Le Triangle d’or

Le Triangle d’or

de Maurice Leblanc

Partie 1
La pluie d’étincelles

Chapitre 1 Maman Coralie

Un peu avant que sonnât la demie de six heures, comme les ombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats atteignirent le petit carrefour, planté d’arbres, que forme, en face du musée Galliera, la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron.

L’un portait la capote bleu horizon du fantassin ; l’autre,un Sénégalais, ces vêtement de laine beige, à large culotte et à veston cintré, dont on a habillé, depuis la guerre, les zouaves et les troupes d’Afrique. L’un n’avait plus qu’une jambe, la gauche ; l’autre, plus qu’un bras, le droit.

Ils firent le tour de l’esplanade, au centre de laquelle se dresse un joli groupe de Silènes, et s’arrêtèrent. Le fantassin jeta sa cigarette. Le Sénégalais la ramassa, en tira vivementquelques bouffées, la pressa, pour l’éteindre, entre le pouce etl’index et la mit dans sa poche.

Tout cela sans un mot.

Presque en même temps, de la rue Galliera, débouchèrent deuxautres soldats, dont il eût été impossible de dire à quelle armeils appartenaient, leur tenue militaire se composant des effetscivils les plus disparates. Cependant, l’un arborait la chéchia duzouave ; l’autre, le képi de l’artilleur. Le premier marchaitavec des béquilles, le second avec des cannes.

Ceux-là se tinrent auprès du kiosque qui s’élève au bord dutrottoir.

Par les rues Pierre-Charron, Brignoles et de Chaillot, il envint encore, isolément, trois : un chasseur à pied manchot, unsapeur qui boitait, un marsouin dont une hanche était comme tordue.Ils allèrent droit, chacun vers un arbre, auquel chacuns’appuya.

Entre eux, nulle parole ne fut échangée. Aucun de ces septmutilés ne semblait connaître ses compagnons et ne semblaits’occuper ni même s’apercevoir de leur présence.

Debout derrière leurs arbres, ou derrière le kiosque, ouderrière le groupe de Silènes, ils ne bougeaient pas. Et les rarespassants qui traversaient, en cette soirée du 3 avril 1915, cecarrefour peu fréquenté, que des réverbères encapuchonnéséclairaient à peine, ne s’attardaient pas à noter leurs silhouettesimmobiles.

La demie de six heures sonna.

À ce moment, la porte d’une des maisons qui ont vue sur la places’ouvrit. Un homme sortit de cette maison, referma la porte,franchit la rue de Chaillot et contourna l’esplanade.

C’était un officier, vêtu de kaki. Sous son bonnet de policerouge, orné de trois soutaches d’or, un large bandeau de lingeenveloppait sa tête, cachant son front et sa nuque. L’homme étaitgrand et très mince. Sa jambe droite se terminait par un pilon debois muni d’une rondelle de caoutchouc. Il s’appuyait sur unecanne.

Ayant quitté la place, il descendit ‘sur la chaussée de la ruePierre-Charron. Là, il se retourna et regarda posément, deplusieurs endroits.

Ce minutieux examen le ramena jusqu’à l’un des arbres del’esplanade. Du bout de sa canne, il toucha doucement un ventre quidépassait. Le ventre se rentra. L’officier repartit.

Cette fois, il s’éloigna définitivement par la ruePierre-Charron vers le centre de Paris. Il gagna ainsi l’avenue desChamps-Élysées, qu’il remonta sur le trottoir de gauche.

Deux cents pas plus loin, il y avait un vaste hôtel, transformé,ainsi que l’annonçait une banderole, en ambulance. L’officier seposta à quelque distance, de façon à n’être point vu de ceux qui ensortaient, et il attendit.

Les trois quarts, puis sept heures sonnèrent.

Il s’écoula encore quelques minutes.

Cinq personnes s’en allèrent de l’hôtel. Il y en eut encore deuxautres. Enfin, une dame apparut au seuil du vestibule, uneinfirmière vêtue d’un grand manteau bleu que marquait la croixrouge.

– La voici, murmura l’officier.

Elle prit le chemin qu’il avait pris lui-même et gagna la ruePierre-Charron, qu’elle suivit sur le trottoir de droite, sedirigeant ainsi vers le carrefour de la rue de Chaillot.

