Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

de Paul Féval (père)

QUATRIÈME PARTIE. – PARIS.
I. – TROIS GENTILSHOMMES.

On avait vu s’établir, depuis six semaines ou deux mois, au grand hôtel des Quatre Parties du monde, situé rue de Valois-Batave, devant le Palais-Royal, une colonie composée d’étrangers assez marquants.

Ils étaient trois hommes et deux femmes, sans compter les domestiques, et vivaient en famille, bien qu’ils portassent tous des noms différents.

En 1820, les hôtels nombreux, groupés autour du Palais-Royal étaient encore habités presque exclusivement par ce peuple cosmopolite de joueurs et de viveurs qu’attiraient la roulette et la gloire européenne des déesses parquées dans les galeries.

Le Palais-Royal était le centre des joyeux mystères ; les goutteux de province en parlaient avec onction à leurs coquins de neveux. Sa renommée était aussi brillante aux froides rives de la Néva qu’aux bords de la Tamise, ce brumeux Pactole qui roule des guinées, Vienne, Berlin, l’Italie, envoyaient à ce temple, ouvert à tous les désirs, d’innombrables dévots. Les sauvages de l’Amérique en racontaient les merveilles dans leurs wigwams, en buvant des petits verres d’eau-de-feu, et les bons musulmans de Turquie nourrissaient le secret espoir que c’était là précisément le paradis annoncé par le prophète.

Dans ce monde bigarré qui se renouvelait sanscesse aux abords du Palais-Royal, il y avait presque autant devéritables grands seigneurs que d’aventuriers de bas lieu, etcertes, il était bien difficile de reconnaître les uns d’avec lesautres ; aussi ne se donnait-on point pour cela beaucoup depeine. Il y avait une sorte de mesure qui servait à tousindistinctement dans ce peuple de comtes et de barons, où l’égalitésainte, comme on dit au dessert des banquets politiques, étaitreligieusement pratiquée.

On ne divisait point les hommes en chrétienset en païens, en royalistes et en libéraux, en nobles et envilains ; il y avait seulement des bourses vides et desbourses pleines.

Les bourses pleines constituaient les genscomme il faut ; les bourses vides donnaient droit au titre depolisson.

Et comme le hasard régnait là en dieu uniqueet suprême, tout polisson pouvait devenir homme comme il faut enune heure, et réciproquement.

Quant à la morale, on ne s’en occupait guère.Chez les maîtres d’hôtel, la rigueur la plus puritaine allaitparfois jusqu’à exiger un passeport.

C’était le comble. Il va sans dire qu’onn’avait point la folle idée de s’enquérir si M. le marquis untel avait des parchemins vrais ou faux, ni de prendre le plus petitrenseignement sur la question de savoir à quelle source abondanteet cachée le prince ***ski puisait ses billets de banque.

Dans une société, constituée sur ce pied delibérale tolérance, la petite colonie de l’hôtel des Quatre Partiesdu monde devait jouir d’une considération très-distinguée. Il yavait, en effet, de l’argent dans la caisse commune ; onmenait bonne vie, on jouait gros jeu, on dînait royalement, et lagêne n’avait pas encore montré une seule fois son menaçant boutd’oreille.

Aussi nos cinq étrangers n’étaient-ils pas deces émigrants à la douzaine qui abandonnent leur pays on ne saitpourquoi. Ils voyageaient, les hommes du moins, pour affairespolitiques, et cachaient sous des apparences frivoles le maniementdes plus graves intérêts.

Le chevalier de las Matas préparait larévolution qui chassa Ferdinand de Madrid ; le comte deManteïra jetait les bases de la charte portugaise, et le noblebaron Bibander de Berlin venait communiquer aux libéraux de Franceles précieuses idées de l’illuminisme allemand.

Avec eux voyageait madame la marquise d’Urgel,veuve d’un grand d’Espagne de première classe et sœur du chevalierde las Matas. Cette marquise était une adorable femme, ardentecomme une Andalouse et pas plus cruelle qu’une Parisienne.

