Le Vampire

Le Vampire

de John William Polidori

 

Le Vampire

La superstition qui sert de fondement à ce conte est universelle dans l’Orient. Elle est commune chez les Arabes ; cependant elle ne se répandit chez les Grecs qu’après l’établissement du christianisme, et elle n’a pris la forme dont elle est revêtue que depuis la séparation des églises grecque et latine. Ce fut alors qu’on commença à croire que le cadavre d’un latin ne pouvait pas se corrompre, s’il était inhumé en terre grecque, et à mesure que cette croyance s’étendit, elle donna naissance aux histoires épouvantables de morts qui sortaient de leurs tombeaux, et suçaient le sang des jeunes filles distinguées par leur beauté. Elle pénétra dans l’Ouest avec quelques variations ; on croyait en Hongrie, en Pologne, en Autriche,en Bohême, que les vampires pompaient pendant la nuit une certaine quantité du sang de leurs victimes, qui maigrissaient à vue d’œil,perdaient leurs forces et périssaient de consomption, tandis que ces buveurs de sang humain s’engraissaient, et que leurs veines se distendaient à un tel point, que le sang s’écoulait par toutes les issues de leurs corps, et même par tous leurs pores.

Le journal de Londres de mars 1733 contient unrécit curieux et croyable d’un cas particulier devampirisme qu’on prétend être arrivé à Madreygea en Hongrie. Lecommandant en chef et les magistrats de cette place affirmèrentpositivement et d’une voix unanime, après une exacte information,qu’environ cinq ans auparavant, un certain Heyduke, nommé ArnoldPaul, s’était plaint qu’à Cassovia, sur les frontières de la Servieturque, il avait été tourmenté par un vampire, mais qu’il avaitéchappé à sa rage en mangeant un peu de terre qu’il avait prise surle tombeau du vampire, et en se frottant lui-même de son sang.Cependant cette précaution ne l’empêcha pas de devenir vampire àson tour ; car, vingt ou trente jours après sa mort et sonenterrement, plusieurs personnes se plaignirent d’avoir ététourmentées par lui ; on déposa même que quatre personnesavaient été privées de la vie par ses attaques ; pour prévenirde nouveaux malheurs, les habitants, ayant consulté leurHadagai [1], exhumèrent le cadavre et letrouvèrent (comme on le suppose dans tous les cas de vampirisme)frais et sans aucunes traces de corruption ; sa bouche, sonnez et ses oreilles étaient teints d’un sang pur et vermeil. Cettepreuve était convaincante ; on eut recours un remèdeaccoutumé. Le corps d’Arnold fut percé d’un pieu, et l’on assureque, pendant cette opération, il poussa un cri terrible, comme s’ileût été vivant. Ensuite on lui coupa la tête qu’on brûla avec soncorps, et on jeta ses cendres dans son tombeau. Les mêmes mesuresfurent adoptées à l’égard des corps de ceux qui avaient périvictimes du vampire, de peur qu’elles ne le devinssent à leur touret ne tourmentassent les vivants.

On rapporte ici ce conte absurde, parce que,plus que tout autre, il nous a semblé propre à éclaircir le sujetqui nous occupe. Dans plusieurs parties de la Grèce, on considèrele vampirisme comme une punition qui poursuit, après sa mort, celuiqui s’est rendu coupable de quelque grand crime durant sa vie. Ilest condamné à tourmenter de préférence par ses visites infernalesles personnes qu’il aimait le plus, celles à qui il était uni parles liens du sang et de la tendresse. C’est à cela que faitallusion un passage du Giaour :

But first on earth, as Vampire sent, etc.

« Mais d’abord envoyé sur ta terre commeun vampire, ton corps s’élancera de sa tombe ; effroi du lieude ta naissance, tu iras sucer le sang de toute ta famille ;et dans l’ombre de la nuit tu tariras les sources de la vie dansles veines de ta fille, de ta sœur et de ton épouse. Pour comblerl’horreur de ce festin barbare qui doit rassasier ton cadavrevivant, tes victimes reconnaîtront leur père avant d’expirer ;elles te maudiront et tu les maudiras. Tes filles périront comme lafleur passagère ; mais une de ces infortunées à qui ton crimesera fatal, la plus jeune, celle que tu aimais le mieux,t’appellera du doux nom de père. En vain ce nom brisera toncœur ; tu seras forcé d’accomplir ta tâche impie, tu verrasses belles couleurs s’effacer de ses joues, la dernière étincellede ses yeux s’éteindre, et sa prunelle d’azur se ternir en jetantsur toi un dernier regard ; alors ta main barbare arracherales tresses de ses blonds cheveux ; une de ses boucles t’eûtparu autrefois le gage de la plus tendre affection, mais maintenantelle sera pour toi un souvenir de son cruel supplice ! Tonsang le plus pur souillera tes lèvres frémissantes et tes dentsagitées d’un tremblement convulsif. Rentre dans ton sombresépulcre, partage les festins des Goules et des Afrites, jusqu’à ceque ces monstres fuient avec horreur un spectre plus barbarequ’eux ! »

Southey a aussi introduit dans son beau poèmede Thalaza, une jeune Arabe, Oneiza, qui, devenue vampire,était sortie du tombeau pour tourmenter son amant chéri ; maison ne peut supposer que ce fût une punition de ses crimes, car elleest représentée dans tout le poème comme un modèle d’innocence etde pureté. Le véridique Tournefort raconte longuement dans sesvoyages des cas étonnants de vampirisme dont il prétend être letémoin oculaire. Calmet, dans son grand ouvrage sur le vampirisme,en rapportant de nombreuses anecdotes qui en expliquent les effets,a donné plusieurs dissertations savantes où il prouve que cetteerreur est aussi répandue chez les peuples barbares que chez lesnations civilisées.

On pourrait ajouter plusieurs notes aussicurieuses qu’intéressantes sur cette superstition horrible etsingulière ; mais elles dépasseraient les bornes d’unavant-propos. On remarquera en finissant, que quoique le nom deVampire soit le plus généralement reçu, il a d’autres synonymesdont on se sert dans les différentes parties du monde, commeVroucolacha, Vardoulacha, Goule,Broucoloka, etc.