Elle avançait légèrement, le pas souple et cadencé. Le vent queheurtait sa course rapide gonflait le long voile bleu qui flottaitautour de ses épaules. Malgré l’ampleur du manteau, on devinait lerythme de ses hanches et la jeunesse de son allure.

L’officier restait en arrière et marchait d’un air distrait,faisant des moulinets avec sa canne, ainsi qu’un promeneur quiflâne.

En cet instant, il n’y avait point d’autres personnes visibles,en cette partie de la rue, qu’elle et lui.

Mais, comme elle venait de traverser l’avenue Marceau, et bienavant que lui-même y parvînt, une automobile qui stationnait lelong de l’avenue s’ébranla et se mit à rouler dans le même sens quela jeune femme, tout en gardant un intervalle qui ne se modifiaitpas.

C’était un taxi-auto. Et l’officier remarqua deux choses :d’abord, qu’il y avait deux hommes à l’intérieur, et, ensuite,qu’un de ces hommes, dont il put distinguer un moment la figurebarrée d’une forte moustache et surmontée d’un feutre gris, setenait presque constamment penché en dehors de la portière, ets’entretenait avec le chauffeur.

L’infirmière, cependant, marchait sans se retourner. L’officieravait changé de trottoir et hâtait le pas, d’autant plus qu’il luisemblait que l’automobile accélérait sa vitesse, à mesure que lajeune femme approchait du carrefour.

De l’endroit où il se trouvait, l’officier embrassait d’un coupd’œil presque toute la petite place, et, quelle que fût l’acuité deson regard, il ne discernait rien dans l’ombre qui pût déceler laprésence des sept mutilés. En outre, aucun passant. Aucune voiture.À l’horizon seulement, parmi les ténèbres des larges avenues qui secroisaient, deux tramways, leurs stores descendus, troublaient lesilence.

La jeune femme, non plus, en admettant qu’elle fît attention auxspectacles de la rue, ne paraissait rien voir qui fût de nature àl’inquiéter. Elle ne donnait point le moindre signe d’hésitation.Et le manège de l’automobile qui la suivait ne devait pas l’avoirfrappée davantage, car elle ne se retourna pas une seule fois.

L’auto, pourtant, gagnait du terrain. Aux abords de la place,dix à quinze mètres au plus la séparaient de l’infirmière, etlorsque celle-ci, toujours absorbée, parvint aux premiers arbres,l’auto se rapprocha d’elle encore, et, quittant le milieu de lachaussée, se mit à longer le trottoir, tandis que, du côté opposé àce trottoir, à gauche par conséquent, celui des deux hommes qui setenait en dehors avait ouvert la portière et descendait sur lemarchepied.

L’officier traversa de nouveau, vivement, sans crainte d’êtrevu, tellement ces gens, au point où les choses en étaient,paraissaient insoucieux de tout ce qui n’était pas leur manœuvre.Il porta un sifflet à sa bouche. Il n’y avait point de doute quel’événement prévu ne fût près de se produire.

De fait, l’auto stoppa brusquement.

Par les deux portières, les deux hommes surgirent et bondirentsur le trottoir de la place, quelques mètres avant le kiosque.

Il y eut, en même temps, un cri de frayeur poussé par la jeunefemme, et un coup de sifflet strident jeté par l’officier. Et, enmême temps aussi, les deux hommes atteignaient et saisissaient leurproie, qu’ils entraînaient aussitôt vers la voiture, et les septsoldats blessés, semblant jaillir du tronc même des arbres qui lesdissimulaient, couraient sus aux deux agresseurs.

La bataille dura peu. Ou plutôt, il n’y eut pas de bataille. Dèsle début, le chauffeur du taxi, constatant qu’on ripostait àl’attaque, démarrait et filait au plus vite. Quant aux deux hommes,voyant leur entreprise manquée, se trouvant en face d’une levée decannes et de béquilles menaçantes, et sous le canon d’un revolverque l’officier braquait sur eux, ils lâchèrent la jeune femme,firent quelques zigzags pour qu’on ne pût pas les viser, et seperdirent dans l’ombre de la rue Brignoles.

– Galope, Ya-Bon, commanda l’officier au Sénégalais manchot, etrapporte-m’en un par la peau du cou.

