Léa

Léa

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Une voiture roulait sur la route de Neuilly. Deux jeunes hommes,en habit de voyage, en occupaient le fond, et semblaient s’abandonner au nonchaloir, d’une de ces conversations molles et mille fois brisées, imprégnées du charme de l’habitude et de l’intimité.

«Tu regrettes l’Italie, j’en suis sûr, – dit à celui qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont la face était largement empreinte de génie et de passion, le plus frais et le plus jeune de ces deux jeunes gens.

– J’aime l’Italie, il est vrai, – répondit l’autre. – C’est là que j’ai vécu de cette vie d’artiste imaginée avec tant de bonheur avant de la connaître. Mais auprès de toi, mon ami, il n’y a pas de place pour un regret».

Et en dessus de la barre d’acajou, les mains des deux amis se pressèrent.

«J’ai craint longtemps, – reprit le premier interlocuteur, – que la générosité de ton sacrifice ne te devînt amère. Quitter Florence, tes études, tes plaisirs, pour revenir avec moi à Neuilly, te faire le témoin des souffrances de ma pauvre soeur, et partager mes inquiétudes et celles de ma mère, n’est-ce pas là le plus triste échange ?

– En supposant qu’il y ait du mérite à éprouver un sentimenttout à fait involontaire, mon cher Amédée, tu t’exagérerais encorece que mon amitié fait pour toi. Quand ta soeur ira mieux, nepourrons-nous pas reprendre le chemin de cette Italie que nousvenons de quitter ? Oh ! espérons que les craintesexprimées dans la lettre de ta mère n’ont aucun fondement.

– Je le saurai bientôt, – dit Amédée, et il frappa du fouetqu’il tenait à la main le cheval qui redoubla de vitesse ; -mais je n’augure rien que de sinistre du style de ma mère :croirais-tu qu’elle me parle d’un commencement d’anévrisme».

Réginald de Beaugency et Amédée de Saint-Séverin, deux amisd’enfance, dont la position de fortune était assez indépendantepour que leurs vies pussent se trouver toujours mêlées l’une àl’autre, ne s’étaient jamais quittés. Jusqu’à vingt-cinq ans, toutleur avait été commun. Ils avaient ensemble débuté dans le monde,et là ils s’étaient confié leurs premières observations. Cependantleur intimité partait beaucoup plus du coeur que de la tête ;c’était par ce point qu’ils s’étaient touchés. Trop d’intervalleles séparait d’ailleurs.

Réginald était une de ces hautes et fécondes natures toutécumantes de spontanéité et d’avenir. Dès les premiers instants deson existence intellectuelle, Réginald avait compris l’art, et dansl’enivrement de ce pur et premier amour, il s’était juré à lui-mêmequ’il ne serait jamais qu’un artiste. Mais on ne commence pas parêtre artiste : l’homme finit par là. Quand nous sommes jeunes, àl’éclat brillant de nos rêves nous ne faisons que nous pressentir,nous deviner pour un temps lointain encore. Ce n’est que quand lapassion a labouré notre coeur avec son soc de fer rougi, que nouspouvons réaliser les préoccupations qui nous avaient obsédésjusque-là. Or, il y a mille chances de mort dans la passion. Aussipeut-être serait-il vrai de dire que les hommes les plusprédestinés par leur nature à être artistes meurent avant de ledevenir. Keats se brisant un vaisseau sanguin dans la poitrineétait plus nativement grand poète que ce splendide lord Byronlui-même, qu’un mouvement de rage ne put pas tuer.

Cette passion qui vient toujours troubler nos contemplationsavec violence s’était déjà emparée de Réginald. Elle devait le tuerplus tard, le tuer comme artiste. Cherchez son nom parmi les nomsdont la société s’enquête parce que ces noms ont marqué, et vous nel’y trouverez pas. Non. Pas même tracé en caractères indistincts aubas de quelque ébauche hâtée. Nulle part ce nom n’a été écrit, sice n’est sur ces pages qui vous racontent son histoire et que vousoublierez bientôt. Mais alors il ignorait, l’heureux enfant d’uneimagination confiante ! il ignorait qu’il deviendrait athée àsa vocation et à son avenir. Déjà la passion l’avait mille foisjeté du haut en bas de l’idéal dans la réalité, lui obscurcissantses aperceptions les plus lumineuses, l’interrompant tout à coupdans le jet de ses créations. Douleur amère et fatale ! Toutle temps qu’il était entraîné vers les jouissances matérielles, oneût dit qu’il entrevoyait, au fond de ces frénétiques plaisirs,comme par une révélation sublime, quelque chose de grand et dedivin, tant il les étreignait contre lui d’une main acharnée ;mais cette illusion finissait par du déboire, et l’intelligencerevenait avec ses implacables mépris. Voilà pourquoi son frontdevenait chauve avant le temps, et son regard débordait d’une telletristesse qu’il en versait jusque dans les yeux indifférents oujoyeux de qui le fixait.

Amédée n’était pas un homme fait sur le fier patron de Réginald.Il cultivait aussi les arts, mais ils n’étaient pour lui qu’unefantaisie, un caprice, ce que sont les femmes pour tant d’hommesqui osent parler d’amour à leurs pieds. On ne voyait point, sur sonfront serein et ouvert, à travers la fatigue des organes, lesvestiges de cette lutte cruelle entre la passion et la pensée, lagloire ou la mort de l’artiste, qui l’anéantit encore à l’étatd’homme ou le transfigure tout vivant.

Amédée et Réginald venaient de passer trois ans en Italie. Unsoir de juin parfumé et chaud, ils avaient causé longuement, sur laroute de Neuilly à Paris, avec une femme d’un âge mûr, à l’airimposant quoique bon, qui tenait par la main une enfant de treizeans à peine, jolie petite fille à tête nue et aux longs cheveuxblonds et suaves jusqu’à paraître nuancés d’un duvet comme celuides fleurs, et, qui, mollement, bouclaient sur une pèlerine develours noir.

L’enfant reçut deux baisers sur le front, et les deux amismontant, avec cette frémissante rapidité du départ quand on a lecoeur plein, dans l’aérien tilbury qui les attendait, volèrent versParis, laissant derrière eux un nuage de poussière qui s’évanouit,déchiré par le vent avec plus d’un adieu !

