldat à la voix forte furent sur le point de se battre à cepropos.

Un caporal se mit à jurer devant lerassemblement. Il venait tout juste de mettre un plancher coûteuxdans sa cabane, disait-il. Au cours du printemps dernier il s’étaitgardé d’ajouter plus largement au confort qui l’entourait, car ilsentait que l’armée pouvait partir à tout moment. Mais récemment ilfinit néanmoins par avoir l’impression d’être dans un campementdurable.

La plupart des hommes s’engagèrent dans devifs débats. L’un d’eux soulignait de manière originale et lucidetous les plans du QG. Il fut contredit par des hommes quiplaidaient pour d’autres plans de campagne. Ils déclamaientbruyamment les uns contre les autres, la plupart en de futilesessais pour attirer l’attention de tous. Cependant que le soldatqui avait colporté la rumeur s’agitait tout autour, l’airimportant. Il était continuellement assailli de questions.

– « Qu’est-ce qui se prépareJim ? »

– « L’armée va se mettre enmouvement. »

– « Ha ! de quoi tu parlestoi ? Qu’en sais-tu ? »

– « Hé bien vous pouvez m’en croireou pas, c’est comme vous voulez. Je m’en balance. Je vous ai dit ceque je sais, prenez-le comme vous voulez. Ça ne fait pas dedifférence pour moi. »

Il y avait matière à penser dans sa façon derépondre. Il les convainquit presque en dédaignant à fournir despreuves. Ils en devinrent plus excités.

Un jeune soldat écoutait avec une oreilleattentive les paroles du soldat de grande taille, et lescommentaires variés de ses camarades. Après en avoir eut assez desdiscussions à propos des marches et des attaques, il regagna sacabane, en rampant à travers l’ouverture compliquée qui lui servaitde porte. Il désirait être seul avec les réflexions neuves quil’obsédaient depuis peu.

Il s’étendit sur une large paillasse quioccupait tout le fond de la pièce. À l’autre bout, serrées autourde la cheminée, se trouvaient les caisses à munitions vides,servant de mobilier. Une gravure provenant d’un hebdomadaireillustré était accrochée au mur en bois brut, ainsi que troisfusils bien parallèles sur leurs crochets. Les équipements étaientsuspendus à portée de mains, et quelques assiettes de zinc setrouvaient sur une petite pile de bois de chauffage. Pliée en formede tente une bâche servait de toiture, qui sous les rayons directsdu soleil, brillait comme un store jaune. Une petite fenêtre jetaitun carré oblique de lumière blanchâtre sur le sol jonché. La fumée,par moments, négligeait la cheminée en terre et serpentait dans lapièce : ces maigres ouvrages d’argile et de bois menaçaientconstamment de mettre le feu à tout le camp.

L’adolescent était dans un état de profondeperplexité. Ainsi, ils allaient finalement se battre. Le lendemain,peut-être, il y aurait une bataille et il y serait. Un moment, ileut de la peine à s’en convaincre. Il ne pouvait accepter sanshésitation cette annonce qu’il était sur le point de se mêler àl’une des grandes affaires en ce monde.

Il avait, bien sûr, rêvé de bataille toute savie : ces vagues conflits sanglants qui l’excitaient avec leurruée et leur feu. En rêve il s’était vu dans nombre de combats. Ilimaginait les gens à l’abri sous l’ombre de ses prouesses d’aigle.Mais une fois éveillé, il considérait les batailles comme destaches écarlates sur les pages du passé. Il les classait comme deschoses d’une époque perdue, avec ses images toutes faites decouronnes imposantes et de châteaux inaccessibles. Il y avait unepartie de l’histoire du monde qu’il considérait comme une époqueguerrière ; mais, pensait-il, il y a longtemps qu’elle estpassée au-delà de l’horizon et a disparu à jamais.