Il soutenait de son bras la jeune femme toute tremblante et quiparaissait près de s’évanouir. Il lui dit avec beaucoup desollicitude :

– Ne craignez rien, maman Coralie, c’est moi, le capitaineBelval… Patrice Belval…

Elle balbutia :

– Ah c’est vous, capitaine…

– Oui, et ce sont tous vos amis réunis pour vous défendre, tousvos anciens blessés de l’ambulance que j’ai retrouvés à l’annexedes convalescents.

– Merci… merci…

Et elle ajouta, d’une voix qui frémissait :

– Les autres ? Ces deux hommes ?

– Envolés. Ya-Bon les poursuit.

– Mais que me voulaient-ils ? Et par quel miracleétiez-vous là ?

– On en causera plus tard, maman Coralie. Parlons de vousd’abord. Où faut-il vous conduire ? Tenez, vous devriez venirjusqu’ici… le temps de vous remettre et de prendre un peu derepos.

Avec l’aide d’un des soldats, il la poussait doucement vers lamaison d’où lui-même était sorti trois quarts d’heure auparavant.La jeune femme s’abandonnait à sa volonté.

Ils entrèrent tous au rez-de-chaussée et passèrent dans un salondont il alluma les lampes électriques et où brûlait un bon feu debois.

– Asseyez-vous, dit-il.

Elle se laissa tomber sur un des sièges, et le capitaine donnades ordres.

– Toi, Poulard, va chercher un verre dans la salle à manger. Ettoi, Ribrac, une carafe d’eau fraîche à la cuisine… Chatelain, tutrouveras un carafon de rhum dans le placard de l’office… Non, non,elle n’aime pas le rhum… Alors…

– Alors, dit-elle en souriant, un verre d’eau seulement.

Un peu de couleur revenait à ses joues, naturellement pâlesd’ailleurs. Le sang affluait à ses lèvres, et le sourire quianimait son visage était confiant.

Ce visage, tout de charme et de douceur, avait une forme pure,des traits d’une finesse excessive, un teint mat et l’expressioningénue d’un enfant qui s’étonne et qui regarde les choses avec desyeux toujours grands ouverts. Et tout cela, qui était gracieux etdélicat, donnait cependant à certains moments une impressiond’énergie due sans doute au sombre éclat des yeux et aux deuxbandeaux noirs et réguliers qui descendaient de la coiffe blanchesous laquelle le front était emprisonné.

– Ah ! s’écria gaiement le capitaine, quand elle eut bu leverre d’eau, il me semble que ça va mieux, maman Coralie ?

– Bien mieux !

– À la bonne heure ! Mais quelle sacrée minute nous avonspassée là ! et quelle aventure ! Il va falloirs’expliquer là-dessus et faire la pleine lumière, n’est-cepas ? En attendant, les gars, présentez vos hommages à mamanCoralie. Hein, mes gaillards, qui est-ce qui aurait dit, quand ellevous dorlotait et qu’elle tapait sur l’oreiller pour que votrecaboche s’y enfonce, qui est-ce qui aurait dit qu’on la soigneraità son tour, et que les enfants dorloteraient leur maman ?

Ils s’empressaient tous autour d’elle, les manchots et lesboiteux, les mutilés et les infirmes, tous contents de la voir. Etelle leur serrait la main affectueusement.

– Eh bien, Ribrac, et cette jambe ?

– Je n’en souffre plus, maman Coralie.

– Et vous, Vatinel, votre épaule ?

– Plus trace de rien, maman Coralie…

– Et vous, Poulard ? Et vous, Jorisse ?…

Son émotion grandissait à les retrouver, eux qu’elle appelaitses enfants. Et Patrice Belval s’exclama :

– Ah ! maman Coralie, voilà que vous pleurez ! Maman,maman, c’est ainsi que vous nous avez pris le cœur à tous. Quand onse tenait à quatre pour ne pas crier, sur le lit de torture, onvoyait de grosses larmes qui coulaient de vos yeux. Maman Coraliepleurait sur ses enfants. Alors on serrait les dents plus fort.

– Et moi, je pleurais davantage, dit-elle, justement parce quevous aviez peur de me faire de la peine.

– Et aujourd’hui, vous recommencez. Ah ! non, assezd’attendrissement ! Vous nous aimez. On vous aime. Il n’y apas là de quoi se : lamenter. Allons, maman Coralie, un sourire… Ettenez, voici Ya-Bon qui arrive, et Ya-Bon rit toujours, lui.