Cette femme était Mme de Saint-Séverin, et cette enfant safille, la soeur d’Amédée, malade à présent, et dont la maladierappelait Amédée en France…

… Alors ils atteignaient cet endroit de la route d’où l’onapercevait la maison blanche, et ceinte de la vigne aux brasd’amoureuse, que Mme de Saint-Séverin habitait du côté gaucheextérieur de Neuilly. Cet endroit où, trois ans auparavant, eux,attendris, mais heureux, mais confiants, mais fous de mille espoirssans noms et de jeunesse, ils avaient laissé pour un temps indéfinila femme qui ne devait plus veiller que de loin sur ceux qu’elleavait soignés avec amour depuis leur enfance, car Réginald, ayantperdu ses parents peu de temps après sa naissance, avait partagéavec Amédée la tendresse de Mme de Saint-Séverin, et rien nel’avait averti qu’une mère lui eût jamais manqué.

A cet endroit rien n’avait changé. Par une coïncidence duhasard, l’heure était la même que celle où ils étaientpartis ; et, comme il y a des journées que nous portonséternellement dans nos poitrines avec leurs plus petits accidents :un son de piano, un timbre de pendule, un nuage à l’horizon là-baset le soir, ils se rappelèrent qu’il y avait trois ans le soleil secouchait ainsi, et que les teintes étaient les mêmes sur la courbeeffacée des lointains. Seulement, au lieu d’une enfant et d’unefemme sur la route, une femme isolée attendait.

«C’est vous, ma mère ! – s’écria Amédée, et en une secondeMme de Saint-Séverin fut couverte des caresses de son fils et deRéginald. – Comment va Léa, ma mère ? Où est-elle ? – Léaest toujours extrêmement souffrante, mon ami, répondit Mme deSaint-Séverin. Et l’expression perdue d’une joie instantanée permitde juger combien ses traits étaient flétris par un chagrinadurent ; elle était affreusement vieillie. La douleur estplus impitoyable que le temps : elle a des secrets pour vous brisermieux ; elle vous courbe encore que le temps vous donnerait lecoup de grâce. Les rides qu’elle vous creuse au front sontprofondes comme des cicatrices, et pourtant, ô mon Dieu ! cen’est pas là que sont les blessures.

»Je n’ai pas voulu, – ajouta Mme de Saint-Séverin, – que Léavînt au-devant de vous, je craignais pour elle la fatigue et encoreplus l’émotion ; je l’ai prévenue que tu arrivais ce soir,cher Amédée, et cela vaut mieux. Dans son état, disent lesmédecins, l’émotion lui serait si funeste qu’il me faut craindre dedonner du bonheur à ma fille sous peine de la tuer». Et enprononçant ces derniers mots, cette voix pleine de douceurcontractait une dureté amère, ce regard touchant alla donner contrele ciel comme une tête de désespéré contre un mur. Le reprocheétait presque impie. Ame religieuse, toute d’amour et dedévouement, avait-elle immensément souffert, cette pauvre femme,pour sentir ainsi, comme un homme, le soudain regret qui nous prendtant de fois dans la vie de ne pouvoir poignarder Dieu.

Amédée baissa la tête ; la physionomie de sa mère venait delui en apprendre plus que tous les pressentiments qu’il tremblaitde voir justifier.

Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que lesmères ont de ces courages), Mme de Saint-Séverin reprit son calmehabituel. Bientôt ces trois personnes s’avancèrent vers la maisonblanche, dans la direction du jardin qui s’étendait en face, tandisque le cabriolet, sous la conduite du jockey de Réginald, yaccédait du côté opposé au jardin.

Léa était venue jusqu’à la barrière extérieure. Si Mme deSaint-Sévenin n’avait pas dit à Amédée : «Voilà ta soeur», il nel’aurait pas reconnue tant elle était changée et grandie. Léa sejeta au cou de son frère avec l’abandon d’un sentiment quiparaissait ne pas s’épandre souvent, avec ce laisser-allerd’adolescente dont toute l’âme devrait être une caresse. Mais Mmede Saint-Sévenin, redoutant que cette joie ne fût trop vive, ycoupa court en présentant à sa fille celui qu’elle appelait sonsecond fils. Léa sourit à cette mâle figure qu’elle avait toujoursaperçue réfléchie dans ses souvenirs à côté de celle de son frère,et Réginald, dont le coeur s’était ouvert à ces détails de famille,que la position de Léa rendait encore plus attendrissants, fut surle point de la prendre dans ses bras et de l’y serrer comme on yserre une soeur ; mais son regard saisit tout à coup sur levisage de Mme de Saint-Sévigné tout ce qu’il y a de plus chaste, deplus éthéré, de plus sensitif dans la délicatesse d’une femme,confondu avec ce qu’il y a de plus intime dans une souffrance demère, et il retint son mouvement. Il venait de comprendre pour lapremière fois que l’amitié est aussi une trompeuse, et que, mêmechez cette femme qui l’appelait son fils, il n’était, hélas !qu’un étranger.

J’ai dit que Léa était changée et grandie ; ce n’était plusla petite fille à la pèlerine de velours noir dont le teint serosait impétueusement au moindre trouble jusque dans la racine descheveux et des cils, sans que cette vaporeuse nuance, semblable àcelle que, les soirs d’automne, on voit parfois au rebord d’uneblanche nuée, se fonçât jamais plus à un endroit qu’à un autre deson visage. Nuance fugitive, mais inaltérée, qui ne se perdaitjamais en dégradations insensibles à l’endroit où la robe joint lecou avec mystère, et faisait présumer que tout le corps se coloraittimidement ainsi, et promettait aux ardeurs d’un amant des voluptésdivines. Ces ravissantes rougeurs s’étaient exhalées et, suivant laloi incompréhensible de tout ce qui est beau sur la terre, exhaléespour ne plus revenir ! La maladie de Léa, en se développant,semblait avoir absorbé tout le sang de ses veines dans la région ducoeur, et lui avait laissé une pâleur ingrate à travers laquellel’émotion ne pouvait se faire jour. Ce n’était pas une pâleurordinaire, mais une pâleur profonde comme celle d’un marbre :profonde, car le ciseau a beau s’enfoncer dans ce marbre qu’ildéchire, il trouve toujours cette mate blancheur ! Ainsi, à lavoir, cette inanimée jeune fille, vous auriez dit que sa pâleurn’était pas seulement à la surface, mais empreinte dans l’intérieurdes chairs.

