Les Blancs et les Bleus – Tome I

Les Blancs et les Bleus – Tome I

d’ Alexandre Dumas
Partie 1
LES PRUSSIENS SUR LE RHIN

Chapitre 1 De l’Hôtel de la Poste à l’Hôtel de la Lanterne

Le 21 frimaire an II (11 décembre 1793), la diligence de Besançon à Strasbourg s’arrêtait à neuf heures du soir dans l’intérieur de la cour de l’Hôtel de la Poste, situé derrière la cathédrale.

Cinq voyageurs en descendaient ; un seul,le plus jeune des cinq, doit fixer notre attention.

C’était un enfant de treize à quatorze ans,mince et pâle, que l’on eût pu prendre pour une jeune fille habillée en garçon, tant était grande l’expression de douceur et de mélancolie répandue sur son visage ; ses cheveux qu’il portait coupés à la Titus, coiffure que les zélés républicains avaient adoptée, en imitation de Talma, étaient châtain foncé ; des sourcils de la même couleur ombrageaient des yeux d’un bleu clair,s’arrêtant comme deux points d’interrogation, avec une intelligence remarquable, sur les hommes et sur les choses. Il avait les lèvres minces, de belles dents, un charmant sourire, et était vêtu à la mode de l’époque, sinon élégamment, du moins si proprement, qu’il était facile de voir que la main soigneuse d’une femme avait passé par là.

Le conducteur, qui paraissait avoir pour cet enfant des soins tout particuliers, lui remit un paquet, pareil à un sac de soldat, et, grâce à une paire de bretelles, se pouvant porter sur le dos.

Puis, regardant tout autour de lui :

– Holà ! cria-t-il, n’y a-t-il pasquelqu’un ici de l’Hôtel de la Lanterne, attendant un jeunevoyageur de Besançon ?

– Il y a moi, répondit une voix rude etgrossière.

Et une espèce de garçon d’écurie, perdu dansles ténèbres malgré le falot qu’il portait à la main et quin’éclairait que le pavé, s’approcha de l’énorme machine en tournantdu côté où la portière était ouverte.

– Ah ! c’est toi l’Endormi, fit leconducteur.

– Je ne m’appelle pas l’Endormi, jem’appelle Coclès, répondit le valet d’écurie d’un ton rogue, et jeviens chercher le citoyen Charles…

– De la part de la citoyenne Teutch,n’est-ce pas ? demanda la douce voix de l’enfant, formant uncharmant contraste avec la voix rude du garçon d’écurie.

– De la citoyenne Teutch, c’est cela. Ehbien ! es-tu prêt, citoyen ?

– Conducteur, reprit l’enfant, vous direzchez nous…

– Que vous êtes arrivé en bonne santé, etque l’on vous attendait, soyez tranquille, monsieur Charles.

– Oh ! oh ! fit le garçond’écurie d’un ton presque menaçant en s’approchant du conducteur etdu jeune homme ; oh ! oh !

– Eh bien ! que veux-tu avec tes« oh ! oh ! »

– Je veux te dire que la langue que tuparles là est peut-être celle de la Franche-Comté, mais n’est pascelle de l’Alsace.

– Vraiment ! répliqua le conducteurd’un ton goguenard, voilà ce que tu veux me dire ?

– Et te donner le conseil, ajouta lecitoyen Coclès, de laisser dans ta diligence les vous etles monsieur, attendu qu’ils ne sont pas de mise àStrasbourg, surtout depuis que nous avons le bonheur de posséderdans nos murs les citoyens représentants Saint-Just et Lebas.

– Laisse-moi tranquille avec tes citoyensreprésentants, et conduis ce jeune homme à l’auberge de laLanterne.

Et, sans s’inquiéter des conseils du citoyenCoclès, le conducteur entra dans l’Hôtel de la Poste.

L’homme au falot suivit des yeux leconducteur, tout en murmurant ; puis se tournant vers le jeunehomme :

– Allons, viens, citoyen Charles, luidit-il.

Et, marchant le premier, il lui indiqua lechemin.