Elle se leva brusquement.

– Croyez-vous qu’il ait pu rejoindre un de ces deuxhommes ?

– Comment, si je le crois ! J’ai dit à Ya-Bon d’en ramenerun par le collet. Il n’y manquera pas. Je ne redoute qu’unechose…

Ils s’étaient dirigés vers le vestibule. Déjà le Sénégalaisremontait les marches. De sa main droite, il serrait à la nuque unhomme, une loque plutôt, qu’il paraissait porter à bout de bras,comme un pantin. Le capitaine ordonna :

– Lâche-le.

Ya-Bon écarta les doigts. L’homme s’écroula sur les dalles duvestibule.

– Voilà bien ce que je redoutais, murmura l’officier. Ya-Bon n’aque sa main droite, mais lorsque cette main tient quelqu’un à lagorge, c’est miracle si elle ne l’étrangle pas. Les Boches ensavent quelque chose.

Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avecdes cheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec unemanche vide fixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées àson dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, lamoitié de la bouche et le palais fracassés par un éclat d’obus.L’autre moitié de cette bouche se fendait jusqu’à l’oreille en unrire qui ne semblait jamais s’interrompre et qui étonnait d’autantplus que la partie blessée de la face, raccommodée tant bien quemal, et recouverte d’une peau greffée, demeurait impassible.

En outre, Ya-Bon avait perdu l’usage de la parole. Tout au pluspouvait-il émettre une série de grognements confus où l’onretrouvait son sobriquet de Ya-Bon éternellement répété.

Il le redit encore d’un air satisfait, en regardant tour à tourson maître et sa victime, comme un bon chien de chasse devant lapièce de gibier qu’il a rapportée.

– Bien, fit l’officier, mais, une autre fois, vas-y plusdoucement.

Il se pencha sur l’homme, le palpa, et constatant qu’il n’étaitqu’évanoui, dit à l’infirmière :

– Vous le reconnaissez ?

– Non, affirma-t-elle.

– Vous êtes sûre ? Vous n’avez jamais vu, nulle part, cettetête-là ?

C’était une tête très grosse, à cheveux noirs et pommadés, àmoustache grisonnante. Les vêtements, gros bleu, et de bonne coupe,indiquaient l’aisance.

– Jamais… jamais…, déclara la jeune femme.

Le capitaine fouilla les poches. Elles ne contenaient aucunpapier.

– Soit, dit-il, en se relevant, nous attendrons qu’il seréveille pour l’interroger. Ya-Bon, attache-lui les bras et lesjambes, et reste ici, dans le vestibule. Vous, les autres, lescamarades, c’est l’heure de rentrer à l’annexe. Moi, j’ai la clef.Faites vos adieux à la maman, et trottez-vous.

Et lorsque les adieux furent faits, il les poussa dehors, revintvers la jeune femme, la ramena au salon, et s’écria :

– Maintenant, causons, maman Coralie. Et d’abord, avant touteexplication, écoutez-moi. Ce sera bref.

Ils étaient assis devant le feu clair dont les flammesbrillaient joyeusement. Patrice Belval glissa un coussin sous lespieds de maman Coralie, éteignit une ampoule électrique quisemblait la gêner, puis, certain que maman Coralie était bien à sonaise, il commença tout de suite :

– Il y a, comme vous le savez, maman Coralie, huit jours que jesuis sorti de l’ambulance, et que j’habite boulevard Maillot, àNeuilly, l’annexe réservée aux convalescents de cette ambulance,annexe où je me fais panser chaque matin et où je couche chaquesoir. Le reste du temps, je me promène, je flâne, je déjeune et jedîne de droite et de gauche, et je rends visite à d’anciens amis.Or, ce matin, j’attendais l’un d’eux dans une salle d’un grandcafé-restaurant du boulevard, lorsque je surpris la fin d’uneconversation… Mais il faut vous dire que cette salle est divisée endeux par une cloison qui s’élève à hauteur d’homme, et contrelaquelle s’adossent, d’un côté, les consommateurs du café et, del’autre, les clients du restaurant. J’étais encore seul, côtérestaurant, et les deux consommateurs qui me tournaient le dos etque je ne voyais pas, croyaient même probablement qu’il n’y avaitpersonne, car ils parlaient d’une voix un peu trop forte, étantdonnées les phrases que j’ai surprises… et que, par suite, j’ainotées sur ce calepin.