Les deux amis furent d’autant plus frappés du changement quis’était opéré en Léa en leur absence, qu’ils se souvenaientdavantage de ce qu’elle était quand ils l’avaient quittée. Ellen’avait pas même conservé ses cheveux débouclés sur le cou etlissés sur ses tempes virginales, délicieuse coiffure qui jette jene sais quel reflet de mélancolie autour d’une rieuse têted’enfant. Elle les portait alors relevés sous un peigne commetoutes les femmes.

Réginald surtout, Réginald, qui sentait et observait en artiste,contemplait avec un intérêt immense de pitié cette fille de seizeans qu’un mal indomptable avait flétrie, qu’une douleur physiqueemportait au néant avec sa beauté ravagée avant qu’elle sût que cequi bouillonnait dans son coeur pût être autre chose que du sang.Il était humilié comme artiste. Jamais la beauté d’une femme,quelque resplendissante qu’elle fût, n’avait parlé un plusinspirant langage à son imagination que cette forme altérée et quibientôt serait détruite. Involontairement, il se demandait s’il y adonc plus de poésie dans l’horrible travail de la mort que dans ledéploiement riche et varié de l’existence ? La maladie de Léaétait de celles dont les progrès sont à peine perceptibles. Tout ceque l’homme en sait, de cette terrible maladie, c’est qu’elle estmortelle ; mais il ne lui est guère possible de l’étudier dansses développements et de prédire le moment où, comme irritée de larésistance de l’organisation, elle achèvera de la briser. Mme deSaint-Séverin n’entretenait plus, depuis longtemps, ces illusionsqui, comme des femmes perfides, nous mettent leurs douces mains desoie sur les yeux pour nous cacher la réalité. Elle savait quel’état de sa fille était sans ressource, qu’un peu plus tôt ou unpeu plus tard Léa n’achèverait pas sa jeunesse, et que ce momentd’angoisse et de larmes ne se ferait plus beaucoup attendre. Telleétait la pensée qui lui mangeait vives les fibres du coeur, etqu’elle cachait sous d’angéliques sourires et sous une confiance sisereine que Léa, parfois dupe de ce calme sublime, sentait moinscruellement sa souffrance et croyait à un mieux prochain.

Réginald, en vivant chez Mme de Saint-Séverin, comprit avecquelle anxiété d’amour était surveillée cette vie tremblante, etqui pouvait se rompre comme un fil délié au moindre souffle. Il futle témoin de ces mille précautions employées pour préserver dechocs trop violents, de touchers trop rudes, ce cristal fêlé, cecoeur qui, en se dilatant, aurait fait éclater sa frêle enveloppe.Hélas ! ce coeur, au moral tout comme au physique, ne battaitque sous une plaque de plomb. Léa ne lisait aucun livre. A cetteheure où l’imagination d’une jeune fille commence à passionner sonregard d’insolites rêveries et à faire étinceler autre chose quedeux gouttes de lumière dans les étoiles bleues de ses yeux, Léa neconnaissait pas un poète. Élevée solitairement à la campagne, ellen’avait senti au sortir de l’enfance que la douleur qui commença samaladie et qui la fixa auprès de sa mère au moment où elle allaits’en séparer pour entrer dans un des meilleurs pensionnats deParis. Cette retraite et cette inculture avaient nui autant au côtésensible de Léa qu’à son côté intellectuel. De peur que lasensibilité de sa fille ne fût trop ébranlée par ces premiersépanchements dans lesquels on se soulage de ces larmes oppressantesqui viennent on ne sait pas d’où… , et que toute femme qui futjeune eut besoin de verser la tête sur l’épaule d’une autre femmepleurant aussi et bien-aimée, ou toute seule, le front dans sesmains, Mme de Saint-Séverin se priva du plus grand bonheur pour unemère, de la seule félicité humaine que la vertu n’ait pascondamnée. Dans ses relations avec sa fille, elle empêcha toujoursl’effusion de naître. Miraculeux héroïsme, sacrifice de l’amour parl’amour ! Où cette femme, cet être fragile, puisait-elle tantde force pour plier à sa volonté les sentiments les plus vivaces desa nature, si ce n’est dans l’idée qu’en sy laissant entraîner ellepouvait provoquer une de ces palpitations torturantes danslesquelles sa Léa pouvait perdre connaissance et mourir.

Ainsi Léa n’avait été modifiée ni par ces idées qui élèvent etfécondent les nôtres, ni par ces sentiments auxquels nos sentimentss’entremêlent. Tout ce qu’il y avait de poésie au fond de cette âmedevait donc périr à l’état de germe, engloutie, abîmée, perdue dansles profondeurs d’une conscience sans écho. Que si quelquefois unetristesse, un retentissement intérieur, une ondulation rapidepassaient sur cette âme isolée dans la création et venaient expirerdans un sourire sur ses lèvres pâles, c’était un point intangibledans la durée, ce n’était ni un désir ni un regret : pour un regretne faut-il pas connaître, et pour un désir, au moinssoupçonner ? C’était quelque chose de mystérieux, de vague etpourtant d’immense, semblable au sentiment de l’infini, comme nouscroyons l’avoir éprouvé à une époque de notre vie avant de savoirque ce sentiment se nommât ainsi. Manquent les mots pour parler decet état de l’âme. On l’imagine sans pouvoir le peindre :l’imagination est la seule faculté qui ne trouve pas sur son cheminla borne de l’incompréhensible. N’y a-t-il pas pour elle unDieu ? Une couleur de plus dans le prisme ? Des amourspurs et éternels ?

