L’Épouvante

L’Épouvante

de Maurice Level

À MA SŒUR MADELEINE LEVEL

Ma chérie,

Je te dédie ce livre en souvenir du temps où tu m’encourageais avant tout et contre tous à écrire.

M’acquittant ainsi de cette vieille dette de reconnaissance, je suis sûr d’être approuvé par papa, et d’obéir à la pensée de celle qui, jusqu’à la fin, nous voulut, Marie et moi, unis par une tendresse fraternelle impérissable.

Maurice Level

Chapitre 1La grande idée d’Onésime Coche
– Alors, c’est bien entendu, fit M. Ledoux sur le pas de sa porte. Dès que vous aurez une soirée libre, un mot, et vous venez dîner à la maison ?

– Entendu, et encore merci pour l’excellente soirée…

– Vous voulez rire. C’est moi, tout au contraire… Levez bien votre col, il ne fait pas chaud. Vous connaissez le chemin ? Le boulevard Lannes tout droit jusqu’à l’avenue Henri-Martin. En marchant vite, vous trouverez peut-être le dernier tramway… Ah ! un mot, vous avez un revolver ?le quartier n’est pas très sûr…

– N’ayez crainte, je suis toujours armé, j’ail’habitude des excursions nocturnes dans Paris, et je connais, parprofession, les tours des rôdeurs. Ne m’accompagnez pas plus loin.Le clair de lune est admirable. J’y vois comme en plein jour,rentrez…

Onésime Coche traversa le trottoir, gagna lemilieu de la chaussée, et se mit en route d’un pas allègre. Commeil arrivait au coin de la rue, il entendit la voix de son hôte quilui criait :

– À bientôt, je compte sur vous ?…

Il se retourna et répondit :

– C’est promis.

M. Ledoux, sur la première marche du perronlui faisait au revoir de la main. Derrière lui, le corridor tendud’andrinople, éclairé par une lampe de plafond, découpait dans lanuit une tache rose. Du petit jardin endormi, de la maisonnette auxvolets clos, de l’intérieur confortable et bourgeois trahi par cerectangle de lumière, se dégageait un calme de petite ville, uncalme lointain, familial. Et Onésime Coche, en qui dix annéesd’existence à Paris n’avaient pu effacer complètement lesimpressions des jours passés au fond d’une province, le souvenirdes longues soirées d’hiver, des rues silencieuses où l’on entendpar les soirs de printemps, lorsque le bois travaille, craquer lesauvents des maisons et les poutres des toits, demeura un instantimmobile devant cette porte qui se refermait. Sans savoir pourquoi,il évoqua « ses vieux », depuis longtemps assoupis àcette heure, la bonne maison d’autrefois, la petite patrie absente,et la vie simple et facile qu’aurait pu être la sienne, si quelquedémon ne l’avait attiré vers l’immense Paris, où, débarqué enconquérant il avait dû, n’ayant jamais connu la chance, secontenter d’une place de reporter dans un quotidien du matin.

Il alluma une cigarette, et, sans hâte, repritson chemin.

Le dîner fin, le vin vieux, avaient fait selever dans sa tête des vapeurs légères, des espoirs endormis, et,dans cette minute où rien ne troublait son rêve, ni le bruit desmachines, ni le frisson du papier, ni l’odeur d’encre, de chiffonset de graisse qui flotte dans les salles de rédaction, il entrevitpresque prochaine, cette chose formidable et fragile, qu’iln’espérait plus guère cependant : laGloire !

Une ou deux fois, dans des restaurants denuit, sous l’incendie des lumières, parmi le relent des mets, leparfum des femmes, le frôlement des chairs et la musique destziganes, accoudé à sa table, le cerveau vide, les oreilles et lesyeux exaspérés par les couleurs et par le bruit, il avait éprouvécette même sensation inattendue et nette d’être quelqu’un, deporter en lui de grandes choses, et de se dire :

« En ce moment, si j’avais une plume, del’encre et du papier, j’écrirais des phrasesimmortelles… »

Hélas, à cette heure louche, où un autresoi-même semble sauter sur les épaules du vrai, et l’étreindre, onn’a jamais la plume, l’encre et le papier… De même, dans le calmede cette nuit d’hiver sous la caresse irritante de la bise, idéeset souvenirs effleuraient son âme sans presque s’y poser.

Une horloge tinta : ce bruit suffit àmettre en fuite tous ses rêves. Le passé se plaît à rôder dans lesilence, mais rien n’évoque plus insolemment le présent que lerappel inopiné de l’heure.

– Allons, bon, fit-il ! Minuit et demi,j’ai raté le dernier tramway. Du diable si je trouve une voituredans ce quartier perdu !

Il pressa le pas. Le boulevard s’allongeaitinterminable, bordé à gauche par des petits hôtels, à droite par lamasse arrondie des fortifications. De loin en loin, des becs de gazjalonnaient le trottoir. C’était tout ce qui semblait vivre surcette voie parmi les maisons endormies, les monticules de gazon, etles arbres sans feuilles où la nuit ne mettait même pas un frisson.Ce calme absolu, ce silence total, avaient quelque chosed’énervant. En passant près d’un bastion occupé par des gendarmes,Onésime Coche ralentit son allure, et jeta un coup d’œil dans laguérite du factionnaire. Elle était vide. Il longea le mur.Derrière les grilles, la cour s’étalait toute blanche, d’un blancsur qui les cailloux mettaient de place en place la tache noire deleur petite ombre. Des écuries, venait un raclement de chaînes etle piaffement maladroit d’un cheval embarré.