Chez lui ses yeux encore jeunes voyaient avecméfiance la guerre dans son propre pays. Ce devait être une sortede jeu. Longtemps il désespéra d’assister à une bataille pareille àcelle des Grecs. De telles luttes ne seront plus jamais sedisait-il. Les hommes sont meilleurs, ou peut-être plus timides.Une éducation séculaire et religieuse aura effacé l’instinct de seprendre à la gorge ; à moins qu’une économie plus stable n’eûtréfréné les passions.

Maintes fois, il brûla de s’engager. Deshistoires de mouvements importants secouaient le pays. Les combatsne devaient manifestement pas être homériques, mais ilsparaissaient pleins de gloire. Il avait lu sur les marches, lessièges, les batailles, et il désirait voir tout cela. Son espritagité lui dessinait de grands tableaux aux couleurs extravagantes,qui le fascinaient avec des hauts faits à vous couper lesouffle.

Mais sa mère l’avait découragé. Elle affectaitde voir avec quelques mépris la qualité de son ardeur guerrière etson patriotisme. Elle pouvait calmement s’asseoir, et sansdifficultés apparentes, lui donner des centaines de raisons pourlesquelles il était, lui, d’une plus grande importance à la fermeque sur un champ de bataille. Elle avait une certaine manière des’exprimer qui lui disait que ses affirmations sur le sujetvenaient d’une conviction profonde. De plus, il voyait que de sonpoint de vue à elle, la motivation morale de son argument étaitinattaquable.

À la fin cependant, il s’était mis en fermerébellion contre cette flétrissure jetée sur ses ambitions hautesen couleurs. Les journaux, les discussions du village, ses propresreprésentations, l’avaient soulevé à une ardeur sans frein.Finalement, ils y étaient dans de vrais combats dans le coin.Presque chaque jour, les journaux imprimaient les comptes rendusd’une victoire décisive.

Une nuit qu’il était couché dans son lit, lesvents charrièrent les tintements fiévreux d’une cloched’église : quelque exalté tirait sur la corde avec frénésiepour annoncer les nouvelles orageuses d’une grande bataille. Cettevoix du peuple se réjouissant dans la nuit le fit frissonner, et lemit dans un état d’excitation prolongée qui atteignait à l’extase.Un moment plus tard il descendit vers la chambre de sa mère et luiparla ainsi : « M’an je vais m’engager. »

– « Henri, ne fait pasl’idiot ! » répondit sa mère, qui remonta alors lacouverture sur son visage. Ce qui mit fin à la question cettenuit-là.

Néanmoins, le lendemain matin il partit versune ville proche de la ferme de sa mère, et s’enrôla dans unecompagnie qui se formait là-bas. Quand il fut revenu chez lui samère trayait la vache pie. Quatre autres vaches attendaientdebout.

– « M’an, je me suis engagé »,lui dit-il avec une voix mal assurée. Il y eut un courtsilence.

– « Que la volonté de Dieu soitfaite, Henri », avait-elle finalement répondu, et puis ellecontinua de traire la vache pie.

Quand il se tint debout sur le seuil de lamaison, avec sa tenue de soldat sur le dos, et une lueur d’attenteet d’excitation dans les yeux qui gagnait presque celle du regretde rompre les attaches de la maison maternelle, il vit deux larmescouler sur les joues apeurées de sa mère.

Pourtant, elle l’avait déçu, en refusant dedire quoi que ce soit sur la perspective d’un retour glorieux oud’une mort au champ de bataille. Au fond de lui-même, ils’attendait à une belle scène d’adieu. Il avait préparé certainesphrases qu’il pensait pouvoir utiliser avec un effet touchant. Maisce qu’elle dit ruina tous ses préparatifs. Elle s’obstinait àéplucher des pommes de terre en lui disant :

– « Prend garde Henri, et fais bienattention à toi dans ces affaires de batailles. Prend garde et faisbien attention à toi. Ne vas pas penser qu’on peut battre toutel’armée rebelle dès le début, parce qu’on peut pas. Tu n’es qu’unp’tit gars parmi tant d’autres, et tu dois te tenir tranquille, etfaire ce qu’ils te diront. Je sais comment que t’es Henri.