Cet état de l’âme fut pour Réginald un mystère… un problème… unrêve. Il aurait si bien voulu le pénétrer. Efforts inouïs etperdus ! Ce désir l’arrachait de son travail dès le matin.Quand, par la persienne entr’ouverte, il apercevait Léa cueillantdes fleurs au jardin et les disposant dans les vases de porcelainede la terrasse, il quittait son chevalet et sa toile et couraitauprès de la jeune fille lui parler de sa souffrance, puis dusoleil qui luisait dans sa chevelure blonde, du bleu du ciel, de lafraîcheur de l’air. Puis il revenait encore à sa souffrance pourlui demander si toute nature bonne et souriante ne lui causait pasquelque bien, et il cherchait dans ses réponses un mot, un pauvreaccent qui lui révélât une des faces encore obscures de cette vieétrange et étouffée. Mais rien dans sa voix, faussée par la douleuret rendue plus touchante, rien dans ses regards languissants defatigue et d’insomnie, rien sur cet ovale qui avait déjà perdu desa perfection et de sa grâce, que l’indolent sourire de labienveillance. Oh ! c’était un jeu cruel que ces déceptionsinattendues et renaissantes, c’était un découragement ànavrer ! Tous les jours s’écoulaient aussi mornes, aussiternes pour la jeune fille. Un cercle plus large et plus noirautour de ses yeux, une taille plus abandonnée, une démarche plustraînante : voilà quelles étaient pour Léa les seules différencesqu’à la veille apportait le lendemain.

Mais Réginald ne se rebuta pas. Lui qui regrettait disait-il,ces moments perdus auprès des femmes, moment trop nombreux dans savie, et qui, de leur bonheur rapide, n’avaient point racheté lamoindre des peines dont ce bonheur dérisoire est empoisonnétoujours, consumait misérablement son temps auprès d’une enfantmalade, ignorante, silencieuse, timide, l’opposé de ces Italiennesqu’il avait aimées, si pleines de pensées et de vie, dont l’amourde la lave est, dit-on, un Styx qui rend invulnérable à toutes lesvoluptés molles et tièdes trouvées dans d’autres bras que lesleurs. La passion, qui commence par faire de nous des enfants etdes imbéciles, persuadait à Réginald qu’il n’avait que de la pitiépour Léa. De la pitié ! C’est une plainte stérile qu’onaumône, un serrement de main quand le mal n’est pas contagieux, auplus l’eau d’une larme, et puis on rit ! et puis onoublie ! Voilà toute la pitié. Dans nos coeurs égoïstes etfroids, elle n’a pas d’autres caractères, et les hommes, quiravalent le ciel au profit de leur orgueil, prétendent que la pitiéest céleste !

Réginald s’abusait en prenant le sentiment que lui inspirait Léapour une si chétive sympathie, mais il ne s’abusa pas bienlongtemps. Son passé était là avec ses poignants souvenirs. Ilreconnut cet amour qui avait séché sur pied, étiolées et noircies,les plus belles fleurs de sa jeunesse, ce simoun qui ravage nosvies plus d’une fois et qui en tourmente longtemps encore le sablearide, quand il n’y a plus que du sable à en soulever.

Qui ne sait pas que tous nos amours sont de la démence ?que tous nous laissent à la bouche la cuisante absinthe de laduperie ? et l’expérience ne l’avait-elle pas appris àRéginald ? Eh bien, de tous ces amours passés et de tous cesamours possibles, le plus insensé était encore ce dernier.Qu’espérait-il en le nourrissant ? Dans six mois cette jeunefille serait portée au cimetière. D’ailleurs y avait-il en elle desfacultés aimantes ? Saurait-elle jamais ce que c’est quel’amour ? Ce que ce mot-là signifie, alors que tant de femmesrestent hébétées devant ce sentiment qu’elles font naître ?Angles de marbre et d’acier que toutes ces questions, contrelesquelles Réginald se battait le front avec fureur. Mais son amours’en augmentait encore. Toujours l’amour grandit et s’enflamme enraison de son absurdité,

Quel contresens dans ses idées d’artiste ! «Ah ! si dumoins elle était belle – se répétait-il quand il ne la voyait pas,- je m’expliquerais mieux cet amour ; mais qu’y a-t-il de beaudans des yeux inexpressifs, des traits amaigris, des formes quis’épanouissent». Et, se reprenant tout à coup : «Mais si !si ! ma Léa, tu es belle, tu es la plus belle descréatures ! Je ne te donnerais pas, toi, tes yeux battus, tapâleur, ton corps malade, je ne te donnerais pas pour la beauté desanges dans le ciel».

Et ces yeux battus, cette pâleur, ce corps malade, il lesétreignait dans tous ses rêves des enlacements de sa penséefrénétique et sensuelle ; il mettait une âme dans ce corpsdéfaillant, de la vie à flots dans ces yeux fixés sur lessiens ! Il la créait passionnée, fougueuse, ses blancheslèvres écarlates sous ses baisers ! Et cependant c’étaittoujours Léa faible, malade, agonisante, à qui les lèvresredevenaient blanches quoiqu’elles brûlassent encore, dont le coeursoulevait la poitrine sous des bonds si terribles qu’il semblaitbattre dans sa gorge, mais qui disait : «Oh ! si c’est tonamour qui me tue, que je suis heureuse de mourir !» Et puis illa pleurait comme morte, et non pas de la mort de tout à l’heureque, dans l’égoïsme féroce de son amour, il désirait parfois avecrage, mais de celle dont elle mourrait sans doute… un jour…bientôt… ignorant que l’on pût mourir autrement que d’un anévrisme,et que l’on pût souffrir davantage pour mourir, ne regrettant riendes biens inconnus de la terre, et n’envoyant pas la plus belleboucle de ses cheveux blonds à quelque amie d’enfance, mariée bienloin… car elle n’en avait pas.

Un jour Léa était assise dans l’embrase d’une des fenêtres dusalon. La lumière bleue et sereine découlait sur son cou penché.Léa était occupée à broder un voile pour sa mère. Réginald, nonloin d’elle, tenait un livre par contenance. Ils étaient seuls. -Pour la première fois depuis une heure, il ne la regardaitpas ; il s’était perdu dans quelque ardente rêverie, et cetterêverie, c’était elle encore, c’était comme s’il l’eûtregardée.

«Comme vous êtes pâle depuis quelques jours, – lui dit-elle enrelevant la tête ; – vous l’êtes presque autant que moi.Réginald, est-ce que vous souffrez ?

– Oui, je souffre, – répondit-il. Car il ne pouvait supportercette familiarité douce avec cette femme qu’il aimait à en perdrela raison et sous laquelle son amour se sentait à l’étroit.

– Oui, je souffre, et non pas depuis quelques jours, mais depuisplus longtemps, et des douleurs cruelles.

– Où donc ?

