Les Aventures de Charlot

Les Aventures de Charlot

d’ Alfred Guezenec

Chapitre 1 –La famille Morand. – Charlot. – Kéban le bélier.

Après avoir fait son temps de service à bord des navires de l’État, Antoine Morand était revenu dans son pays breton, au petit bourg de Lanmodez et à la chère demeure où s’était écoulée son enfance. Lanmodez est situé près de la mer. Une quarantaine de maisons groupées autour de l’église, quelques cabanes de pêcheurs couvertes en chaume, faites enbouzillage (mélange de terre glaise et d’herbe hachée),composent la commune. Dans l’unique chambre de ces cabanes, chaque lit forme un petit appartement. Ils sont en noyer ou en chêne et fermés comme des armoires. Les deux battants sont pourvus d’un volet de bois qui s’ouvre la nuit pour donner de l’air au dormeur.Enfin l’on y parvient en gravissant deux ou trois marches dont chacune renferme un tiroir. Si l’aisance est au logis, ces tiroirs sont remplis de gros linge solide, solidement cousu, d’habits de drap portés aux grandes fêtes depuis trois générations, de coiffes brodées par les arrière-grand’mères.

Chez Antoine, il en était ainsi. De plus, il possédait un petit jardin, une vache et deux chèvres ; sa barque était citée parmi les meilleures ; lui-même était regardé comme un habile pêcheur et un honnête garçon. Quand il eut épousé sa promise Marianne, qui l’attendait depuis huit ans, il se trouva plus heureux qu’un roi.

Bientôt la famille s’augmenta. De petites têtes blondes, des joues rouges comme des pommes d’api apparaissaient dans les grands lits. Ce fut d’abord Charlot, ungros gars qui à trois ans courait tout seul ; vinrent ensuiteDenise, puis Rosalie, et dans tous les coins du jardin, de la rue,sur la grève et dans les rochers se traînaient et trottaient lestrois marmots. Leurs petites voix emplissaient de bruit la maison.On admirait leur force, et les vieillards avouaient qu’ilsn’avaient pas vu souvent de si beaux enfants.

Aussi, lorsqu’après une dure journée detravail, Antoine revenait chez lui le soir, au milieu de la pluie,de la neige ou du vent, il ne sentait point la fatigue ; maisson cœur battait de joie dès qu’il apercevait de loin une petitelumière tremblante qui lui souhaitait la bienvenue. – Arrive,disait-elle, on t’attend. Le fagot est préparé pour être jeté dansle feu et flamber gaiement quand tu entreras. Ta chaise est à saplace. Les petits sont à la fenêtre et te cherchent dansl’obscurité. Ta femme s’inquiète, et le vieux voisin, à demiendormi au coin de l’âtre, lève parfois la tête pour demander si tues là.

Plus tard, les enfants, devenus grands, s’enallaient ensemble au devant de leur père quand il revenait de lapêche. Denise et Rosalie prenaient place sur chacun de ses bras.Charlot, à cheval sur son cou, au-dessus de la hotte remplie depoisson, babillait avec Denise, en se retournant quelquefois poursurveiller une pince de homard ou une gueule de chien marin dont levoisinage lui semblait inquiétant pour le fond de ses culottes.

Au moment où commence notre histoire, Charlotavait neuf ans. Il était très fort pour son âge, mais, en revanche,si lourd et si pataud,comme disent les paysans, qu’on luiavait donné le sobriquet de l’Endormi.Il mangeaitbeaucoup, travaillait peu et ne réfléchissait pas du tout. Parailleurs c’était un bon enfant, aimant ses parents, point menteur,incapable de faire volontairement du mal à quelqu’un. Son rêveétait d’être marin. En attendant, il nageait comme un poisson,grimpait comme un écureuil et ne craignait rien, si ce n’est lamalice de sa sœur Denise.

Celle-ci était, à sept ans, mignonne, presquedélicate pour une enfant bretonne. Mais elle savait déjà coudre ettricoter, elle aidait sa mère dans les soins du ménage, et elletrouvait encore le temps de jouer à son frère aîné cent tours quilui faisaient voir combien la faiblesse peut l’emporter sur laforce. Charlot enrageait et se tourmentait la cervelle pour êtrehabile ; mais jamais il n’obtenait les honneurs de la guerre.D’ailleurs, s’il se fâchait, Rosalie se mettait de la partie. Elleavait quatre ans, elle trottait comme personne et formait unealliée tout à fait redoutable, car, tandis que de ses petits braselle attaquait vigoureusement son frère, celui-ci s’efforçait de laconvaincre par la seule force du raisonnement. Il n’obtenait rienqu’un succès de fou rire ; lui-même s’y laissait gagner ;tout finissait gaiement, mais Charlot comptait chaque fois unedéfaite de plus.

Comme il grandissait, on l’avait nommé pâtrede la vache, des deux chèvres et d’un bélier, nouveau commensal dulogis, et on lui avait adjoint, en qualité d’auxiliaire, un grandchien noir à museau pointu nommé Kidu,mot qui signifiechien noir en breton. À Lanmodez on ne parle que lebreton, qui est l’ancienne langue des Celtes, premiers habitants dupays.

Kidu et Charlot étaient grands amis. Tous deuxavaient un faible pour le bélier, qui s’appelait Kéban et qui étaitbien la bête la plus malicieuse et la plus fantasque que l’on pûtvoir. Mais il avait de l’esprit, il intriguait pour attraper dusel, et sa part était presque toujours plus grosse que celle desautres. Cela n’était pas juste ; aussi Charlot regrettait sapartialité quand il voyait Kéban, plus insoumis que jamais,répondre à ses appels en lui tournant le dos, lui montrer lescornes et se livrer à mille cabrioles ironiques si Kidu allait lerelancer. Malheureusement, Kidu et Charlot s’amusaient de cestours, et le bélier ne s’amendait point.

Un matin, comme Antoine allait partir pour lapêche, il vit au fond du lit de son garçon deux grands yeux toutouverts et brillants comme des étoiles.

« Déjà éveillé, dit le père.

– Emmène-moi, demanda l’enfant. Jeconduirai le bateau avec toi.

– Grand merci ! dans quatre ou cinqans j’accepterai tes services, mais aujourd’hui je ne puist’enrôler que pour m’aider à porter mes filets jusqu’à la grève. Sicela te va, lève-toi. »

Charlot fut bientôt prêt. Le père et le filss’en allèrent ensemble et furent rejoints par deux autres pêcheurs,compagnons accoutumés d’Antoine. Ils trouvèrent la barqueensablée ; on la mit à flot au moyen de roulots passés sous laquille, et elle se balança coquettement tandis qu’on préparait sesvoiles.

« Vois-tu bien, dit l’un des pêcheurs ànotre ami, les grands bâtiments ont trois mâts : à l’avantcelui de misaine[1], à l’arrière celui d’artimon[2], au milieu le grand mât, le seul que nouspossédions. Cette barre de bois transversale à laquelle est adaptéela voile nous a servi à la carguer (rouler) ; maintenant ellenous aidera à la hisser. Retiens tout cela, si tu veux êtremarin.

– Certainement je serai marin, ditCharlot. Je sais déjà bien des choses. Voulez-vous que je vous disecomment on appelle l’avant de la barque ? C’est laproue ; et de l’autre côté c’est la poupe. Voici tribord àdroite et bâbord à gauche.

– L’enfant n’est point sot, » direntles pêcheurs.

Et Antoine sourit avec fierté.

« Emmène-moi, je t’en prie, »continua Charlot s’adressant à son père.

Mais celui-ci lui rappela ses devoirs depâtre. Que penseraient Kéban, Kidu, la vache noire et les deuxchèvres s’ils ne le voyaient pas de la journée ? Et lespêcheurs ne rentreraient que le soir ; encore était-ce parexception, car souvent ils restaient absents deux ou trois jours.Ce n’était pas la petite Rosalie qui mènerait les bêtes aupâturage, elle qui avait si peur du bélier. Denise était occupée àla maison ; chacun avait sa tâche, il fallait que Charlotremplît la sienne. Il se résigna donc en soupirant, et quandl’embarcation se fut éloignée, il reprit le chemin du logis.