Elle n’avait habité l’hôtel que durant un moisou cinq semaines ; après quoi on l’avait vue partir avec unejeune dame, dont il nous reste à parler. Elle demeurait maintenantdans un autre quartier, mais elle venait plusieurs fois par jour àl’hôtel.

La jeune dame qui l’avait suivie, et que nousdevons faire connaître aussi au lecteur, semblait peine sortie del’enfance. À l’hôtel des Quatre Parties du monde, on n’avait faitque l’entrevoir au moment de l’arrivée. Depuis lors, elle n’avaitpas quitté sa chambre une seule fois.

Elle était souffrante, sans doute, et c’étaitla camériste de madame la marquise qui seule avait le droit de luidonner des soins.

Les gens de l’hôtel parlaient quelquefoisentre eux de cette jeune dame autour de qui tombait comme un voilemystérieux. Bien qu’on ne l’eût aperçue qu’une seule fois, chacunse souvenait de sa beauté douce et vraiment exquise. En traversantles corridors pour se rendre à cette chambre reculée qu’elle nedevait plus quitter, sinon pour suivre la marquise à sa nouvellehabitation, la pauvre enfant avait l’air bien triste. Son visagepâle exprimait l’abattement et l’effroi.

On avait pu penser d’abord qu’elle était lajeune sœur de la marquise, mais leurs physionomies présentaient unentier contraste, et d’ailleurs le teint blanc et la blondechevelure de l’enfant démentaient une origine espagnole.

Quoi qu’il en fût, la camériste de madame lamarquise se plaisait à vanter l’attachement de sa maîtresse pour lajeune femme.

– Ah ! celle-là, disait-elle à toutpropos, peut remercier le bon Dieu !… C’est soigné dans ducoton… c’est caressé toute la journée !

– Mais elle ne vient donc jamais voir cesmessieurs ?… demandaient parfois les gens de l’hôtel.

– Ne m’en parlez pas !… ripostait lasoubrette c’est si indolent… quand on ouvre seulement la fenêtre,ça croit que ça va mourir.

C’était environ deux mois après les événementsqui avaient eu lieu au manoir de Penhoël ; on était enoctobre, et la température commençait à fraîchir.

Dans le salon de l’appartement occupé parnotre petite colonie à l’hôtel des Quatre Parties du monde, lechevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron deBibander se trouvaient réunis.

Il y avait un bon feu dans la cheminée, pourchauffer ces trois nobles personnages, et la table qui restaitdressée au milieu de la chambre gardait les débris d’un copieuxdéjeuner.

Il était impossible de se méprendre : lavue seule de nos trois gentilshommes, à part même l’accent exotiqueque chacun d’eux avait au plus haut degré, suffisait pour lesplacer dans la classe des étrangers.

La France, en effet, a son galbe particulier,qui change suivant la mode et le temps, mais qui tranche toujoursavec les physionomies des peuples voisins.

À l’époque où se passe notre histoire, lesvisages parisiens étaient rasés soigneusement. À peine voyait-onquelques petits favoris dessiner un étroit demi-cercle et joindrel’oreille aux ailes du nez, qui surmontait une lèvre dépourvue detoute espèce de moustache. Les cheveux courts se frisaient à laTitus. Donc, pour se donner un air d’étranger, il suffisait deporter les cheveux longs et la barbe entière.

Les cheveux de nos trois gentilshommestombaient sur leurs épaules, et leurs barbes eussent fait envie auJuif errant.

En leur qualité de fils de la Péninsule, lecomte et le chevalier étaient bruns comme des corbeaux ; lebaron Bibander, en revanche, avait une de ces longues perruquesgermaniques qui ressemblent à des quenouilles chargées defilasse.

C’étaient, en vérité, des personnages assezremarquables pour mériter une description détaillée ; maisnous avons un moyen d’abréger en disant tout de suite au lecteurque le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron deBibander étaient tout bonnement ses anciennes connaissances Robertdit l’Américain, Blaise surnommé l’Endormeur, et Bibandier,l’ancien chefs des uhlans de Bretagne.