– Ici. – Et du doigt il indiqua son coeur.

– Comme moi, – reprit-elle, étonnée. – Mais pourtant ce n’estpas contagieux, – ajouta-t-elle en souriant d’un air triste.

– Non, pas comme vous, Léa, non, pas comme vous. Oh ! il ya une différence entre vos douleurs et les miennes. Par pitié pourvous, je me garderais d’échanger».

Léa avait laissé tomber sur ses genoux les petites mains quisoutenaient sa broderie. Elle secoua la tête lentement, à en faireonduler les boucles transparentes, avec un air incrédule. Ladouleur a aussi sa vanité.

«Pourquoi donc ne vous étiez-vous pas plaint encore ?

– A quoi bon, Léa ? Se plaindre, est-ce guérir ? Etpuis se plaindre pour ne pas même être compris ?

– Ah ! ce n’est pas moi toujours qui ne comprendrais pasquand vous diriez que vous souffrez !»

Et la voix qui dit ceci était ébranlée. Il y avait presque dureproche, de l’âme dans son accent. On s’y serait volontiersmépris.

«Est-ce vrai, Léa ? – s’écria Réginald avec l’entraînementd’une joie folle. Oh ! alors je me plaindrai à vous !

– Oh ! oui, allez ! vous pouvez vous plaindre en touteconfiance, car je sais ce que c’est que souffrir… – Et après uneseconde de silence, le voyant tremblant et les traits altérésd’émotion : – Voulez-vous que je vous mette quelques gouttes defleur d’oranger sur du sucre ?»

C’était plus déchirant qu’une ironie ; c’était sérieux etcandide. Cette femme n’avait qu’un organisme.

Réginald se frappa le front de son poing fermé. Léa regardaitcette face d’homme bouleversée par une passion furibonde… Elle laregardait comme les étoiles regardent… Il y avait entre ces deuxêtres, placés à deux pieds l’un de l’autre dans l’espace et dans letemps, un abominable contraste, une incorrigible dissonance, quiséparait à toujours leurs destinées. Vous l’eussiez deviné rienqu’à les voir dans cette étroite embrasure, elle plus blanche quela moire blanche des rideaux qui tombait en plis derrière sa tête,calme comme un ciel qu’on maudit, et lui n’en pouvant plus dedésespoir, reprenant, avec la rage d’un damné et l’orgueil humiliéd’un homme qui a perdu la foi en sa puissance d’amour, le sentimentqu’il vient de trahir, puisque ce sentiment elle n’en veut pas,elle n’en saurait vouloir, que c’est le jeter au vent comme de lapoussière que de le répandre aux pieds de cette femme, innocemmentcruelle, qui ne sait pas ce qu’elle repousse et qui doit l’ignorertoujours !

Le mot d’amour n’avait pas été prononcé ; probablement, ilallait l’être… Probablement Réginald n’aurait pas résisté à faireun aveu, à essayer, par un dernier effort, s’il ne découvrirait pasun sentiment qui retentît faiblement au sien, quand Mme deSaint-Séverin entra tout à coup dans le salon. – Sa figure pritl’expression du mécontentement en apercevant Réginald et Léa, tousdeux seuls.

«Maman, Réginald est souffrant, – dit Léa ; – gronde-ledonc un peu de ne pas s’être plaint».

Mme de Saint-Séverin interrogea Réginald sur sa souffrance avecun regard si pénétrant qu’il balbutia quelques réponses assezincohérentes. Il lui sembla qu’il n’y avait plus rien debienveillant dans l’accent inquiet de cette femme qu’il avaittoujours connue affectueuse et bonne.

«J’ai besoin d’être seule avec Réginald, – dit-elle à sa fille.- Ma Léa, descends sur la terrasse».

L’adolescente obéit, muette et non pas contrariée. Lacontrariété n’est que le premier degré de la douleur ; maispour l’éprouver, encore faut-il avoir une ombre d’intérêt dans lavie.

«Oui, Réginald, j’ai à vous parler, – reprit Mme deSaint-Séverin quand Léa fut sortie. Et il y avait une espèce desolennité dans ces paroles. Elle se plaça devant l’artiste, et, luiattachant son regard au front : – Réginald, – continua-t-elle aprèsune pause, et sa voix tremblait à en faire mal. – Réginald, vousaimez Léa.»

Pourquoi haïssons-nous de dévoiler le fond de nos coeurs ?Pourquoi dissimulons-nous une magnifique passion, un amour sublime,comme si c’était un forfait ? Une pensée, un instinct, rapidecomme l’éclair, sillonna l’esprit de Réginald : ce fut de nier sonmalheureux et fol amour. Mais, il l’avait dit à Léa, il souffraitdepuis si longtemps, et quand le coeur est gros de larmes, ellesmontent si promptement aux paupières qu’il est impossible à unpauvre être humain de les empêcher de couler. – Il se cacha lafigure dans les deux mains.

Mais elle lui prit ces mains qu’il pressait avec force contreson visage en pleurs, et les écartant de ce front, que des sanglotsdévorés avaient teint d’une rougeur subite :

«Oui, vous l’aimez, malheureux, – ajouta-t-elle ; – vousn’avez pas besoin de répondre, c’est écrit dans ces larmes quevoilà ! Ah ! je ne vous ferai point de reproches ;vous n’êtes qu’à plaindre, mon ami. Mais vous qui avez vécu dans lemonde, vous qui avez connu mille femmes plus séduisantes que Léa,qu’une pauvre fille qui se meurt, comment se peut-il que vousl’aimiez !

– Je ne sais pas, Madame, je ne sais, – répondit-il avec unevoix entrecoupée ; – c’est un incompréhensible délire.

– Et qu’espérez-vous de cet amour ? Croyez-vous le luifaire partager ? Le lui faire partager, grand Dieu ! Vousvoulez donc tuer ma fille ? Oh ! Réginald, cela ne serapas, cela ne sera jamais ! Savez-vous qu’il ne faudrait qu’unmot, qu’une émotion, pour éveiller cette âme qui sommeille, et qu’àforce de soins, et quels soins ! comme ils m’ont coûté !j’ai tenue endormie afin qu’elle ne mît pas en pièces une vie sifragile ? Et vous voudriez le dire, ce mot cruel ? Vousvoudriez la causer, cette émotion ? Vous voudriez être lebourreau ?… Je ne dis pas le mien ! Qu’est-ce que celafait d’être le bourreau de sa mère de choix, d’une pauvre vieillefemme comme moi, mais le sien, le bourreau de Léa !vous ! vous ! qui l’aimez…  ! O ma Léa, il tetuerait !» – Et ses pleurs commencèrent à ruisseler aussi. Ily a dans l’amour une contagion si rapide. Et les yeux de Réginaldéclatèrent de flammes rouges dans leurs prunelles noires enentendant que Léa pourrait l’aimer un jour. Mme de Saint-Séverinfrissonna de cet épouvantable espoir.

