L’Enfer

L’Enfer

d’ Henri Barbusse

Chapitre 1

L’hôtesse, Mme Lemercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier.

Je m’arrêtai, debout, en face de la glace, au milieu de cette chambre où j’allais habiter quelque temps. Je regardai la chambre et me regardai moi-même.

La pièce était grise et renfermait une odeur de poussière. Je vis deux chaises dont l’une supportait ma valise,deux fauteuils aux maigres épaules et à l’étoffe grasse, une table avec un dessus de laine verte, un tapis oriental dont l’arabesque,répétée sans cesse, cherchait à attirer les regards. Mais à ce moment du soir, ce tapis avait la couleur de la terre.

Tout cela m’était inconnu ; comme je connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles, et ce vide entre ces quatre murs…

** *

La chambre est usée ; il semble qu’on ysoit déjà infiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, letapis laisse voir la corde : il a été piétiné, de jour enjour, par une foule. Les moulures sont, à hauteur des mains,déformées, creusées, tremblées, et le marbre de la cheminée s’estadouci aux angles. Au contact des hommes, les choses s’effacent,avec une lenteur désespérante.

Elles s’obscurcissent aussi. Peu à peu, leplafond s’est assombri comme un ciel d’orage. Sur les panneauxblanchâtres et le papier rose, les endroits les plus touchés sontdevenus noirs : le battant de la porte, le tour de la serrurepeinte du placard et, à droite de la fenêtre, le mur, à la place oùl’on tire les cordons des rideaux. Toute une humanité est passéeici comme de la fumée. Il n’y a que la fenêtre qui soitblanche.

… Et moi ? Moi, je suis un homme commeles autres, de même que ce soir est un soir comme les autres.

** *

Depuis ce matin, je voyage ; la hâte, lesformalités, les bagages, le train, les souffles des diversesvilles.

Un fauteuil est là ; j’y tombe ;tout devient plus tranquille et plus doux.

Ma venue définitive de province à Paris marqueune grande phase dans ma vie. J’ai trouvé une situation dans unebanque. Mes jours vont changer. C’est à cause de ce changement que,ce soir, je m’arrache à mes pensées courantes et que je pense àmoi.

J’ai trente ans ; ils sonneront lepremier jour du mois prochain. J’ai perdu mon père et ma mère il ya dix-huit ou vingt ans. L’événement est si lointain qu’il estinsignifiant. Je ne me suis pas marié ; je n’ai pas d’enfantset n’en aurai pas. Il y a des moments où cela me trouble :lorsque je réfléchis qu’avec moi finira une lignée qui dure depuisl’humanité.

Suis-je heureux ? Oui ; je n’ai nideuil, ni regrets, ni désir compliqué ; donc, je suis heureux.Je me souviens que, du temps où j’étais enfant, j’avais desilluminations de sentiments, des attendrissements mystiques, unamour maladif à m’enfermer en tête à tête avec mon passé. Jem’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’enarrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais toutcela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours.

** *

Me voici maintenant.

Je me penche de mon fauteuil pour être plusprès de la glace, et je me regarde bien.

Plutôt petit, l’air réservé (quoique je soisexubérant à mes heures) ; la mise très correcte ; il n’ya, dans mon personnage extérieur, rien à reprendre, rien àremarquer.

Je considère de près mes yeux qui sont verts,et qu’on dit généralement noirs, par une aberrationinexplicable.

Je crois confusément à beaucoup dechoses ; par dessus tout, à l’existence de Dieu, sinon auxdogmes de la religion ; celle-ci présente cependant desavantages pour les humbles et les femmes, qui ont un cerveaumoindre que celui des hommes.

Quant aux discussions philosophiques, je pensequ’elles sont absolument vaines. On ne peut rien contrôler, rienvérifier. La vérité, qu’est-ce que cela veut dire ?

J’ai le sens du bien et du mal ; je necommettrais pas d’indélicatesse, même certain de l’impunité. Je nesaurais non plus admettre la moindre exagération en quoi que cesoit.

Si chacun était comme moi, tout iraitbien.

** *

Il est déjà tard. Je ne ferai plus rienaujourd’hui. Je reste assis là, dans le jour perdu, vis-à-vis d’uncoin de la glace. J’aperçois, dans le décor que la pénombrecommence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visageet, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre enmoi comme dans un tombeau.

La fatigue, le temps morne (j’entends de lapluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agranditmalgré tous mes efforts et puis quelque chose d’autre, je ne saisquoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’ya-t-il donc ? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.

** *

Je ne suis pas seul dans la vie comme je suisseul ce soir. L’amour a pris pour moi la figure et les gestes de mapetite Josette. Il y a longtemps que nous sommes ensemble ; ily a longtemps que, dans l’arrière-boutique de la maison de modes oùelle travaille, à Tours, voyant qu’elle me souriait avec unepersistance singulière, je lui ai saisi la tête et l’ai embrasséesur la bouche, – et ai trouvé brusquement que je l’aimais.

Je ne me rappelle plus bien maintenant lebonheur étrange que nous avions à nous déshabiller. Il y a, il estvrai, des moments où je la désire aussi follement que la premièrefois ; c’est surtout quand elle n’est pas là. Quand elle estlà, il y a des moments où elle me dégoûte.