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Au milieu des cercles de la haute société quele retour de l’hiver réunit à Londres, on voyait un seigneur aussiremarquable par ses singularités que par son rang distingué.Spectateur impassible de la gaîté qui l’environnait, il semblait nepouvoir la partager. Si la beauté, par un doux sourire, fixait uninstant son attention, un seul de ses regards la glaçait aussitôtet remplissait d’effroi ces cœurs où la légèreté avait établi sontrône. La source de la terreur qu’il inspirait était inconnue auxpersonnes qui en éprouvaient les effets ; quelques-uns lacherchaient dans ses yeux gris et ternes, qui ne pénétraient pasjusqu’au fond du cœur, mais dont la fixité laissait tomber unregard sombre dont on ne pouvait supporter le poids. Cessingularités le faisaient inviter dans toutes les maisons :tout le monde souhaitait de le voir. Les personnes accoutumées auxsensations fortes, et qui éprouvaient le poids de l’ennui, étaientcharmées d’avoir en leur présence un objet de distraction qui pûtattirer leur attention. Malgré la pâleur mortelle de son visage quene coloraient jamais ni l’aimable incarnat de la pudeur, ni larougeur d’une vive émotion, la beauté de ses traits fit naître àplusieurs femmes coquettes le dessein de le captiver ou d’obtenirde lui au moins quelques marques de ce qu’on appelle affection.Lady Mercer, qui depuis son mariage avait souvent donné prise à lamalignité par la légèreté de sa conduite, se mit sur les rangs, etemploya tous les moyens pour en être remarquée. Ce fut envain : lorsqu’elle se tenait devant lui, quoique ses yeuxfussent en apparence fixés sur elle, ils semblaient ne pasl’apercevoir. On se moqua de son impudence et elle renonça à sesprétentions. Si telle fut sa conduite envers cette femme galante,ce n’est pas qu’il se montrait indifférent aux attraits du beausexe ; mais la réserve avec laquelle il parlait à une épousevertueuse et à une jeune fille innocente laissait croire qu’ilprofessait pour elles un profond respect. Cependant son langagepassait pour séduisant ; et soit que ces avantages fissentsurmonter la crainte qu’il inspirait, soit que sa haine apparentepour le vice le fit rechercher, on le voyait aussi souvent dans lasociété des femmes qui sont l’honneur de leur sexe par leurs vertusdomestiques, que parmi celles qui se déshonorent par leursdérèglements.

À peu près dans le même temps arriva à Londresun jeune homme nommé Aubrey ; orphelin dès son enfance, ilétait demeuré avec une seule sœur, en possession de grands biens.Abandonné à lui-même par ses tuteurs, qui bornant leur mission àconserver sa fortune, avaient laissé le soin de son éducation à desmercenaires, il s’appliqua bien plus à cultiver son imagination queson jugement. Il était rempli de ces sentiments romanesquesd’honneur et de probité qui causent si souvent la ruine des jeunesgens sans expérience. Il croyait que la vertu régnait dans tous lescœurs et que la Providence n’avait laissé le vice dans le monde quepour donner à la scène un effet plus pittoresque, comme dans lesromans. Il ne voyait d’autres misères dans la vie des gens de lacampagne que d’être vêtus d’habits grossiers, qui cependantpréservaient autant du froid que des vêtements plus somptueux, etavaient en outre l’avantage de fournir des sujets piquants à lapeinture par leurs plis irréguliers et leurs couleurs variées. Ilprit, en un mot, les rêves des poètes pour les réalités de la vie.Il était bien fait, libre et opulent : à ces titres, il se vitentouré, dès son entrée dans le monde, par la plupart des mères quis’efforçaient d’attirer ses regards sur leurs filles. Celles-ci parleur maintien composé lorsqu’il s’approchait d’elles, et par leursregards attentifs lorsqu’il ouvrait les lèvres, lui firentconcevoir une haute opinion de ses talents et de son mérite.Attaché comme il était au roman de ses heures solitaires, il futétonné de ne trouver qu’illusion dans les peintures séduisantescontenues dans les ouvrages dont il avait fait son étude. Trouvantquelque compensation dans sa vanité flattée, il était prèsd’abandonner ses rêves, lorsqu’il rencontra l’être extraordinaireque nous avons dépeint plus haut.

Il se plut à l’observer ; mais il lui futimpossible de se former une idée distincte du caractère d’un hommeentièrement absorbé en lui-même, et qui ne donnait d’autre signe deses rapports avec les objets extérieurs qu’en évitant leur contact.Son imagination, entraînée par tout ce qui flattait son penchantpour les idées extravagantes, ne lui permit pas d’observerfroidement le personnage qu’il avait sous les yeux, mais elle formabientôt le héros d’un roman. Aubrey fit connaissance avec lordRuthven, lui témoigna beaucoup d’égards, et parvint enfin à êtretoujours remarqué de lui. Peu à peu, il appris que les affaires desa seigneurie étaient embarrassées, et qu’il se disposait àvoyager. Désireux de connaître à fond ce caractère singulier quiavait jusqu’alors excité sa curiosité sans la satisfaire, Aubreyfit entendre à ses tuteurs que le temps était venu de commencer cesvoyages, qui depuis tant de générations ont été jugés nécessairespour faire avancer à grands pas les jeunes gens dans la carrière duvice. Ils apprennent à écouter sans rougir le récit des intriguesscandaleuses, qu’on raconte avec vanité où dont on fait le sujet deses plaisanteries, selon qu’on a mis plus ou moins d’habileté à lesconduire. Les tuteurs d’Aubrey consentirent à ses désirs. Il fitpart aussitôt de ses intentions à lord Ruthven et fut surpris derecevoir de lui sa proposition de l’accompagner. Flatté d’une tellemarque d’estime de la part de celui qui paraissait n’avoir rien decommun avec les autres hommes, il accepta avec empressement, etdans peu de jours ils eurent traversé le détroit.

Jusque-là, Aubrey n’avait pas eu l’occasiond’étudier le caractère de lord Ruthven, et maintenant même, quoiquela plupart des actions de sa seigneurie fussent exposées à sesregards, il avait de l’embarras à se former un jugement exact de saconduite. Son compagnon de voyage poussait la libéralité jusqu’à laprofusion ; le fainéant, le vagabond, le mendiant recevaientde sa main au-delà de ce qui était nécessaire pour satisfaire leursbesoins présents. Mais Aubrey ne put s’empêcher de remarquer qu’ilne répandait jamais ses aumônes sur la vertu malheureuse : illa renvoyait toujours avec dureté. Au contraire, lorsqu’un vildébauché venait lui demander quelque chose, non pour subvenir à sesbesoins, mais pour s’enfoncer davantage dans le bourbier de soniniquité, il recevait un don considérable. Aubrey n’attribuaitcette distinction qu’à la plus grande importunité du vice quil’emporte sur la timidité de la vertu indigente. Cependant lesrésultats de la charité de sa seigneurie firent une vive impressionsur son esprit : ceux qui en éprouvaient les effetspérissaient sur l’échafaud ou tombaient dans la plus affreusemisère, comme si une malédiction y était attachée.

À Bruxelles et dans toutes les villes où ilsséjournèrent, Aubrey fut surpris de la vivacité avec laquelle soncompagnon de voyage se jetait dans le centre de tous les vices à lamode. Il fréquentait assidûment les maisons de jeu ; ilpariait, et gagnait toujours, excepté lorsque son adversaire étaitun filou reconnu, et alors il perdait plus que ce qu’il avaitgagné ; mais ni la perte ni le gain n’imprimaient le plusléger changement sur son visage impassible. Cependant lorsqu’ilétait aux prises avec un imprudent jeune homme ou un malheureuxpère de famille, il sortait de sa concentration habituelle ;ses yeux brillaient avec plus d’éclat que ceux du chat cruel quijoue avec la souris expirante. En quittant une ville, il y laissaitle jeune homme, arraché à la société dont il faisait l’ornement,maudissant, dans la solitude, le destin qui l’avait livré à cetesprit malfaisant, tandis que plus d’un père de famille, le cœurdéchiré par les regards éloquents de ses enfants mourant de faim,n’avait pas même une obole à leur offrir pour satisfaire leursbesoins, au lieu d’une fortune naguère considérable. Ruthvenn’emportait aucun argent de la table de jeu ; il perdaitaussitôt, avec celui qui avait déjà ruiné plusieurs joueurs, cet orqu’il venait d’arracher aux mains d’un malheureux. Ces succèssupposaient un certain degré d’habileté, qui toutefois ne pouvaitrésister à la finesse d’un filou expérimenté. Aubrey se proposaitsouvent de faire des représentations à son ami, et de l’engager àse priver d’un plaisir qui causait la ruine de tous, sans luiapporter aucun profit. Il différait toujours dans l’espérance queson ami lui donnerait l’occasion de lui parler à cœur ouvert. Cetteoccasion ne se présentait jamais : lord Ruthven, au fond de savoiture, ou parcourant les paysages les plus pittoresques, étaittoujours le même : ses yeux parlaient moins que ses lèvres.C’était vainement qu’Aubrey cherchait à pénétrer dans le cœur del’objet de sa curiosité ; il ne pouvait découvrir un mystèreque son imagination exaltée commençait à croire surnaturel.

Ils arrivèrent bientôt à Rome, où Aubreyperdit quelque temps son compagnon de voyage. Il le laissa dans lasociété d’une comtesse italienne, tandis que lui visitait lesmonuments et les antiquités de l’ancienne métropole de l’univers.Pendant qu’il se livrait à ces recherches, il reçut des lettres deLondres qu’il ouvrit avec une vive impatience : la premièreétait de sa sœur, elle ne lui parlait que de leur affectionmutuelle ; les autres qui étaient de ses tuteurs le frappèrentd’étonnement. Si l’imagination d’Aubrey s’était jamais forméel’idée que le génie du mal animait lord Ruthven, elle étaitconfirmée dans cette croyance par les lettres qu’il venait de lire.Ses tuteurs le pressaient de se séparer d’un ami dont le caractèreétait profondément dépravé, et que ses talents pour la séduction nerendaient que plus dangereux à la société. On avait découvert queson mépris pour une femme adultère était loin d’avoir pour cause lahaine de ses vices, mais qu’il voulait jouir du plaisir barbare deprécipiter sa victime et la complice de son crime, du faîte de lavertu dans le bourbier de l’infamie et de la dégradation. En unmot, toutes les femmes dont il avait recherché la société, enapparence pour rendre hommage à leur vertu, avaient, depuis sondépart, jeté le masque de la pudeur, et ne rougissaient pasd’exposer aux regards du public la laideur de leurs vices.

Aubrey se détermina à quitter un homme dont lecaractère, sous quelque point de vue qu’il l’eût considéré, ne luiavait jamais rien montré de consolant. Il résolut de chercherquelque prétexte plausible pour se séparer de lui, en se proposantd’ici là de le surveiller de plus près, et de ne laisser aucune deses actions sans la remarquer. Il se fit présenter dans la sociétéque Ruthven fréquentait, et s’aperçut bientôt que le lord cherchaità séduire la fille de la comtesse. En Italie, les jeunes personnesparaissent peu dans le monde avant leur mariage. Il était doncobligé de dresser en secret ses batteries, mais les yeux d’Aubreyle suivaient dans toutes ses démarches et découvrirent bientôtqu’un rendez-vous était donné, dont le résultat devait être laperte d’une jeune fille aussi innocente qu’inconsidérée. Sansperdre de temps, Aubrey se présente à lord Ruthven, lui demandebrusquement quelles sont ses intentions envers cette demoiselle, etlui annonce qu’il a appris qu’il devait avoir cette nuit même uneentrevue avec elle. Lord Ruthven répond que ses intentions sont lesmêmes que celles de tout autre en pareille occasion. Aubrey lepresse et veut savoir s’il songe au mariage. Ruthven se tait etlaisse échapper un sourire ironique. Aubrey se retire et faitsavoir par un billet à sa seigneurie qu’il renonce à l’accompagnerdans le reste de ses voyages. Il ordonne à son domestique dechercher d’autres appartements et court apprendre à la comtessetout ce qu’il savait non seulement sur la conduite de sa fille,mais encore sur le caractère de milord. On mit obstacle aurendez-vous. Le lendemain, lord Ruthven se contenta d’envoyer sondomestique à Aubrey pour lui faire savoir qu’il adhéraitentièrement à ses projets de séparation ; mais il ne laissapercer aucun soupçon sur la part que son ancien ami avait eue dansle dérangement de ses projets.

Après avoir quitté Rome, Aubrey dirigea sespas vers la Grèce, et arriva bientôt à Athènes, après avoirtraversé la péninsule. Il s’y logea dans la maison d’un grec.Bientôt il s’occupa à rechercher les souvenirs d’une anciennegloire sur ces monuments qui, honteux de ne raconter qu’à desesclaves les exploits d’hommes libres, semblaient se cacher dans laterre ou se voiler de lichens variés. Sous te même toit que luivivait une jeune fille si belle, si délicate, qu’un peintrel’aurait choisie pour modèle, s’il avait voulu retracer sur latoile l’image des houris que Mahomet promet au fidèlecroyant ; seulement ses yeux décelaient bien plus d’esprit quene peuvent en avoir ces beautés à qui le prophète refuse une âme.Soit qu’elle dansât dans la plaine, ou qu’elle courût sur lepenchant des montagnes, elle surpassait la gazelle en grâces et enlégèreté. Ianthe accompagnait Aubrey dans ses recherches desmonuments antiques, et souvent le jeune antiquaire était bienexcusable d’oublier en la voyant une ruine qu’il regardaitauparavant comme de la dernière importance pour interpréter unpassage de Pausanias.

Pourquoi s’efforcer de décrire ce que tout lemonde sent, mais que personne ne saurait exprimer ? C’étaientl’innocence, la jeunesse, et la beauté, que n’avaient flétris niles salons ni les bals d’apparat. Tandis qu’Aubrey dessinait lesruines dont il voulait conserver le souvenir, elle se tenait auprèsde lui et observait les effets magiques du pinceau qui retraçaitles scènes du lieu de sa naissance. Tantôt elle lui représentaitles danses de sa patrie, tantôt elle lui dépeignait avecl’enthousiasme de la jeunesse, la pompe d’une noce dont elle avaitété témoin dans son enfance, tantôt, faisant tomber la conversationsur un sujet qui paraissait plus vivement frapper le jeune homme,elle lui répétait tous les contes surnaturels de sa nourrice. Lefeu et la ferme croyance qui animait sa narration excitaientl’attention d’Aubrey. Souvent, tandis qu’elle lui racontaitl’histoire d’un vampire qui avait passé plusieurs années au milieude ses parents et de ses amis les plus chers, et était forcé pourprolonger son existence de quelques mois, de dévorer chaque annéeune femme qu’il aimait, son sang se glaçait dans ses veines,quoiqu’il s’efforçât de rire de ces contes horribles etchimériques. Mais Ianthe lui citait le nom de plusieurs vieillardsqui avaient découvert un vampire vivant au milieu d’eux, aprèsqu’un grand nombre de leurs parents et de leurs enfants eurent ététrouvés morts avec les signes de la voracité de ces monstres.Affligée de son incrédulité, elle le suppliait d’ajouter foi à sonrécit, car on avait remarqué, disait-elle, que ceux qui avaient osémettre en doute l’existence des vampires en avaient trouvé despreuves si terribles qu’ils avaient été forcés de l’avouer, avec ladouleur la plus profonde. Elle lui dépeignit la figure de cesmonstres, telle que la tradition la lui avait montrée, et l’horreurd’Aubrey fut à son comble, lorsque cette peinture lui rappelaexactement les traits de lord Ruthven ; il persista cependantà vouloir lui persuader que ses craintes étaient imaginaires, maisen même temps il était frappé de ce que tout semblait se réunirpour lui faire croire au pouvoir surnaturel de lord Ruthven.

Aubrey s’attachait de plus en plus àIanthe ; son cœur était touché de son innocence quicontrastait si fort avec l’affectation des femmes au milieudesquelles il avait cherché à réaliser ses rêves romanesques. Iltrouvait ridicule la pensée de l’union d’un jeune Anglais avec unegrecque sans éducation, et cependant son amour pour Iantheaugmentait chaque jour. Quelquefois il essayait de se séparerd’elle pour quelque temps ; il se proposait d’aller à larecherche de quelques débris de l’antiquité, résolu de revenirlorsqu’il aurait atteint le but de sa course ; mais lorsqu’ily était parvenu, il ne pouvait fixer son attention sur tes ruinesqui l’environnaient, tant son esprit conservait l’image de cellequi semblait seule en droit d’occuper ses pensées. Ianthe ignoraitl’amour qu’elle avait fait naître ; l’innocence de sesamusements avait toujours le même caractère enfantin. Elleparaissait toujours se séparer d’Aubrey avec répugnance ; maisc’était seulement parce qu’elle ne pouvait pas visiter les lieuxqu’elle aimait à fréquenter, pendant que celui qui l’accompagnaitétait occupé à découvrir ou à dessiner quelque ruine qui avaitéchappé à la main destructive du temps. Elle en avait appelé autémoignage de ses parents au sujet des Vampires, et tous deuxavaient affirmé leur existence en pâlissant d’horreur à ce seulnom. Peu de temps après, Aubrey résolut de faire une de sesexcursions qui ne devait le retenir que quelques heures ;lorsqu’ils apprirent le lieu où il dirigeait ses pas, ils lesupplièrent de revenir avant la nuit, car il serait obligé depasser par un bois où. aucune considération n’aurait pu retenir unGrec après le coucher du soleil. Ils lui dépeignirent ce lieu commele rendez-vous des vampires pour leurs orgies nocturnes, et luiprédirent les plus affreux malheurs, s’il osait s’y aventurer aprèsla fin du jour. Aubrey fit peu de cas de leurs représentations etsouriait de leur frayeur ; mais lorsqu’il les vit trembler àla pensée qu’il osait se moquer de cette puissance infernale etterrible, dont le nom seul les glaçait de terreur, il garda lesilence.

Le lendemain matin, lorsqu’il se préparait àpartir seul pour son excursion, Aubrey fut surpris de laconsternation répandue sur tous les traits de ses hôtes et appritavec étonnement que ses railleries sur la croyance de ces monstresaffreux étaient seules la cause de leur terreur. Au moment de sondépart Ianthe s’approcha de lui, et le supplia avec instance d’êtrede retour avant que la nuit eût rendu à ces êtres horriblesl’exercice de leur pouvoir. Il le promit. Cependant ses recherchesl’occupèrent à un tel point qu’il ne s’aperçut pas que le jourétait à son déclin, et qu’il ne remarqua pas un de ces nuagesnoirs, qui, dans ces climats brûlants, couvrent bientôt toutl’horizon de leur masse épouvantable et déchargent leur rage surles campagne désolées. Il monta à cheval, résolu de regagner par lavitesse de sa course le temps qu’il avait perdu ; mais ilétait trop tard. On connaît à peine le crépuscule dans les climatsméridionaux ; la nuit commença immédiatement après le coucherdu soleil. Avant qu’il eût fait beaucoup de chemin, l’orage éclatadans toute sa furie ; les tonnerres répétés avec fracas parles échos d’alentour faisaient entendre un roulement continuel, lapluie qui tombait par torrents eut bientôt percé le feuillage souslequel il avait cherché un asile ; les éclairs semblaientéclater à ses pieds. Tout d’un coup son cheval épouvanté l’emportarapidement au travers de la forêt, et ne s’arrêta que lorsqu’il futharassé de fatigue. Aubrey découvrit à la lueur des éclairs unechaumière qui s’élevait au-dessus des broussailles quil’environnaient. Il descendit de cheval et s’y dirigea, espérant ytrouver un guide qui le ramenât à la ville, ou un asile contre lesfureurs de la tempête. Comme il s’en approchait, le tonnerre, encessant un moment de gronder, lui permit d’entendre les cris d’unefemme mêlés aux éclats étouffés d’un rire insultant ; maisrappelé à lui par le fracas de la foudre qui éclatait sur sa tête,il force la porte de la chaumière. Il se trouve dans une obscuritéprofonde ; cependant le son des mêmes voix guide encore sespas. On paraît ne pas s’apercevoir de son entrée, quoiqu’il appelleà grands cris ; en s’avançant, il heurte un homme qui lesaisit, et une voix s’écrie : se rira-t-on encore demoi ? Un éclat de rire succède à ses paroles, il se sentalors fortement serré par une force plus qu’humaine ; résolude vendre chèrement sa vie, il oppose de la résistance ; maisc’est en vain, il est bientôt violemment renversé. Son ennemi seprécipitant sur lui, et appuyant son genou sur sa poitrine, portaitdéjà ses mains à sa gorge, lorsque la clarté de plusieurs torches,pénétrant par l’ouverture qui donnait passage à la lumière du jour,le force d’abandonner sa victime, il se lève aussitôt, et s’élancedans la forêt. On entendit le froissement des branches qu’ilheurtait dans sa fuite, et il disparut. La tempête étant apaisée,Aubrey, incapable de mouvement, parvint à se faire entendre ;les gens qui étaient au dehors entrèrent ; la lueur de leurstorches éclaira les murailles nues et le chaume du toit noirci pardes flocons de suie. À la prière d’Aubrey, ils cherchèrent la femmedont les cris l’avaient attiré. Il demeura de nouveau dans lesténèbres ; mais quelle fut son horreur, lorsqu’il reconnutdans un cadavre qu’on apporta auprès de lui la belle compagne deses courses ! Il ferma les yeux, espérant que ce n’était qu’unfantôme créé par son imagination troublée ; mais, lorsqu’illes rouvrit, il aperçut le même corps étendu à son côté ; seslèvres et ses joues étaient également décolorées ; mais lecalme de son visage la rendait aussi intéressante que lorsqu’ellejouissait de la vie. Sou cou et son sein étaient couverts de sanget sa gorge portait les marques des dents qui avaient ouvert saveine. À cette vue, les Grecs, saisis d’horreur, s’écrièrent à lafois : Elle est victime d’un vampire ! On fit àla hâte un brancard. Aubrey y fut déposé à côté de celle qui avaitété tant de fois l’objet de ses rêves. Visions brillantes etfugitives évanouies avec la fleur d’Ianthe ! Il ne pouvaitdémêler ses pensées, son esprit était engourdi et semblait craindrede former une réflexion ; il tenait à la main, presque sans lesavoir, un poignard d’une forme extraordinaire qu’on avait trouvédans la cabane. Ils rencontrèrent bientôt différentes troupes quela mère d’Ianthe avait envoyées à la recherche de sa fille, dèsqu’elle s’était aperçue de son absence. Leurs cris lamentables àl’approche de la ville, apprirent aux parents qu’il était arrivéune catastrophe terrible. Il serait impossible de peindre leurdésespoir ; mais lorsqu’ils reconnurent la cause de la mort deleur fille, ils regardèrent tour à tour son corps inanimé etAubrey. Ils furent inconsolables et moururent tous les deux dedouleur.

Aubrey fut mis au lit ; une fièvreviolente le saisit. Il fut souvent dans le délire ; dans cesintervalles, il prononçait le nom de Ruthven et d’Ianthe ; parune étrange combinaison d’idées, il semblait supplier son ancienami d’épargner l’objet de son amour. D’autres fois, il l’accablaitd’imprécations, et le maudissait comme l’assassin de la jeunefille. Lord Ruthven arriva à Athènes à cette époque, et, on ne saitpar quel motif, dès qu’il apprit l’état d’Aubrey, il vint habiterla même maison que lui, et le soigna constamment. Lorsqu’Aubreysortit du délire, l’aspect d’un homme dont les traits luiprésentaient l’image d’un vampire, le frappa de terreur, maisRuthven, par ses douces paroles, par son repentir de la faute quiavait causé leur séparation, et encore plus par ses attentions, soninquiétude et ses soins assidus, lui rendit bientôt sa présenceagréable. Il paraissait tout à fait changé : ce n’était pluscet être apathique qui avait tant étonné Aubrey. Mais à mesure quecelui-ci recouvra la santé, le lord revint peu à peu à son anciencaractère et Aubrey n’aperçut dans ses traits d’autre différenceque le sourire d’une joie maligne qui venait quelquefois se jouersur ses lèvres, tandis que son regard était fixé sur lui ;Aubrey n’en connaissait pas le motif, mais ce sourire étaitfréquent. Sur la fin de la convalescence du malade, lord Ruthvenparut uniquement occupé, tantôt à considérer les vagues de cettemer qu’aucune marée n’agite, amoncelées par la bise, tantôt àobserver la course de ces globes qui roulent, comme notre monde,autour du soleil immobile ; il semblait vouloir éviter tousles regards.

Ce coup terrible avait beaucoup affaibli lesforces morales d’Aubrey ; et cette vivacité d’imagination quile distinguait autrefois semblait l’avoir abandonné pour jamais. Lesilence et la solitude avaient autant de charmes pour lui que pourlord Ruthven. Mais cette solitude qu’il aimait tant, il ne pouvaitpas la trouver aux environs d’Athènes ; s’il la cherchait aumilieu des ruines qu’il fréquentait autrefois, l’image d’Ianthe setenait auprès de lui ; s’il la cherchait dans la foret, il lavoyait encore errant au milieu des taillis, courant d’un piedléger, ou occupée à cueillir la modeste violette, puis tout d’uncoup elle lui montrait, en se retournant, son visage couvert d’unepâleur mortelle et sa gorge ensanglantée, tandis qu’un souriremélancolique errait sur ses lèvres décolorées. Il résolut de fuirune contrée où tout lui rappelait des souvenirs amers. Il proposa àlord Ruthven, à qui il se sentait uni par les liens de lareconnaissance, de parcourir ces contrées de la Grèce que personnen’avait encore visitées. Ils voyagèrent dans toutes les directions,n’oubliant aucun lieu célèbre et s’arrêtant devant tous les débrisqui rappelaient un illustre souvenir. Cependant ils paraissaientoccupés de tout autre chose que des objets qu’ils avaient sous lesyeux. Ils entendaient beaucoup parler de brigands, mais ilscommençaient à faire peu de cas de ces bruits, en attribuantl’invention aux habitants qui avaient intérêt à exciter ainsi lagénérosité de ceux qu’ils protégeraient contre ces prétendusdangers. Négligeant les avis des gens du pays, ils voyagèrent unefois avec un petit nombre de gardes qu’ils avaient pris plutôt pourleur servir de guides que pour les défendre. Au moment où ilsentraient dans un défilé étroit, dans le fond duquel roulait untorrent, dont le lit était encombré d’énormes masses de rocs quis’étaient détachées des précipices voisins, ils recommencèrent à serepentir de leur confiance ; car à peine toute leur troupe futengagée dans cet étroit passage, qu’ils entendirent le sifflementdes balles au-dessus de leurs têtes, et un instant après les échosrépétèrent le bruit de plusieurs coups de feu. Aussitôt leursgardes les abandonnèrent, et coururent se placer derrière desrochers, prêts à faire feu du côté d’où les coups étaient partis.Lord Ruthven et Aubrey, imitant leur exemple, se réfugièrent unmoment à l’abri d’un roc avancé, mais bientôt, honteux de se cacherainsi devant un ennemi dont les cris insultants les défiaientd’avancer, se voyant d’abord exposés à une mort presque certaine,si quelques brigands grimpaient sur les rochers au-dessus d’eux etles prenaient par derrière, ils résolurent d’aller à leurrencontre. À peine eurent-ils dépassé le roc qui les protégeait,que lord Ruthven reçut une balle dans l’épaule qui le renversa.Aubrey courut pour le secourir, et ne songeant pas a son proprepéril, il fut surpris de se voir entouré par les brigands. Lesgardes avaient mis bas les armes, dès que lord Ruthven avait étéblessé.

Par la promesse l’une grande récompense,Aubrey engagea les brigands à transporter son ami blessé dans unechaumière voisine. Il convint avec eux d’une rançon, et ne fut plustroublé par leur présence ; ils se contentèrent de garderl’entrée, jusqu’au retour de leur camarade, qui était allé toucherla somme promise avec un ordre d’Aubrey. Les forces de lord Ruthvens’affaissèrent rapidement ; deux jours après, la gangrène semit à sa blessure ; et la mort semblait s’avancer à grandspas. Sa conduite et son extérieur étaient toujours les mêmes. Ilparaissait aussi insensible à sa douleur qu’aux objets quil’environnaient. Cependant vers la fin du jour son esprit parutfort agité ; ses yeux se fixaient souvent sur Aubrey, qui luiprodiguait ses soins avec la plus grande sollicitude. –« Secourez-moi ! vous le pouvez… Sauvez… je ne dis pas mavie ; rien ne peut la sauver ; je ne la regrette pas plusque le jour qui vient de finir ; mais sauvez mon honneur,l’honneur de votre ami. » – « Comment ? quevoulez-vous dire ? Je ferai tout pour vous », réponditAubrey. – « Je demande bien peu de chose… la vie m’abandonne…je ne puis tout vous expliquer… Mais si vous gardez le silence surce que vous savez de moi, mon honneur sera sans tache… et sipendant quelque temps on ignorait ma mort en Angleterre… et… mavie. » – « Tout le monde l’ignorera. » –« Jurez » cria le mourant en se levant avec force,« jurez par tout ce que votre âme révère, par tout ce qu’ellecraint, jurez que d’un an et un jour, vous ne ferez connaître àaucun être vivant mes crimes et ma mort, quoi qu’il puisse arriver,quoi que vous puissiez voir ! » Ses yeux étincelantssemblaient sortir de leur orbite. « Je le jure », ditAubrey. Lord Ruthven retomba sur son oreiller avec un rire affreuxet il ne respirait plus.

Aubrey se retira pour se reposer, mais il neput dormir ; tous les événements qui avaient marqué sesrelations avec cet homme se retraçaient à son esprit ; il nesavait pourquoi, lorsqu’il se rappelait son serment, un frissonglacé courait dans ses veines, comme s’il eût été agité par unhorrible pressentiment. Il se leva de grand matin, et au moment oùil entrait dans le lieu où il avait laissé le cadavre, il rencontraun des voleurs qui lui dit que, conformément à la promesse qu’ilsavaient faite à sa seigneurie, lui et ses camarades avaienttransporté son corps au sommet d’une montagne ; il ne trouvaaucune trace du corps ni de ses vêtements, quoique les voleurs luijurassent qu’ils l’avaient déposé sur le même rocher qu’ilsindiquaient. Mille conjectures se présentèrent à son esprit, maisil retourna enfin, convaincu qu’on avait enseveli le cadavre aprèsl’avoir dépouillé de ce qui le couvrait.

Lassé d’un pays où il avait éprouvé desmalheurs si terribles, et où tout conspirait à rendre plus profondela mélancolie que des idées superstitieuses avaient fait naîtredans soit âme, il résolut de fuir et arriva bientôt à Smyrne.Tandis qu’il attendait un vaisseau qui devait le transporter àOtrante ou à Naples, il s’occupa à mettre en ordre quelques effetsqui avaient appartenu à lord Ruthven. Entre autres objets il trouvaune cassette qui contenait plusieurs armes offensives plus ou moinspropres à assurer la mort de la victime qui en était frappée ;il y avait plusieurs poignards et sabres orientaux. Pendant qu’ilexaminait leurs formes curieuses, quelle fut sa surprise derencontrer un fourreau dont les ornements étaient du même goût queceux du poignard trouvé dans la fatale cabane ! Ilfrissonna : pour mettre un terme à son incertitude, il courutchercher cette arme et découvrit avec horreur qu’elle s’adaptaitparfaitement avec le fourreau qu’il tenait dans la main. Ses yeuxn’avaient pas besoin d’autres preuves ; il ne pouvait sedétacher du poignard. Aubrey aurait voulu récuser le témoignage desa vue ; mais la forme particulière de l’arme, les ornementsde la poignée pareils à ceux du fourreau, détruisaient tous lesdoutes ; bien plus, l’un et l’autre étaient tachés desang.

Il quitta Smyrne et, en retournent dans sapatrie, il passa à Rome, où il s’informa de la jeune personne, quelord Ruthven avait cherché à séduire. Ses parents étaient dans ladétresse ; ils avaient perdu toute leur fortune, et on n’avaitplus entendu parler de leur fille depuis le départ du lord.L’esprit d’Aubrey était accablé de tant d’horreurs : ilcraignait qu’elle n’eût été la victime du meurtrier d’Ianthe !Toujours plongé dans une sombre rêverie, il ne semblait en sortirque pour presser les postillons, comme si la rapidité de sa courseeût dû sauver la vie à quelqu’un qui lui était cher. Enfin ilarriva bientôt à Calais ; un vent qui paraissait seconder savolonté le conduisit en peu d’heures sur les rivages del’Angleterre ! Il courut à la maison de ses pères, et oubliapour un moment, au milieu des embrassements de sa sœur, le souvenirdu passé. Ses caresses enfantines avaient autrefois gagné sonaffection, et aujourd’hui qu’elle était embellie des charmes et desgrâces de son sexe, sa société était devenue encore plus précieuseà son frère.

Miss Aubrey n’avait pas ces dehors quiséduisent et qui attirent les regards et les applaudissements dansles cercles et les assemblées. Elle ne possédait pas cette légèretébrillante qui n’existe que dans les salons. Son œil bleu nerespirait pas la vivacité d’un esprit enjoué ; mais on voyaits’y peindre cette douce mélancolie que le malheur n’a pas faitnaître, mais qui révèle une âme soupirant après un meilleur monde.Sa démarche n’était pas légère comme celle de la beauté quipoursuit un papillon ou un objet qui l’éblouit par le vif éclat deses couleurs ; elle était calme et réfléchie. Lorsqu’elleétait seule, le sourire de la joie ne venait jamais luire sur sonvisage ; mais quand son frère lui exprimait son affection,quand il oubliait auprès d’elle les chagrins qui troublaient sonrepos, qui aurait préféré à son sourire celui d’une beautévoluptueuse ? Tous ses traits peignaient alors les sentimentsqui étaient naturels à son âme. Elle n’avait que dix-huit ans, etn’avait pas encore paru dans la société, ses tuteurs ayant penséqu’il convenait d’attendre le retour de son frère, qui serait sonprotecteur. On avait décidé que la première assemblée à la courserait l’époque de son entrée dans le monde. Aubrey aurait préférédemeurer dans la maison pour se livrer sans réserve à samélancolie. Il ne pouvait pas prendre un grand intérêt à toutes lesfrivolités de ces réunions, lui qui avait été tourmenté par tousles événements dont il avait été le témoin ; mais il résolutde sacrifier ses goûts à l’intérêt de sa sœur. Ils arrivèrent àLondres et se préparèrent à paraître le lendemain à l’assemblée quidevait avoir lieu à la cour.