«Grâce ! grâce ! Réginald, – cria-t-elle, – je vous aiaimé comme un fils, oh ! promettez-moi que jamais vous neparlerez à Léa de votre amour. C’est la destinée qui a fait tout lemal, avec quelle joie je vous eusse donné ma fille ! Commej’eusse été heureuse de vous voir devenir une seconde fois le frèred’Amédée ! Mais lui faire partager votre amour, c’est latuer ! Elle ne résisterait pas à ces mouvements intérieurs quiépuisent les plus forts. Comment voulez-vous qu’elle yrésiste ? Vous, jeune homme, vous, en pleine possession del’existence, ne sentez-vous pas qu’une passion, un amour, attaquela vie jusque dans ses sources ? Et c’est dans un corpspresque détruit que vous voudriez l’allumer ! Et moi, je meserais mise au supplice, j’aurais tremblé de voir Léa me donner unede ces affections dont le coeur maternel a tant soif, pour laconserver plus longtemps près de moi qui l’aime en silence, et cesefforts affreux seraient perdus ! et j’aurais des remords demon passé et pas d’avenir ?… Ah ! mon ami, promettez-moi…Tiens, va-t-en plutôt, Réginald, va-t-en à Paris, dans ton Italie,où tu voudras. Je te chasse de ma maison ; laisse-moi Léa, neme prends pas ma fille ! Oh ! ne pleure pas : tu medésoles ; ne t’en va pas. Non ! reste… . Reste auprès demoi : ne suis-je pas ta mère ? Ta mère aussi, qui t’aime centfois plus depuis que tu aimes sa fille, mais qui craint cet amourfuneste et qui te demande à genoux d’avoir pitié de toutesdeux !»

Et c’était faux ! Elle n’était pas à genoux ; elles’était jetée à Réginald tout entière, et de ses deux bras elle luiserrait la tête contre son sein avec une ineffable ardeur deprière. Rien n’était plus beau comme cette femme en transes et enaccès de pleurs, demandant la vie de sa fille à un homme quil’aimait plus qu’elle, et le suppliant comme s’il avait été unDieu, – que dis-je ! comme s’il avait été un pervers. Réginaldfut subjugué par toute cette tendresse qui l’enveloppait, quicriait après lui aux abois. Il promit de tout taire à Léa. Ilvoulut, enthousiaste comme on est quand on aime, dresser unsacrifice à côté de ceux qu’avait faits cette femme à l’existencede sa fille ; comparer de ces deux coeurs, du sien ou de celuid’une mère, lequel serait le plus saignant, le plus brisé, lequell’emporterait des deux martyres. Hélas ! s’il ne devenait pasun parjure, à coup sûr, ce devait être le sien !

Non, rien n’est comparable à cette angoisse ! Être près dela femme qu’on aime, la voir, l’entendre, se mêler à tous lesdétails de ses journées, se promener avec elle, le matin, quand, àtravers ses vêtements légers on est enivré de je ne sais quelparfum d’une nuit passée ; le soir, quand l’air est plein detiédeurs alanguissantes, et qu’elle vous dit : «Oh ! n’est-cepas qu’il fait bien chaud ce soir !» en étendant les bras eten se balançant sur sa taille cambrée et sur la pointe des piedscomme si elle allait tomber en arrière sur un canapé ou sur vosgenoux ; s’asseoir près d’elle, à la même place qu’elle, oùelle laissa l’impression de son corps divin qui brûle ; etêtre là, à ses côtés, à toute heure, toujours, et dévorer ces *jet’aime !* furibonds qui viennent à la bouche, et se taire, etparaître froid, et répondre, quand elle vous interroge, *oui* et*non*, comme répondent les autres, et rire avec elle d’uneplaisanterie quand le coeur bout des larmes qu’on le force àcontenir ; et puis, si elle se penche vers vous, si elle vousfrôle le visage avec son haleine, ne pouvoir l’attirer, ainsipenchée, l’absorber, ce souffle, comme une flamme et comme unerosée, jusqu’au fond de la poitrine, dans un de ces baisersaffolants, ardents et humides, qui se donnent bouchesentr’ouvertes, et qui dureraient des heures s’il était permis deles donner ! Et quand elle s’éloigne, quand elle tourne latête, retenir cette prière de condamné qui demande la vie :«Oh ! reste encore comme tu étais !» Dites, n’est-ce paslà de la douleur, inscrutable tant elle est profonde, à qui ne l’apas éprouvée ! une douleur à faire honte à celles de l’enfer,car en enfer on ne trahit plus, et ici c’est du bonheur, le bonheurde voir celle qu’on aime, qui se retourne contre vous !

Voilà ce que souffrit Réginald. D’abord il domina sa douleur. Lavolonté a beau jeu dans les premiers moments qu’elle s’exerce. Maisla douleur ressemble à ces joueurs habiles qui laissent gagner lapremière partie pour mieux triompher ensuite d’un adversaire renduplus confiant. Les jours, les mois se passèrent. D’abordl’exaltation d’une résolution généreuse s’éteignit dans Réginald.Il n’était plus soutenu que par la reconnaissance qu’il devait àMme de Saint-Séverin. – Bientôt il eut besoin de se dire qu’elleavait le droit de le chasser de chez elle s’il ne tenait pas lesserments qu’il lui avait faits. Ainsi les retranchements allaientbientôt lui manquer contre la douleur. De plus, en contenant sapassion, il l’avait irritée davantage : «Je suis malade»,répondait-il souvent à Amédée, qui l’interrogeait avec une tendreanxiété, et qui croyait que l’éloignement de l’Italie et l’ennuid’un genre de vie si opposé à toutes ses habitudes d’une date moinsrécente étaient la cause de sa tristesse. «Si je lui disais ce quej’ai, – pensait-il, – soit pour sa soeur, soit pour moi, il metourmenterait de partir». Ainsi la confiance de l’amitié ne luiétait plus bonne à rien, c’est-à-dire l’amitié elle-même. Ce n’estpas un des moindres sacrilèges d’un amour de femme que de nousflétrir nos plus fraîches amitiés sans miséricorde, et de nousfaire rire de mépris sur nous-mêmes quand nous songeons que si peunous avait suffi pour être heureux.