Les deux premiers avaient jugé à propos de sedéguiser complétement et de changer de nom, pour parer auxpoursuites de la police, qui possédait en portefeuille leurssignalements et leur histoire.

Quant à l’ancien uhlan, son cas était le mêmeavec un danger moindre, car il avait eu l’adresse de ne jamaiscompromettre en justice son beau nom de Bibandier.

Robert et Blaise s’étaient dirigés sur Parisimmédiatement après leur expulsion du manoir. Ils laissaientderrière eux Lola, mais ils emmenaient la pauvre Blanche que Robertavait cachée comme une proie dans l’ancien trou de Bibandier, surla lande de Bains. Cet enlèvement avait lieu contre l’avis formelde l’Endormeur, qui n’aimait pas plus aujourd’hui qu’autrefois lesbouches inutiles. Mais Robert s’était roidi dans sa résolution. Ilavait son idée, et à présent, moins que jamais, il eût consenti àse dessaisir de l’héritière de Penhoël.

À peine hors du manoir, Blaise et lui étaientredevenus, du reste, les meilleurs amis de la terre. L’Endormeurosait à peine discuter au sujet de Blanche, tant il avait regret,le bon garçon, de cette scène faite à son vieux camarade dans lesalon de Penhoël.

Maintenant qu’il n’y avait plus moyen des’administrer sans partage les vingt mille livres de rente, Blaiseétait tout repentir.

Robert, cependant, ne songeait même pas à luifaire un reproche. Le triomphe les avait désunis ; la défaitecommune les rapprochait. Ils avaient encore besoin l’un de l’autreet ne demandaient pas mieux qu’à se liguer plus étroitement, pourrecommencer la lutte sur de nouveaux frais.

Robert, d’ailleurs, avait trop de choses entête pour trouver le temps d’entamer une vaine querelle. C’était,nous l’avons dit, une nature admirablement organisée pour lesdifficultés de la lutte, mais qui s’amollissait dans la fortune etperdait une bonne part de son audace, à mesure que le bien conquisamenait avec soi les chances de perte.

Il fallait à l’Américain, pour exécuter sesescamotages hardis, des poches vides et des mains libres.

En ce moment, loin de courber la tête sous lecoup qui le frappait, il se redressa plus vaillant que jamais. Lesdix mille francs qu’on lui avait jetés, comme un os à rongern’étaient, qu’une première mise de fonds pour recommencer lapartie. Il se retrouvait lui-même ; les idées abondaient dansson cerveau, et ce n’était pas sans joie qu’il songeait à cettegrande mêlée parisienne où il allait se précipiter de nouveau, arméde toutes pièces.

Dès ce premier moment, il pouvait compter plusd’une corde à son arc ; et Blanche lui paraissait être lameilleure de toutes. Mais comment emmener Blanche malgréelle ? Cent lieues à faire avec une jeune fille qui résiste,qui pleure, qui appelle au secours, c’est assurémentl’impossible.

Robert avait pour mentir un talent de premierordre, et la pauvre Blanche était si facile à tromper ! QuandRobert la plaça en croupe derrière lui sur la lande de Bains,Blanche le supplia les larmes aux yeux de la reconduire à samère.

Robert lui dit d’un air étonné :

– Pensez-vous donc que j’aie agi à l’insude Madame ?… Vous ignorez donc tout ce qui se passe aumanoir ?…

L’Ange ouvrait déjà ses grands yeux timides etcrédules.

– Hélas ! pauvre enfant, repritRobert ; Madame vous aime tant !… Elle vous a caché lemalheur jusqu’au dernier moment… Mais n’avez-vous jamais vu, alorsqu’elle se croyait seule, des larmes dans ses yeux ?…

– Oh ! si !… murmura l’Ange,bien souvent !