Je t’ai tricoté huit paires de chaussettes,Henri, et je t’ai mis toutes tes meilleures chemises ; car jeveux que mon garçon soit aussi confortable et au chaud quen’importe qui d’autre dans l’armée. Si elles sont abîmées, je veuxque tu me les envoies aussitôt pour que je les raccommode.

Sois toujours sur tes gardes, et choisis bientes compagnons. Il y a beaucoup de mauvais types dans l’armée,Henri. L’armée les rend farouches, et ils n’aiment pas mieux qued’entraîner de jeunes gars comme toi, qui n’ont jamais été loin dechez eux et ont toujours eu leur maman à leurs côtés, pour leurapprendre à boire et à jurer. Tiens-toi loin de ces gens, Henri. Jene veux pas que tu fasses jamais quelque chose, Henri, dont tuaurais honte que je sache. Pense seulement que je suis toujoursavec toi. Si tu gardes ceci en tête, toujours, je crois que tu t’ensortiras très bien.

Les jeunes gens dans l’armée deviennentterriblement négligents, Henri. Ils sont loin de chez eux, et ilsn’ont personne qui s’en occupe. J’ai peur pour toi à propos de ça.Tu n’as jamais pris l’habitude de faire les choses par toi-même.Ainsi, tu dois continuer à m’écrire sur l’état de tesvêtements.

Tu dois toujours te rappeler ton père aussi,mon enfant, et te souvenir qu’il n’a jamais bu une goutte d’alcooldans toute sa vie, et qu’il jurait rarement et de façoninnocente.

Je ne sais pas quoi te dire de plus, Henri,excepté que tu ne dois jamais faire aucun manquement au devoir, monenfant, qui retomberait sur moi. Si tu te retrouves face à la mortou s’il t’arrive de faire une chose méprisable, hé bien, Henri, nepense à rien d’autre sinon ce qui est juste ; parce qu’il y abeaucoup de choses qu’une femme doit supporter par les temps quicourent, et le Seigneur prendra soin de nous tous… N’oublie pas dem’envoyer tes chaussettes dès qu’elles seront abîmées, et voilà unepetite Bible que je veux que tu prennes avec toi, Henri. Je nesuppose pas que tu seras assis à la lire tout le jour, mon enfant,non rien de la sorte. La plupart du temps tu oublieras qu’elle estavec toi, je n’en doute pas. Mais tu auras pas mal d’occasions,Henri, quand tu auras besoin d’un conseil mon garçon, ou quelquechose comme ça, et qu’il n’y aura personne autour de toi peut-êtrepour te dire quoi faire. Alors si tu la consultes mon garçon, tu ytrouveras la sagesse ; tu y trouveras la sagesse, Henri, sansque tu aies besoin d’y chercher longtemps.

N’oublie pas à propos des chaussettes et deschemises mon enfant ; et j’ai mis un pot de confitures demûres dans ton ballot, parce que je sais que tu les aimespar-dessus tout. Au revoir, Henri, prends garde à toi, et sois unbrave garçon. »

Bien sûr il fut impatienté par l’épreuve de cediscours. Ce ne fut pas tout à fait ce qu’il attendait, et il lesupporta avec un air irrité. Il s’en alla en ressentant un vaguesoulagement.

Pourtant, quand il se retourna sur le seuild’entrée, et vit sa mère, – maigre silhouette tremblante,agenouillée parmi les épluchures de pommes de terre, sa face brunelevée, inondée par les larmes –, il baissa la tête et s’en alla, sesentant soudain honteux de ce qu’il allait entreprendre.

De la maison il regagna le séminaire, pourfaire ses adieux à ses camarades d’école. Ils s’étaient amassésautour de lui, émerveillés et admiratifs. Il sentait l’abîme qu’ily avait maintenant entre lui et eux, ce qui l’emplissait d’unecalme fierté. Lui et quelques amis qui s’enrôlèrent avec les bleus,furent tout à fait inondés de faveurs durant tout l’après-midi, etce fut très délicieux. Ils paradaient.

Une fille aux cheveux blonds avait fait devives démonstrations de joie devant son air martial, mais il y enavait une autre, un peu brune, qu’il avait fixé du regard ; ilpensa que la vue de sa tunique bleue et ses épaulettes dorées larendait plutôt triste et réservée. Comme il descendait le cheminentre une rangée de chênes, il tourna la tête et la surprit quisuivait des yeux son départ depuis une fenêtre. Aussitôt qu’ill’eut aperçue, elle leva immédiatement son regard au ciel quiperçait à travers les hautes branches. Il vit dans ses mouvementsune grande nervosité et une grande hâte quand elle changea sonmaintien. Il y pensait souvent.

Sur le chemin de Washington, son moral étaitau plus haut. Le régiment était caressé et dorloté à chaque halte,si bien que l’adolescent finit par croire qu’il devait être unhéros déjà. Il y avait une large dépense de pain, de viandesfroides, de café, de cornichons et de fromage. Tandis qu’il étaitcaressé par le sourire des jeunes filles, et que les vieux lecomplimentaient avec des tapes amicales sur l’épaule, il sentait selever en lui la force de réaliser de hauts faits d’armes.

Après un voyage compliqué et plein de haltes,vinrent les mois d’une vie de camp monotone. Il avait cru que lavraie guerre était une série de luttes à mort, avec très peu detemps pour le sommeil et les repas ; mais depuis que sonrégiment était en campagne, l’armée n’avait rien fait que d’essayerde se tenir tranquille et au chaud.

Graduellement il fut ramené à ses vieillesidées : les luttes à la façon grecque ne sont plus possibles…Les hommes sont meilleurs ou plus timides… L’éducation séculaire etreligieuse aura effacé l’instinct de se prendre à la gorge… Oupeut-être une économie plus stable aura-t-elle réfréné lespassions…

Il finissait par se considérer comme la partinfime d’une vaste manœuvre des bleus. Sa tâche se limitait àprendre soin, autant qu’il le pouvait, de son confort personnel.Pour se distraire il pouvait se tourner les pouces et spéculer surles pensées qui devaient agiter l’esprit des généraux. De même, ilfit des exercices et passa en revue ; des exercices, et encoredes exercices et des revues.

Les seuls ennemis qu’il vit furent quelquespiquets de gardes le long de la rivière. Un lot de philosophestannés par le soleil, qui, de temps à autre, tiraientphilosophiquement sur les sentinelles des bleus. Quand on leurreprochait ceci plus tard ils exprimaient habituellement un profondregret, et juraient par tous les dieux que les coups étaient partissans leur permission. Une nuit qu’il était de garde, l’adolescents’entretint avec l’un d’entre eux par delà la rivière. Celui-ciétait quelque peu en haillons, crachait habilement entre sesbottes, et possédait un grand fond d’assurance enfantine etennuyeuse. En tant que personne l’adolescent le trouvaitsympathique.

– « Yankee, » lui avoual’autre, « tu es le vrai modèle du bon garçon ».

Ce sentiment qui flotta vers lui à traversl’air tranquille, lui fit regretter la guerre pour un moment.

De nombreux vétérans lui racontaient deshistoires. Quelques-uns parlaient de ces hordes moustachues etgrises, qui, jurant sans arrêt et mâchant du tabac, avançaient avecune bravoure indicible ; de terribles et féroces corps detroupe qui se déplaçaient comme les Huns. D’autres parlaientd’hommes en haillons, toujours affamés qui tiraient des coups defeu désespérés. « Ils fonceraient à travers le feu, le souffreet l’enfer pour tenir quelque chose dans leur havresac, de pareilsestomacs n’attendent pas longtemps », lui disait-on. Par ceshistoires, l’adolescent imaginait leurs corps décharnés et rouges,saillant à travers les déchirures de leurs uniformes usés.

Toutefois, il ne pouvait croire tout à fait àce que racontaient les vétérans, car les nouvelles recrues étaientleurs proies. Ils parlaient beaucoup de fumée, de feu et de sang.Mais il ne pouvait dire la part de mensonge qu’il y avait. Ils luicriaient avec insistance « bleusaille ! ». Iln’était pas raisonnable de leur faire confiance.

Cependant, il se rendait maintenant comptequ’il importait peu de connaître le genre de soldat avec qui onallait se battre du moment que l’on se battait ; un fait quepersonne ne peut contester. Il y avait un problème plus sérieux.Étendu sur sa paillasse, il y réfléchissait. Il essayait de seprouver mathématiquement qu’il ne déserterait pas le champ debataille.

Auparavant il ne s’était jamais senti obligéde traiter la question d’une manière trop sérieuse. Au cours de savie il avait tenu certaines choses pour assurées, ne doutant jamaisde sa foi quant au succès final, et s’inquiétant très peu desmoyens pour y parvenir. Mais ici il était confronté à quelque chosed’important. Il lui paraissait subitement que peut-être lors d’unebataille il pourrait déserter. Il était forcé d’admettre que tantque la guerre n’était pas là, il n’en saurait rien.

À une époque suffisamment lointaine, il eutfacilement écarté ce problème hors de sa conscience ; maismaintenant il se sentait contraint de l’examiner de façonsérieuse.

Une peur panique grandissait quelque peu enlui. Comme son imagination allait de l’avant au combat, il vit dehideuses perspectives. Il considéra les menaces à l’affût dans lefutur, et faillit dans son courage à se voir debout au milieud’elles. Il se rappela ses visions où la gloire lui étaitsoumise ; mais à l’ombre de l’imminent tumulte, il lessuspecta de n’être que d’impossibles rêves.

Vivement il se leva de sa paillasse, etcommença à faire nerveusement les cent pas. « Mon Dieuqu’est-ce qui me prend ? » dit-il tout haut.

Il sentait que, dans cette crise, ses règlesde vie étaient inutiles. Quoiqu’il put apprendre sur lui-même, icic’était sans valeur ; il ne se reconnaissait plus… Il voyaitbien qu’il était encore obligé de passer par l’expérience comme ille faisait dans sa prime jeunesse. Il devait accumuler lesinformations par lui-même ; et en attendant, il résolut derester sur ses gardes au cas où ces choses, dont il ne savait rien,ne le mettent en disgrâce éternelle. « Mon Dieu ! »répétait-il désespéré.

Un moment plus tard le soldat de grande taillese glissa habilement par l’ouverture, suivit de la voix forte. Ilsse querellaient bruyamment.

– « C’est très bien ! »dit l’échalas en entrant. Il secouait la main de manièreexpressive. « Tu peux me croire où pas, c’est juste comme tuveux. Tout ce que t’as à faire est de t’asseoir, de te tenirtranquille et d’attendre. Alors très bientôt tu sauras que j’avaisraison ».

Son camarade grogna d’un air obstiné. Durantun moment il parut chercher quelque formidable réplique.Finalement, il dit : « Hé bien, tu ne peux pas savoirtout ce qui se passe n’est-ce pas ? »

– « Ai-je dit que je savaistout ? » répliqua l’autre d’un ton coupant. Et ilcommença de mettre divers articles bien enveloppés dans son sac àdos.

L’adolescent, mettant une pause à sa marchenerveuse, se mit à regarder la silhouette occupée de l’échalas.« C’est sûr qu’il y aura une bataille ici, Jim ? »demanda-t-il.

– « Bien sûr que oui ! »répondit l’autre. « Bien sûr que oui. T’as qu’à attendredemain, et tu verras l’une des plus grandes batailles qui futjamais. T’as qu’à attendre. »

– « Tonnerre ! » ditl’adolescent.

– « Oh ! tu verras la bagarrecette fois mon garçon, tu verras ce que c’est qu’un combat completet bien régulier », ajouta l’échalas, avec l’air d’un hommesur le point d’exhiber une bataille rien que pour le bénéficed’instruire ses amis.