Il vit en arrivant Rosalie grimpée sur le bancprès de la porte, en train de manger une énorme tartine de laitcaillé. Quatre ou cinq poulets piaillaient autour d’elle etréclamaient leur part du régal ; ils poussaient mêmel’indiscrétion jusqu’à la chercher dans la petite main de l’enfant,quand elle se rencontrait à portée de leur bec. C’est pourquoi elles’était perchée un peu haut et tenait sa tartine en l’air. Chaquefois qu’elle l’abaissait pour y mordre, elle en détachait cependantquelques miettes et les jetait au peuple vorace.

Notre ami, voyant cette tartine, ce lait etles petites dents blanches de sa sœur qui brillaient au travers,pressa le pas et entra dans la chaumière.

« Je savais bien que Charlot nemanquerait pas l’heure du déjeuner ! s’écria Denise.

– Jamais ! » dit Charlot, quin’était point honteux de ses opinions.

Il suivit sa mère vers le bahut et la vitcouper une superbe tranche de pain de toute la longueur de lamiche. Elle étendit là-dessus du lait caillé, tandis que l’Endormi,très éveillé cette fois, ouvrait la bouche à l’avance. Quand latartine fut entre ses mains, il y mordit si vivement qu’il sebarbouilla le nez jusqu’aux sourcils. Sa mère, pour l’embrasser,fut obligée de refaire une place nette sur sa bonne figure.

« Maintenant, dit-elle, va détacher lesbêtes ; voilà Kidu qui s’impatiente. »

En effet, le chien sautait autour de sonmaître, jappait et lui rappelait clairement qu’il était temps departir. Charlot, que sa bouche pleine empêchait de parler, fit àDenise un signe de tête en guise d’adieu et sortit.

Malheureusement pour lui, il n’était pas leseul qui eût bon appétit ce matin-là. Dans l’étable on mourait defaim. Kéban avait déjà donné dans la porte force coups de cornes.Les chèvres, plus patientes, s’agitaient cependant, et la vacheelle-même, si calme d’ordinaire, avait poussé de longs crisd’appel.

Quand l’Endormi, qui ne se pressait jamais,eut ouvert à demi la porte aux prisonniers, Kéban se précipitadehors si impétueusement qu’il l’envoya rouler à quelques pas surle fumier. La tartine vola d’un autre côté. Charlot se relevafurieux et voulut punir le coupable ; mais les poules, bêtesvigilantes, s’étaient aperçues de l’accident et couraient vers latartine ; il fallait aller au plus pressé. Charlot ressaisitd’abord son déjeuner et se calma un peu en voyant que le lait étaitresté en dessus. Kidu courut après le bélier et lui mordit lesjambes pour lui apprendre la politesse. Kéban n’en trotta que plusvite en faisant sonner sa sonnette. Les chèvres suivirent, et lavache, que tous ces incidents avaient laissée indifférente,continua de marcher d’un pas lourd et cependant rapide, presséequ’elle était d’arriver au pâturage.

Le petit pâtre, pour ne pas rester seul, dutprendre le même chemin que ses bêtes. Il savait que Kéban couraitplus vite que lui, et Kéban le savait aussi. Dans ces conditions,l’indulgence était de rigueur.

Dix minutes plus tard, il était assis sur untas de pierres, au bord du chemin qui conduisait du village à lagrève.

La vache que Marianne avait nommée Bellone, ensouvenir de la frégate sur laquelle Morand avait fait son temps deservice, s’était installée au beau milieu d’une douve profonde.Elle tondait l’herbe qui en garnissait les bords et guignait del’œil certaine brèche donnant sur un beau champ de trèfle.Brunette, la chèvre noire, avait grimpé sur le revers du talus, aumilieu des épines. Kéban et l’autre chèvre cherchaient aussi leurvie sur le bord du chemin, surveillés par Kidu, qui les empêchaitde s’écarter.

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