– Et ne vous êtes-vous jamais aperçuequ’elle me cherchait parfois pour m’entretenir en secret ?

– Si…, dit encore l’Ange.

– C’est que j’étais son confident,mademoiselle… Je savais combien elle souffrait, la pauvre saintefemme ! Je tâchais de la consoler, mais je n’ai pas pu ladéfendre…

– Mon Dieu !… mon Dieu !murmura l’Ange, qu’est-il donc arrivé à ma mère ?…

– Le maître de Penhoël a vendu petit àpetit ses métairies, ses moulins, son manoir…, répliqua Robert àqui la vérité donnait ici une grande force de persuasion ;Pontalès lui a tout acheté… Pontalès qui se disait son ami !…Et votre bonne mère qui a confiance en moi, mademoiselle Blanche,m’a prié de vous conduire à Rennes où elle viendra vousretrouver.

Blaise, qui trottait en avant, s’émerveillaitqu’on pût dépenser tant de bonne fourberie tout exprès pour semettre sur les bras une petite fille pleurnicheuse et malade, unehéritière ruinée, une bouche inutile, s’il en fut jamais !

– Mais, demandait l’Ange, pourquoi mamère ne m’a-t-elle pas conduite elle-même ?

L’Américain baissa la voix comme pour faireune grande confidence.

– Pauvre demoiselle !…répliqua-t-il, c’est qu’il fallait vous défendre contre votrepère !

– Contre mon père !…

– Je n’ose pas vous dire cela… votre pèreest à la merci des Pontalès… Et le jeune comte Alain vousaimait…

– Oh !… fit Blanche effrayée.

Puis elle ajouta en se serrant contreRobert :

– Merci, M. de Blois… merci dem’avoir sauvée !

Blanche ne gardait pas l’ombre d’un doute.Elle monta en voiture à Redon, confiante et pleine d’espoir deretrouver sa mère.

Comme elle n’avait aucune idée des distances,la route de Redon à Rennes put s’allonger pour elle bien au delàdes limites de la Bretagne, et quand elle montra enfin quelquessoupçons, Robert en fut quitte pour inventer une nouvellehistoire.

Ils voyageaient en chaise de poste et avec unegrande rapidité. Ils arrivèrent à Paris quelques heures après ladiligence qui portait Montalt et nos deux jeunes gens.

Tout d’abord, ils descendirent dans leurancien quartier, afin de prendre langue et de connaître un peul’état de la place.

Blanche, malade, passait ses jours au lit etdemandait sa mère.

Au bout d’une demi-semaine, on vit arriverLola, que le vieux Pontalès avait mise honnêtement à la porte. Aubout de la semaine entière, le bon Bibandier entra un matin dans legarni borgne où nos deux compagnons s’étaient provisoirementinstallés, et les serra tous deux contre son cœur aveceffusion.

– Pas de reproche !… dit-il, je vousai balancés pas mal l’autre jour… mais j’ai quinze mille francs,moi… et je mêle !

Les cœurs bien nés n’ont point de rancune. Onfit monter du vin et l’on tint un conseil, à la suite duquel nostrois amis et Lola changèrent de noms pour faire figure convenabledans le beau quartier.

Le soir même, le chevalier, le comte, le baronet madame la marquise, emmenant Blanche avec eux, firent leurentrée au grand hôtel des Quatre Parties du Monde.

Les affaires s’annonçaient à merveille, et nostrois gentilshommes eussent vécu dans la concorde la plus parfaite,sans Blanche qui était un perpétuel sujet d’inquiétude et dediscussion.

Blaise et Bibandier voyaient là, en effet, undanger qui était réel. On était contraint de claquemurer la jeunefille pour l’empêcher de communiquer avec les gens de l’hôtel, etcette séquestration commençait à faire jaser.

Blaise disait :

– Notre situation est bien assez précairepar elle-même, pour que nous n’allions pas en augmenter le dangerde gaieté de cœur… Il convient d’éloigner de nous ce qui peutattirer les regards ; et puisque l’Américain compte avoir tousles bénéfices de l’enlèvement, qu’il prenne les risques pour luitout seul !