Depuis le jour où Léa avait été témoin du désespoir de Réginald,que s’était-il passé en elle ? Son air était moins vague qu’àl’ordinaire, et dans ses paupières, plus souvent abaissées, onaurait cru du recueillement ; car on baisse les yeux quand onregarde en soi : est-ce pour mieux voir ou bien parce que l’on avu ? Une intuition de femme lui aurait-elle révélé ce queRéginald n’avait trahi qu’à moitié ? Dans l’obscurité de sonâme, aurait-elle trouvé une seule de ses impressions ignées quis’étendent d’abord d’un point imperceptible à l’être humain toutentier ? Elle n’avait plus ces yeux singuliers dont il n’yavait de doux que la teinte et qui semblaient manquer d’un pointvisuel, tant, hélas ! l’expression en était absente.Maintenant ils étaient plus pensifs, quoique bien faiblementencore, d’une pensée molle et indécise qui rasait le bleu sansrayons des prunelles pour s’évanouir après. – O vous, femme quilirez ceci, vous dont le coeur diffère tellement du nôtre que nousne savons pas avec quoi ce coeur a été fait, dites, croyez-vousqu’alors Léa eût soupçonné l’amour ?

Cependant l’état de cette enfant empirait ; le mal faisaitdes progrès rapides. Elle se sentait tous les jours plus faible quela veille, et ne quittait presque plus sa chaise longue, si cen’est le soir, lorsqu’elle se traînait jusque sur un des bancs dela terrasse pour voir se coucher le soleil. Était-ce un instinct demourant ou une admiration secrète qui lui faisait demander à samère de venir là chaque soir ? On l’ignore. Jamais elle ne dità Réginald, en face de ce coucher de soleil qui a l’air d’un mort :«Que cela est triste !» car elle savait plus triste : c’étaitelle mourant aussi, mais sans avoir eu de rayons autour de la tête,astre charmant éteint bien des heures avant l’heure du soir !Et lui, l’artiste, le contemplateur idolâtre de la nature, ne luidit pas plus : «Que cela est beau !» car il savait plus beau,comme elle savait plus triste, et c’était elle encore ! Elle,millier de perceptions mystérieuses pour les autres, et lumineusespour lui, que l’amour versait à plein dans son intelligence, commeles molécules transparentes d’un jour d’Italie dans unregard ; elle enfin, que les autres, qui ne l’aimaient pas,auraient pensé peut-être à plaindre, mais jamais àadmirer !

La belle saison était avancée, et Mme de Saint-Séverin, désolée,demandait à Dieu dans ses prières que sa fille ne finît pas plusvite que l’été. Qu’il faut de désespoir pour qu’une mère ne demandeplus davantage ! Oh ! qu’il faut de désespoir pour qu’unefemme ne croie plus à la possibilité d’un miracle en faveur del’être qu’elle chérit. Le dernier soir que Léa vint à la terrasse,Mme de Saint-Séverin aurait bien dit : «Elle ne reviendra pass’asseoir ici», tant elle voyait clair dans l’état de sa fille. Despressentiments ne trompent pas quand on aime ; mais cen’étaient plus des pressentiments qu’avait Mme de Saint-Séverin,c’était la science du médecin habile qui verrait à travers le corpsla maladie, et qui assignerait à heure fixe le moment où ilentrerait en dissolution. Une connaissance, une infaillibilité quele savoir humain ne donne pas, le sentiment la lui avait acquise.Ah ! ne dites point que la nature n’est pas cruelle, qu’elle acouvert l’instant de la mort d’une incertitude compatissante : celan’est pas vrai toujours pour celui qui meurt, et cela ne l’estjamais pour celui qui regarde mourir !

Réginald aussi ne s’illusionnait pas. Il se disait que la viergede son amour rendrait bientôt son corps à la terre et son âme auxéléments : bouton de rose indéplié et flétri sous l’épais tissu defeuilles séchées sans un ouragan que l’on pût accuser ; fleurinutile que personne n’avait respirée ; avorton de fleur sousl’enveloppe fanée de laquelle l’haleine la plus avide, le soufflele plus brûlant, n’eût rien trouvé peut-être à aspirer. Et sonamour se renforçait de cette accablante certitude et d’un douteaussi amèrement décevant. Il semblait que toute cette vie quiabandonnait Léa se coulât dans son sein par vagues débordantes etmultipliât la sienne. Moquerie diabolique de la destinée ! Onse sent du souffle pour deux, on sent, en mettant la main sur sapoitrine, que si cette maudite poitrine pouvait s’ouvrir on auraitdu souffle à donner à des millions de créatures, et il faut toutgarder pour soi !