Il tira le calepin de sa poche et reprit :

– Ces phrases, qui se sont imposées à mon attention pour desraisons que vous comprendrez, furent précédées de quelques autresoù il était question d’étincelles, d’une pluie d’étincelles quiavait eu lieu déjà deux fois avant la guerre, une sorte de signalnocturne dont on se promettait d’épier le retour possible afind’agir en hâte dès qu’il se produirait. Tout cela ne vous indiquerien ?

– Non… Pourquoi ?

– Vous allez voir. Ah ! J’oubliais encore de vous dire queles deux interlocuteurs s’exprimaient en anglais, et d’une façoncorrecte, mais avec des intonations qui me permettent d’affirmerque ni l’un ni l’autre n’étaient Anglais. Leurs paroles, les voicifidèlement traduites :

« – Donc, pour conclure, fit l’un d’eux, tout est bien réglé.Vous serez, vous et lui, ce soir, un peu avant sept heures, àl’endroit désigné.

« – Nous y serons, colonel. Notre automobile est retenue.

« – Bien. Rappelez-vous que la petite sort de son ambulance àsept heures.

« – Soyez sans crainte. Aucune erreur n’est possible,puisqu’elle suit toujours le même chemin, en passant par la ruePierre-Charron.

« – Et tout votre plan est arrêté ?

« – Point par point. La chose aura lieu sur la place où aboutitla rue de Chaillot. En admettant même qu’il y ait quelquespersonnes, on n’aura pas le temps de secourir la dame, tellementnous agirons avec rapidité.

« – Vous êtes sûr de votre chauffeur ?

« – Je suis sûr que nous le payons de manière qu’il nousobéisse. Cela suffit.

« – Parfait. Moi, je vous attends où vous savez, dans uneautomobile. Vous me passerez la petite. Dès lors, nous sommesmaîtres de la situation.

« – Et vous de la petite, colonel, ce qui n’est pas désagréable,car elle est diablement jolie.

« – Diablement. Il y a longtemps que je la connais de vue, maisje n’ai jamais pu réussir à me faire présenter… Aussi je comptebien profiter de l’occasion pour mener les choses tambourbattant.

« Le colonel ajouta :

« – Il y aura peut-être des pleurs, des cris, des grincements dedents. Tant mieux ! J’adore qu’on me résiste… quand je suis leplus fort.

« Il se mit à rire grossièrement. L’autre en fit autant. Commeils payaient leurs consommations, je me levai aussitôt et medirigeai vers la porte du boulevard, mais un seul des deux sortitpar cette porte, un homme à grosse moustache tombante, et quiportait un feutre gris. L’autre s’en était allé par la porte d’unerue perpendiculaire. À ce moment, il n’y avait sur la chausséequ’un taxi. L’homme le prit et je dus renoncer à le suivre.Seulement… seulement… comme je savais que, chaque soir, vousquittiez l’ambulance à sept heures et que vous suiviez la ruePierre-Charron, alors, n’est-ce pas ? j’étais fondé à croire…»

Le capitaine se tut. La jeune femme réfléchissait d’un airsoucieux. Au bout d’un instant, elle prononça :

– Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?

Il s’écria :

– Vous avertir ! Et si, après tout, il ne s’était pas agide vous ? Pourquoi vous inquiéter ? Et si, au contraire,il s’agissait de vous, pourquoi vous mettre en garde ? Le coupmanqué, vos ennemis vous auraient tendu un autre piège, et,l’ignorant, nous n’aurions pas pu le prévenir. Non, le mieux étaitd’engager la lutte. J’ai enrôlé la petite bande de vos anciensmalades, en traitement à l’annexe, et comme justement l’ami quej’attendais habite sur cette place, ici même, à tout hasard je l’aiprié de mettre son appartement à ma disposition, de six heures àneuf heures. Voilà ce que j’ai fait, maman Coralie. Et maintenantque vous en savez autant que moi, qu’en pensez-vous ?

Elle lui tendit la main.

– Je pense que vous m’avez sauvée d’un péril que j’ignore, maisqui semble redoutable, et je vous en remercie.

– Ah ! non, dit-il, je n’accepte pas le remerciement. C’estune telle joie pour moi d’avoir réussi ! Non, ce que je vousdemande, c’est votre opinion sur l’affaire elle-même.

Elle n’hésita pas une seconde et répondit nettement :

– Je n’en ai pas. Aucun mot, aucun incident, parmi tout ce quevous me racontez, n’éveille en moi la moindre idée qui puisse nousrenseigner.

– Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?

– Personnellement, non.

– Et cet homme à qui vos deux agresseurs devaient vous livrer,et qui prétend que vous lui êtes connue ?

Elle rougit un peu et déclara :

– Toute femme, n’est-ce pas ? a rencontré dans sa vie deshommes qui la poursuivent plus ou moins ouvertement. Je ne sauraisdire de qui il s’agit.

Le capitaine garda le silence assez longtemps, puis repartit:

– En fin de compte, nous ne pouvons espérer quelqueéclaircissement que par l’interrogatoire de notre prisonnier. S’ilse refuse à nous répondre, tant pis pour lui… je le confie à lapolice, qui, elle, saura débrouiller l’affaire.

La jeune femme tressaillit.

– La police ?

– Évidemment. Que voulez-vous que je fasse de cetindividu ? Il ne m’appartient pas. Il appartient à lapolice.

– Mais non ! mais non ! s’écria-t-elle vivement. Àaucun prix ! Comment ! on entrerait dans ma vie !…Il y aurait des enquêtes !… mon nom serait mêlé à toutes ceshistoires ! …

– Pourtant, maman Coralie, je ne puis pas…

– Ah ! je vous en prie, je vous en supplie, mon ami,trouvez un moyen, mais qu’on ne parle pas de moi ! Je ne veuxpas que l’on parle de moi !

Le capitaine l’observa, assez étonné de la voir dans une telleagitation, et il dit :

– On ne parlera pas de vous, maman Coralie, je m’y engage.

– Et alors, qu’allez-vous faire de cet homme ?

– Mon Dieu, dit-il en riant, je vais d’abord lui demanderrespectueusement s’il daigne répondre à mes questions, puis leremercier des attentions qu’il a eues pour vous, et, enfin, leprier de se retirer.

Il se leva.

– Vous désirez le voir, maman Coralie ?

– Non, dit-elle. Je suis si lasse ! Si vous n’avez pasbesoin de moi, interrogez-le seul à seul. Vous me raconterezensuite…

Elle semblait épuisée, en effet, par cette émotion et cettefatigue nouvelles, ajoutées à toutes celles qui déjà rendaient sipénible sa vie d’infirmière. Le capitaine n’insista pas et sortiten ramenant sur lui la porte du salon.

Elle l’entendit qui disait :

– Eh bien, Ya-Bon, tu as fait bonne garde ? Rien denouveau ? Et ton prisonnier ? Ah ! vous voilà,camarade ? Commencez-vous à respirer ? Ah ! c’estque la main de Ya-Bon est un peu dure… Hein ? Quoi ? vousne répondez pas… Ah ! ça ! mais, qu’est-ce qu’il a ?Il ne bouge pas… Crebleu, mais on dirait…

Il laissa échapper un cri. La jeune femme courut jusqu’auvestibule. Elle rencontra le capitaine qui essaya de lui barrer lepassage, et qui, très vivement, lui dit :

– Ne venez pas. À quoi bon ?

– Mais vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle…

– Moi ?

– Vous avez du sang, là, sur votre manchette.

– En effet, mais ce n’est rien, c’est le sang de cet homme quim’a taché.

– Il a donc reçu une blessure ?

– Oui, ou du moins il saignait par la bouche. Quelque rupture devaisseau…

– Comment ! Mais Ya-Bon n’avait pas serré à ce point…

– Ce n’est pas Ya-Bon.

– Qui, alors ?

– Les complices.

– Ils sont donc revenus ?

– Oui, et ils l’ont étranglé.

– Ils l’ont étranglé ! Mais non, voyons, ce n’est pascroyable.

Elle réussit à passer et s’approcha du prisonnier. Il nebougeait plus. Son visage avait la pâleur de la mort. Une finecordelette de soie rouge, tressée fin, munie d’une boucle à chaqueextrémité, lui entourait le cou.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer