Le Tour d’écrou

Le Tour d’écrou

d’ Henry James

PRÉFACE

Après des années et des années d’attente, voici que l’œuvre de Henry JAMES commence de pénétrer en France. S’il n’avait tenu qu’à nous, la chose eût été faite depuis longtemps.

Il y a dans tout œuvre littéraire une fraîcheur, un duvet, comme sur la joue des jeunes filles :fraîcheur et duvet ont la même fragilité. Il est à craindre que,pour le lecteur français, les livres de Henry James n’aient pas tout à fait aujourd’hui le même prix qu’il y a vingt ou trente ans.Il en est de même pour George Meredith que l’on nous fait connaître aussi trop tard. Ces deux grands romanciers eussent gagné à être répandus avant la diffusion de l’œuvre de Proust. Celle-ci, en effet, sans leur ressembler, sans avoir été influencée par la leur,est allée plus loin qu’elle dans une certaine voie. Beaucoup, enlisant Meredith et James, auront l’impression de quelque chose de retardataire s’ils les comparent à cette acquisition magistrale que représentent les plus récentes et les plus vives des découvertes de Marcel Proust. Si je parle ainsi, c’est pour mettre en garde les lecteurs contre un risque de déception, et pour les prier justement de ne pas s’arrêter à cette première impression, mais de chercher ce qu’il y a de typique et de prodigieusement fécond dans l’œuvredu psychologue américain. Il faut se représenter aussi que sonmérite n’est pas seulement d’être un psychologue, mais encore unartiste très spécial, un artiste en quelque sorte à la mode latine,et qui a découvert et approfondi peu à peu un procédé de narrationqui convenait étroitement à sa façon de penser, et à laquelle plusd’un imitateur a depuis lors fréquemment eu recours.

Si j’avais à résumer en deux motsl’essence du génie de Henry James, je dirais qu’il y a chez lui unmélange unique de l’esprit d’aventure américaine et de la pudeurpuritaine. Si les personnages de Henry James avaient le courage etla force de s’exprimer tout entiers, si les circonstances lesautorisaient à le faire, il n’y aurait pour ainsi dire pas desituation de James. La plupart des drames qu’il a imaginés ont pourorigine le fait que quelqu’un a un secret à garder, et quequelqu’un a intérêt à le connaître. Mais il ne s’agit pas deroman-feuilleton. Ce secret est bien au contraire d’ordreuniquement mental ; ce secret est un véritable secret,c’est-à-dire une configuration mystérieuse de l’esprit, un détourcaché de l’intelligence, un refuge presque inabordable de l’âme. Etl’intérêt de celui qui veut savoir garde également un caractèrepurement spéculatif. Et ce secret est parfois tout un amour,parfois toute la vie d’un être. Avec les livres de Henry James, ilsemble que tout se passe dans le silence, sauf au moment où lesilence se brise, et avec lui, parfois, la vie de celui qui legarde. Henry James est profondément humain et, dans un sens, d’unehumanité plus grande que les romanciers qui sont venus avant luiparce que sa philosophie romanesque repose sur ce faitd’observation que deux cerveaux sont construits d’une manièrediamétralement opposée, et que le langage de chacun de nous, levrai langage intérieur, est essentiellement incommunicable. D’oùcette âpre lutte où l’on voit engager des personnages de HenryJames vers un but souvent obscur et dans des circonstances quiparaissent anormales. Ils ont tous l’air de penser qu’il y aquelque chose quelque part qui ne veut pas être dit, et ce quelquechose leur semble de plus de prix que tout ce qu’ils possèdent.C’est ainsi que Henry James a été amené à interposer entre sonsujet même et son lecteur une série de figures intermédiaires quine sont pas tout à fait les héros de son livre, mais qui sontchargées d’en réfracter les images, de telle sorte qu’un roman delui, pourrait-on dire, est une série de petits romans, isolant etexpliquant une figure centrale dont nous ne saurons quelquefoisjamais autre chose que ces interprétations diverses, fragmentaireset contradictoires.

