L’Énigme

L’Énigme

de Jules Lermina

I

Après avoir brillamment servi la France pendant de longues années, M. de Morlaines, général de brigade, avait pris sa retraite. C’était un homme de soixante ans,encore vert, doué d’une exquise distinction, rappelant le type de ces anciens gentilshommes dont la parole était sacrée, dont la délicatesse n’admettait ni faux-fuyants ni compromis quand il s’agissait de tenir un engagement.

M. de Morlaines était veuf. C’était même la perte de sa femme Hortense, née des Chaslets, qui l’avait engagé à renoncer à l’état militaire. Sa douloureuse tristesse s’accommodait mal de la vie active : il avait renoncé à toute ambition et était venu s’installer auprès de Paris, à Vitry, dans une petite propriété où il avait trouvé le repos dont il avait besoin, s’adonnant à des travaux de jardinage et satisfaisant des goûts qu’il n’avait pas perdus pendant sa longue carrière de soldat.

Son fils, Georges de Morlaines, âgé de vingt-cinq ans, avait été promu depuis peu, au grade de lieutenant de vaisseau et à l’époque où s’ouvre ce court récit, était engagé dans un grand voyage d’exploration.

Le général s’était trouvé seul, à un âge où plus que jamais l’homme a besoin de sentir auprès de lui une affection toujours en éveil. Le cœur refroidi, glacé par les regrets, éprouve de douloureuses angoisses, quand autour de lui tout est vide et silencieux. Auprès du général vivait une vieille gouvernante, veuve d’un ancien soldat, un peu rêche, un peu grondeuse heureuse de la domination qu’il lui abandonnait etportant à M. de Morlaines, à son fils et surtoutpeut-être à la mémoire de la morte une profonde affection, plusinstinctive d’ailleurs que raisonnée. Il est ainsi des dévouementsquasi brutaux qui s’imposent avec une sorte de violence. Germaineétait sans douceur. Les soins qu’elle rendait à son maître étaientpour elle l’exercice d’un droit. Il lui appartenait ; sonaffection était un joug qu’il lui était enjoint de supporter, silourd que le fît la bonté massive de cette créature inintelligente.M. de Morlaines subissait d’ailleurs avec passivité cetteobsession de complaisances inévitables, quand se produisit unévénement qui devait changer singulièrement sa propre situation etcelle de Germaine.

Une de ses parentes éloignées mourut ;dans une lettre, écrite au milieu des angoisses suprêmes, elles’adressait à lui et le suppliait de recueillir auprès de lui safille, Marie Deltour, qui allait rester sans fortune et sansappui.

M. de Morlaines n’hésita pas. Sansconsulter Germaine, – heureux peut-être d’agir d’après soninitiative propre, il répondit aussitôt à la pauvre femme que safille était attendue. La diligence qu’il mit à cette bonne actionen doubla le prix. Car Madame Deltour, avant de s’éteindre, eutl’ineffable satisfaction de savoir que le sort de sa fillebien-aimée était assuré.

Seulement, dans sa précipitation, le généralne s’était point enquis de ce qu’était celle qui allait venir sousson toit. Aussi fut-ce avec une profonde surprise et une sorted’effroi que M. de Morlaines vit arriver auxPetites-Tuileries, comme il appelait sa propriété dans le pays, unefemme aux allures distinguées, au visage frais et doux, MarieDeltour, en un mot, âgée de vingt-six ans à peine, et charmantesous ses vêtements de deuil.

Germaine, irritée tout d’abord de n’avoirpoint été appelée à donner son avis, voua à la nouvelle venue unede ces haines d’autant plus âpres que toutes les circonstances endémontrent plus évidemment l’injustice. Marie Deltour, intelligenteet modeste à la fois, prouva, dès les premiers temps de son séjouraux Petites-Tuileries, combien elle était reconnaissante au généralde la bienveillance qu’il lui témoignait. Elle se montra affableavec Germaine, respectueusement dévouée à M. de Morlainesqui se prit bientôt pour elle d’une affection croissant peut-êtremoins vite cependant que l’antipathie de Germaine pour« l’usurpatrice. »