Ces vagues bruits dissipèrent complètementl’espèce d’angoisse qui ne l’avait pas quitté depuis qu’il s’étaitmis en route : Onésime Coche, rêveur, poète, s’étaitévanoui ; il ne restait plus qu’Onésime Coche, reporterinfatigable, toujours prêt à boucler sa valise, et à intervieweravec le même sans-gêne, le même sourire, l’explorateur revenu duPôle nord, ou la concierge qui « croyait avoir vu passerl’assassin »…

Sa cigarette s’était éteinte. Il en tira uneautre de sa poche, et s’arrêta pour l’allumer. Il allait repartir,quand il vit trois ombres qui se glissaient le long des grilles, etqui venaient vers lui. En tout autre moment, il n’eût pas mêmetourné la tête. Mais l’heure tardive, le quartier désert, et uninstinct bizarre retinrent son attention. Il recula dans l’ombre,et, caché derrière un arbre, regarda.

Dans la suite, il se souvint qu’en cetteseconde, qui devait être décisive dans sa vie, ses sens avaientpris une acuité étrange : Ses yeux fouillaient la nuit, ydécouvrant mille détails. Son oreille distinguait les moindresfroissements. Bien qu’il fût brave, et même téméraire, il mit lamain sur son revolver, et éprouva, à en caresser la crosse, unesécurité joyeuse. Mille pensées confuses traversèrent son cerveau.Il aperçut nettement des choses qui, depuis des années, dormaienten lui. Pendant quelques secondes, il comprit l’angoisse de l’hommeen péril qui revit, entre deux battements de son cœur toute sa vie,il connut l’avertissement redoutable et précis du danger présent,immédiat, et cet effort désespéré de la machine humaine dont lesmuscles, les sens et la raison, atteignent pour la défense del’être, le maximum de leur perfection.

Les ombres avançaient toujours, s’arrêtantnet, puis repartant, glissant par bonds successifs et rapides.Quand elles ne furent plus qu’à quelques pas de lui, ellesralentirent leur course, et s’arrêtèrent. Alors, sous la lumière dubec de gaz, il put les étudier tout à son aise, et suivre leursmoindres mouvements.

Il y avait une femme et deux hommes. Le pluspetit tenait sous le bras un paquet volumineux enveloppé dechiffons. La femme tournait la tête de droite à gauche, l’oreilleau guet. Comme s’ils avaient craint que quelqu’invisible témoin pûtles deviner, l’homme au paquet bleu, et la femme reculèrent, afinde sortir du cercle de lumière. L’autre ne bougea pas tout d’abord,puis fit un pas en avant, et, les mains sur les yeux, s’appuya aubec de gaz. Il avait vraiment, un aspect sinistre avec sa faceblême, ses joues creuses, ses larges mains crispées sur son visage,ses cheveux noirs dont une mèche retombait, luisante, sur le front.Entre ses doigts, du sang avait coulé, accrochant un mince caillotà la moustache et à la lèvre, et descendant le long du menton et ducou jusqu’au col de la veste.

– Eh bien, fit la femme à mi-voix, qu’est-ceque tu attends ?

Il grogna :

– J’ai mal, bon Dieu !

Elle se dégagea de l’ombre, et vint à lui. Lepetit homme la suivit, posa son paquet à terre et murmura, avec unhaussement d’épaules :

– C’est pas malheureux de se dorloter pourça !

– Je voudrais bien te voir ! si tu étaisarrangé comme moi ! tiens regarde.

Il écarta ses mains aux paumes rougies, et,parmi les cheveux collés, une balafre apparut, effroyable, barrantson front de gauche à droite, d’un grand sillon aux bords saignantset au fond rosé, déchirant le sourcil et la paupière si noire ettuméfiée, qu’elle laissait à peine deviner entre deux battements,un peu d’une chose sanguinolente aussi, qui était l’œil.

La femme, pitoyable, prit son mouchoir, etdoucement, épongea la blessure. Puis, comme le sang un instantcoagulé se remettait à couler, elle enleva quelques chiffons dupaquet pour recouvrir la plaie. Le blessé, grinçant des dents,tapant du pied, tendait sa face de brute. L’autre grogna :

– Tu vas pas défaire mon colis ?

– Non, mais des fois ?… fit la femme endétournant la tête, les mains toujours sur les yeux du blessé.

Le petit se mit à genoux et referma le ballottant bien que mal, tordant un objet doré qui dépassait, puis sereleva, son fardeau sous le bras, et attendit. Seulement, quandl’homme à la balafre fut pansé, et que la femme voulut essuyer sesmains à son tablier, il lui dit, la regardant droit dans lesyeux :

– À bas ! ça se lave, ça s’essuiepas ! compris ?

Le trio rentra dans l’ombre, et reprit saroute, rasant les murs, sans un mot, fuyant sur la pointe despieds. Une branche d’arbre tomba en travers du trottoir sur leurstalons. Ils se retournèrent d’un saut, poings ramassés et têtebasse. Coche revit une dernière fois les cheveux roux de la femme,la bouche tordue du petit et l’effroyable face à demi cachée parles linges maculés de sang, après quoi ils se jetèrent de côté,gagnèrent le gazon des fortifications et se perdirent dans lanuit.

Alors Coche qui durant un moment s’étaitdit : « S’ils m’aperçoivent, je suis un hommemort », respira largement, lâcha son revolver que ses doigtsn’avaient cessé de tâter pendant toute la scène, et, sûr d’êtrebien seul se prit à réfléchir.

Tout d’abord, il songea que son ami Ledouxavait raison, en lui disant que le quartier n’était pas sûr, et ilajouta une formule qu’il avait si souvent écrite à la fin de sesarticles :

« La police est bien malfaite. »

Il décida donc de gagner le milieu de lachaussée et de se hâter jusqu’à l’avenue Henri-Martin.

Pourquoi ? pour le seul plaisir, sansprofit et sans gloire, se faire donner un mauvais coup ? Mais,il n’avait pas fait quatre pas, que son instinct de reporter, depolicier amateur, reprit le dessus, et qu’il s’arrêtanet :

« L’estimable trio avec lequel j’ai faitconnaissance venait, se dit-il, de faire un mauvais coup. Quelgenre de mauvais coup ? Attaque à main armée ? simplecambriolage ?… La blessure de l’un me ferait pencher en faveurde la première hypothèse… mais le paquet volumineux que portaitl’autre m’oblige à m’arrêter à la seconde. Des rôdeurs quidévalisent un passant attardé ne trouvent guère sur lui que del’argent, voire des titres, des bijoux, dont l’ensemble ne sauraitconstituer un chargement bien encombrant. L’usage n’a pas encorepénétré dans nos mœurs, de se promener la nuit, avec del’argenterie, des bibelots. Or, si j’ai bien vu, le paquetrenfermait des objets de métal. Pour que je commette une erreur surce point, il faudrait que mes oreilles fussent aussi imparfaitesque mes yeux, car j’ai distingué un cadran de pendule, et j’aientendu, lorsque l’homme a déposé son fardeau, un tintementsemblable à celui que produiraient des couverts entrechoqués. Quantà la blessure… Dispute et rixe pour le partage du butin ?…Chute contre un corps dur et tranchant, marbre de cheminée, portegarnie de glaces ?… C’est possible… En tous cas, lecambriolage paraît évident… Alors ? Alors, il y a deuxécoles : ou bien retourner sur mes pas à toute vitesse, ettâcher de retrouver la piste des gredins, ou m’efforcer dedécouvrir la maison à qui ils ont rendu visite.

« Or, j’ai perdu dix bonnes minutes, etmaintenant mes gaillards sont loin. En admettant même que je lesretrouve, seul contre trois, je ne pourrais rien. Leur capture, audemeurant, n’est point de mon ressort : Nous payons des agentspour cela. Tandis que, découvrir la maison mise à sac, voilà quiest en vérité digne de tenter ma fantaisie d’amateur. Nul avant moin’a eu connaissance du vol. Je sais exactement d’où venait le trio.Mon regard porte bien à trois cents mètres malgré la nuit :c’est à cette distance environ que les ombres me sontapparues : Depuis la seconde où je les ai vus, les deux hommeset la femme ne se sont pas arrêtés jusqu’au bec de gaz.

« Je peux donc franchir ces trois centsmètres sans m’occuper de rien, après quoi j’aviserai. »

Il se mit en marche, sans hâte, se retournantde temps en temps pour juger la distance parcourue. Son pas pouvaitêtre d’environ soixante-quinze centimètres ; il compta quatrecents pas et s’arrêta. À partir de ce moment, il était dans la zoned’action possible. Si le vol avait eu lieu avant l’avenueHenri-Martin, il avait la certitude de découvrir un indice. Ilquitta la chaussée, monta sur le trottoir, et suivit la grille dela première maison. Il atteignit ainsi une petite porte fermée. Lamaison était au fond du jardin ; derrière les volets clos il yavait de la lumière. Il ne s’attarda pas davantage, et poursuivitson chemin. Partout le même calme, nulle trace d’effraction. Ilcommençait à désespérer de rien découvrir, quand, ayant posé samain contre une porte, il la sentit céder sous sa pression ets’ouvrir.

Il leva les yeux. La maison était obscure,silencieuse, et ce silence lui parut étrangement profond. Il haussales épaules et murmura :

« Qu’est-ce que je vais chercher ?Quel mauvais tour me joue mon imagination à l’heure où j’ai besoinde tout mon sang-froid ?… pourtant par quel hasard, cetteporte n’est-elle pas fermée ? »

La porte avait tourné complètement sur sesgonds. Il voyait le petit jardin aux plates-bandes bien soignées,la terre ratissée avec soin, et le sable blond de l’allée quisemblait d’or sous la caresse de la lune. Une hésitation le gagnaitmaintenant, si forte qu’il décida de continuer son chemin… Toutcela n’était sans doute qu’un roman. Ces rôdeurs étaient peut-êtrede braves ouvriers regagnant leur demeure… et que des malandrinsavaient attaqués… Qu’avaient-ils dit, en somme, qui pût donnercorps à ses soupçons ? Leur allure était louche, leurs visagessinistres ? Mais lui-même, dans la nuit, apparaissantbrusquement ainsi, ne serait-il pas effrayant ?…

Le drame se changeait peu à peu en vaudeville.Restait le paquet… Et, s’il ne contenait qu’un vieux réveil et dela ferraille ?…

La nuit est une étrange conseillère. Elle metsur les objets et sur les êtres des ombres fantasmagoriques que lesoleil dissipe en un instant. La peur, ouvrier diabolique,transforme tout, bâtit de toutes pièces des histoires, bonnes pourles petits enfants. Nul ne sait à quelle seconde précise elles’insinue dans le cerveau. Elle y travaille depuis des minutes, desheures qu’on se croit encore maître de sa raison. On pense :« Je veux ceci. Je vois cela… » Déjà elle a tout bousculéen nous, elle s’est installée, souveraine. Ses yeux sont dans lesnôtres, sa griffe frôle notre nuque… Bientôt nous ne sommes plusqu’une loque orgueilleuse, et, tout d’un coup, un grand frissonnous prend et nous secoue : Dans un effort désespéré nousessayons d’échapper à son étreinte. Peine inutile : les plusbraves s’avouent vaincus les premiers. C’est la minute trouble oùl’on murmure la phrase redoutable : « J’aipeur !… » Mais depuis des heures on claquait desdents sans oser s’en rendre compte.

Onésime Coche recula d’un pas, et dit à hautevoix :

– Tu as peur, mon garçon.

Il attendit, cherchant à démêler l’impressionexacte que ce mot allait faire sur lui. Pas un muscle de son corpsne tressaillit. Ses mains restèrent immobiles dans ses poches. Iln’eut même pas cet étonnement fugitif qu’on ressent à entendrerésonner sa propre voix dans le silence. Il regardait toujoursdroit devant lui, et, soudain, il tendit le cou : Dans lesable jaune de l’allée des traces lui étaient apparues, qu’uneombre mince découpait, empreintes de pas, nettes ici, déjàrecouvertes par d’autres empreintes. Il revint jusque sous laporte, se baissa et prit dans sa main un peu de sable :C’était un sable sec, au grain très fin et si léger que le moindresouffle devait le déplacer. Il entr’ouvrit les doigts et le vitretomber en une poudre claire. Alors, brusquement, tous ses doutess’évanouirent avec toutes ses théories sur la peur et les imagesfantastiques qu’elle suggère. Jamais son esprit n’avait été pluslucide, jamais il ne s’était senti plus calme. Son cerveautravaillait comme un bon tâcheron qui abat sa besogne et qui, ayantfrappé son dernier coup de marteau, prend la pièce achevée et, lepoing tendu, l’élève satisfait à hauteur de son œil.

Il se ressaisit, ramassa ses idées confuses.Tout ce qui pendant un moment lui avait semblé chimérique luiapparut de nouveau plus que vraisemblable, vrai. Une certitudefaite d’indices précis l’envahit. Il abandonna les hypothèses pourdes faits contrôlables que son imagination ne pouvait plustravestir. De déductions en déductions – logiques, cette fois – ilen arriva au point exact d’où il était parti sur une simpleimpression :

Des pas avaient foulé le sable de l’allée etl’avaient foulé récemment, car le vent, si léger qu’il fût, n’eûtpas manqué d’effacer les empreintes si elles avaient été anciennes.Les hommes et la femme avaient passé là. Nul autre qu’eux n’avaitfranchi le seuil de cette maison. Le mystère entrevu dormaitderrière ces murs silencieux, dans l’ombre de ces pièces auxfenêtres closes. Une force invisible le poussa en avant.

Il entra.

D’abord, il avança avec précaution, évitant deposer ses pieds sur les traces de pas. Bien qu’il sût que lamoindre brise dût les effacer, il y attachait trop d’importancepour les détruire lui-même. Les cambrioleurs avaient laissé, sanss’en douter, leur carte de visite : le plus maladroit policierde province n’eut pas manqué de la respecter, et d’en faire état,dans la suite. Il se souvint de mille causes sensationnelles où desindices bien plus faibles avaient facilité les recherches.L’aventure de ce criminel retrouvé à plusieurs années de distancegrâce à une bottine oubliée revint à sa mémoire, et il s’émerveillade ce que son esprit fût si lucide et si prompt après les doutes dela minute précédente. La raison avait fait place à une sorted’instinct supérieur qui guidait, non seulement ses déductions lesplus audacieuses, mais ses moindres gestes. Il arriva ainsi, ayantà peine fait dix pas, à la porte de la maison. Lui que, tout àl’heure, l’apparition d’une ombre, d’une trace, troublait au pointde le faire hésiter ; lui, qui n’avait osé, durant un longmoment, formuler ses doutes, il n’éprouva pas la moindre surprisede ce que la porte s’ouvrît lorsqu’il en tourna le bouton.Logiquement, pourtant, il était bien plus naturel qu’on eût omis derefermer la grille que la porte d’entrée : la grille n’offraitqu’un mince obstacle aux rôdeurs ; le premier venu pouvaitsans effort se hisser sur le mur d’enceinte, franchir les courtespiques de fer et retomber sans bruit dans le jardin, tandis que laporte même de la maison était une barrière assez sérieuse pourqu’on n’omit pas de la fermer avant de s’endormir. Ce raisonnementsimple ne l’effleura même pas, non plus que l’inquiétude d’êtrepris lui-même pour un cambrioleur et reçu comme tel.

Cependant, lorsqu’il entendit son talonrésonner sur les dalles du corridor, il s’arrêta,imperceptiblement. Il chercha une allumette dans sa poche : laboîte était vide. Il murmura : « Tant pis », retirason revolver de sa gaine et tâtonna, la main grande ouverte, guidéseulement par le contact du mur très froid, humide et qui collaitaux doigts. Brusquement il perdit ce contact, et sa main s’agitadans le vide. Il avança un pied, puis l’autre, heurta un objet quirendit un son moins rude que celui des dalles. Il se baissa,explora l’ombre les paumes en avant, sentit une marche et un petittapis dont le velouté lui fut agréable après l’humidité du mur. Ilse redressa et toucha la rampe ; le bois craqua. Sans presquese rendre compte comment, sans chercher à savoir pourquoi ilmontait au premier étage plutôt que de visiter le rez-de-chaussée,il s’engagea dans l’escalier. Il compta douze marches, trouva unpetit palier, explora le mur : Toujours la pierre lisse. Ilmonta encore, compta onze marches, après quoi son pied ne fûtarrêté par rien : La route était libre. Il s’agissaitmaintenant de s’orienter et, avant tout, sous peine de se fairetuer, d’annoncer sa présence.

Le sommeil du ou des locataires de la maisondevait être bien profond pour qu’ils ne l’eussent pas entendumarcher. L’escalier avait plus de vingt fois crié sous ses pas. Laporte, malgré toutes les précautions, avait grincé quand il l’avaitfermée. Qui sait si, derrière une cloison, un homme ne l’attendaitpas, le revolver au poing prêt à faire feu ? À ce jeu il nerisquait rien de moins qu’une balle dans le corps. Il dit donc àmi-voix, pour n’effrayer personne :

– Quelqu’un ?…

Pas de réponse. Il répéta, un peu plusfort :

– Il n’y a personne ?…

Après un temps, assez court, du reste, ilajouta :

– N’ayez pas peur ; ouvrez…

Pas de réponse.

– Diable, pensa-t-il, on dort là-dedans !Ce détail que je ne prévoyais pas va compliquer ma tâche. Je neveux pourtant pas me faire estropier par amour de l’art.

Il réfléchit une seconde, puis dit, à voixtout à fait haute, cette fois :

– Ouvrez ! c’est la police.

Ce mot le fit sourire. D’où lui était venuecette idée d’annoncer qu’il était « La Police » ?…Onésime Coche policier ! Onésime Coche, sans cesse occupé àcollectionner les maladresses de la Préfecture, à railler sesagents, amené à s’affubler de leur titre, voilà qui étaitdrôle ! La police (et du coup il se mit à rire franchement) nepensait guère à lui, ni aux cambrioleurs ! À cette heure, deloin en loin, deux sergents de ville somnolents se promenaient dansles carrefours paisibles, le capuchon levé, les mains aux poches.Dans les postes, auprès du poêle qui ronflait, parmi l’odeur despipes, du plâtre chauffé, du drap mouillé et du cuir, des agents, àcheval sur un banc de bois, jouaient à la manille avec des cartesgrasses et si rugueuses que le papier se roulait sous le doigt,attendant pour le passer à tabac, le pochard attardé ou le laitiersurpris en train de baptiser sa marchandise : La Police ?C’était ça. Onésime Coche, lui, était ce qu’elle devraitêtre : le gardien vigilant et fidèle, adroit et résolu,capable de veiller sur la sécurité des habitants. Quelparallèle ! Quelle leçon et quels enseignements !… Ilvoyait déjà l’article qu’il écrirait le lendemain, et seréjouissait en songeant à la tête des agents de la Sûreté. Lui,simple journaliste, allait leur apprendre leur métier !L’article aurait un titre sensationnel, un chapeau savant, dessous-titres imprévus… Quel papier !…

Mais ce mot magique « La Police »demeura sans écho comme les autres. Pas un murmure ne troubla lamajesté du silence. Coche pensa que son truc ne valait rien, que ledanger demeurait pareil. Une chose cependant le rassura. Ses yeuxhabitués à l’obscurité distinguaient peu à peu les objets. Àquelques pas de lui, il aperçut une vague lueur. En déplaçant latête, il remarqua que cette lueur éclairait un peu le plancher. Ilavança et se trouva devant une fenêtre. Un rayon de lune glissaitentre les volets clos. Par les fentes des persiennes il vit unepetite bande du jardin, et, une autre bande un peu plus sombre quidevait être le boulevard. Il ne s’attarda point à goûter le charmedu clair de lune et du ciel piqué d’étoiles. Rien ne convenaitmoins à sa nature violente, à son tempérament de combat, que lesilence, les gestes lents et les précautions sans fin. Tour à touril avait été patient, sournois, timide, presque poltron… Mais touta une fin : il était entré dans cette maison poursavoir : il saurait.

Il fit donc demi-tour, plaqua sa main sur lamuraille, et ayant rencontré sous ses doigts une porte, en saisitle bouton, le tira à lui, afin qu’on ne pût l’ouvrir sans effort del’intérieur et cria, plutôt qu’il ne dit :

– Pour Dieu ! n’ayez pas peur et ne tirezpas !

Il compta jusqu’à trois et ne recevant pas deréponse, ouvrit violemment. Il s’attendait à éprouver de larésistance : au contraire, emporté par son élan il tomba laface en avant, et se heurta le front. Dans le geste qu’il fit pourse retenir, il accrocha une chaise qui bascula sur le plancher avecun grand bruit.

– Cette fois, se dit-il, avec un vacarmepareil, on va m’entendre, enfin !…

Mais, quand le fracas du meuble renversé eutcessé de rebondir dans la maison, pas une voix ne s’éleva, pas unmurmure ne traversa la nuit, pas un souffle ne le fittressaillir.

– Allons, pensa-t-il, les cambrioleurs étaientplus forts que moi. La cage était vide, et ils le savaient, lesbougres ! Ils ont travaillé tout à leur aise, et n’ont mêmepas éprouvé le besoin, ouvriers méthodiques, de refermer les portesderrière eux. Voilà pourquoi je suis entré si aisément.

Un commutateur électrique se trouvait sous sesdoigts : il le tourna. Une lumière flamba, éclairant une pièceassez vaste, et quand ses yeux, une seconde surpris et clignotants,purent regarder, ce fut pour voir un spectacle à la fois si imprévuet si horrible qu’il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, etqu’il étouffa mal un hurlement d’épouvanté.

La chambre était dans un état de désordreinsensé. Une armoire ouverte montrait des piles de lingebousculées, des draps pendants, comme arrachés et maculés de tachesrouges. Des tiroirs béants on avait retiré des papiers, deschiffons, de vieilles boites qui jonchaient le plancher. Près d’unrideau, sur le mur tendu d’étoffe claire, une main s’étalait, touterouge, les doigts ouverts. La glace de la cheminée fendue danstoute sa hauteur était crevée en son milieu, et des débris de verreétincelaient sur le plancher. Sur la toilette, parmi des enveloppesfroissées, des bouts de linges et de corde traînaient ; lacuvette remplie d’une eau rouge avait débordé, et des flaques demême couleur éclaboussaient le marbre blanc. Une serviette tordueportait les mêmes traces : tout était saccagé, tout étaitrouge. Les pieds, en se posant sur le tapis, faisaient un bruitsemblable à celui du sable mouillé qu’on piétine sur les plages àla marée montante ; enfin, sur le lit, rejeté en travers, lesbras en croix, serrant un goulot de bouteille dont les éclats luiavaient entaillé la main, un homme était étendu, la gorge ouvertede l’oreille gauche au sternum, par une effroyable blessure d’où lesang avait rejailli sur les oreillers, les draps, les murs et lesmeubles en une giclée violente. Sous la lumière crue, dansl’horrible silence, cette chambre où tout était rouge, où partoutle sang avait collé ses taches, n’avait plus l’air d’une chambre,mais d’un abattoir.

Onésime Coche embrassa tout cela d’un seulregard, et son épouvante fut telle qu’il dut d’abord s’appuyer aumur pour ne pas tomber, puis faire appel à toute son énergie pourne pas fuir. Une bouffée de chaleur lui monta au visage, un grandfrisson le secoua et une sueur glacée se répandit sur sesépaules.

Par curiosité, par hasard ou par profession,il lui avait été donné de contempler bien des spectacleseffrayants : jamais il n’avait éprouvé une angoisse pareille,car, toujours, jusqu’ici, il savait ce qu’il allait voir ou dumoins il savait « qu’il allait voir quelque chose ».Puis, pour soutenir son courage, pour vaincre son dégoût, il avaiteu le voisinage d’autres hommes, ce coude à coude qui rend bravesles plus peureux. Pour la première fois il se trouvait àl’improviste et seul devant la mort… et quelle mort !…

Il se redressa cependant. La glace fendue luirenvoya son image. Il était blême, un grand cercle bistré entouraitses yeux, ses lèvres sèches s’entr’ouvraient dans un rictus affreuxet, sur son front où perlaient des gouttes de sueur, près de satempe droite que rayait un filet de sang, une tache rougeapparaissait.

Tout d’abord, ne se souvenant pas du chocqu’il avait ressenti en poussant la porte, il crut que la tacheétait sur la glace et non sur lui. Il inclina la tête decôté : la tache se déplaça avec lui. Alors, il eut peurvraiment, horriblement. Non plus la peur de la mort, du silence etdu meurtre, mais la peur obscure, insoupçonnée, d’une chosesurnaturelle, d’une folie soudaine éclose en lui. Il se rua vers lacheminée et, les deux mains crispées au marbre, la face tendue, seregarda. Il respira plus librement. Avec la vision précise de lablessure, sa mémoire était revenue. Il sentit la douleur de sachair meurtrie, et se réjouit presque d’avoir mal. Il prit sonmouchoir, épongea le sang qui avait coulé jusque sur sa joue et soncol. La déchirure était insignifiante : une section nette dedeux centimètres environ qui avait beaucoup saigné comme saignenttoutes les plaies de la face et qu’entourait une zone contusionnéed’un rosé violacé à peine plus large qu’une pièce de quarante sous.À cet instant – une minute à peine s’était écoulée depuis sonentrée dans la chambre – il songea au corps immobile, étendu sur lelit, à la plaie hideuse entrevue, à cette face d’épouvante enfoncéedans la blancheur des draps, avec son menton projeté en avant, soncou tendu et comme offert à un nouvel égorgement, dont l’image sereflétait dans la glace, près de la sienne. Il se dirigea vers lelit, écrasant sous ses pieds des débris de verre, et se pencha.

Il n’y avait presque pas de sang autour de latête. Mais la nuque, les épaules, baignaient dans une flaque rougecoagulée. Avec des précautions infinies, il prit la tête entre sesmains, la souleva : la plaie s’ouvrit, plus large, comme uneeffroyable bouche, laissant sourdre, avec un léger clapotis,quelques gouttes de sang. Un caillot épais adhérait aux cheveux, ets’étira suivant le mouvement du crâne. Il reposa la tête,doucement. Elle avait gardé, dans la mort, une indicible expressiond’effroi. Les yeux encore brillants avaient une fixitéextraordinaire. La lumière de la lampe électrique y mettait deuxflammes autour desquelles Onésime Coche regardait deux petitesimages à peine voilées qui étaient son image. Pour la dernièrefois, le miroir de ces yeux sur qui avaient passé les visages desmeurtriers réfléchissaient une face humaine. La mort avait fait sonœuvre, le cœur avait cessé de battre, les oreilles d’entendre, ledernier cri avait roulé entre ces lèvres retroussées, le dernierrâle avait buté contre la barrière de ces dents couvertes d’écume…cette chair encore tiède ne tressaillerait plus jamais, ni sous lacaresse d’un baiser, ni sous la morsure du mal.

Brusquement, entre ce mort et lui, une autreimage se dressa : celle du trio du boulevard Lannes. Il revitle petit homme au paquet bleu, le blessé avec son œil tuméfié, samâchoire de brute, et la fille en cheveux. Il entendit la voixbrève et canaille qui disait : « Ça se lave, ça s’essuiepas ». Et le drame lui apparut terriblement clair, tandis quela femme faisait le guet, les deux hommes, après avoir crocheté lesserrures, étaient montés au premier étage, où ils savaient trouverdes valeurs. Le vieux, surpris dans son sommeil, avait crié, et leshommes lui avaient sauté dessus ; lui, pour se défendre,s’était armé d’une bouteille, et, tapant au hasard, avait atteintau front l’un de ses agresseurs. La lutte avait continué encorequelques instants, à en juger par tout le sang répandu, les meublesrenversés. Enfin, la victime s’était adossée contre son lit ;l’un des hommes alors l’avait saisie par le col de sa chemise où sevoyaient des marques rouges, et maintenu sur le dos tandis quel’autre, d’un seul coup, lui tranchait la gorge. Après, c’avait étéle pillage, la recherche fiévreuse de l’argent, des titres, desbibelots de prix, puis la fuite…

Onésime Coche se retourna, afin de résumerdans sa pensée toute la scène. Sur la table, trois verres étaientposés dans lesquels il restait un peu de vin. Leur forfaitaccompli, les meurtriers ne s’étaient pas sauvés tout desuite : certains de n’être plus dérangés, ils avaient bu.Ensuite ils s’étaient lavé les mains, et avaient essuyé leursdoigts.

Une fureur soudaine envahit l’âme du reporter.Il serra les poings et gronda :

– Ah ! les crapules ! lescrapules !

Qu’allait-il faire maintenant ? Chercherdu secours ? Appeler ? À quoi bon ? Tout était fini,tout était inutile. Il demeurait immobile, hébété, le cerveaurempli par la vision du meurtre. Et soudain, son esprit joignit lesassassins. Il les devina assis dans quelque bouge, partageant lebutin, maniant de leurs doigts rougis les objets dérobés. Pour laseconde fois, il murmura :

– Crapules ! Crapules !…

Un désir l’envahit de les retrouver, et de lesvoir, non plus triomphants et féroces ainsi qu’ils avaient dûs’asseoir à cette table, près de ce cadavre, mais effondrés,livides, grimaçants, au banc de la cour d’assises, entre deuxgendarmes. Il imagina ce que pourraient être leurs horribles facestandis qu’on leur lirait l’arrêt de mort, et leur marche à laguillotine, au petit jour, sous la lueur du matin blême. La loi, laforce, le bourreau lui apparurent formidables, terribles et justes.Tout d’un coup, par un revirement soudain, cette loi, cette force,et ce bras séculier lui semblèrent des fantoches ridicules dont seriaient les criminels. La Police, incapable de veiller sur lasécurité des gens, était trop maladroite pour mettre la main surles assassins. De temps en temps, elle en arrêtait bien un, aupetit bonheur, et parce que le hasard se mettait dans son jeu.Mais, pour un gredin pris au collet, combien de crimesimpunis ! La Police se fait non avec des brutes solides, maisavec des cerveaux intelligents, avec des artistes véritables, deshommes qui considèrent leurs fonctions moins comme un métier quecomme un sport. Pour peu qu’un criminel ne commette pas une lourdemaladresse, il est sûr de l’impunité. L’homme qui ne laisse rienderrière lui, peut voler, tuer en toute sécurité. Le crimedécouvert, on cherche dans l’entourage de la victime, on fouille savie au hasard, on remue ses papiers. Si le meurtrier n’a jamais étémêlé à son existence, au bout de quelques mois de recherches, aprèsqu’un juge d’instruction entêté ait gardé sous les verrous unpauvre diable dont l’innocence finit par éclater, l’affaire estclassée, et les criminels, enhardis par le succès, recommencent,plus forts et plus introuvables cette fois, parce que lesmaladresses des policiers dont ils ont pu suivre le travail, leuront enseigné l’art de ne pas se faire prendre.

Et pourtant, quel métier plus passionnant, quecelui de chasseur d’homme ? Sur un indice à peine perceptiblepour d’autres yeux, revivre tout un drame, dans ses moindresdétails ! D’une empreinte, d’un bout de papier, d’un objetdéplacé, remonter à la source même des faits ! Déduire de laposition d’un corps, le geste du meurtrier ; de la blessure,sa profession, sa force ; de l’heure où le crime fut commis,les habitudes de l’assassin. Par le seul examen des faits,reconstituer une heure comme un naturaliste reconstitue l’imaged’un animal préhistorique à l’aide d’une seule pièce de sonsquelette… quelles sensations prodigieuses, quel triomphe !L’inventeur en connaît-il de supérieures, lui qui, pendant desjours et des nuits, s’enferme dans son laboratoire, acharné àtrouver la solution d’un problème !… et le but qu’il poursuitlui est immobile. Il sait que la vérité est une et ne se déplacepas, que les événements ne la modifient pas, que tous les pas qu’ilfait le rapprochent d’elle ; il sait qu’il avance lentement,mais sûrement ; que, si la voie qu’il a choisie est bonne, lasolution ne peut, à la dernière seconde, lui échapper. Pour lepolicier, au contraire, c’est l’angoisse de tous les instants, lapiste qui se fausse, le but, un instant entrevu, qui disparaît, leproblème renouvelé sans cesse, avec la solution qui s’éloigne, serapproche, et semble fuir ; c’est le cri de triomphe soudainarrêté dans la gorge, la vie multiple, surnaturelle, faite de tousles espoirs, de toutes les craintes de toutes les déceptions ;c’est la lutte contre tout, contre tous, exigeant à la fois lascience du savant, la ruse du chasseur, le sang-froid du chefd’armée, la patience, le courage et l’instinct supérieur qui seulsfont les grands hommes, et, seuls, conduisent aux grandes choses.Ces minutes prodigieuses, songeait Coche, je voudrais lesconnaître, les vivre ; je voudrais être parmi la meuteinintelligente des policiers qui, demain, battront le terrain, lelimier galopant sur la bonne piste. Sans souci du danger et sans lesecours de personnel, je voudrais faire ce métier et montrer cettechose extraordinaire : un homme seul, sans ressource, sansautre appui que sa volonté, sans autres renseignements que ceuxqu’il aurait su trouver lui-même, arrivant à la vérité, puis, sanscri, sans combat, déclarant le plus simplement du monde, un beaujour :

– « À telle heure, à tel endroit, voustrouverez les meurtriers. Je dis qu’ils seront là, non parce que lehasard m’a mis sur leurs traces, mais parce qu’ils ne peuvent setrouver ailleurs ; et ils ne peuvent se trouver ailleurs parla seule raison que les événements provoqués par moi les ontobligés à venir donner dans le piège chaque jour plus étroit etplus solide que j’ai tendu sous leurs pas. »

J’emploierais à cela tout le temps nécessaire,mes nuits, mes jours, pendant des semaines et des mois. Ainsi, jeconnaîtrais cette volupté d’être celui qui cherche, et trouve.Auprès de cela parlez-moi des émotions du jeu, de l’ivresse de ladécouverte ! J’aurais goûté toutes les voluptés en une seule…Toutes ?… À la vérité, il m’en manquerait une : la peur…La peur qui décuple les forces, double, triple les heures… Mais,alors… il est donc une volupté supérieure à celle de lapoursuite ?… Oui ! celle d’être poursuivi.

Ah ! La bête traquée par les chiens, quifuit vers l’horizon mouvant, heurtant son front aux branchesbasses, arrachant ses flancs aux halliers, quelle histoire del’épouvante elle pourrait dire, si la pensée habitait soncerveau ! Le coupable qui se sent découvert, qui croit, àchaque carrefour, voir se dresser devant lui la justice ; pourqui les jours ne savent pas finir, pour qui les nuits se peuplentd’affreux rêves, et les réveils d’ivresse folle et fugitive, ildoit connaître tout cela ! Pour peu que son âme soit bientrempée, quelles joies rapides, mais puissantes, ne doit-il paséprouver lorsqu’il est parvenu à mettre en défaut l’habileté deceux qui le harcèlent, à les lancer sur une fausse piste, et àreprendre haleine, tout en les voyant chercher, s’énerver,s’arrêter et repartir encore, jusqu’à ce que leur instinct ou leurclairvoyance les ait remis sur le bon chemin !… Cela,vraiment, c’est la lutte, le combat d’homme à homme, la guerre sanspitié, avec ses dangers et ses ruses. Tout l’instinct de la bêteest là : c’est l’image de ces combats effroyables, qui jettentles êtres les uns contre les autres, depuis que le monde est mondeet qu’il faut conquérir la proie de chaque jour. N’est-ce pas à cejeu terrible que l’enfant demande ses premières joies ? Sansle savoir, jouant à cache-cache, il s’apprend à jouer à la vraieguerre d’embuscade, cette guerre de partisan qui use les arméesplus sûrement que vingt batailles…

Le problème se résume ainsi : à larecherche de sensations nouvelles, dois-je préférer le rôle dechasseur à celui du gibier ? le rôle du policier à celui ducriminel ? Cent autres avant moi se sont faits policiersamateurs, mais nul ne s’est essayé dans le rôle du coupable. Je lechoisis. Sans doute, n’ayant rien à me reprocher, j’en ignorerailes angoisses réelles, mais il me restera tous les plaisirs de laruse. Joueur au portefeuille vide, je saurai du moins suivre sur levisage de mon partenaire les émotions de la partie. Ne risquantrien, je n’aurai rien à perdre, mais, au contraire, tout à gagner.Et si le bienheureux hasard veut qu’on m’arrête, journaliste avanttout, je devrai à la police le reportage le plus sensationnel quiait jamais été fait et dont le titre pourrait être :

« SOUVENIRS ET IMPRESSIONS D’ASSASSIN »

Toutes les portes dont jusqu’ici nul confrèren’a franchi le seuil s’ouvriront devant moi. Je connaîtrai lasouricière, le panier à salade et les menottes. Je pourrairaconter, sans crainte de démenti, ce que vaut le régime desprisons, comment y sont traités les prévenus, par quels moyens unjuge s’efforce d’arracher des aveux. Bref, je prononcerai, s’il estbesoin, le réquisitoire le plus puissant et le plus juste contreces deux forces redoutables qui se nomment la Police et laMagistrature ! Une idée suffit à la vie d’un homme.Si je ne deviens pas célèbre après celle-là, j’y veux perdre monnom ! Coche, mon ami, à dater de cette seconde, pour le mondeentier, tu es l’assassin du boulevard Lannes ! Le prologue estfini. Le premier acte va commencer. Attention !

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