– « Peuh ! » dit le ténordepuis son coin.

– « Alors », insistal’adolescent, « cette histoire n’est pas une fausse alertecomme les autres ? »

– « Pas du tout, » réponditl’échalas exaspéré, « pas du tout ! La cavalerien’est-elle pas toute partie ce matin ? » Il jeta desregards furieux autour de lui. Personne ne contesta ce fait.« La cavalerie est partie ce matin, » continua-t-il.« On dit qu’il n’en est guère resté dans le camp. Ils allaientà Richmond, ou quelque part par là ; tandis que nous, nousnous battrons avec les sudistes. C’est un retrait stratégique ouquelque chose comme ça. Le régiment a reçu des ordres aussi, c’estce que m’a dit tout à l’heure un type qui les a vu arriver au QG.Et ils allument le feu à travers tout le camp : chacun peut levoir. »

– « Tu parles ! » dit lagrosse voix.

L’adolescent resta silencieux un moment.Enfin, il s’adressa au soldat de grande taille :« Jim ! »

– « Quoi ? »

– « Comment penses-tu que lerégiment va se comporter ? »

– « Oh ! ils se battront bienje crois, une fois qu’ils y seront, » dit l’autre d’un tonfroid. Il sut utiliser la troisième personne avec finesse.« Il y a eut des tas de blagues qu’on leur a jeté dessus parcequ’ils sont novices, bien sûr et tout ça ; mais je croisqu’ils se battront bien. »

– « Penses-tu qu’il y aura desdéserteurs ? » insista l’adolescent.

– « Oh ! il y aura peut-êtrequelques-uns d’entre eux qui fuiront, il y en a de ces types danschaque régiment, spécialement quand ils vont au feu pour lapremière fois » dit l’autre de manière indulgente. « Biensûr il peut arriver que tout le bazar se défile, si une grandebataille tombe dès le début, et alors il faudra à nouveau resterpour se battre comme à l’entraînement. Mais on n’est jamais sûrd’avance. Bien qu’ils n’aient jamais été sous le feu encore, etqu’il soit improbable qu’ils battent toute l’armée rebelle d’unseul coup, dès la première rencontre, je pense qu’ils se battrontmieux que certains, même si c’est pire que d’autres. C’est ainsique je me figure la chose. Ils appellent le régiment« bleusaille » et tout ça, mais les gens ont de lavaleur ; et la plupart d’entre eux se battront comme desdiables, dès qu’on se sera mis à tirer », ajouta-t-il avec ungrand accent de fierté sur les derniers mots.

– « Oh ! tu croissavoir… », commença le stentor avec mépris.

L’autre se retourna vers lui avec une vivacitéde bête féroce. Ils eurent une rapide altercation, au cours delaquelle ils se collèrent l’un à l’autre d’étranges épithètes.

À la fin l’adolescent les interrompit :« As-tu jamais pensé que toi-même tu déserterais,Jim ? », demanda-t-il. En terminant la phrase il ritcomme s’il avait voulu dire une plaisanterie. De même, la voixforte se mit à ricaner.

L’échalas secoua la main : « Hébien, » dit-il d’un ton pénétré, « j’avais pensé que çaallait chauffer pour Jim Conklin dans l’une de ces grandesmêlées ; et si tout un tas de gars allait se mettre à fuir, hébien je suppose que je me serais tiré. Et si une fois je me mets àcourir, je courrai comme le diable, y a pas d’erreur ! Mais sitout le monde tient le coup et se bat, hé bien ! je tiendraile coup et je me battrai. Je le ferai que diable ! Jeparierais là-dessus. »

– « Ha ! » dit leténor.

Le jeune héros de cette histoire ressentit dela gratitude pour les paroles de son camarade. Il avait eu peur quetous les hommes inexpérimentés comme lui ne possédassent une grandeet ferme confiance en soi. Dans une certaine mesure, il étaitmaintenant rassuré.

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