Marie Deltour était blonde : ses traitsfins, attristés par la douleur que lui avait causée la mort de samère, respiraient une placidité qui n’était point sans noblesse.Elle avait ce grand mérite d’être active sans brusquerie, toujoursoccupée sans excès de mouvement. À son arrivée, Germaine lui avaitsoudainement cédé sa place auprès du général, comme si c’eût étépunir celui-ci de sa dissimulation que de le priver des soins ouplutôt des exigences de sa despotique gouvernante. Le général sesentit entouré d’une atmosphère toute nouvelle. Cette robustenature, un peu sauvage, comme tout ce qui s’enveloppe forcément dela rudesse militaire, s’amollissait, se civilisait au contact decette affabilité toujours égale, indulgente aux caprices etsouriante aux colères involontaires. Et comme le cœur était jeune,comme il y avait déjà quatre ans que madame de Morlaines étaitmorte, le général, un beau soir d’automne, alors que Mariesoutenait résolument contre lui une lutte de trictrac,M. de Morlaines posa nettement son cornet sur la table,se renversa en arrière sur son fauteuil, joignit ses deux mains,croisa les doigts, fit craquer les jointures, brouma trois ouquatre fois, puis, devenant, ma foi, rouge jusqu’auxoreilles :

– Mademoiselle Marie, dit-il, voulez vousque nous causions ?…

– Pourquoi non ? fit la jeune fille.Le trictrac vous fatigue ?

– Me fatiguer… moi !… maissapr… ! je suis solide… me fatiguer ! par exemple.

Il paraît que cette hypothèse lui tenait fortà cœur en ce moment spécial, car il se leva brusquement et fitquelques pas, affirmant par le redressement de sa taille et lanetteté du coup de jarret la vigueur qui lui restait…

– Je n’ai pas voulu vous blesser, ditMarie.

– Je le sais bien, chère enfant…n’êtes-vous pas la bonté vivante ?…

– Causons donc, puisque vous levoulez…

– Ah ! c’est vrai ! j’ai ditque nous allions causer… Eh bien !… Allons !

Il répéta plusieurs fois ce mot :Allons ! Mais il ne disait rien de plus. Marie le regardait ensouriant, non sans quelque malice.

Mais l’homme qui avait galopé en plein feu nepouvait hésiter plus longtemps ; il reprit :

– Pardonnez-moi cette question àbrûle-pourpoint… mais comment se fait-il que, jeune et jolie etbonne comme vous l’êtes, vous ne songiez pas à vousmarier ?

Marie baissa la tête et pâlit légèrement.Quand elle regarda de nouveau le général, il vit que ses yeuxétaient humides.

– Je vais vous répondre, lui dit-elle desa voix qui tremblait un peu. Aussi bien je ne sais pas mentir etje veux vous dire toute la vérité. J’ai aimé et j’ai été aimée unefois dans ma vie, j’avais vingt ans. Mais celui que j’avais choisiet en qui j’avais mis toute l’espérance de ma vie, m’a oubliée eten a épousé une autre…

– Ah ! c’est mal ! s’écriaM. de Morlaines. C’est presque un crime…

– Il faut être indulgent, reprit plusdoucement encore Marie Deltour dont le visage s’éclaira d’uneexpression de charité radieuse. J’étais pauvre… il était riche. Ilétait ambitieux, son intelligence lui donnait ce droit… son pèrecombattit son penchant. Il résista longtemps, puis il comprit oucrut comprendre que nous n’étions pas nés l’un pour l’autre… Unjour il m’a dit adieu en me suppliant de lui rendre ma parole, medéclarant, d’ailleurs, que si je l’exigeais, il tiendrait sesserments… Je mis ma main dans la sienne, et, le regardant bien enface, je lui dis : « Obéissez à votre père ! »Il partit, et je ne l’ai plus revu depuis…

M. de Morlaines mordait sesmoustaches avec colère. Cette simplicité dans le sacrificel’enthousiasmait et l’encolérait à la fois.

– Voici tout mon pauvre roman, repritMarie. Je ne me marierai pas… ma résolution est prise… et bienprise, je vous assure.

Il y eut un moment de silence.

M. de Morlaines s’était assis denouveau, enveloppant de son regard franc et honnête la têtecharmante de cette enfant qui lui semblait héroïque… puis seslèvres s’agitèrent, mais il n’en sortit aucun son.

Qu’avait-il donc à dire qui fût si péniblepour sa timidité ?… Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis,comme prenant une résolution soudaine, M. de Morlainesplongea sa main dans sa poche, en tira son portefeuille qu’ilouvrit, y prit une lettre, et, la tendant toute dépliée à MarieDeltour :

– Lisez, je vous en prie… je n’oseparler… je suis un enfant !… mais promettez-moi de me répondreen toute franchise…

Marie était redevenue calme. De sa main passéesur son front elle avait écarté la douloureuse vision évoquée toutà l’heure. Elle prit la lettre…

– Si vous vouliez lire tout haut, dit legénéral, il me semble que j’aurais plus de courage…

Elle le regarda curieuse, un peu effrayéepeut-être. Puis elle reporta ses yeux sur la lettre et se mit àlire.

« Mon cher et bien aimé père, était-ilécrit, vous me comblez de joie en me consultant sur des projets quisont pour vous d’un intérêt si grave et si touchant à la fois… vouspouviez agir sans me rien demander, et certes vous connaissez tropbien le respect et l’amour que je vous ai voués pour supposer queje ne me fusse pas incliné devant la décision prise. Mais puisquevous m’appelez à l’honneur de vous adresser mes humbles etaffectueux avis, je vous répondrai avec toute la franchise que vousréclamez de moi…

« Je ne vous cacherai pas qu’au premiermoment j’ai éprouvé une impression de pieux chagrin en songeantqu’à ce foyer où se tient l’ombre de ma mère chérie, une autrepourrait s’asseoir à son tour… mais lorsque connaissant toute lahauteur de votre conscience, toute la noblesse de votre cœur, j’airelu, avec une respectueuse attention, le tableau que vous meprésentez de votre solitude passée et de votre bonheur présent,j’ai apprécié que celle-là seule était digne de remplacer, auprèsde vous, ma chère et vénérée mère, qui avait su vous inspirer, parson dévouement, par sa tendresse quasi-filiale, l’attachementprofond dont vous m’envoyez l’expression noble et franche…

« Vous craignez, dites-vous, que ce motde belle-mère ne m’effraie… si vous y consentez, j’y substitueraicelui d’amie. Je vous veux heureux, et en ceci, vous êtes lemeilleur et le plus sincère des juges… Elle est bien jeune,dites-vous ? Votre cœur a vingt ans, mon père, et vous êtes deceux dont les années grandissent le caractère et affirment labonté. Je vous le dis donc en toute sécurité, demandez à celle quevous aimez si elle consent à devenir et votre compagne et… monamie. Elle n’aura point de fils plus affectueux que celui qui luidevra le bonheur de votre existence… Et pour terminer, mon père,puisque vous me demandez, en souriant, mon consentement à votremariage, je vous le donne et vous supplie de remercier et de bénir,au nom de votre fils, celle qui a su réveiller en vous cesaspirations de bonheur et de tendresse. »

Cette lettre était datée de Shang-Haï etsignée Georges de Morlaines.

Marie Deltour, tremblante, laissait glisser lepapier entre ses doigts…

Le général, penché en avant, luidit :

– Marie, voulez-vous vous appeler Madamede Morlaines…

La jeune fille résista. Elle le devait.N’était-elle pas pauvre, isolée ?… Ne l’accuserait-on pas decaptation morale ? Elle songeait à Germaine dont le regard durpesait parfois sur elle comme une menace.

Mais le général sut triompher de sesscrupules, de ses inquiétudes… Marie se rendit enfin, et deux moiss’étaient à peine écoulés que dans la modeste église de Vitry,M. le comte de Morlaines épousait Marie Deltour…

Près d’une année se passa, année de calme etde bonheur…

Quand, un jour, des cultivateurs passant surla route virent appuyé, contre la muraille d’un jardin, un hommeimmobile… Le jour venait de se lever… Ils arrêtèrent surpris, puisse décidèrent à approcher… L’un d’eux toucha l’homme qui tombalourdement à terre, tandis qu’un pistolet s’échappait de sa maincrispée…

Cet homme avait le crâne traversé d’une balle.C’était le comte de Morlaines… mort !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer