Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Au milieu du grand silence, et dans le désert de l’avenue, les voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons, endormies aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly, s’étaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui descendaient de Nanterre ; et les chevaux allaient tout seuls, la tête basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés à plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec de gaz, au sortir d’une nappe d’ombre, éclairait les clous d’un soulier, la manche bleue d’une blouse, le bout d’une casquette, entrevus dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes, des bouquets blancs des navets, des verdures débordantes des pois et des choux.Et, sur la route, sur les routes voisines, en avant et en arrière,des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois pareils, tout un arrivage traversant les ténèbres et le gros sommeil de deux heures du matin, berçant la ville noire du bruit de cette nourriture qui passait.

Balthazar, le cheval de madame François, une bête trop grasse,tenait la tête de la file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles, lorsque, à la hauteur de la rue de Longchamp, un sursaut de peur le planta net sur ses quatre pieds. Les autres bêtes vinrent donner de la tête contre le cul des voitures, et lafile s’arrêta, avec la secousse des ferrailles, au milieu desjurements des charretiers réveillés. Madame François, adossée à uneplanchette contre ses légumes, regardait, ne voyait rien, dans lamaigre lueur jetée à gauche par la petite lanterne carrée, quin’éclairait guère qu’un des flancs luisants de Balthazar.

– Eh ! la mère, avançons ! cria un des hommes,qui s’était mis à genoux sur ses navets… C’est quelque cochond’ivrogne.

Elle s’était penchée, elle avait aperçu, à droite, presque sousles pieds du cheval, une masse noire qui barrait la route.

– On n’écrase pas le monde, dit-elle, en sautant àterre.

C’était un homme vautré tout de son long, les bras étendus,tombé la face dans la poussière. Il paraissait d’une longueurextraordinaire, maigre comme une branche sèche ; le miracleétait que Balthazar ne l’eût pas cassé en deux d’un coup de sabot.Madame François le crut mort ; elle s’accroupit devant lui,lui prit une main, et vit qu’elle était chaude.

– Eh ! l’homme ! dit-elle doucement.

Mais les charretiers s’impatientaient. Celui qui étaitagenouillé dans ses légumes reprit de sa voix enrouée :

– Fouettez donc, la mère !… Il en a plein son sac, lesacré porc ! Poussez-moi ça dans le ruisseau !

Cependant, l’homme avait ouvert les yeux. Il regardait madameFrançois d’un air effaré, sans bouger. Elle pensa qu’il devait êtreivre, en effet.

– Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser,lui dit-elle… Où alliez-vous ?

– Je ne sais pas…, répondit-il d’une voix très basse.

Puis, avec effort, et le regard inquiet :

– J’allais à Paris, je suis tombé, je ne sais pas…

Elle le voyait mieux, et il était lamentable, avec son pantalonnoir, sa redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheressesdes os. Sa casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement surles sourcils, découvrait deux grands yeux bruns, d’une singulièredouceur, dans un visage dur et tourmenté. Madame François pensaqu’il était vraiment trop maigre pour avoir bu.

– Et où alliez-vous, dans Paris ? demanda-t-elle denouveau.

Il ne répondit pas tout de suite ; cet interrogatoire legênait. Il parut se consulter ; puis, en hésitant :

– Par là, du côté des Halles.

Il s’était mis debout, avec des peines infinies, et il faisaitmine de vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit quis’appuyait en chancelant sur le brancard de la voiture.

– Vous êtes las ?

– Oui, bien las, murmura-t-il.

Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle lepoussa, en disant :

– Allons, vite, montez dans ma voiture ! Vous nousfaites perdre un temps, là !… Je vais aux Halles, je vousdéballerai avec mes légumes.

Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras,le jeta sur les carottes et les navets, tout à fait fâchée,criant :

– À la fin, voulez-vous nous ficher la paix ! Vousm’embêtez, mon brave… Puisque je vous dis que je vais auxHalles ! Dormez, je vous réveillerai.

Elle remonta, s’adossa contre la planchette, assise de biais,tenant les guides de Balthazar, qui se remit en marche, serendormant, dodelinant des oreilles. Les autres voitures suivirent,la file reprit son allure lente dans le noir, battant de nouveau ducahot des roues les façades endormies. Les charretiersrecommencèrent leur somme sous leurs limousines. Celui qui avaitinterpellé la maraîchère s’allongea, en grondant :

– Ah ! malheur ! s’il fallait ramasser lesivrognes !… Vous avez de la constance, vous, lamère !

Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la têtebasse. L’homme que madame François venait de recueillir, couché surle ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navetsqui emplissaient le cul de la voiture ; sa face s’enfonçait aubeau milieu des carottes, dont les bottes montaient ets’épanouissaient ; et, les bras élargis, exténué, embrassantla charge énorme des légumes, de peur d’être jeté à terre par uncahot, il regardait, devant lui, les deux lignes interminables desbecs de gaz qui se rapprochaient et se confondaient, tout là-haut,dans un pullulement d’autres lumières. À l’horizon, une grandefumée blanche flottait, mettait Paris dormant dans la buéelumineuse de toutes ces flammes.

– Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit lamaraîchère, au bout d’un instant. Depuis que j’ai perdu mon pauvrehomme, je vais tous les matins aux Halles. C’est dur, allez !…Et vous ?

– Je me nomme Florent, je viens de loin…, réponditl’inconnu avec embarras. Je vous demande excuse ; je suis sifatigué que cela m’est pénible de parler.

Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu lesguides sur l’échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bêteconnaissant chaque pavé. Florent, les yeux sur l’immense lueur deParis, songeait à cette histoire qu’il cachait. Échappé de Cayenne,où les journées de décembre l’avaient jeté, rôdant depuis deux ansdans la Guyane hollandaise, avec l’envie folle du retour et la peurde la police impériale, il avait enfin devant lui la chère grandeville, tant regrettée, tant désirée. Il s’y cacherait, il y vivraitde sa vie paisible d’autrefois. La police n’en saurait rien.D’ailleurs, il serait mort, là-bas. Et il se rappelait son arrivéeau Havre, lorsqu’il ne trouva plus que quinze francs dans le coinde son mouchoir. Jusqu’à Rouen, il put prendre la voiture. DeRouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit àpied. Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain.Puis, il ne savait plus. Il croyait avoir dormi plusieurs heuresdans un fossé. Il avait dû montrer à un gendarme les papiers dontil s’était pourvu. Tout cela dansait dans sa tête. Il était venu deVernon sans manger, avec des rages et des désespoirs brusques quile poussaient à mâcher les feuilles des haies qu’il longeait ;et il continuait à marcher, pris de crampes et de douleurs, leventre plié, la vue troublée, les pieds comme tirés, sans qu’il eneût conscience, par cette image de Paris, au loin, très loin,derrière l’horizon, qui l’appelait, qui l’attendait. Quand ilarriva à Courbevoie, la nuit était très sombre. Paris, pareil à unpan de ciel étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparutsévère et comme fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse,il descendit la côte, les jambes cassées. En traversant le pont deNeuilly, il s’appuyait au parapet, il se penchait sur la Seineroulant des flots d’encre, entre les masses épaissies desrives ; un fanal rouge, sur l’eau, le suivait d’un œilsaignant. Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, touten haut. L’avenue lui paraissait démesurée. Les centaines de lieuesqu’il venait de faire n’étaient rien ; ce bout de route ledésespérait, jamais il n’arriverait à ce sommet, couronné de ceslumières. L’avenue plate s’étendait, avec ses lignes de grandsarbres et de maisons basses, ses larges trottoirs grisâtres, tachésde l’ombre des branches, les trous sombres des rues transversales,tout son silence et toutes ses ténèbres ; et les becs de gaz,droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie de leurscourtes flammes jaunes, dans ce désert de mort. Florent n’avançaitplus, l’avenue s’allongeait toujours, reculait Paris au fond de lanuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur œil unique,couraient à droite et à gauche, en emportant la route ; iltrébucha, dans ce tournoiement ; il s’affaissa comme une massesur les pavés.

À présent, il roulait doucement sur cette couche de verdure,qu’il trouvait d’une mollesse de plume. Il avait levé un peu lementon, pour voir la buée lumineuse qui grandissait, au-dessus destoits noirs devinés à l’horizon. Il arrivait, il était porté, iln’avait qu’à s’abandonner aux secousses ralenties de lavoiture ; et cette approche sans fatigue ne le laissait plussouffrir que de la faim. La faim s’était réveillée, intolérable,atroce. Ses membres dormaient ; il ne sentait en lui que sonestomac, tordu, tenaillé comme par un fer rouge. L’odeur fraîchedes légumes dans lesquels il était enfoncé, cette senteurpénétrante des carottes, le troublait jusqu’à l’évanouissement. Ilappuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond denourriture, pour se serrer l’estomac, pour l’empêcher de crier. Et,derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes dechoux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d’artichauts, desalades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement surlui et vouloir l’ensevelir, dans l’agonie de sa faim, sous unéboulement de mangeaille. Il y eut un arrêt, un bruit de grossesvoix ; c’était la barrière, les douaniers sondaient lesvoitures. Puis, Florent entra dans Paris, évanoui, les dentsserrées, sur les carottes.

– Eh ! l’homme, là-haut ! cria brusquement madameFrançois.

Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. Alors,Florent se mit sur son séant. Il avait dormi, il ne sentait plus safaim ; il était tout hébété. La maraîchère le fit descendre,en lui disant :

– Vous allez m’aider à décharger, hein ?

Il l’aida. Un gros homme, avec une canne et un chapeau defeutre, qui portait une plaque au revers gauche de son paletot, sefâchait, tapait du bout de sa canne sur le trottoir.

– Allons donc, allons donc, plus vite que ça ! Faitesavancer la voiture… Combien avez-vous de mètres ? Quatre,n’est-ce pas ?

Il délivra un bulletin à madame François, qui sortit des grossous d’un petit sac de toile. Et il alla se fâcher et taper de sacanne un peu plus loin. La maraîchère avait pris Balthazar par labride, le poussant, acculant la voiture, les roues contre letrottoir. Puis, la planche de derrière enlevée, après avoir marquéses quatre mètres sur le trottoir avec des bouchons de paille, ellepria Florent de lui passer les légumes, bottes par bottes. Elle lesrangea méthodiquement sur le carreau, parant la marchandise,disposant les fanes de façon à encadrer les tas d’un filet deverdure, dressant avec une singulière promptitude tout un étalage,qui ressemblait, dans l’ombre, à une tapisserie aux couleurssymétriques. Quand Florent lui eut donné une énorme brassée depersil, qu’il trouva au fond, elle lui demanda encore unservice.

– Vous seriez bien gentil de garder ma marchandise, pendantque je vais remiser la voiture… C’est à deux pas, rue Montorgueil,au Compas d’or.

Il lui assura qu’elle pouvait être tranquille. Le mouvement nelui valait rien ; il sentait sa faim se réveiller, depuisqu’il se remuait. Il s’assit contre un tas de choux, à côté de lamarchandise de madame François, en se disant qu’il était bien là,qu’il ne bougerait plus, qu’il attendrait. Sa tête lui paraissaittoute vide, et il ne s’expliquait pas nettement où il se trouvait.Dès les premiers jours de septembre, les matinées sont toutesnoires. Des lanternes, autour de lui, filaient doucement,s’arrêtaient dans les ténèbres. Il était au bord d’une large rue,qu’il ne reconnaissait pas. Elle s’enfonçait en pleine nuit, trèsloin. Lui, ne distinguait guère que la marchandise qu’il gardait.Au-delà, confusément, le long du carreau, des amoncellements vaguesmoutonnaient. Au milieu de la chaussée, de grands profils grisâtresde tombereaux barraient la rue ; et, d’un bout à l’autre, unsouffle qui passait faisait deviner une file de bêtes atteléesqu’on ne voyait point. Des appels, le bruit d’une pièce de bois oud’une chaîne de fer tombant sur le pavé, l’éboulement sourd d’unecharretée de légumes, le dernier ébranlement d’une voiture butantcontre la bordure d’un trottoir, mettaient dans l’air encoreendormi le murmure doux de quelque retentissant et formidableréveil, dont on sentait l’approche, au fond de toute cette ombrefrémissante. Florent, en tournant la tête, aperçut, de l’autre côtéde ses choux, un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans unelimousine, la tête sur des paniers de prunes. Plus près, à gauche,il reconnut un enfant d’une dizaine d’années, assoupi avec unsourire d’ange, dans le creux de deux montagnes de chicorées. Et,au ras du trottoir, il n’y avait encore de bien éveillé que leslanternes dansant au bout de bras invisibles, enjambant d’un sautle sommeil qui traînait là, gens et légumes en tas, attendant lejour. Mais ce qui le surprenait, c’était, aux deux bords de la rue,de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaientgrandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs.Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes etréguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façadesles mille raies de flamme de persiennes continues et sans fin.Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunesmettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la lignesombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toitssupérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jourde salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, unpêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna latête, fâché d’ignorer où il était, inquiété par cette visioncolossale et fragile ; et, comme il levait les yeux, ilaperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grisede l’église. Cela l’étonna profondément. Il était à la pointeSaint-Eustache.

Cependant, madame François était revenue. Elle discutaitviolemment avec un homme qui portait un sac sur l’épaule, et quivoulait lui payer ses carottes un sou la botte.

– Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, Lacaille… Vous lesrevendez quatre à cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non… À deuxsous, si vous voulez.

Et, comme l’homme s’en allait :

– Les gens croient que ça pousse tout seul, vraiment… Ilpeut en chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille…Vous verrez qu’il reviendra.

Elle s’adressait à Florent. Puis, s’asseyant près delui :

– Dites donc, s’il y a longtemps que vous êtes absent deParis, vous ne connaissez peut-être pas les nouvelles Halles ?Voici cinq ans au plus que c’est bâti… Là, tenez, le pavillon quiest à côté de nous, c’est le pavillon aux fruits et auxfleurs ; plus loin, la marée, la volaille, et, derrière, lesgros légumes, le beurre, le fromage… Il y a six pavillons, de cecôté-là ; puis, de l’autre côté, en face, il y en a encorequatre : la viande, la triperie, la Vallée… C’est très grand,mais il y fait rudement froid, l’hiver. On dit qu’on bâtira encoredeux pavillons, en démolissant les maisons, autour de la Halle aublé. Est-ce que vous connaissiez tout ça ?

– Non, répondit Florent. J’étais à l’étranger… Et cettegrande rue, celle qui est devant nous, comment lanomme-t-on ?

– C’est une rue nouvelle, la rue du Pont-Neuf, qui part dela Seine et qui arrive jusqu’ici, à la rue Montmartre et à la rueMontorgueil… S’il avait fait jour, vous vous seriez tout de suitereconnu.

Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.

– C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elleamicalement.

Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C’était làqu’une bande de sergents de ville l’avait pris, dans la nuit du 4décembre. Il suivait le boulevard Montmartre, vers deux heures,marchant doucement au milieu de la foule, souriant de tous cessoldats que l’Élysée promenait sur le pavé pour se faire prendre ausérieux, lorsque les soldats avaient balayé les trottoirs, à boutportant, pendant un quart d’heure. Lui, poussé, jeté à terre, tombaau coin de la rue Vivienne ; et il ne savait plus, la fouleaffolée passait sur son corps, avec l’horreur affreuse des coups defeu. Quand il n’entendit plus rien, il voulut se relever. Il avaitsur lui une jeune femme, en chapeau rose, dont le châle glissait,découvrant une guimpe plissée à petits plis. Au-dessus de la gorge,dans la guimpe, deux balles étaient entrées ; et, lorsqu’ilrepoussa doucement la jeune femme, pour dégager ses jambes, deuxfilets de sang coulèrent des trous sur ses mains. Alors, il sereleva d’un bond, il s’en alla, fou, sans chapeau, les mainshumides. Jusqu’au soir, il rôda, la tête perdue, voyant toujours lajeune femme, en travers sur ses jambes, avec sa face toute pâle,ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres souffrantes, sonétonnement d’être morte, là, si vite. Il était timide ; àtrente ans, il n’osait regarder en face les visages de femme, et ilavait celui-là, pour la vie, dans sa mémoire et dans son cœur.C’était comme une femme à lui qu’il aurait perdue. Le soir, sanssavoir comment, encore dans l’ébranlement des scènes horribles del’après-midi, il se trouva rue Montorgueil, chez un marchand devin, où des hommes buvaient en parlant de faire des barricades. Illes accompagna, les aida à arracher quelques pavés, s’assit sur labarricade, las de sa course dans les rues, se disant qu’il sebattrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n’avait pas mêmeun couteau sur lui ; il était toujours nu-tête. Vers onzeheures, il s’assoupit ; il voyait les deux trous de la guimpeblanche à petits plis, qui le regardaient comme deux yeux rouges delarmes et de sang. Lorsqu’il se réveilla, il était tenu par quatresergents de ville qui le bourraient de coups de poing. Les hommesde la barricade avaient pris la fuite. Mais les sergents de villedevinrent furieux et faillirent l’étrangler, quand ils s’aperçurentqu’il avait du sang aux mains. C’était le sang de la jeunefemme.

Florent, plein de ces souvenirs, levait les yeux sur le cadranlumineux de Saint-Eustache, sans même voir les aiguilles. Il étaitprès de quatre heures. Les Halles dormaient toujours. MadameFrançois causait avec la mère Chantemesse, debout, discutant leprix de la botte de navets. Et Florent se rappelait qu’on avaitmanqué le fusiller là, contre le mur de Saint-Eustache. Un pelotonde gendarmes venait d’y casser la tête à cinq malheureux, pris àune barricade de la rue Grenéta. Les cinq cadavres traînaient surle trottoir, à un endroit où il croyait apercevoir aujourd’hui destas de radis roses. Lui, échappa aux fusils, parce que les sergentsde ville n’avaient que des épées. On le conduisit à un postevoisin, en laissant au chef du poste cette ligne écrite au crayonsur un chiffon de papier : « Pris les mains couvertes desang. Très dangereux. » Jusqu’au matin, il fut traîné de posteen poste. Le chiffon de papier l’accompagnait. On lui avait mis lesmenottes, on le gardait comme un fou furieux. Au poste de la rue dela Lingerie, des soldats ivres voulurent le fusiller ; ilsavaient déjà allumé le falot, quand l’ordre vint de conduire lesprisonniers au Dépôt de la préfecture de police. Le surlendemain,il était dans une casemate du fort de Bicêtre. C’était depuis cejour qu’il souffrait de la faim ; il avait eu faim dans lacasemate, et la faim ne l’avait plus quitté. Ils se trouvaient unecentaine parqués au fond de cette cave, sans air, dévorant lesquelques bouchées de pain qu’on leur jetait, ainsi qu’à des bêtesenfermées. Lorsqu’il parut devant un juge d’instruction, sanstémoins d’aucune sorte, sans défenseur, il fut accusé de fairepartie d’une société secrète ; et, comme il jurait que cen’était pas vrai, le juge tira de son dossier le chiffon depapier : « Pris les mains couvertes de sang. Trèsdangereux. » Cela suffit. On le condamna à la déportation. Aubout de six semaines, en janvier, un geôlier le réveilla, une nuit,l’enferma dans une cour, avec quatre cents et quelques autresprisonniers. Une heure plus tard, ce premier convoi partait pourles pontons et l’exil, les menottes aux poignets, entre deux filesde gendarmes, fusils chargés. Ils traversèrent le pontd’Austerlitz, suivirent la ligne des boulevards, arrivèrent à lagare du Havre. C’était une nuit heureuse de carnaval ; lesfenêtres des restaurants du boulevard luisaient ; à la hauteurde la rue Vivienne, à l’endroit où il voyait toujours la morteinconnue dont il emportait l’image, Florent aperçut, au fond d’unegrande calèche, des femmes masquées, les épaules nues, la voixrieuse, se fâchant de ne pouvoir passer, faisant les dégoûtéesdevant « ces forçats qui n’en finissaient plus ». DeParis au Havre, les prisonniers n’eurent pas une bouchée de pain,pas un verre d’eau ; on avait oublié de leur distribuer desrations avant le départ. Ils ne mangèrent que trente-six heuresplus tard, quand on les eut entassés dans la cale de la frégatele Canada.