Strasbourg, dans aucun temps, n’est une villegaie, surtout quand la retraite est battue depuis deuxheures ; mais elle était moins gaie que jamais à l’époque oùs’ouvre ce récit, c’est-à-dire dans la première partie du mois dedécembre 1793 ; l’armée austro-prussienne était littéralementaux portes de la ville ; Pichegru, général en chef de l’arméedu Rhin, après avoir réuni tous les débris de corps qu’il avait putrouver, avait, à force de volonté et d’exemples donnés, rétabli ladiscipline et repris l’offensive le 18 frimaire, c’est-à-dire troisjours auparavant, organisant, dans son impuissance à livrer unegrande bataille, une guerre d’escarmouches et de tirailleurs.

Il succédait à Houchard et à Custine,guillotinés déjà pour cause de revers, et à Alexandre deBeauharnais, qui allait à son tour être guillotiné.

Au reste, Saint-Just et Lebas étaient là, nonseulement ordonnant à Pichegru de vaincre, mais décrétant lavictoire, et les premiers au feu.

La guillotine les suivait, chargée d’exécuterà l’instant même les décrets rendus par eux.

Et trois décrets avaient été rendus le jourmême.

Par le premier, il était ordonné de fermer lesportes de Strasbourg à trois heures de l’après-midi ; il yavait peine de mort pour quiconque retarderait leur clôture, fût-cede cinq minutes.

Par le second, il était défendu de fuir devantl’ennemi. Il y avait peine de mort pour quiconque, tournant le dosau champ de bataille pendant le combat, cavalier, ferait prendre legalop à son cheval, fantassin, marcherait plus vite que le pas.

Par le troisième, il était ordonné, à causedes surprises que ne ménageait pas l’ennemi, de se coucher touthabillé. Il y avait peine de mort contre tout soldat, officier ouchef supérieur qui serait surpris déshabillé.

Ces trois décrets, l’enfant qui entrait dansla ville à cette heure devait, en moins de six jours, en voirl’application.

Nous l’avons dit, toutes ces circonstances,ajoutées aux nouvelles arrivant de Paris, rendaient Strasbourg,ville naturellement triste, plus triste encore.

Ces nouvelles arrivant de Paris étaient lamort de la reine, la mort du duc d’Orléans, la mort deMme Roland, la mort de Bailly.

On parlait bien de la prochaine reprise deToulon sur les Anglais ; mais cette nouvelle n’était encorequ’à l’état de bruit non confirmé.

L’heure non plus n’était pas faite pour égayerStrasbourg aux yeux du nouvel arrivé.

Passé neuf heures du soir, les rues sombres etétroites de la ville étaient abandonnées aux patrouilles de lagarde civique et de la compagnie de la Propagande, qui veillaient àl’ordre public.

Rien n’était plus lugubre, en effet, pour unvoyageur arrivant d’une ville qui n’était ni ville de guerre, niville frontière, que ces bruits de la marche nocturne d’un corpsrégulier, s’arrêtant tout d’un coup, avec un ordre prononcé d’unevoix sourde et un bruit de fer, chaque fois qu’il en rencontrait unautre, et échangeant avec lui le « qui vive ? » etle mot de passe.

Deux ou trois de ces patrouilles avaient déjàcroisé notre jeune arrivant et son conducteur, sans se préoccuperd’eux, lorsqu’une nouvelle patrouille survenant, le mot « quivive ? » retentit.

Il y avait à Strasbourg trois manières derépondre au « qui vive ? » nocturne, qui toutestrois indiquaient d’une façon assez caractéristique les nuancesd’opinion.

Les indifférents répondaient :« Amis. »

Les modérés répondaient :« Citoyens. »

Les fanatiques répondaient :« Sans-culottes. »

– Sans-culotte ! réponditénergiquement Coclès au « qui vive ? » qui lui étaitadressé.

– Avance à l’ordre ! cria une voiximpérative.

– Ah bon ! dit Coclès, je reconnaisla voix, c’est celle du citoyen Tétrell ; laissez-moifaire.

– Qu’est-ce que le citoyen Tétrell ?demanda le jeune homme.

Puis s’avançant du pas d’un homme qui n’a rienà craindre :

– C’est moi, citoyen Tétrell, c’estmoi ! dit-il.

– Ah ! tu me connais, dit le chef dela patrouille, espèce de géant de cinq pieds dix pouces et quipouvait atteindre à la taille de sept pieds avec son chapeau et lepanache dont il était surmonté.

– Bon ! fit Coclès, qui est-ce quine connaît pas à Strasbourg le citoyen Tétrell ?

Puis, comme il avait abordé lecolosse :

– Bonsoir, citoyen Tétrell,ajouta-t-il.

– Tu me connais, c’est bien, répliqua legéant ; mais je ne te connais pas, moi.

– Oh ! que si fait ! tu meconnais ; je suis le citoyen Coclès, qu’on appelait l’Endormi,sous le tyran ; c’était même toi qui m’avais baptisé de cenom-là quand tes chevaux et tes chiens étaient à l’Hôtel de laLanterne. L’Endormi ! comment, tu ne te rappelles pasl’Endormi ?

– Si fait ! et je t’avais baptiséainsi parce que tu étais le plus paresseux coquin que j’aie jamaisconnu. Et ce jeune homme, quel est-il ?

– Ça ? dit Coclès en soulevant sonfalot à la hauteur du visage de l’enfant, ça c’est un morveux queson père envoie à M. Euloge Schneider pour qu’il lui apprennele grec.

– Et que fait ton père, mon petitami ? demanda Tétrell.

– Il est président du Tribunal deBesançon, citoyen.

– Mais, pour apprendre le grec, il fautsavoir le latin.

L’enfant se redressa.

– Je le sais, dit-il.

– Comment, tu le sais ?

– Oui ! quand j’étais à Besançon,nous ne parlions jamais que le latin, mon père et moi.

– Diable ! tu me fais l’effet d’ungaillard avancé pour ton âge. Quel âge as-tu donc ? Onze àdouze ans ?

– Je vais en avoir quatorze.

– Et quelle idée a donc eue ton père det’envoyer au citoyen Euloge Schneider pour apprendre legrec ?

– Parce que mon père n’est pas aussi forten grec qu’en latin. Il m’a appris ce qu’il en savait ; puisil m’a envoyé au citoyen Schneider, qui le parle couramment, ayanttenu la chaire de grec à Bonn. Tenez, voici la lettre que mon pèrem’a donnée pour lui. Et, en outre, il lui a écrit, il y a huitjours, pour le prévenir de mon arrivée, ce soir, et c’est lui quim’a fait préparer une chambre à l’Hôtel de la Lanterne et quim’envoie chercher par le citoyen Coclès !

Et, en parlant ainsi, le jeune homme avaitremis une lettre au citoyen Tétrell, afin de lui prouver qu’iln’avançait rien qui ne fût vrai.

– Allons, l’Endormi, approche ton falot,dit Tétrell.

– Coclès ! Coclès ! insista levalet d’écurie, obéissant néanmoins à l’ordre qui lui était donnésous son ancien nom.

– Mon jeune ami, dit Tétrell, je te feraiobserver que cette lettre n’est point pour le citoyen Schneider,mais pour le citoyen Pichegru.

– Ah ! pardon, je me serai trompé,repartit le jeune homme ; mon père m’avait remis deux lettres,et je vous aurai donné l’une pour l’autre.

Et, reprenant la première lettre, il lui enremit une seconde.

– Ah ! cette fois-ci, dit Tétrell,nous sommes en mesure : « Au citoyen Euloge Schneider,accusateur public. »

– Eloge Schneider, répétaCoclès, corrigeant à sa façon le prénom de l’accusateur public,qu’il croyait estropié par Tétrell.

– Donne donc une leçon de grec à tonguide, dit en riant le chef de la patrouille, et apprends-luiqu’Euloge est un prénom qui signifie… Voyons, jeune homme, quesignifie Euloge ?

– Beau parleur, réponditl’enfant.

– Bien répondu, ma foi ; entends-tu,l’Endormi ?

– Coclès ! répéta obstinément levalet d’écurie, plus difficile à convaincre sur son nom que sur leprénom de l’accusateur public.

Pendant ce temps, Tétrell tirait à partl’enfant, et, courbant sa grande taille de façon à lui parler àl’oreille :

– Tu vas à l’Hôtel de la Lanterne ?lui dit-il tout bas.

– Oui, citoyen, répondit l’enfant.

– Tu y trouveras deux de tes compatriotesde Besançon, venus pour défendre et réclamer l’adjudant généralCharles Perrin, accusé de trahison.

– Oui, les citoyens Dumont et Ballu.

– C’est cela. Eh bien ! dis-leur quenon seulement ils n’ont rien de bon à espérer pour leur protégé enrestant ici, mais rien de bon à attendre pour eux-mêmes. Il s’agittout simplement de leur tête, tu comprends.

– Non, je ne comprends pas, répondit lejeune homme.

– Comment ! tu ne comprends pas queSaint-Just leur fera couper le cou comme à deux poulets, s’ilsrestent ? Donne-leur donc le conseil de filer, et le plus tôtsera le meilleur.

– De la part ?

– Garde-t’en bien ! pour qu’on mefasse payer les pots cassés, ou plutôt non cassés !

Puis, se redressant :

– C’est bien, dit-il, vous êtes de bonscitoyens, continuez votre route ; allons, marche ! vousautres.

Et le citoyen Tétrell s’éloigna à la tête desa patrouille, laissant le citoyen Coclès tout fier d’avoir parlépendant dix minutes avec un homme de son importance, et le citoyenCharles tout troublé de la confidence qui venait de lui êtrefaite.

Tous se remirent silencieusement enchemin.

Le temps était sombre et triste comme il esten décembre dans le nord et dans l’est de la France ; et,quoique la lune fût à peu près dans son plein, de gros nuagesnoirs, courant pressés comme des vagues d’équinoxe, la couvraient àtout moment.

Pour arriver à l’Hôtel de la Lanterne, situédans la ci-devant rue de l’Archevêché, alors rue de laDéesse-Raison, il fallait traverser la place du Marché, àl’extrémité de laquelle s’élevait un échafaudage où, dans sadistraction, le jeune homme fut sur le point de se heurter.

– Prends donc garde, citoyen Charles, luidit le garçon d’écurie en riant, tu vas démolir la guillotine.

Le jeune homme poussa un cri et recula avecterreur.

En ce moment, la lune se montra brillante pourquelques secondes. Pendant un instant, l’horrible instrument futvisible, et un pâle et triste rayon se refléta sur le couperet.

– Mon Dieu ! est-ce que l’on s’ensert ? demanda naïvement le jeune homme en se pressant contreCoclès.

– Comment, est-ce que l’on s’ensert ? s’exclama joyeusement celui-ci. Je le crois bien, ettous les jours même. Aujourd’hui, ç’a été le tour de la mèreRaisin. Malgré ses quatre-vingts ans, elle y a passé. Elle avaitbeau crier au bourreau : « Ça n’est pas la peine de metuer, va, mon fils ; attends un peu, et je mourrai bien touteseule », elle a basculé comme si elle n’avait eu que vingtans.

– Et qu’avait fait la pauvrefemme ?

– Elle avait donné un morceau de pain àun Autrichien affamé. Elle a eu beau dire que, comme il le luiavait demandé en allemand, elle l’avait pris pour un compatriote,on lui a répondu que, depuis je ne sais quel tyran, les Alsaciensn’étaient plus compatriotes des Autrichiens.

Le pauvre enfant, qui pour la première foisquittait la maison paternelle, et qui n’avait jamais eu tantd’émotions diverses dans une seule soirée, se sentait pris defroid. Était-ce la faute du temps ? était-ce la faute du récitde Coclès ? Tant il y a que, jetant un dernier regard surl’instrument de mort, qui, la lune voilée, s’effaçait de nouveaudans la nuit comme un fantôme :

– Sommes-nous encore loin de l’Auberge dela Lanterne ? demanda-t-il en grelottant.

– Ah ! ma foi, non, car la voilà,répondit Coclès en lui montrant une énorme lanterne suspendueau-dessus d’une porte cochère et éclairant la rue à vingt pasalentour.

– Il était temps ! murmura le jeunehomme, dont les dents claquaient.

Et, courant pour achever le reste du chemin,c’est-à-dire les dix ou douze pas qu’il avait encore à faire, ilouvrit la porte de l’hôtel donnant sur la rue et s’élança dans lacuisine, à la cheminée immense de laquelle brûlait un grand feu, enpoussant un cri de satisfaction ; à ce cri répondit, par uncri pareil, Mme Teutch, laquelle, sans l’avoirjamais vu, venait de le reconnaître pour le jeune homme qui luiétait recommandé, à l’aspect de Coclès apparaissant à son tour surle seuil de la porte avec son falot.

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