La réunion était nombreuse ; il n’y avaitpas eu de réception à la cour depuis longtemps, et tous ceux quiétaient jaloux de se réchauffer au sourire de la royauté y étaientaccourus. Aubrey s’y rendit avec sa sœur. Il se tenait dans uncoin, inattentif à tout ce qui se passait autour de lui, et serappelant avec une douleur amère que c’était dans ce lieu même,qu’il avait vu lord Ruthven pour la première fois, tout à coup ilse sent saisi par le bras, et une voix qu’il reconnut trop bienretentit à son oreille : Souviens-toi de tonserment ! Il osait à peine se retourner, redoutant devoir un spectre qui l’aurait anéanti, lorsqu’il aperçoit, àquelques pas de lui, le même personnage qui avait attiré sonattention dans ce lieu même, lors de sa première entrée dans lemonde. Il ne peut en détourner ses yeux ; mais bientôt sesjambes fléchissent sous le poids de son corps, il est forcé deprendre le bras d’un ami pour se soutenir, se fait jour à traversla foule, se jette dans sa voiture et rentre chez lui. Il sepromène dans sa chambre à pas précipités ; il couvre sa têtede ses mains, comme s’il voulait empêcher que d’autres pensées nejaillissent de son cerveau troublé. Lord Ruthven encore devant lui…le poignard… son serment… tout se réunit pour bouleverser sesidées. Il se croit en proie à un songe affreux… un mort rappelé àla vie ! Il pense que son imagination seule a présenté à sesregards le fantôme de celui dont le souvenir le poursuit sanscesse. Toute autre supposition serait-elle possible ? Ilretourne dans la société ; mais à peine veut-il faire quelquesquestions sur lord Ruthven, que son nom expire sur ses lèvres, etil ne peut rien apprendre. Quelque temps après il conduit sa sœurdans la société d’un de ses proches parents. Il la laisse auprèsd’une dame respectable, et se retire à l’écart pour se livrer auxsouvenirs qui le dévorent. S’apercevant enfin que plusieurspersonnes se retiraient, il sort de sa rêverie et entre dans lasalle voisine ; il y trouve sa sœur entourée d’un groupenombreux, engagé dans une conversation animée ; il veuts’ouvrir un passage jusqu’à elle, lorsqu’une personne, qu’il priaitde se retirer un peu, se retourne et lui montre ces traits qu’ilabhorrait. Aussitôt Aubrey s’élance, saisit sa sœur par le bras, etl’entraîne d’un pas rapide ; à la porte de la rue, il se voitarrêté par la foule des domestiques qui attendaient leursmaîtres ; tandis qu’il passe au milieu d’eux, il entend encorecette voix trop connue lui répéter tout bas : Souviens-toide ton serment ! Il n’ose pas retourner ; mais ilentraîne plus vivement sa sœur et arrive enfin dans sa maison.

Aubrey fut sur le point de perdre l’esprit. Siautrefois le seul souvenir du monstre occupait son imagination,combien plus terrible devait être cette pensée, aujourd’hui qu’ilavait acquis la certitude de son retour à la vie ! Il recevaitles soins de sa sœur sans en apercevoir : c’était en vainqu’elle lui demandait la cause de son brusque départ. Il ne luirépondait que par quelques mots entrecoupés qui la glaçaientd’effroi. Plus il réfléchissait, plus son esprit s’égarait. Sonserment faisait son désespoir ; devait-il laisser le monstrechercher librement une nouvelle victime ? devait-il le laisserdévorer ce qu’il avait de plus cher, sans prévenir les effets d’unerage, qui pouvait être assouvie sur sa propre sœur ? Maisquand il violerait son serment ; quand il dévoilerait sessoupçons, qui ajouterait foi à son récit ? Il pensa que samain devait délivrer le monde d’un tel fléau ; mais,hélas ! il se souvint que le monstre se riait de la mort.Pendant quelques jours, il demeura dans cet état enfermé dans sachambre ; ne voyant personne, et ne mangeant que ce que sasœur lui apportait, en le conjurant, les armes aux yeux, desoutenir sa vie par pitié pour elle. Enfin, ne pouvant plussupporter le silence et a solitude, il quitta sa maison, et erra derue en rue, pour fuir le fantôme qui le poursuivait. Ses vêtementsétaient négligés, et il était exposé aussi souvent aux ardeurs dusoleil qu’à la fraîcheur des nuits. D’abord il rentrait chez luichaque soir : mais bientôt il se couchait là où la fatigue leforçait à s’arrêter. Sa sœur, craignant pour sa sûreté, le faisaitsuivre par ses domestiques ; il se dérobait à eux aussi viteque la pensée. Cependant sa conduite changea tout d’un coup. Frappéde l’idée que son absence laissait ses amis exposés à la fureurd’un monstre qu’ils ne connaissaient pas, il résolut de rentrerdans la société pour surveiller de près lord Ruthven, et ledémasquer malgré son serment, aux yeux de tous ceux qui vivraientdans son intimité. Mais lorsqu’il entrait dans un salon, ses yeuxétaient hagards, il regardait avec un air soupçonneux ; sonagitation intérieure perçait tellement au dehors que sa sœur futenfin obligée de le prier d’éviter une société qui l’affectait sipéniblement. Ses conseils furent inutiles ; alors ses tuteurs,craignant que sa raison ne s’altérât, crurent qu’il était tempsd’employer l’autorité que les parents d’Aubrey leur avaientconfiée.

Voulant lui épargner les accidents et lessouffrances auxquels il était chaque jour exposé dans ses coursesvagabondes, et dérober aux yeux du public les marques de ce qu’ilsprenaient pour de la folie, ils engagèrent un médecin à demeurerdans sa maison et à lui donner des soins assidus. Il parut à peines’apercevoir de sa présence, tant était profonde la préoccupationde son esprit Le désordre de ses idées s’accrut à un tel point,qu’on fut obligé de le renfermer dans sa chambre. Il demeuraitplusieurs jours de suite dans un état de stupeur, d’où rien nepouvait le faire sortir ; sa maigreur était excessive :ses yeux avaient un éclat vitreux. La présence de sa sœur avaitseule le pouvoir d’exciter en lui quelques signes de souvenir etd’affection. Alors il s’avançait brusquement vers elle, lui prenaitles mains, jetait sur elle des regards qui la faisaient trembler,et s’écriait : « Ah ! ne le touche pas ! au nomde l’amitié qui nous unit, ne t’approche pas de lui ! »En vain elle lui demandait de qui il voulait parler, il nerépondait que ces mots : « C’est vrai ! ce n’est quetrop vrai ! » et il retombait dans le même étatd’insensibilité. Plusieurs mois se passèrent ainsi ;cependant, à mesure que l’année s’écoulait, ses momentsd’aliénation devinrent moins fréquents ; sa sombre mélancolieparut s’éclaircir par degrés. Ses tuteurs observèrent qu’ilcomptait sur ses doigts un nombre déterminé, et qu’alors ilsouriait.

Le temps avait fui, et l’on était arrivé audernier jour de l’année lorsqu’un des tuteurs d’Aubrey entra danssa chambre, et s’entretint avec le médecin du malheur qui retenaitson pupille dans une situation si déplorable, au moment où sa sœurétait à la veille de se marier. Aussitôt l’attention d’Aubreys’éveilla, il demanda avec inquiétude quel homme elle devaitépouser. Ravis de cette marque d’un retour à la raison qu’ilsn’osaient espérer, ils lui nommèrent le comte de Marsden. Aubreyparut charmé d’entendre le nom de ce jeune homme, qu’il croyaitavoir connu dans la société, et il les étonna en leur exprimant ledésir d’assister aux noces et en demandant à voir sa sœur. Ils nerépondirent rien, mais quelques moments après, sa sœur fut auprèsde lui. Il était encore sensible à son aimable sourire ; il lapressait sur son sein, l’embrassait avec transport. Miss Aubreyversait des larmes de joie en voyant son frère renaître à la santéet aux sentiments de l’amitié fraternelle. Il se mit à lui parleravec son ancienne chaleur et à la féliciter de son mariage avec unhomme si distingué par son rang et ses bonnes qualités ; toutà coup il aperçoit un médaillon suspendu sur sa poitrine, ill’ouvre, et quelle est sa surprise en reconnaissant les traits dumonstre qui avait en tant d’influence sur sa destinée. Il saisit leportrait avec fureur et le foule aux pieds. Sa sœur lui demandepour quel sujet il traite ainsi l’image de son futur époux ;il la regarde et ne l’entend pas… il lui prend les mains ; sonregard est frénétique. « Jure-moi, s’écrie-t-il, jure-moi dene jamais t’unir à ce monstre ; c’est lui… » Il ne peutachever… il croit entendre cette voix connue qui lui rappelle sonserment ; il se retourne soudain, croyant que lord Ruthvenétait derrière lui ; mais il ne voit personne ; sestuteurs et le médecin qui avaient tout entendu accourent, etpensant que c’était un nouvel accès de folie, ils le séparent demiss Aubrey qu’ils engagent à se retirer. Il tombe à genoux, il lessupplie de différer d’un jour le mariage. Ils prennent ses prièrespour une nouvelle preuve de démence, tachent de le calmer et seretirent.

Lord Ruthven s’était présenté chez Aubrey lelendemain de l’assemblée qui avait eu lieu à la cour ; mais onrefusa de le voir comme toutes les autres personnes. Lorsqu’ilapprit la maladie d’Aubrey, il comprit facilement qu’il en était lacause ; mais lorsqu’il sut que son esprit était aliéné, sajoie fut si excessive qu’il put à peine la cacher aux personnes quilui avaient donné cette nouvelle. Il s’empressa de se faireintroduire dans la maison de son ancien ami, et par des soinsassidus, et l’affection qu’il feignait de porter à son frère, ilparvint à se faire aimer de miss Aubrey. Qui pouvait résister aupouvoir de cet homme ? Il racontait avec éloquence les dangersqu’il avait courus. Il se peignait comme un être qui n’avait desympathie sur la terre qu’avec celle à qui il s’adressait. Il luidisait qu’il n’avait connu le prix de la vie, que depuis qu’ilavait eu le bonheur d’entendre les sons touchants de sa voix ;en un mot, il sut si bien mettre en usage cet art funeste dont leserpent se servit le premier, qu’il réussit à gagner son affection.Le titre de la branche aînée lui étant échu, il avait obtenu uneambassade importante, qui lui servit d’excuse pour hâter sonmariage. Malgré l’état déplorable du frère de sa future, il devaitpartir le lendemain pour le continent.

Aubrey, laissé seul par le médecin et sontuteur, tâcha de gagner les domestiques, mais ce fut en vain. Ildemanda des plumes et du papier, on lui en apporta ; ilécrivit une lettre à sa sœur, où il la conjurait, si elle avait àcœur sa félicité, son propre honneur, celui des auteurs de sesjours, qui voyaient en elle l’espérance de leur maison, de retarderde quelques heures un mariage qui devait être la source desmalheurs les plus terribles. Les domestiques promirent de la luiremettre ; mais ils la donnèrent au médecin qui ne voulut pastroubler l’esprit de miss Aubrey par ce qu’il regardait comme lesrêves d’un insensé. La nuit se passa sans que les habitants de lamaison se livrassent au repos. On concevra plus facilement qu’on nepourrait le décrire l’horreur que ces préparatifs inspiraient aumalheureux Aubrey. Le matin arriva, et le fracas des carrosses vintfrapper ses oreilles. Aubrey fut dans un accès de frénésie. Lacuriosité des domestiques l’emporta sur leur vigilance ; ilss’éloignèrent les uns après les autres, le laissant sous la garded’une vieille femme. Il saisit cette occasion, s’élance d’un sautvers la porte et se trouve en un instant au milieu de l’appartementoù tout le monde était rassemblé. Lord Ruthven l’aperçoit lepremier ; il s’en approche aussitôt, le saisit par le brasavec force, et l’entraîne hors du selon, muet de rage. Lorsqu’ilssont sur l’escalier, lord Ruthven lui dit tout bas :« Souviens-toi de ton serment, et sache que ta sœurest déshonorée, si elle n’est pas aujourd’hui mon épouse. Lesfemmes sont fragiles ! » Il dit et le pousse dans lesmains des domestiques qui, rappelés par la vieille femme, étaient àsa recherche. Aubrey ne pouvait plus se soutenir ; sa rage,forcée de se concentrer, causa la rupture d’un vaisseausanguin : on le porta dans son lit. Sa sœur ne sut point cequi venait de se passer ; elle n’était pas dans le salonlorsqu’il y entra et le médecin ne voulut pas l’affliger par cespectacle. Le mariage fut célébré et les nouveaux époux quittèrentLondres.

La faiblesse d’Aubrey augmenta ;l’effusion abondante du sang produisit les symptômes d’une mortprochaine. Il fit appeler ses tuteurs et lorsque minuit eut sonné,il leur raconta avec calme ce que le lecteur vient de lire, etaussitôt il expira.

On vola au secours de miss Aubrey, maislorsqu’on arriva, il était trop tard : Lord Ruthven avaitdisparu et le sang de la sœur d’Aubrey avait éteint la soif d’unVampire.

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