Non, la faim ne l’avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs,ne se rappelait pas une heure de plénitude. Il était devenu sec,l’estomac rétréci, la peau collée aux os. Et il retrouvait Paris,gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres ;il y rentrait, sur un lit de légumes ; il y roulait, dans uninconnu de mangeailles, qu’il sentait pulluler autour de lui et quil’inquiétait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continuépendant sept ans. Il revoyait les fenêtres luisantes desboulevards, les femmes rieuses, la ville gourmande qu’il avaitlaissée par cette lointaine nuit de janvier ; et il luisemblait que tout cela avait grandi, s’était épanoui dans cetteénormité des Halles, dont il commençait à entendre le soufflecolossal, épais encore de l’indigestion de la veine.

La mère Chantemesse s’était décidée à acheter douze bottes denavets. Elle les tenait dans son tablier, sur son ventre, ce quiarrondissait encore sa large taille ; et elle restait là,causant toujours, de sa voix traînante. Quand elle fut partie,madame François vint se rasseoir à côté de Florent, endisant :

– Cette pauvre mère Chantemesse, elle a au moinssoixante-douze ans. J’étais gamine, qu’elle achetait déjà sesnavets à mon père. Et pas un parent avec ça, rien qu’une coureusequ’elle a ramassée je ne sais où, et qui la fait damner… Eh bien,elle vivote, elle vend au petit tas, elle se fait encore sesquarante sous par jour… Moi, je ne pourrais pas rester dans cediable de Paris, toute la journée, sur un trottoir. Si l’on y avaitquelques parents, au moins !

Et, comme Florent ne causait guère :

– Vous avez de la famille à Paris, n’est-ce pas ?demanda-t-elle.

Il parut ne pas entendre. Sa méfiance revenait. Il avait la têtepleine d’histoires de police, d’agents guettant à chaque coin derue, de femmes vendant les secrets qu’elles arrachaient aux pauvresdiables. Elle était tout près de lui, elle lui semblait pourtantbien honnête, avec sa grande figure calme, serrée au front par unfoulard noir et jaune. Elle pouvait avoir trente-cinq ans, un peuforte, belle de sa vie en plein air et de sa virilité adoucie pardes yeux noirs d’une tendresse charitable. Elle était certainementtrès curieuse, mais d’une curiosité qui devait être toutebonne.

Elle reprit, sans s’offenser du silence de Florent :

– Moi, j’ai eu un neveu à Paris. Il a mal tourné, il s’estengagé… Enfin, c’est heureux quand on sait où descendre. Vosparents, peut-être, vont être bien surpris de vous voir. Et c’estune joie quand on revient, n’est-ce pas ?

Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyée sansdoute par son extrême maigreur, sentant que c’était un« monsieur » sous sa lamentable défroque noire, n’osantlui mettre une pièce blanche dans la main.

Enfin, timidement :

– Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin dequelque chose…

Mais il refusa avec une fierté inquiète ; il dit qu’ilavait tout ce qu’il lui fallait, qu’il savait où aller. Elle parutheureuse, elle répéta plusieurs fois, comme pour se rassurerelle-même sur son sort :

– Ah ! bien, alors, vous n’avez qu’à attendre lejour.

Une grosse cloche, au-dessus de la tête de Florent, au coin dupavillon des fruits, se mit à sonner. Les coups, lents etréguliers, semblaient éveiller de proche en proche le sommeiltrônant sur le carreau. Les voitures arrivaient toujours, les crisdes charretiers, les coups de fouet, les écrasements du pavé sousle fer des roues et le sabot des bêtes, grandissaient ; et lesvoitures n’avançaient plus que par secousses, prenant la file,s’étendant au-delà des regards, dans des profondeurs grises, d’oùmontait un brouhaha confus. Tout le long de la rue du Pont-Neuf, ondéchargeait, les tombereaux acculés aux ruisseaux, les chevauximmobiles et serrés, rangés comme dans une foire. Florents’intéressa à une énorme voiture de boueux, pleine de chouxsuperbes, qu’on avait eu grand-peine à faire reculer jusqu’autrottoir ; la charge dépassait un grand diable de bec de gazplanté à côté, éclairant en plein l’entassement des largesfeuilles, qui se rabattaient comme des pans de velours gros vert,découpé et gaufré. Une petite paysanne de seize ans, en casaquin eten bonnet de toile bleue, montée dans le tombereau, ayant des chouxjusqu’aux épaules, les prenait un à un, les lançait à quelqu’un quel’ombre cachait, en bas. La petite, par moments, perdue, noyée,glissait, disparaissait sous un éboulement ; puis, son nezrose reparaissait au milieu des verdures épaisses ; elleriait, et les choux se remettaient à voler, à passer entre le becde gaz et Florent. Il les comptait machinalement. Quand letombereau fut vide, cela l’ennuya.

Sur le carreau, les tas déchargés s’étendaient maintenantjusqu’à la chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaientun étroit sentier pour que le monde pût circuler. Tout le largetrottoir, couvert d’un bout à l’autre, s’allongeait, avec lesbosses sombres des légumes. On ne voyait encore, dans la clartébrusque et tournante des lanternes, que l’épanouissement charnud’un paquet d’artichauts, les verts délicats des salades, le corailrose des carottes, l’ivoire mat des navets ; et ces éclairs decouleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Letrottoir s’était peuplé ; une foule s’éveillait, allait entreles marchandises, s’arrêtant, causant, appelant. Une voix forte, auloin, criait : « Eh ! la chicorée ! » Onvenait d’ouvrir les grilles du pavillon aux gros légumes ; lesrevendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu nouésur leur caraco noir, et les jupes relevées par des épingles pourne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient deleurs achats les grandes hottes des porteurs posées à terre. Dupavillon à la chaussée, le va-et-vient des hottes s’animait, aumilieu des têtes cognées, des mots gras, du tapage des voixs’enrouant à discuter un quart d’heure pour un sou. Et Florents’étonnait du calme des maraîchères, avec leurs madras et leurteint hâlé, dans ce chipotage bavard des Halles.

Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait desfruits. Des rangées de bourriches, de paniers bas, s’alignaient,couverts de toile ou de paille ; et une odeur de mirabellestrop mûres trônait. Une voix douce et lente, qu’il entendait depuislongtemps, lui fit tourner la tête. Il vit une adorable petitefemme brune, assise par terre, qui marchandait.

– Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis ?

L’homme, enfoui dans une limousine, ne répondait pas, et lajeune femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait :

– Dis Marcel, cent sous ce panier-là, et quatre francsl’autre, ça fait-il neuf francs qu’il faut te donner ?

Un nouveau silence se fit :

– Alors qu’est-ce qu’il faut te donner ?

– Eh ! dix francs, tu le sais bien, je te l’ai dit… Etton Jules, qu’est-ce que tu en fais, la Sarriette ?

La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée demonnaie.

– Ah bien ! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée…Il prétend que les hommes, ce n’est pas fait pour travailler.

Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon auxfruits qu’on venait d’ouvrir. Les Halles gardaient leur légèreténoire, avec les mille raies de flamme des persiennes ; sousles grandes rues couvertes, du monde passait, tandis que lespavillons, au loin, restaient déserts, au milieu du grouillementgrandissant de leurs trottoirs. À la pointe Saint-Eustache, lesboulangers et les marchands de vin ôtaient leurs volets ; lesboutiques rouges, avec leurs becs de gaz allumés, trouaient lesténèbres, le long des maisons grises. Florent regardait uneboulangerie, rue Montorgueil, à gauche, toute pleine et toute doréede la dernière cuisson, et il croyait sentir la bonne odeur du painchaud. Il était quatre heures et demie.

Cependant, madame François s’était débarrassée de samarchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quandLacaille reparut, avec son sac.

– Eh bien, ça va-t-il à un sou ? dit-il.

– J’étais bien sûre de vous revoir, vous, répondittranquillement la maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y adix-sept bottes.

– Ça fait dix-sept sous.

– Non, trente-quatre.

Ils tombèrent d’accord à vingt-cinq. Madame François étaitpressée de s’en aller. Lorsque Lacaille se fut éloigné, avec sescarottes dans son sac :

– Voyez-vous, il me guettait, dit-elle à Florent. Cevieux-là râle sur tout le marché ; il attend quelquefois ledernier coup de cloche, pour acheter quatre sous de marchandise…Ah ! ces Parisiens ! ça se chamaille pour deux liards, etça va boire le fond de sa bourse chez le marchand de vin.

