Les Blancs et les Bleus – Tome II

Les Blancs et les Bleus – Tome II

d’ Alexandre Dumas

Partie 1

LE 18 FRUCTIDOR

Chapitre 1 Coup d’œil sur la province

Dans la soirée du 28 au 29 mai 1797,c’est-à-dire au moment où sa glorieuse campagne d’Italie terminée,Bonaparte trône avec Joséphine à Montebello, entouré des ministres des puissances étrangères ; où les chevaux de Corinthe descendant du Dôme et le lion de Saint-Marc tombant de sa colonne,partent pour Paris ; où Pichegru, mis en disponibilité sur de vagues soupçons, vient d’être nommé président des Cinq-Cents, et Barbé-Marbois président des Anciens, un cavalier qui voyageait,comme dit Virgile, sous le silence amical de la lune, per amicasilentia lunae, et qui suivait, au trot d’un vigoureux cheval,la route de Mâcon à Bourg, quitta cette route un peu au-dessus du village de Pollias, sauta ou plutôt fit sauter à son cheval le fossé qui le séparait des terres en culture, et suivit pendant cinq cents mètres environ les bords de la rivière de Veyle, où il n’était exposé à rencontrer ni village ni voyageur. Là, ne craignant plus sans doute d’être reconnu ou remarqué, il laissa glisser son manteau, qui, de ses épaules, tomba sur la croupe de son cheval, et, dans ce mouvement, mit à découvert une ceinture garnie de deux pistolets et d’un couteau de chasse. Puis il souleva son chapeau, et essuya son front ruisselant de sueur. On put voir alors que ce voyageur était un jeune homme de vingt-huit à vingt-neuf ans, beau, élégant et de haute mine, et tout prêt à repousser la force par la force, si l’on avait l’imprudence de l’attaquer.

Et sous ce rapport, la précaution qui lui avait fait passer à sa ceinture une paire de pistolets, dont on eût pu voir la pareille dans ses fontes, n’était point inutile. La réaction thermidorienne, écrasée à Paris le 13 vendémiaire, s’était réfugiée en province, et là, avait pris des proportionsgigantesques. Lyon était devenu sa capitale ; d’un côté, parNîmes, elle étendait la main jusqu’à Marseille, et, de l’autre, parBourg-en-Bresse jusqu’à Besançon. Pour voir où en était cetteréaction, nous renverrions bien le lecteur à notre roman des« Compagnons de Jéhu », ou aux « Souvenirs de laRévolution et de l’Empire », de Charles Nodier ; mais lelecteur n’aurait probablement ni l’un ni l’autre de ces deuxouvrages sous la main, et il nous paraît plus court de lesreproduire ici.

Il ne faut pas s’étonner que la réactionthermidorienne, écrasée dans la première capitale de la France, aitélu domicile dans la seconde et ait eu ses ramifications àMarseille et à Besançon. On sait ce qu’avait souffert Lyon, aprèssa révolte : la guillotine eût été trop lente. Colletd’Herbois et Fouché mitraillèrent. Il y eut à cette époque bien peude familles du haut commerce ou de la noblesse qui n’eussent pasperdu quelqu’un des leurs. Eh bien ! ce père, ce frère, cefils perdu, l’heure était venue de le venger et on le vengeait,ostensiblement, publiquement au grand jour. « C’est toi qui ascausé la mort de mon fils, de mon frère et de monpère ! » disait-on au dénonciateur, et on lefrappait.

« La théorie du meurtre, dit Nodier,était montée dans les hautes classes. Il y avait dans les salonsdes secrets de mort qui épouvanteraient les bagnes. On faisaitCharlemagne à la bouillotte pour une partie d’extermination, etl’on ne prenait pas la peine de parler bas pour dire qu’on allaittuer quelqu’un. Les femmes, douces médiatrices de toutes lespassions de l’homme, avaient pris une part offensive dans ceshorribles débats. Depuis que d’exécrables mégères ne portaient plusde guillotines en boucles d’oreilles, d’adorables furies, comme eûtdit Corneille, portaient un poignard en épingle. Quand vousopposiez quelques objections de sentiment à ces épouvantablesexcès, on vous menait aux Brotteaux, on vous faisait marcher malgrévous sur cette terre élastique et rebondissante, et l’on vousdisait : « C’est là que sont nos parents. » Queltableau que celui de ces jours d’exception dont le caractèreindéfinissable et sans nom ne peut s’exprimer que par les faitseux-mêmes, tant la parole est impuissante pour rendre cetteconfusion inouïe des idées les plus antipathiques, cette alliancedes formes les plus élégantes et des plus implacables fureurs,cette transaction effrénée des doctrines de l’humanité et des actesdes anthropophages ! Comment faire comprendre ce tempsimpossible où les cachots ne protégeaient pas le prisonnier, où lebourreau qui venait chercher sa victime s’étonnait d’avoir étédevancé par l’assassin, ce long 2 septembre renouvelé tous lesjours par d’admirables jeunes gens qui sortaient d’un bal et sefaisaient attendre dans un boudoir ?

» Ce que c’était, il faut le dire,c’était une monomanie endémique, un besoin de furie et d’égorgementéclos sous les ailes des harpies révolutionnaires ; un appétitde larcin aiguisé par les confiscations, une soif de sang enflamméepar la vue du sang. C’était la frénésie d’une génération nourrie,comme Achille, de la moelle des bêtes féroces ; qui n’avaitplus de types et d’idéalité devant elle que les brigands deSchiller et les francs juges du Moyen Âge. C’était l’âpre etirrésistible nécessité de recommencer la société par le crime commeelle avait fini. C’était ce qu’envoie toujours, dans les tempsmarqués, l’esprit des compensations éternelles, les titans après lechaos, Python après le déluge, une nuée de vautours après lecarnage ; cet infaillible talion de fléaux inexplicables quiacquitte la mort par la mort, qui demande le cadavre pour lecadavre, qui se paie avec usure et que l’Écriture elle-même acompté parmi les trésors de la Providence.