Il me semble que c’est là le caractèreessentiel de la littérature de Henry James. On peut voir aussi enlui le peintre d’une société mondaine et cosmopolite, américained’origine, évoluant entre New York, Londres, Paris, Saint-Moritz,Rome et Florence, société absolument différente de la sociétécosmopolite contemporaine, et dont on peut trouver l’imageparallèle dans Cosmopolis ou Une idylle tragiquede M. Paul Bourget, ou dans certains romans de Mrs. EdithWharton. Henry James aimait personnellement cette société danslaquelle il a vécu et qui l’a beaucoup estimé. Elle était aussiesthétique que mondaine, et l’amour de l’Italie et de l’art desprimitifs jouait un grand rôle dans ses préférences. À lire Henry James, ilsemblerait qu’elle ait été traversée par des êtres particulièrementdélicats et fragiles, dont la sensibilité et le sens artistiquecouraient de graves risques dans ce monde brutal qu’est le nôtre.Ce n’est pas seulement dans ces romans-ci que l’on voit desfantômes. Il semble que tous les personnages de Henry James aientquelque chose de spectral. Et je le dis dans les deux sens du mot.Ce sont des projections de l’esprit sur d’autres projections del’esprit, et il y a dans leurs passions, même les plus ardentes,quelque chose de glacé et d’étrange, parfois même d’inhumain, quitout d’un coup nous fait souvenir que Henry James, après tout, aété le compatriote d’Edgar Poe. Tout cela compose un art captivantet singulier qui demande à l’intelligence une certaine applicationet qui l’en récompense par l’intérêt technique qui demeure attachéau récit et par la richesse intérieure de chacun d’eux.

Henry James était né en 1843. Son pèreétait un théologien de haute culture. Il vint très jeune en Europe,accompagné de son frère William qui est, comme l’on sait, un desplus grands psychologues du XIXe siècle. Il y fit laplus grande partie de ses études et lui demeura profondémentattaché. Et dès lors, dans une partie de son œuvre, il s’acharna àconfronter la nouvelle civilisation américaine avec sa vieille sœureuropéenne. Ce serait là un troisième aspect de son œuvre quiserait à étudier à part. Henry James finit par venir habiterl’Angleterre qu’il aima à tel point qu’en 1914, au moment de laguerre européenne, il voulut se faire naturaliser citoyen anglais.Cette guerre fut d’ailleurs un grand chagrin dans sa vie, car ellelui montrait la fragilité de cette société cultivée et courtoisequ’il avait chérie par-dessus tout, et qu’il chérissait surtoutpeut-être, parce qu’elle seule autorisait ces drames de conscienceet ces aventures intellectuelles qui forment la trame délicate etaérienne de ses romans et de ses contes. Il mourut en 1916, sansvoir le triomphe des Alliés.

Un des vœux les plus chers d’Henry Jamesétait d’être connu en France et d’y être apprécié. Il était souventvenu à Paris ; il avait écrit d’admirables pages surquelques-uns de nos écrivains. Il avait fréquenté Flaubert,Tourgueneff, les Goncourt, Daudet, Zola, Maupassant. Aucun n’avaiteu la curiosité de connaître son œuvre, et Henry James, sans sortirde sa discrétion habituelle, s’est plaint, dans sa correspondance,de cet involontaire dédain où le laissaient des écrivains qu’ilpénétrait si bien ; il eut cependant un grand ami en France,M. Paul Bourget, qui, lui, le comprit et l’admira. Noussouhaitons que les lecteurs français, en rendant à Henry James letribut d’admiration qui lui est dû, permettent la traduction, sinonde toute son œuvre qui est considérable, du moins des meilleurs deses livres, de ceux qui assurent outre-Manche et outre-mer uneplace d’élite parmi les écrivains qui, à l’aide d’une forme pure etraffinée, ont essayé, eux aussi, d’arracher à l’âme humainequelques-uns de ses secrets éternels.

Edmond JALOUX

(1929)

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