Un jour que Léa était couchée sur le banc de la terrasse,Réginald se trouva placé à côté d’elle ; il y restaitsilencieux sous le poids écrasant de ses pensées, écoutant dans soncoeur cette vie intérieure qui ne fait pas de bruit tant elle estprofonde, ces tempêtes sourdes qui bouleversent et qui n’ont pasmême un murmure. Il n’entendait point les paroles qu’échangeaientMme de Saint-Séverin et Amédée, assis plus loin, et dont les doigtscrispés arrachaient alors les feuilles d’un oranger avec lemouvement âpre d’un homme qui dissimule sa souffrance. Leurconversation était insignifiante ; entrecoupée de silencesfréquents et longs, elle roulait sur quelques chétifs accidents dela soirée comme la douceur du temps ou le tintement d’une cloche aufond du paysage. Nous tous qui avons vécu, nous les avonsprononcées, ces paroles qui n’expriment rien, avec des voixaltérées, pour voiler nos inquiétudes et nos peines à qui lescausait. La soirée s’avançait ainsi. Déjà la frange cramoisie quibordait le ciel à l’horizon était toute rongée, et le ventapportait, par bouffées, ces trésors de parfums cachés dans le seindes fleurs et qui y ont été déposés pour faire oublier, pendant lanuit, aux hommes, la perte du jour. Le banc occupé par Léa,Réginald et Mme de Saint-Séverin, était entouré et surmonté debeaux jasmins. Léa aimait à plonger sa tête dans l’épaisseur deleurs branches souples et verdoyantes ; c’était comme unmoelleux oreiller de couleur foncée sur lequel tranchait cette têtesi pâle et si blonde. Les boucles du devant de la coiffure de Léalui tombaient toutes défrisées le long des joues ; elle avaitdétaché son peigne et jeté sur les nattes de ses cheveux sonmouchoir de mousseline brodée qu’elle avait noué sous son menton.Ainsi faite de défrisure, de pâleur, d’agonie, qu’elle étaittouchante ! Sa pose, quoique un peu affaissée, était des plusgracieuses. Un grand châle de couleur cerise enveloppait sa taille,qui n’était plus même svelte et qu’on eût craint de rompre à laserrer. On eût dit une blanche morte dans un suaire de pourpre.Réginald la couvait de son regard ; c’était presque posséderune femme que de la regarder ainsi. Le malheureux ! Ilsouffrait autant qu’Amédée et Mme de Saint-Séverin, mais ce n’étaitpas de la même douleur. Du moins on aurait pu croire que cettedouleur eût été pure, qu’en face de ce corps presque fondu comme dela cire aux rayons du soleil, les désirs de chair et de sang nesubsistaient plus, et que la pensée seule dans laquelle s’étaitréfugié et ennobli l’amour se prenait à cette autre pensée, tout lemoi dans la créature et qui allait s’éteignant, s’évaporant pourtoujours. Est-ce la force ou la faiblesse humaine, une gloire ouune honte ? Mais il n’en était point ainsi pour Réginald :cette mourante, dont il touchait le vêtement, le brûlait comme laplus ardente des femmes. Il n’y avait pas de bayadère aux bords duGange, pas d’odalisque dans les baignoires de Stamboul, il n’yaurait point eu de bacchante nue dont l’étreinte eût fait plusbouillonner la moelle de ses os que le contact, le simple contactde cette main frêle et fiévreuse dont on sentait la moiteur àtravers le gant qui la couvrait. C’étaient en lui des ardeursinconnues, des pâmoisons de coeur à défaillir. Tous les rêves queson imagination avait caressés depuis qu’il était revenu d’Italieet qu’il s’était énamouré de Léa, lui revenaient plus poignantsencore de l’impossibilité de les voir se réaliser. La nuit quivenait jetait dans son ombre la tête de Léa posée sur l’épaule desa mère, qui bénissait cette nuit d’être bien obscure, parcequ’elle pouvait pleurer sans craindre que Léa n’interrogeât sespleurs. Je ne sais… mais cette nuit d’août qui pressait Réginald siprès de Léa qu’il sentait le corps de la malade se gonfler contrele sien à chaque respiration longue, pénible, saccadée, comme sielle avait été oppressée d’amour, cette nuit où il y avait du crimeet des plaisirs par toute la terre, lui fit boire des penséescoupables dans son air tiède et dans sa rosée. Toute cette natureétalée là aussi semblait amoureuse ! Elle lui servait uneivresse mortelle dans chaque corolle des fleurs, dans ses millecoupes de parfums. Pleuvaient de sa tête et de son coeur dans sesveines, et y roulaient comme des serpents, des sensationsdélicieuses, altérant avant-goût de jouissances imaginées plusdélicieuses encore. Ses mains s’égarèrent comme sa raison. L’uned’elles se glissa autour de la taille abandonnée de la jeune fille,l’autre passa sur ses formes évanouies une pression timidementpalpitante.

A force d’émotion, il craignait que l’air ne manquât à sespoumons. Tout plein de passion frissonnante, il avait peur de sehâter dans son audace, – un cri, un geste, un soupir de cetteenfant accablé pouvait le trahir. Le trahir ! car il savaitbien qu’il faisait mal, mais la nature humaine est si perverse,elle est si lâche, cette nature humaine, que son bonheur furtifdevenait plus ébranlant encore du double enivrement du crime et dumystère. Scène odieuse que cette profanation d’une jeune fille dansla nuit noire, sous ce ciel étoilé qui parle d’un monde à venir etqui ment peut-être, tout près d’une mère qui la pleure et d’unfrère qui ne la vengera pas, parce qu’une seule de ces stupidesétoiles n’envoie pas un dard de lumière sur le fond pâlissant ducoupable et n’illumine pas son infamie. !

Soit prostration entière de forces vitales, soit confusion etdéfaillance sous le poids de sensations inconnues, soit ignorancecomplète, Léa resta dans le silence et immobile jusqu’à ce qu’unmouvement effrayant fit pousser un cri à sa mère et relever la têtede Réginald dont la bouche s’était collée à celle de l’adolescente,qui ne l’avait pas retirée.

Amédée s’élança pour appeler du secours.

Quand il revint, il n’était plus temps : les flambeaux que l’onapporta n’éclairèrent pas même une agonie. Le sang du coeur avaitinondé les poumons et monté dans la bouche de Léa, qui, yeux closet tête pendante, le vomissait encore, quoiqu’elle ne fût plusqu’un cadavre. Mme de Saint-Séverin, à genoux devant, étaittellement anéantie qu’elle ne songeait pas à mettre la main sur lecoeur pour épier si la vie ne le réchauffait plus. Elleconsidérait, les dents serrées et les yeux fixes, sa Léa ainsitrépassée, et sa douleur était si horrible qu’Amédée oublia sasoeur pour elle, et lui dit avec l’expression d’une tendressepieuse : «Oh ! ma mère, il vous reste encore deux enfants».Elle regarda alors ce qui lui restait, la pauvre mère, mais quandelle fixa sur Réginald ses yeux qui s’étaient remplis de larmes aumot consolant de son fils, ils s’affilèrent comme deux pointes depoignard. Elle se dressa de toute sa hauteur, et, d’une voix qu’ilne dut pas oublier quand il l’eut entendue, elle lui cria auxoreilles «Réginald, tu es un parjure !»

Elle s’était aperçue qu’il avait les lèvres sanglantes.

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