Quand madame François parlait de Paris, elle était pleined’ironie et de dédain ; elle le traitait en ville trèséloignée, tout à fait ridicule et méprisable, dans laquelle elle neconsentait à mettre les pieds que la nuit.

– À présent, je puis m’en aller, reprit-elle en s’asseyantde nouveau près de Florent, sur les légumes d’une voisine.

Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. QuandLacaille s’en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. Ill’avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. Derrièrelui, des paquets de céleris, des tas de persil mettaient des odeursirritantes qui le prenaient à la gorge.

– Je vais m’en aller, répéta madame François.

Elle s’intéressait à cet inconnu, elle le sentait souffrir, surce trottoir, dont il n’avait pas remué. Elle lui fit de nouvellesoffres de service ; mais il refusa encore, avec une fiertéplus âpre. Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu’ilétait gaillard. Et, comme elle tournait la tête, il mit la carottedans sa bouche. Mais il dut la garder un instant, malgré l’envieterrible qu’il avait de serrer les dents ; elle le regardaitde nouveau en face, elle l’interrogeait, avec sa curiosité de bravefemme. Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête.Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte.

La maraîchère allait décidément partir, lorsqu’une voix fortedit tout à côté d’elle :

– Bonjour, madame François.

C’était un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tête,barbu, le nez très fin, les yeux minces et clairs. Il portait unchapeau de feutre noir, roussi, déformé, et se boutonnait au fondd’un immense paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaientdéteint en larges traînées verdâtres. Un peu courbé, agité d’unfrisson d’inquiétude nerveuse qui devait lui être habituel, ilrestait planté dans ses gros souliers lacés ; et son pantalontrop court montrait ses bas bleus.

– Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement lamaraîchère. Vous savez, je vous ai attendu, lundi ; et commevous n’êtes pas venu, j’ai garé votre toile ; je l’aiaccrochée à un clou, dans ma chambre.

– Vous êtres trop bonne, madame François, j’irai terminermon étude, un de ces jours… Lundi, je n’ai pas pu… Est-ce que votregrand prunier a encore toutes ses feuilles ?

– Certainement.

– C’est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin dutableau. Il fera bien, à gauche du poulailler. J’ai réfléchi à çatoute la semaine… Hein ! les beaux légumes, ce matin. Je suisdescendu de bonne heure, me doutant qu’il y aurait un lever desoleil superbe sur ces gredins de choux.

Il montrait du geste toute la longueur du carreau. La maraîchèrereprit :

– Eh bien, je m’en vais. Adieu… À bientôt, monsieurClaude !

Et comme elle partait, présentant Florent au jeunepeintre :

– Tenez, voilà monsieur qui revient de loin, paraît-il. Ilne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. Vous pourriezpeut-être lui donner un bon renseignement.

Elle s’en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommesensemble. Claude regardait Florent avec intérêt ; cette longuefigure, mince et flottante, lui semblait originale. La présentationde madame François suffisait ; et, avec la familiarité d’unflâneur habitué à toutes les rencontres de hasard, il lui dittranquillement :

– Je vous accompagne. Où allez-vous ?

Florent resta gêné. Il se livrait moins vite ; mais, depuisson arrivée, il avait une question sur les lèvres. Il se risqua, ildemanda, avec la peur d’une réponse fâcheuse :

– Est-ce que la rue Pirouette existe toujours ?

– Mais oui, dit le peintre. Un coin bien curieux du vieuxParis, cette rue-là ! Elle tourne comme une danseuse, et lesmaisons y ont des ventres de femme grosse… J’en ai fait uneeau-forte pas trop mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vousla montrerai… C’est là que vous allez ?

Florent, soulagé, ragaillardi par la nouvelle que la ruePirouette existait, jura que non, assura qu’il n’avait nulle part àaller. Toute sa méfiance se réveillait devant l’insistance deClaude.

– Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même ruePirouette. La nuit, elle est d’une couleur !… Venez donc,c’est à deux pas.

Il dut le suivre. Ils marchaient côte à côte, comme deuxcamarades, enjambant les paniers et les légumes. Sur le carreau dela rue Rambuteau, il y avait des tas gigantesques de choux-fleurs,rangés en piles comme des boulets, avec une régularité surprenante.Les chairs blanches et tendres des choux s’épanouissaient,pareilles à d’énormes roses, au milieu des grosses feuilles vertes,et les tas ressemblaient à des bouquets de mariée, alignés dans desjardinières colossales. Claude s’était arrêté, en poussant depetits cris d’admiration.

Puis, en face, rue Pirouette, il montra, expliqua chaque maison.Un seul bec de gaz brûlait dans un coin. Les maisons, tassées,renflées, avançaient leurs auvents comme « des ventres defemme grosse », selon l’expression du peintre, penchaientleurs pignons en arrière, s’appuyaient aux épaules les unes desautres. Trois ou quatre, au contraire, au fond de trous d’ombre,semblaient près de tomber sur le nez. Le bec de gaz en éclairaitune, très blanche, badigeonnée à neuf, avec sa taille de vieillefemme cassée et avachie, toute poudrée à blanc, peinturlurée commeune jeunesse. Puis la file bossuée des autres s’en allait,s’enfonçant en plein noir, lézardée, verdie par les écoulements despluies, dans une débandade de couleurs et d’attitudes telle, queClaude en riait d’aise. Florent s’était arrêté au coin de la rue deMondétour, en face de l’avant-dernière maison, à gauche. Les troisétages dormaient, avec leurs deux fenêtres sans persiennes, leurspetits rideaux blancs bien tirés derrière les vitres ; enhaut, sur les rideaux de l’étroite fenêtre du pignon, une lumièreallait et venait. Mais la boutique, sous l’auvent, paraissait luicauser une émotion extraordinaire. Elle s’ouvrait. C’était unmarchand d’herbes cuites ; au fond, des bassinesluisaient ; sur la table d’étalage, des pâtés d’épinards et dechicorée, dans des terrines, s’arrondissaient, se terminaient enpointe, coupés, derrière, par de petites pelles, dont on ne voyaitque le manche de métal blanc. Cette vue clouait Florent desurprise ; il devait ne pas reconnaître la boutique ; illut le nom du marchand, Godebœuf, sur une enseigne rouge, et restaconsterné. Les bras ballants, il examinait les pâtés d’épinards, del’air désespéré d’un homme auquel il arrive quelque malheursuprême.

Cependant, la fenêtre du pignon s’était ouverte, une petitevieille se penchait, regardait le ciel, puis les Halles, auloin.

– Tiens ! mademoiselle Saget est matinale, dit Claudequi avait levé la tête.

Et il ajouta, en se tournant vers son compagnon :

– J’ai eu une tante, dans cette maison-là. C’est une boîteà cancans… Ah ! voilà les Méhudin qui se remuent ; il y ade la lumière au second.

Florent allait le questionner, mais il le trouva inquiétant,dans son grand paletot déteint ; il le suivit, sans mot dire,tandis que l’autre lui parlait des Méhudin. C’étaient despoissonnières ; l’aînée était superbe ; la petite, quivendait du poisson d’eau douce, ressemblait à une vierge deMurillo, toute blonde au milieu de ses carpes et de ses anguilles.Et il en vint à dire, en se fâchant, que Murillo peignait comme unpolisson. Puis, brusquement, s’arrêtant au milieu de larue :

– Voyons, où allez-vous, à la fin !

– Je ne vais nulle part, à présent, dit Florent accablé.Allons où vous voudrez.

Comme il sortait de la rue Pirouette, une voix appela Claude, dufond de la boutique d’un marchand de vin, qui faisait le coin.Claude entra, traînant Florent à sa suite. Il n’y avait qu’un côtédes volets enlevé. Le gaz brûlait dans l’air encore endormi de lasalle ; un torchon oublié, les cartes de la veille, traînaientsur les tables, et le courant d’air de la porte grande ouvertemettait sa pointe fraîche au milieu de l’odeur chaude et renferméedu vin. Le patron, monsieur Lebigre, servait les clients, en giletà manches, son collier de barbe tout chiffonné, sa grosse figurerégulière toute blanche de sommeil. Des hommes, debout, pargroupes, buvaient devant le comptoir, toussant, crachant, les yeuxbattus, achevant de s’éveiller dans le vin blanc et dansl’eau-de-vie. Florent reconnut Lacaille, dont le sac, à cetteheure, débordait de légumes. Il en était à la troisième tournée,avec un camarade, qui racontait longuement l’achat d’un panier depommes de terre. Quand il eut vidé son verre, il alla causer avecmonsieur Lebigre, dans un petit cabinet vitré, au fond, où le gazn’était pas allumé.

– Que voulez-vous prendre ? demanda Claude àFlorent.

En entrant, il avait serré la main de l’homme qui l’invitait.C’était un fort, un beau garçon de vingt-deux ans au plus, rasé, neportant que de petites moustaches, l’air gaillard, avec son vastechapeau enduit de craie et son colletin de tapisserie, dont lesbretelles serraient son bourgeron bleu. Claude l’appelaitAlexandre, lui tapait sur les bras, lui demandait quand ils iraientà Charentonneau. Et ils parlaient d’une grande partie qu’ilsavaient faite ensemble, en canot, sur la Marne. Le soir, ilsavaient mangé un lapin.

– Voyons, que prenez-vous ? répéta Claude.