Bibandier prêtait à cette opinion l’appui deson éloquence.

M. le chevalier de las Matas fut obligéde céder.

Il eut recours à Lola, qui ne lui refusaitjamais rien. Ce n’était pas chez la belle marquise amour proprementdit ou amitié bien définie, c’était tout bonnement vieille habituded’obéir.

On choisit un quartier modeste, de l’autrecôté de la Seine, et madame la marquise d’Urgel y prit unappartement à son nom.

L’endroit choisi fut cette partie du quartierSaint-Germain qui n’est déjà plus la patrie des écoles turbulentes,mais qui n’est pas encore tout à fait le noble faubourg.

À l’entrée de la rue Sainte-Marguerite, ducôté de l’Abbaye, il y avait une maison d’honnête apparence quisemblait vraiment faite pour une vertueuse dame et sa pupille. Cefut dans cette maison que Lola prit ses quartiers, et nos troiscompagnons, quittes de soucis, purent donner tous leurs soins àl’amélioration de leur industrie.

La matinée s’avançait : le chevalier delas Matas et le comte de Manteïra étaient encore en robe dechambre, mais le baron de Bibander s’occupait déjà de satoilette.

Le chevalier était assis, les pieds au feu,devant une petite table portant tout ce qu’il fallait pour écrire.Il avait sous la main une large feuille de papier, couverted’écritures et de chiffres. Autour de lui s’ouvraient quatre oucinq ouvrages d’arithmétique et d’algèbre qu’il consultait d’un airfort entendu.

De l’autre côté du foyer, M. le comte deManteïra fumait sa pipe en biseautant fort adroitement un jeu decartes.

Le baron de Bibander se tenait à l’autreextrémité de la salle devant une glace, où il se mirait avec unecomplaisance extrême.

Ils étaient vraiment assez bien déguisés tousles trois. La barbe et les cheveux longs allaient parfaitement à lafigure pâle de Robert, qui était un fort passable cavalierespagnol. L’Endormeur, lui, avait été obligé de raser ses cheveuxd’un blond tirant sur le roux et de se munir d’une perruque noirepour se donner une physionomie portugaise. Il avait teint, enoutre, sa barbe, et son meilleur ami aurait eu quelque peine à lereconnaître. Quant à Bibandier, ces quelques semaines d’abondancel’avaient refait si bellement, qu’à la rigueur son embonpointnouveau aurait pu seul lui servir de masque.

Son teint, naguère si jaune, fleurissaitmaintenant ; ses joues décharnées s’étaient arrondies. Ilcommençait même à prendre du ventre.

– Ah çà !… dit Blaise en passantl’ongle sur la tranche de son jeu de cartes, est-ce que tu n’as pasbientôt fini de mettre ton corset, M. le baron ?

– C’est étonnant commej’engraisse !… répliqua Bibandier en se souriant à lui-mêmedans le miroir ; mais j’avais dit à ce coquin de coiffeur devenir mettre des papillotes à ma barbe… vous verrez que le drôle mefera faux bond !

– Américain !… dit Blaise.

Robert leva la tête en sursaut.

– Regarde donc un peu M. le baron…est-ce que tu ne le trouves pas plus laid encorequ’autrefois ?

– Beaucoup plus laid, répliqua Robert quise renfonça aussitôt dans son algèbre.

Bibandier fit une pirouette et haussa lesépaules.

– Mes petits, murmura-t-il, on vouslaisse dire… vous êtes jaloux, ça se voit.

Il continua de se sangler à tour de bras et defaire exécuter à sa grande figure hâlée toutes sortes de grimacesmignonnes.

Il mettait à se trouver charmant une bonne foinon suspecte.

– Voilà le jeu arrangé !… ditBlaise ; si tu avais le temps de me montrer un peu à fairedanser Sa Majesté, Américain ?

Robert fit un geste d’impatience.

– Tu vois bien que je suis perdu aumilieu de mes chiffres…, répliqua-t-il ; chaque fois que tuviens me conter comme cela quelque fadaise, je suis obligé derecommencer des calculs du diable… Sans toi, étourneau que tu es,je tenais ma martingale !…

– Ah ! ah !… fit l’Endormeur,un bel oiseau que ta martingale !… mets-lui un grain de selsur la queue !

– Voyons ! s’écria Robert ;veux-tu me laisser en paix oui ou non ?

Blaise se reprit à battre ses cartesbiseautées.

– Sois calme, Américain, dit-il ; onrespecte ta martingale, mon fils… et on va tâcher de travaillertout seul.

Il étala ses cartes sur un coin de table etcommença une série de tours d’adresse qui n’étaient pas sansmérite.

On frappa doucement à la porte.

– Ah ! fit Bibandier avecjoie ; voilà mes papillotes.

Blaise avait abrité lestement son jeu decartes dans la manche large de sa robe de chambre.

La porte s’ouvrit, et l’on vit apparaître unmuseau long et jaunâtre, tenant par un énorme col de crinoline à ununiforme de soldat du centre.

L’Alsace seule a le secret de produire cesexcellentes têtes de troupiers, toutes en menton, et dont lesjoues, le nez, le front semblent se reculer humblement pour faireressortir deux triomphantes mâchoires, capables d’exterminer unearmée de Philistins.

– Ah !… dit Bibandier désappointé.Ce n’est que mon maître d’allemand… Bonjour, Graff.

Le soldat porta la main à son shako.

– Ponchur, messié, et la gombagnie…,dit-il en entrant. Ça fa-t-il gomme fus fulez ?…

– Ça fa gomme nus fulons, répliqua lenoble baron Bibander.

– Pas mal, pas mal !… fit Blaise…Seulement ça ne me paraît pas assez senti… J’ai eu un portier quiétait de Colmar et qui disait : Ça fa-t-il gômme fifilez ?

– Voyons !… s’écria Bibandier, toutça dépend des dialectes… Il ne s’agit pas de plaisanter ici… Vousautres, vous en prenez à votre aise… Toi, M. le Portugais, tun’as qu’à nasiller comme un canard et à mettre de la bouillie dansta bouche pour prononcer les s… Vous, seigneur chevalier de lasMatas, il vous suffit d’enfler les mots comme un marchand devulnéraire et de gasconnes un peu en faisant ronfler les nasales…Ah ! si je n’étais qu’une Essépagnoleu ou un Pourteungais,ajouta-t-il en nasillant à outrance, mon rôle serait bien facile…Mais un baron du saint-empire, morbleu !…

– Morplé !… si ça fus est écâl…, ditGraff.

– Je commence à être pas mal fort…,reprit Bibandier ; mais cet Alsacien manque de méthode.

– De guoi ? demanda Graff.

– De méthode ! mon brave ami… Etcela tient à ce qu’on a négligé ton éducation première… Est-ce quetu saurais me mettre des papillotes, toi ?

– Je grois pien ! répliqua lesoldat ; ché suis lé pârpier di pâtaillon.

– Répétez cela ! M. le baron,s’écria Blaise ; voilà une phrase qui contient en germe tousles principes du baragouinage.

Mais le baron était allé chercher du papier àpapillotes.

L’Alsacien riait.

– Si ché sais mettre les babiotes,répétait-il en montrant son énorme mâchoire ; ché suis né tansles babiotes…, mon bère était pârpier… mon crand-bère il étaitaussi pârpier…, le bère de mon crand-bère…

– Et ainsi de suite, interrompitBlaise.

– Ia, graff ! dit le soldaten se mettant au port d’armes.

Il se tut durant un instant, mais cettecoïncidence qui faisait un même mot de son nom à lui et du titre duprétendu Portugais lui sembla probablement très-bouffonne, car sesdeux grandes mâchoires s’ouvrirent de nouveau.