Nous nous retrouverons là-bas, aux vacances.Les jours où nous nous reverrons avant de mourir, nous pourrionsles compter… si nous osions.

Mourir ! L’idée de la mort est décidémentla plus importante de toutes les idées.

Je mourrai un jour. Y ai-je jamaispensé ? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peuxpas. On ne peut pas plus regarder face à face la destinée que lesoleil, et pourtant, elle est grise.

Et le soir vient comme viendront tous lessoirs, jusqu’à celui qui sera trop grand.

** *

Mais voilà que, tout d’un coup, je me suisdressé, chancelant, dans un grand battement de mon cœur comme dansun battement d’ailes…

Quoi donc ? Dans la rue, un son de cor aéclaté, un air de chasse… Apparemment, quelque piqueur de grandemaison, debout près d’un comptoir de cabaret, les joues gonflées,la bouche impérieusement serrée, l’air féroce, émerveille et faittaire l’assistance.

Mais ce n’est pas seulement cela, cettefanfare qui retentit dans les pierres de la ville… Quand j’étaispetit, à la campagne où j’ai été élevé, j’entendais cette sonnerie,au loin, sur les chemins des bois et du château. Le même air, lamême chose exactement ; comment cela peut-il être siinfiniment pareil ?

Et malgré moi, ma main est venue sur mon cœuravec un geste lent et tremblant.

Autrefois… aujourd’hui… ma vie… mon cœur…moi ! Je pense à tout cela, tout d’un coup, sans raison, commesi j’étais devenu fou.

** *

… Depuis autrefois, depuis toujours, qu’ai-jefait de moi ? Rien, et je suis déjà sur la pente. Ah !parce que ce refrain m’a rappelé le temps passé, il me semble quec’est fini de moi, que je n’ai pas vécu, et j’ai envie d’une espècede paradis perdu.

Mais, j’aurai beau supplier, j’aurai beau merévolter, il n’y aura plus rien pour moi ; je ne serai,désormais, ni heureux, ni malheureux. Je ne peux pas ressusciter.Je vieillirai aussi tranquille que je le suis aujourd’hui danscette chambre où tant d’êtres ont laissé leur trace, où aucun êtren’a laissé la sienne.

Cette chambre, on la retrouve à chaque pas.C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée,non : elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle estperdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dansle ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout.

Moi, moi ! Je ne vois plus maintenant quela pâleur de ma figure, aux orbites profondes, enterrée dans lesoir, et ma bouche pleine d’un silence qui doucement, maissûrement, m’étouffe et m’anéantit.

Je me soulève sur mon coude comme sur unmoignon d’aile. Je voudrais qu’il m’arrivât quelque chosed’infini !

** *

Je n’ai pas de génie, de mission à remplir, degrand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais jevoudrais, malgré tout, une sorte de récompense…

De l’amour ; je rêve une idylle inouïe,unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu toutmon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figurel’ombre, à côté de la mienne, sur la route.

De l’infini, du nouveau ! Un voyage, unvoyage extraordinaire où me jeter, où me multiplier. Des départsluxueux et affairés au milieu de l’empressement des humbles, desposes lentes dans des wagons roulant de toute leur force comme letonnerre, parmi les paysages échevelés et les cités brusquementgrandissantes comme du vent.

Des bateaux, des mâts, des manœuvrescommandées en langues barbares, des débarquements sur des quaisd’or, puis des faces exotiques et curieuses au soleil, et,vertigineusement ressemblants, des monuments dont on connaissaitles images et qui, à ce qu’il semble dans l’orgueil du voyage, sontvenus près de vous.

Mon cerveau est vide ; mon cœur esttari ; je n’ai personne qui m’entoure, je n’ai jamais rientrouvé, pas même un ami ; je suis un pauvre homme échoué pourun jour sur le plancher d’une chambre d’hôtel où tout le mondevient, d’où tout le monde s’en va, et pourtant, je voudrais de lagloire ! De la gloire mêlée à moi comme une étonnante etmerveilleuse blessure que je sentirais et dont tousparleraient ; je voudrais une foule où je serais le premier,acclamé par mon nom comme par un cri nouveau sous la face duciel.

Mais je sens retomber ma grandeur. Monimagination puérile joue en vain avec ces images démesurées. Il n’ya rien pour moi : il n’y a que moi, qui, dépouillé par lesoir, monte comme un cri.

L’heure m’a rendu presque aveugle. Je medevine dans la glace plus que je ne me vois. Je vois ma faiblesseet ma captivité. Je tends en avant, du côté de la fenêtre, mesmains aux doigts tendus, mes mains, avec leur aspect de chosesdéchirées. De mon coin d’ombre, je lève ma figure jusqu’au ciel. Jem’affaisse en arrière et m’appuie sur le lit, ce grand objet qui aune vague forme vivante, comme un mort. Mon Dieu, je suis perdu.Ayez pitié de moi ! Je me croyais sage et content de monsort ; je disais que j’étais exempt de l’instinct duvol ; hélas, hélas, ce n’est pas vrai, puisque je voudraisprendre tout ce qui n’est pas à moi.

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