Florent regardait le comptoir, très embarrassé. Au bout, desthéières de punch et de vin chaud, cerclées de cuivre, chauffaientsur les courtes flammes bleue et rose d’un appareil à gaz. Ilconfessa enfin qu’il prendrait volontiers quelque chose de chaud.Monsieur Lebigre servit trois verres de punch. Il y avait, près desthéières, dans une corbeille, des petits pains au beurre qu’onvenait d’apporter et qui fumaient. Mais les autres n’en prirentpas, et Florent but son verre de punch ; il le sentit quitombait dans son estomac vide, comme un filet de plomb fondu. Cefut Alexandre qui paya.

– Un bon garçon, cet Alexandre, dit Claude, quand ils seretrouvèrent tous les deux sur le trottoir de la rue Rambuteau. Ilest très amusant à la campagne ; il fait des tours deforce ; puis, il est superbe, le gredin ; je l’ai vu nu,et s’il voulait me poser des académies, en plein air… Maintenant,si cela vous plaît, nous allons faire un tour dans les Halles.

Florent le suivait, s’abandonnait. Une lueur claire, au fond dela rue Rambuteau, annonçait le jour. La grande voix des Hallesgrondait plus haut ; par instants, des volées de cloche, dansun pavillon éloigné, coupaient cette clameur roulante et montante.Ils entrèrent sous une des rues couvertes, entre le pavillon de lamarée et le pavillon de la volaille. Florent levait les yeux,regardait la haute voûte, dont les boiseries intérieures luisaient,entre les dentelles noires des charpentes de fonte. Quand ildéboucha dans la grande rue du milieu, il songea à quelque villeétrange, avec ses quartiers distincts, ses faubourgs, ses villages,ses promenades et ses routes, ses places et ses carrefours, misetout entière sous un hangar, un jour de pluie, par quelque capricegigantesque. L’ombre, sommeillant dans les creux des toitures,multipliait la forêt des piliers, élargissait à l’infini lesnervures délicates, les galeries découpées, les persiennestransparentes ; et c’était, au-dessus de la ville, jusqu’aufond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison,monstrueux épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient enfusée, les branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient unmonde avec les légèretés de feuillage d’une futaie séculaire. Desquartiers dormaient encore, clos de leurs grilles. Les pavillons dubeurre et de la volaille alignaient leurs petites boutiquestreillagées, allongeaient leurs ruelles désertes sous les files desbecs de gaz. Le pavillon de la marée venait d’être ouvert ;des femmes traversaient les rangées de pierres blanches, tachées del’ombre des paniers et des linges oubliés. Aux gros légumes, auxfleurs et aux fruits, le vacarme allait grandissant. De proche enproche, le réveil gagnait la ville, du quartier populeux où leschoux s’entassent dès quatre heures du matin, au quartier paresseuxet riche qui n’accroche des poulardes et des faisans à ses maisonsque vers les huit heures.

Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le longdes trottoirs, aux deux bords, des maraîchers étaient encore là, depetits cultivateurs, venus des environs de Paris, étalant sur despaniers leur récolte de la veille au soir, bottes de légumes,poignées de fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule,des voitures entraient sous les voûtes, en ralentissant le trotsonnant de leurs chevaux. Deux de ces voitures, laissées entravers, barraient la rue. Florent, pour passer, dut s’appuyercontre un des sacs grisâtres, pareils à des sacs de charbon, etdont l’énorme charge faisait plier les essieux ; les sacs,mouillés, avaient une odeur fraîche d’algues marines ; und’eux, crevé par un bout, laissait couler un tas noir de grossesmoules. À tous les pas, maintenant, ils devaient s’arrêter. Lamarée arrivait, les camions se succédaient, charriant les hautescages de bois pleines de bourriches, que les chemins de ferapportent toutes chargées de l’océan. Et, pour se garer des camionsde la marée de plus en plus pressés et inquiétants, ils se jetaientsous les roues des camions du beurre, des œufs et des fromages, degrands chariots jaunes, à quatre chevaux, à lanternes decouleur ; des forts enlevaient les caisses d’œufs, les paniersde fromages et de beurre, qu’ils portaient dans le pavillon de lacriée, où des employés en casquette écrivaient sur des calepins, àla lueur du gaz. Claude était ravi de ce tumulte ; ils’oubliait à un effet de lumière, à un groupe de blouses, audéchargement d’une voiture. Enfin, ils se dégagèrent. Comme ilslongeaient toujours la grande rue, ils marchèrent dans une odeurexquise qui traînait autour d’eux et semblait les suivre. Ilsétaient au milieu du marché des fleurs coupées. Sur le carreau, àdroite et à gauche, des femmes assises avaient devant elles descorbeilles carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, dedahlias, de marguerites. Les bottes s’assombrissaient, pareilles àdes taches de sang, pâlissaient doucement avec des gris argentésd’une grande délicatesse. Près d’une corbeille, une bougie alluméemettait là, sur tout le noir d’alentour, une chanson aiguë decouleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignantdes dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes desroses. Et rien n’était plus doux ni plus printanier que lestendresses de ce parfum rencontrées sur un trottoir, au sortir dessouffles âpres de la marée et de la senteur pestilentielle desbeurres et des fromages.

Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s’attardantau milieu des fleurs. Ils s’arrêtèrent curieusement devant desfemmes qui vendaient des bottes de fougère et des paquets defeuilles de vigne, bien réguliers, attachés par quarterons. Puisils tournèrent dans un bout de rue couverte, presque désert, oùleurs pas sonnaient comme sous la voûte d’une église. Ils ytrouvèrent, attelé à une voiture grande comme une brouette, un toutpetit âne qui s’ennuyait sans doute, et qui se mit à braire en lesvoyant, d’un ronflement si fort et si prolongé, que les vastestoitures des Halles en tremblaient. Des hennissements de chevauxrépondirent ; il y eut des piétinements, tout un vacarme auloin, qui grandit, roula, alla se perdre. Cependant, en face d’eux,rue Berger, les boutiques nues des commissionnaires, grandesouvertes, montraient, sous la clarté du gaz, des amas de paniers etde fruits, entre les trois murs sales couverts d’additions aucrayon. Et comme ils étaient là, ils aperçurent une dame bien mise,pelotonnée d’un air de lassitude heureuse dans le coin d’un fiacre,perdu au milieu de l’encombrement de la chaussée, et filantsournoisement.

– C’est Cendrillon qui rentre sans pantoufles, dit Claudeavec un sourire.

Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude,les mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pource débordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris,chaque matin. Il rôdait sur le carreau des nuits entières, rêvantdes natures mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il enavait même commencé un ; il avait fait poser son ami Marjolinet cette gueuse de Cadine ; mais c’était dur, c’était tropbeau, ces diables de légumes, et les fruits, et les poissons, et laviande ! Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasmed’artiste. Et il était évident que Claude, en ce moment-là, nesongeait même pas que ces belles choses se mangeaient. Il lesaimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra d’unmouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge qu’ilportait sous son paletot verdâtre, et reprit d’un airfin :

– Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vautencore mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j’oublie dedîner, la veille, je me donne une indigestion, le lendemain, àregarder arriver toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-là,j’ai encore plus de tendresses pour mes légumes… Non, tenez, ce quiest exaspérant, ce qui n’est pas juste, c’est que ces gredins debourgeois mangent tout ça !

Il raconta un souper qu’un ami lui avait payé chez Baratte, unjour de splendeur ; ils avaient eu des huîtres, du poisson, dugibier. Mais Baratte était bien tombé ; tout le carnaval del’ancien marché des Innocents se trouvait enterré, à cetteheure ; on en était aux Halles centrales, à ce colosse defonte, à cette ville nouvelle, si originale. Les imbéciles avaientbeau dire, toute l’époque était là. Et Florent ne savait plus s’ilcondamnait le côté pittoresque où la bonne chère de Baratte. Puis,Claude déblatéra contre le romantisme ; il préférait ses tasde choux aux guenilles du Moyen Âge. Il finit par s’accuser de soneau-forte de la rue Pirouette comme d’une faiblesse. On devaitflanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne.

– Tenez, dit-il en s’arrêtant, regardez, au coin dutrottoir. N’est-ce pas un tableau tout fait, et qui serait plushumain que leurs sacrées peintures poitrinaires ?

Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient ducafé, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond deconsommateurs s’était formé autour d’une marchande de soupe auxchoux. Le seau de fer-blanc étamé, plein de bouillon, fumait sur lepetit réchaud bas, dont les trous jetaient une lueur pâle debraise. La femme, armée d’une cuiller à pot, prenant de mincestranches de pain au fond d’une corbeille garnie d’un linge,trempait la soupe dans des tasses jaunes. Il y avait là desmarchandes très propres, des maraîchers en blouse, des porteurssales, le paletot gras des charges de nourriture qui avaient traînésur les épaules, de pauvres diables déguenillés, toutes les faimsmatinales des Halles, mangeant, se brûlant, écartant un peu lementon pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers. Et lepeintre ravi clignait les yeux, cherchait le point de vue, afin decomposer le tableau dans un bon ensemble. Mais cette diablesse desoupe aux choux avait une odeur terrible. Florent tournait la tête,gêné par ces tasses pleines, que les consommateurs vidaient sansmot dire, avec un regard de côté d’animaux méfiants. Alors, commela femme servait un nouvel arrivé, Claude lui-même fut attendri parla vapeur forte d’une cuillerée qu’il reçut en plein visage.

Il serra sa ceinture, souriant, fâché ; puis, se remettantà marcher, faisant allusion au verre de punch d’Alexandre, il dit àFlorent d’une voix un peu basse :

– C’est drôle, vous avez dû remarquer cela, vous ?… Ontrouve toujours quelqu’un pour vous payer à boire, on ne rencontrejamais personne qui vous paye à manger.

Le jour se levait. Au bout de la rue de la Cossonnerie, lesmaisons du boulevard Sébastopol étaient toutes noires ; et,au-dessus de la ligne nette des ardoises, le cintre élevé de lagrande rue couverte taillait, dans le bleu pâle, une demi-lune declarté. Claude, qui s’était penché au-dessus de certains regards,garnis de grilles, s’ouvrant, au ras du trottoir, sur desprofondeurs de cave où brûlaient des lueurs louches de gaz,regardait en l’air maintenant, entre les hauts piliers, cherchantsur les toits bleuis, au bord du ciel clair. Il finit par s’arrêterencore, les yeux levés sur une des minces échelles de fer quirelient les deux étages de toiture et permettent de les parcourir.Florent lui demanda ce qu’il voyait là-haut.

– C’est ce diable de Marjolin, dit le peintre sansrépondre. Il est, pour sûr, dans quelque gouttière, à moins qu’iln’ait passé la nuit avec les bêtes de la cave aux volailles… J’aibesoin de lui pour une étude.

Et il raconta que son ami Marjolin fut trouvé, un matin, par unemarchande, dans un tas de choux, et qu’il poussa sur le carreau,librement. Quand on voulut l’envoyer à l’école, il tomba malade, ilfallut le ramener aux Halles. Il en connaissait les moindresrecoins, les aimait d’une tendresse de fils, vivait avec desagilités d’écureuil, au milieu de cette forêt de fonte. Ilsfaisaient un joli couple, lui et cette gueuse de Cadine, que lamère Chantemesse avait ramassée, un soir, au coin de l’ancienmarché des Innocents. Lui, était splendide, ce grand bêta, dorécomme un Rubens, avec un duvet roussâtre qui accrochait lejour ; elle, la petite, futée et mince, avait un drôle demuseau, sous la broussaille noire de ses cheveux crépus.

Claude, tout en causant, hâtait le pas. Il ramena son compagnonà la pointe Saint-Eustache. Celui-ci se laissa tomber sur un banc,près du bureau des omnibus, les jambes cassées de nouveau. L’airfraîchissait. Au fond de la rue Rambuteau, des lueurs rosesmarbraient le ciel laiteux, sabré, plus haut, par de grandesdéchirures grises. Cette aube avait une odeur si balsamique, queFlorent se crut un instant en pleine campagne, sur quelque colline.Mais Claude lui montra, de l’autre côté du banc, le marché auxaromates. Le long du carreau de la triperie, on eût dit des champsde thym, de lavande, d’ail, d’échalote ; et les marchandesavaient enlacé, autour des jeunes platanes du trottoir, de hautesbranches de laurier qui faisaient des trophées de verdure. C’étaitl’odeur puissante du laurier qui dominait.

Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait,pareil à une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands devin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s’éteignaient un àun, comme des étoiles tombant dans la lumière. Et Florent regardaitles grandes Halles sortir de l’ombre, sortir du rêve, où il lesavait vues, allongeant à l’infini leurs palais à jour. Elles sesolidifiaient, d’un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leurmâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits.Elles entassaient leurs masses géométriques ; et, quand toutesles clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dansle jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme unemachine moderne, hors de toute mesure, quelque machine vapeur,quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesqueventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et defonte, d’une élégance et d’une puissance de moteur mécanique,fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement, lebranle furieux des roues.

Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Ilforça son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes.C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à larue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deuxbouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, leslégumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d’ungris très doux, lavant toutes choses d’une teinte claired’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuvede verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée,pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombresdélicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés delait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui fontdu ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesureque l’incendie du matin montait en jets de flammes au fond de larue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient dugrand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, lesscaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau,montraient leurs cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, lespaquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements deharicots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brinde paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte descosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue qui allaiten se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et desbottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plushaut, c’étaient toujours les taches vives des carottes, les tachespures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché,l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de larue des Halles, les choux faisaient des montagnes ; lesénormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métalpâle ; les choux frisés, dont les grandes feuillesressemblaient à des vasques de bronze ; les choux rouges, quel’aube changeait en des floraisons superbes, lie-de-vin, avec desmeurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l’autre bout, aucarrefour de la pointe Saint-Eustache, l’ouverture de la rueRambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, surdeux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernismordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas detomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violetsombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allumaient ;pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil,laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joiesvibrantes du réveil.

Claude battait des mains, à ce spectacle. Il trouvait « cesgredins de légumes » extravagants, fous, sublimes. Et ilsoutenait qu’ils n’étaient pas morts, qu’arrachés de la veille, ilsattendaient le soleil du lendemain pour lui dire adieu sur le pavédes Halles. Il les voyait vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s’ilseussent encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Ildisait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue.Cependant, la foule des bonnets blancs, des caracos noirs, desblouses bleues, emplissait les étroits sentiers, entre les tas.C’était toute une campagne bourdonnante. Les grandes hottes desporteurs filaient lourdement au-dessus des têtes. Les revendeuses,les marchands des quatre-saisons, les fruitiers, achetaient, sehâtaient. Il y avait des caporaux et des bandes de religieusesautour des montagnes de choux ; tandis que des cuisiniers decollège flairaient, cherchant les bonnes aubaines. On déchargeaittoujours ; des tombereaux jetaient leur charge à terre, commeune charge de pavés, ajoutant un flot aux autres flots, quivenaient maintenant battre le trottoir opposé. Et, du fond de larue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient,éternellement.

– C’est crânement beau tout de même, murmurait Claude enextase.

Florent souffrait. Il croyait à quelque tentation surhumaine. Ilne voulait plus voir, il regardait Saint-Eustache, posé de biais,comme lavé à la sépia sur le bleu du ciel, avec ses rosaces, seslarges fenêtres cintrées, son clocheton, ses toits d’ardoises. Ils’arrêtait à l’enfoncement sombre de la rue Montorgueil, oùéclataient des bouts d’enseignes violentes, au pan coupé de la rueMontmartre, dont les balcons luisaient, chargés de lettres d’or.Et, quand il revenait au carrefour, il était sollicité par d’autresenseignes, des Droguerie et pharmacie, des Farines etlégumes secs, aux grosses majuscules rouges ou noires, sur desfonds déteints. Les maisons des angles, à fenêtres étroites,s’éveillaient, mettaient, dans l’air large de la nouvelle rue duPont-Neuf, quelques jaunes et bonnes vieilles façades de l’ancienParis. Au coin de la rue Rambuteau, debout au milieu des vitrinesvides du grand magasin de nouveautés, des commis bien mis, engilet, avec leur pantalon collant et leurs larges manchetteséblouissantes, faisaient l’étalage. Plus loin, la maison Guillout,sévère comme une caserne, étalait délicatement, derrière sesglaces, des paquets dorés de biscuits et des compotiers pleins depetits fours. Toutes les boutiques s’étaient ouvertes. Des ouvriersen blouses blanches, tenant leurs outils sous le bras, pressaientle pas, traversaient la chaussée.

Claude n’était pas descendu de son banc. Il se grandissait, pourvoir jusqu’au fond des rues. Brusquement, il aperçut, dans la foulequ’il dominait, une tête blonde aux larges cheveux, suivie d’unepetite tête noire, toute crépue et ébouriffée.

– Eh ! Marjolin ! eh ! Cadine !cria-t-il.

Et, comme sa voix se perdait au milieu du brouhaha, il sauta àterre, il prit sa course. Puis, il songea qu’il oubliaitFlorent ; il revint d’un saut ; il ditrapidement :

– Vous savez, au fond de l’impasse des Bourdonnais… Mon nomest écrit à la craie sur la porte, Claude Lantier… Venez voirl’eau-forte de la rue Pirouette.

Il disparut. Il ignorait le nom de Florent ; il le quittaitcomme il l’avait pris, au bord d’un trottoir, après lui avoirexpliqué ses préférences artistiques.

Florent était seul. Il fut d’abord heureux de cette solitude.Depuis que madame François l’avait recueilli, dans l’avenue deNeuilly, il marchait au milieu d’une somnolence et d’une souffrancequi lui ôtaient l’idée exacte des choses. Il était libre enfin, ilvoulut se secouer, secouer ce rêve intolérable de nourrituresgigantesques dont il se sentait poursuivi. Mais sa tête restaitvide, il n’arriva qu’à retrouver au fond de lui une peur sourde. Lejour grandissait, on pouvait le voir maintenant ; et ilregardait son pantalon et sa redingote lamentables. Il boutonna laredingote, épousseta le pantalon, essaya un bout de toilette,croyant entendre ces loques noires dire tout haut d’où il venait.Il était assis au milieu du banc, à côté de pauvres diables, derôdeurs échoués là, en attendant le soleil. Les nuits des Hallessont douces pour les vagabonds. Deux sergents de ville, encore entenue de nuit, avec la capote et le képi, marchant côte à côte, lesmains derrière le dos, allaient et venaient le long dutrottoir ; chaque fois qu’ils passaient devant le banc, ilsjetaient un coup d’œil sur le gibier qu’ils y flairaient. Florents’imagina qu’ils le reconnaissaient, qu’ils se consultaient pourl’arrêter. Alors l’angoisse le prit. Il eut une envie folle de selever, de courir. Mais il n’osait plus, il ne savait de quellefaçon s’en aller. Et les coups d’œil réguliers des sergents deville, cet examen lent et froid de la police le mettaient ausupplice. Enfin, il quitta le banc, se retenant pour ne pas fuir detoute la longueur de ses grandes jambes, s’éloignant pas à pas,serrant les épaules, avec l’horreur de sentir les mains rudes dessergents de ville le prendre au collet, par-derrière.

Il n’eut plus qu’une pensée, qu’un besoin, s’éloigner desHalles. Il attendrait, il chercherait encore, plus tard, quand lecarreau serait libre. Les trois rues du carrefour, la rueMontmartre, la rue Montorgueil, la rue Turbigo,l’inquiétèrent : elles étaient encombrées de voitures detoutes sortes ; des légumes couvraient les trottoirs. Alors,il alla devant lui, jusqu’à la rue Pierre-Lescot, où le marché aucresson et le marché aux pommes de terre lui parurentinfranchissables. Il préféra suivre la rue Rambuteau. Mais, auboulevard Sébastopol, il se heurta contre un tel embarras detapissières, de charrettes, de chars à bancs, qu’il revint prendrela rue Saint-Denis. Là, il rentra dans les légumes. Aux deux bords,les marchands forains venaient d’installer leurs étalages, desplanches posées sur de hauts paniers, et le déluge de choux, decarottes, de navets recommençait. Les Halles débordaient. Il essayade sortir de ce flot qui l’atteignait dans sa fuite ; il tentala rue de la Cossonnerie, la rue Berger, le square des Innocents,la rue de la Ferronnerie, la rue des Halles. Et il s’arrêta,découragé, effaré, ne pouvant se dégager de cette infernale ronded’herbes qui finissaient par tourner autour de lui en le liant auxjambes de leurs minces verdures. Au loin, jusqu’à la rue de Rivoli,jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville, les éternelles files de roueset de bêtes attelées se perdaient dans le pêle-mêle desmarchandises qu’on chargeait ; de grandes tapissièresemportaient les lots des fruitiers de tout un quartier ; deschars à bancs dont les flancs craquaient partaient pour labanlieue. Rue du Pont-Neuf, il s’égara tout à fait ; il vinttrébucher au milieu d’une remise de voitures à bras ; desmarchands des quatre-saisons y paraient leur étalage roulant. Parmieux, il reconnut Lacaille, qui prit la rue Saint-Honoré, enpoussant devant lui une brouettée de carottes et de choux-fleurs.Il le suivit, espérant qu’il l’aiderait à sortir de la cohue. Lepavé était devenu gras, bien que le temps fût sec ; des tas dequeues d’artichauts, des feuilles et des fanes, rendaient lachaussée périlleuse. Il butait à chaque pas. Il perdit Lacaille,rue Vauvilliers. Du côté de la Halle au blé, les bouts de rue sebarricadaient d’un nouvel obstacle de charrettes et de tombereaux.Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les Halles, le flotle ramenait. Il revint lentement, il se retrouva à la pointeSaint-Eustache.

Maintenant il entendait le long roulement qui partait desHalles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants.C’était comme un grand organe central battant furieusement, jetantle sang de la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoirescolossales, vacarme fait du tapage de l’approvisionnement, depuisles coups de fouet des gros revendeurs partant pour les marchés dequartier, jusqu’aux savates traînantes des pauvres femmes qui vontde porte en porte offrir des salades, dans des paniers.

Il entra sous une rue couverte, à gauche, dans le groupe desquatre pavillons, dont il avait remarqué la grande ombresilencieuse pendant la nuit. Il espérait s’y réfugier, y trouverquelque trou. Mais, à cette heure, ils s’étaient éveillés comme lesautres. Il alla jusqu’au bout de la rue. Des camions arrivaient autrot, encombrant le marché de la Vallée de cageots pleins devolailles vivantes, et de paniers carrés où des volailles mortesétaient rangées par lits profonds. Sur le trottoir opposé, d’autrescamions déchargeaient des veaux entiers, emmaillotés d’une nappe,couchés tout du long, comme des enfants, dans des mannes qui nelaissaient passer que les quatre moignons, écartés et saignants. Ily avait aussi des moutons entiers, des quartiers de bœuf, descuisseaux, des épaules. Les bouchers, avec de grands tabliersblancs, marquaient la viande d’un timbre, la voituraient, lapesaient, l’accrochaient aux barres de la criée ; tandis que,le visage collé aux grilles, il regardait ces files de corpspendus, les bœufs et les moutons rouges, les veaux plus pâles,tachés de jaune par la graisse et les tendons, le ventre ouvert. Ilpassa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds deveau blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans desboîtes, les cervelles rangées délicatement sur des paniers plats,les foies saignants, les rognons violâtres. Il s’arrêta aux longuescharrettes à deux roues, couvertes d’une bâche ronde, qui apportentdes moitiés de cochon, accrochées des deux côtés aux ridelles,au-dessus d’un lit de paille ; les culs des charrettes ouvertsmontraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle,dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues ;et, sur le lit de paille, il y avait des boîtes de fer-blanc,pleines du sang des cochons. Alors Florent fut pris d’une ragesourde ; l’odeur fade de la boucherie, l’odeur âcre de latriperie, l’exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il préférarevenir une fois encore sur le trottoir de la rue du Pont-Neuf.

C’était l’agonie. Le frisson du matin le prenait ; ilclaquait des dents, il avait peur de tomber là et de rester parterre. Il chercha, ne trouva pas un coin sur un banc ; il yaurait dormi, quitte à être réveillé par les sergents de ville.Puis, comme un éblouissement l’aveuglait, il s’adossa à un arbre,les yeux fermés, les oreilles bourdonnantes. La carotte crue qu’ilavait avalée, sans presque la mâcher, lui déchirait l’estomac, etle verre de punch l’avait grisé. Il était gris de misère, delassitude, de faim. Un feu ardent le brûlait de nouveau au creux dela poitrine ; il y portait les deux mains, par moments, commepour boucher un trou par lequel il croyait sentir tout son êtres’en aller. Le trottoir avait un large balancement ; sasouffrance devenait si intolérable, qu’il voulut marcher encorepour la faire taire. Il marcha devant lui, entra dans les légumes.Il s’y perdit. Il prit un étroit sentier, tourna dans un autre, dutrevenir sur ses pas, se trompa, se trouva au milieu des verdures.Certains tas étaient si hauts, que les gens circulaient entre deuxmurailles, bâties de paquets et de bottes. Les têtes dépassaient unpeu ; on les voyait filer avec la tache blanche ou noire de lacoiffure, et les grandes hottes, balancées, ressemblaient, au rasdes feuilles, à des nacelles d’osier nageant sur un lac de mousse.Florent se heurtait à mille obstacles, à des porteurs qui sechargeaient, à des marchandes qui discutaient de leurs voixrudes ; il glissait sur le lit épais d’épluchures et detrognons qui couvrait la chaussée, il étouffait dans l’odeurpuissante des feuilles écrasées. Alors, stupide, il s’arrêta, ils’abandonna aux poussées des uns, aux injures des autres ; ilne fut plus qu’une chose battue, roulée, au fond de la mermontante.

Une grande lâcheté l’envahissait. Il aurait mendié. Sa sottefierté de la nuit l’exaspérait. S’il avait accepté l’aumône demadame François, s’il n’avait point eu peur de Claude comme unimbécile, il ne se trouverait pas là, à râler parmi ces choux. Etil s’irritait surtout de ne pas avoir questionné le peintre, ruePirouette. À cette heure, il était seul, il pouvait crever, sur lepavé, comme un chien perdu.

Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Ellesflambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de larue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d’un portiquede lumière ; et, battant la nappe des toitures, une pluieardente tombait. L’énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait,n’était plus qu’un profil sombre sur les flammes d’incendie dulevant. En haut, une vitre s’allumait, une goutte de clarté roulaitjusqu’aux gouttières, le long de la pente des larges plaques dezinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’orvolante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers,couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages.Maintenant, la ville entière repliait ses grilles ; lescarreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient ; toutes lesvoix donnaient, et l’on eût dit l’épanouissement magistral de cettephrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait setraîner et se grossir dans l’ombre. À droite, à gauche, de touscôtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës depetite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était lamarée, c’étaient les beurres, c’était la volaille, c’était laviande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles lemurmure des marchés qui s’ouvraient. Autour de lui, le soleilenflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendredes pâleurs de l’aube. Les cœurs élargis des salades brûlaient, lagamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottessaignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasiertriomphal. À sa gauche, des tombereaux de choux s’éboulaientencore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions quidébouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait àmonter. Il l’avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre ;elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête.Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l’estomac écrasé par tout cequ’il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs denourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, demourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurantdes Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.

Il était arrivé à une allée plus large. Deux femmes, une petitevieille et une grande sèche, passèrent devant lui, causant, sedirigeant vers les pavillons.

– Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselleSaget ? demanda la grande sèche.

– Oh ! madame Lecœur, si on peut dire… Vous savez, unefemme seule. Je vis de rien… J’aurais voulu un petit chou-fleur,mais tout est si cher… Et le beurre, à combien,aujourd’hui ?

– Trente-quatre sous… J’en ai du bien bon. Si vous voulezvenir me voir…

– Oui, oui, je ne sais pas, j’ai encore un peu degraisse…

Florent, faisant un effort suprême, suivait les deux femmes. Ilse souvenait d’avoir entendu nommer la petite vieille par Claude,rue Pirouette ; il se disait qu’il la questionnerait, quandelle aurait quitté la grande sèche.

– Et votre nièce ? demanda mademoiselle Saget.

– La Sarriette fait ce qu’il lui plaît, répondit aigrementmadame Lecœur. Elle a voulu s’établir. Ça ne me regarde plus. Quandles hommes l’auront grugée, ce n’est pas moi qui lui donnerai unmorceau de pain.

– Vous étiez si bonne pour elle… Elle devrait gagner del’argent ; les fruits sont avantageux, cette année… Et votrebeau-frère ?

– Oh ! lui…

Madame Lecœur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en diredavantage.

– Toujours le même, hein ? continua mademoiselleSaget. C’est un bien brave homme… Je me suis laissé dire qu’ilmangeait son argent d’une façon…

– Est-ce qu’on sait s’il mange son argent ! ditbrutalement madame Lecœur. C’est un cachottier, c’est un ladre,c’est un homme, voyez-vous, mademoiselle, qui me laisserait creverplutôt que de me prêter cent sous… Il sait parfaitement que lesbeurres, pas plus que les fromages et les œufs, n’ont marché cettesaison. Lui, vend toute la volaille qu’il veut… Eh bien, pas unefois, non, pas une fois, il ne m’aurait offert ses services. Jesuis bien trop fière pour accepter, vous comprenez, mais çam’aurait fait plaisir.

– Eh ! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselleSaget, en baissant la voix.

Les deux femmes se tournèrent, regardèrent quelqu’un quitraversait la chaussée pour entrer sous la grande rue couverte.

– Je suis pressée, murmura madame Lecœur, j’ai laissé maboutique toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler.

Florent s’était aussi retourné, machinalement. Il vit un petithomme, carré, l’air heureux, les cheveux gris et taillés en brosse,qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse, dont la têtependait et lui tapait sur les cuisses. Et, brusquement, il eut ungeste de joie ; il courut derrière cet homme, oubliant safatigue. Quand il l’eut rejoint :

– Gavard ! dit-il, en lui frappant sur l’épaule.

L’autre leva la tête, examina d’un air surpris cette longuefigure noire qu’il ne reconnaissait pas. Puis, tout d’uncoup :

– Vous ! Vous ! s’écria-t-il au comble de lastupéfaction. Comment, c’est vous !

Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas.Mais, ayant aperçu sa belle-sœur et mademoiselle Saget, quiassistaient curieusement de loin à leur rencontre, il se remit àmarcher, en disant :

– Ne restons pas là, venez… Il y a des yeux et des languesde trop.

Et, sous la rue couverte, ils causèrent. Florent raconta qu’ilétait allé rue Pirouette. Gavard trouva cela très drôle ; ilrit beaucoup, il lui apprit que son frère Quenu avait déménagé etrouvert sa charcuterie à deux pas, rue Rambuteau, en face desHalles. Ce qui l’amusa encore prodigieusement, ce fut d’entendreque Florent s’était promené tout le matin avec Claude Lantier, undrôle de corps, qui était justement le neveu de madame Quenu. Ilallait le conduire à la charcuterie. Puis, quand il sut qu’il étaitrentré en France avec de faux papiers, il prit toutes sortes d’airsmystérieux et graves. Il voulut marcher devant lui, à cinq pas dedistance, pour ne pas éveiller l’attention. Après avoir passé parle pavillon de la volaille, où il accrocha ses deux oies à sonétalage, il traversa la rue Rambuteau, toujours suivi par Florent.Là, au milieu de la chaussée, du coin de l’œil, il lui désigna unegrande et belle boutique de charcuterie.

Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant lesfaçades, au milieu desquelles l’ouverture de la rue Pirouettefaisait un trou noir. À l’autre bout, le grand vaisseau deSaint-Eustache était tout doré dans la poussière du soleil, commeune immense châsse. Et, au milieu de la cohue, du fond ducarrefour, une armée de balayeurs s’avançait sur une ligne, à coupsréguliers de balai ; tandis que les boueux jetaient lesordures à la fourche dans des tombereaux qui s’arrêtaient, tous lesvingt pas, avec des bruits de vaisselles cassées. Mais Florentn’avait d’attention que pour la grande charcuterie, ouverte etflambante au soleil levant.

Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était unejoie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes decouleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de sesmarbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosseslettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles,dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverted’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, égalementpeints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus,jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes desaucisses ; et ces natures mortes, ornées d’enroulements et derosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle que les viandescrues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadreaimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de finesrognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles defougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes enbouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, dechoses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contrela glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés depots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avecleur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminépar un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : leslangues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes àcôté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon ; lesboudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles ;les andouilles, empilées deux à deux crevant de santé ; lessaucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapesd’argent ; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeauxde leurs étiquettes ; les gros jambons, les grosses pièces deveau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités desucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fonddesquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs degraisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit derognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’achards, decoulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, desboîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromageslaiteux, et une autre caisse, pleine d’escargots bourrés de beurrepersillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, touten haut, tombant d’une barre à dents de loup, des colliers desaucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques,semblables à des cordons et à des glands de tentures riches ;tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leurdentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur ledernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts dela crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoirse couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deuxpoissons rouges nageaient, continuellement.

Florent sentit un frisson à fleur de peau ; et il aperçutune femme, sur le seuil de la boutique, dans le soleil. Ellemettait un bonheur de plus, une plénitude solide et heureuse, aumilieu de toutes ces gaietés grasses. C’était une belle femme. Elletenait la largeur de la porte, point trop grosse pourtant, forte dela gorge, dans la maturité de la trentaine. Elle venait de selever, et déjà ses cheveux, lissés, collés et comme vernis, luidescendaient en petits bandeaux plats sur les tempes. Cela larendait très propre. Sa chair paisible avait cette blancheurtransparente, cette peau fine et rosée des personnes qui viventd’ordinaire dans les graisses et les viandes crues. Elle étaitsérieuse plutôt, très calme et très lente, s’égayant du regard, leslèvres graves. Son col de linge empesé bridant sur son cou, sesmanches blanches qui lui montaient jusqu’aux coudes, son tablierblanc cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient voir que desbouts de sa robe de cachemire noir, les épaules rondes, le corsageplein, dont le corset tendait l’étoffe, extrêmement. Dans tout ceblanc, le soleil brûlait. Mais, trempée de clarté, les cheveuxbleus, la chair rose, les manches et la jupe éclatantes, elle neclignait pas les paupières, elle prenait en toute tranquillitébéate son bain de lumière matinale, les yeux doux, riant aux Hallesdébordantes. Elle avait un air de grande honnêteté.

– C’est la femme de votre frère, votre belle-sœur Lisa, ditGavard à Florent.

Il l’avait saluée d’un léger signe de tête. Puis, il s’enfonçadans l’allée, continuant à prendre des précautions minutieuses, nevoulant pas que Florent entrât par la boutique, qui était videpourtant. Il était évidemment très heureux de se mettre dans uneaventure qu’il croyait compromettante.

– Attendez, dit-il, je vais voir si votre frère est seul…Vous entrerez, quand je taperai dans mes mains.

Il poussa une porte, au fond de l’allée. Mais, lorsque Florententendit la voix de son frère, derrière cette porte, il entra d’unbond. Quenu, qui l’adorait, se jeta à son cou. Ils s’embrassaientcomme des enfants.

– Ah ! saperlotte, ah ! c’est toi, balbutiaitQuenu, si je m’attendais, par exemple !… Je t’ai cru mort, jele disais hier encore à Lisa : « Ce pauvreFlorent… »

Il s’arrêta, il cria, en penchant la tête dans laboutique :

– Eh ! Lisa !… Lisa !…

Puis, se tournant vers une petite fille qui s’était réfugiéedans un coin :

– Pauline, va donc chercher ta mère.

Mais la petite ne bougea pas. C’était une superbe enfant de cinqans, ayant une grosse figure ronde, d’une grande ressemblance avecla belle charcutière. Elle tenait, entre ses bras, un énorme chatjaune, qui s’abandonnait d’aise, les pattes pendantes ; etelle le serrait de ses petites mains, pliant sous la charge, commesi elle eût craint que ce monsieur si mal habillé ne le luivolât.

Lisa arriva lentement.

– C’est Florent, c’est mon frère, répétait Quenu.

Elle l’appela « monsieur », fut très bonne. Elle leregardait paisiblement, de la tête aux pieds, sans montrer aucunesurprise malhonnête. Ses lèvres seules avaient un léger pli. Etelle resta debout, finissant par sourire des embrassades de sonmari. Celui-ci pourtant parut se calmer. Alors il vit la maigreur,la misère de Florent.

– Ah ! mon pauvre ami, dit-il, tu n’as pas embelli,là-bas… Moi, j’ai engraissé, que veux-tu !

Il était gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. Ildébordait dans sa chemise, dans son tablier, dans ses linges blancsqui l’emmaillotaient comme un énorme poupon. Sa face rasée s’étaitallongée, avait pris à la longue une lointaine ressemblance avec legroin de ces cochons, de cette viande, où ses mains s’enfonçaientet vivaient, la journée entière. Florent le reconnaissait à peine.Il s’était assis, il passait de son frère à la belle Lisa, à lapetite Pauline. Ils suaient la santé ; ils étaient superbes,carrés, luisants ; ils le regardaient avec l’étonnement degens très gras pris d’une vague inquiétude en face d’un maigre. Etle chat lui-même, dont la peau pétait de graisse, arrondissait sesyeux jaunes, l’examinait d’un air défiant.

– Tu attendras le déjeuner, n’est-ce pas ? demandaQuenu. Nous mangeons de bonne heure, à dix heures.

Une odeur forte de cuisine traînait. Florent revit sa nuitterrible, son arrivée dans les légumes, son agonie au milieu desHalles, cet éboulement continu de nourriture auquel il venaitd’échapper. Alors, il dit à voix basse, avec un souriredoux :

– Non, j’ai faim, vois-tu.

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