– Ia, Graff !… répéta-t-il,fus êtes graff… moi ché suis Graff, burguoi je m’abèleGraff… mais fus c’est bârce que fus êtes graff…, fusgombrenez ?

– Parfaitement…, dit Blaise.

Robert se frappait le front et perdait le filde ses calculs.

– En besogne ! s’écria Bibandier quiapportait une main de papier à papillotes.

Il s’assit devant la glace, et Graff s’emparade sa tête poilue.

Tout en maniant la chevelure épaisse et rudede M. le baron, l’Alsacien répétait entre ses dents :

– Si ché gommais lés babiotes ! Monbère était pârpier… mon crand-bère…

– Allons, Graff !… dit Bibandier,faisons d’une pierre deux coups : donne-moi taleçon !

– Che feux pien… Dâgez te faire adention…Si fus endrez chez dés pourgeois, fus tites : Ponchur, messié,mestâmes…

– Ponchur, messié, mestâmes, répétaBibandier.

– Et la gombagnie, ajouta Graff.

– Et la gombagnie, ajouta également lebaron. Après ?

– Abrès, fus tites : Il vait crandjaud !…

– Il vait crand jaud.

– U bien : Il vait crandvroid !…

– Il vait crand vroid…

– Ein vroid te gien, Matâme, oumessié !

– Assez là-dessus !…Après ?

– Abrès, fus tites : matâme,aimez-fus pien à brentre eine temi-dasse abrès le tiner ?

Le baron, docile, répéta encore cette phrasetant bien que mal.

– Après ?

Graff se gratta le front.

– Abrès… abrès… fus tites : Matâme,aimez-fus pien à brentre eine betite ferre abrès vodretemi-dasse ?

– Le café et le pousse-café…, ditBlaise.

– Impossible de s’y retrouver !grommela Robert.

– Messié Pipandre, reprit Graff, fosbabiotes sont insdallées.

Bibandier était charmant, la tête couronnée depapier rose.

Durant une bonne minute, il fit à son imagereflétée par la glace des yeux en coulisse, puis il se pencha versson professeur alsacien.

– Et quand on veut faire la cour à unefemme…, prononça-t-il tout bas, que faut-il dire ?

– Ah tâme !… répliqua Graff avecembarras, fus tites : Mâtemoiselle, fulez-fus brentre guelguejosse tessus le gontoir ?

Blaise battit des mains et cria bravo.

– Imbécile !… s’écria Bibandier,est-ce que les duchesses à qui je fais la cour prennent des petitsverres sur le comptoir ?…

– Ché sais bas, moi, messié Pipandre…

– Tu n’as donc aucune idée de ce quec’est qu’une femme du grand monde ?… Va-t’en ! On n’aplus besoin de toi !

Graff remit son shako sur sa tête plate etrase, mais il ne se pressa point de sortir.

– Eh bien ?… fit le baron.

– C’est que, messié Pipandre, répliqual’Alsacien qui remonta timidement sa buffleterie, fus m’afiezbromis eine betite à gonte…

– C’est juste, dit Bibandier qui fouilladans sa poche.

Puis il ajouta :

– Mais je n’ai que des billets de banque,mon fils… ce sera pour une autre fois.

Le pauvre Graff salua à la ronde d’un airrésigné.

– Ponsoir, messié…, dit-il, et lagombagnie.

À peine fut-il sorti que M. le chevalierde las Matas se leva brusquement et frappa un grand coup de poingsur la table.

Archimède devait avoir cet air radieuxlorsqu’il parcourut, dans son négligé historique, les rues deSyracuse étonnée.

– Je la tiens !… s’écria-t-il ;je la tiens !…

– Ta martingale ?… demandèrent à lafois Blaise et Bibandier.

Robert s’essuya le front.

– Ça n’a pas été sans peine !…répliqua-t-il ; mais, de par tous les diables, Montalt me lapayera mon pesant d’or !…

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