» La composition inopinée de ces bandes,dont on ignora d’abord le but, offrait bien un peu de ce mélangeinévitable d’états, de conditions, de personnes, qu’on remarquedans tous les partis, dans toutes les bandes qui se ruent autravers d’une société en désordre ; mais il y en avait moinslà qu’il n’en fut jamais ailleurs. La partie des classesinférieures qui y prenait part, ne manquait pas de ce vernis demanières que donnent les vices dispendieux ; populacearistocrate qui courait de débauches en débauches et d’excès enexcès, après l’aristocratie de nom et de fortune, comme pourprouver qu’il n’y a rien de plus facile à outrepasser que lemauvais exemple. Le reste couvrait sous des formes plus élégantesune dépravation plus odieuse, parce qu’elle avait eu à briser lefrein des bienséances et de l’éducation. On n’avait jamais vu tantd’assassins en bas de soie ; et l’on se tromperait fort sil’on s’imaginait que le luxe des mœurs fût là en raison opposée dela férocité des caractères. La rage n’avait pas moins d’accèsimpitoyables dans l’homme du monde que dans l’homme du peuple, etl’on n’aurait point trouvé la mort moins cruelle en raffinementssous le poignard des petits-maîtres que sous le couteau duboucher.

» La classe proscrite s’était d’abordjetée avec empressement dans les prisons, pour y chercher un asile.Quand cette triste sauvegarde de l’infortune eut été violée, commetout ce qu’il y avait de sacré chez les hommes, comme les temples,comme les tombeaux, l’administration essaya de pourvoir à la sûretédes victimes en les dépaysant. Pour les soustraire au moins àl’action des vengeances particulières, on les envoyait à vingt, àtrente lieues de leurs femmes et de leurs enfants, parmi despopulations dont elles n’étaient connues ni par leurs noms ni parleurs actes. La caravane fatale ne faisait que changer desépulture. Ces associés de la mort se livraient leur proie paréchange d’un département à l’autre avec la régularité du commerce.Jamais la régularité des affaires ne fut portée aussi loin que danscette horrible comptabilité. Jamais une de ces traites barbares quise payaient en têtes d’hommes ne fut protestée à l’échéance.Aussitôt que la lettre de voiture était arrivée, on balançaitfroidement le doit et l’avoir ; on portait les créances enavances et le mandat de sang était soldé à vue.

» C’était un spectacle dont la seule idéerévolte l’âme, et qui se renouvelait souvent. Qu’on se représenteune de ces longues charrettes à ridelles sur lesquelles on entasseles veaux pour la boucherie, et, là, pressés confusément, les piedset les mains fortement noués de cordes, la tête pendante et battuepar les cahots, la poitrine haletante de fatigue, de désespoir etde terreur, des hommes dont le plus grand crime était presquetoujours une folle exaltation dissipée en paroles menaçantes.Oh ! ne pensez pas qu’on leur eût ménagé, à leur entrée, ni lerepas libre des martyrs, ni les honneurs expiatoires du sacrifice,ni même la vaine expiation d’opposer un moment une résistanceimpossible à une attaque sans péril, comme aux arènes de Constanceet de Gallus ! Le massacre les surprenait immobiles ; onles égorgeait dans leurs liens, et l’assommoir, rouge de sang,retentissait encore longtemps sur des corps qui ne sentaientplus. »

Nodier avait vu et m’a nommé un vieillardseptuagénaire, connu par la douceur de ses habitudes et par cettepolitesse maniérée qui passe avant toutes les autres qualités dansles salons de provinces ; un de ces hommes de bon ton, dontl’espèce commence à se perdre, et qui étaient allés une fois àParis pour faire leur cour aux ministres et pour assister au jeu età la chasse du roi, mais qui devaient à ce souvenir privilégiél’avantage de dîner de temps en temps chez l’intendant, et dedonner leur avis dans les cérémonies importantes sur une questiond’étiquette. Nodier l’avait vu, tandis que des femmes regardaient,paisibles, portant entre les bras leurs enfants qui battaient desmains, Nodier l’avait vu, et je rapporte les propres termes dont ils’est servi, « fatiguer son bras débile à frapper d’un petitjonc à pomme d’or un cadavre où les assassins avaient oubliéd’éteindre le dernier souffle de la vie, et qui venait de trahirson agonie tardive par une dernière convulsion ».

Et maintenant que nous avons essayé de fairecomprendre l’état du pays que le voyageur traversait, on nes’étonnera plus des précautions qu’il avait prises pour letraverser, ni de l’attention qu’il donnait à chaque accident d’unecontrée qui, au reste, paraissait lui être complètement inconnue.En effet, à peine suivait-il depuis une demi-lieue les bords de laVeyle, qu’il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers, et, sepenchant sur sa selle, essaya de percer l’obscurité devenue plusgrande par le passage d’un nuage sur la lune. Il commençait àdésespérer de trouver son chemin sans recouvrir à prendre un guide,soit à Montech, soit à Saint-Denis, quand une voix qui semblaitsortir de la rivière le fit tressaillir, tant elle étaitinattendue. Cette voix disait du ton le plus cordial :

– Peut-on vous être bon à quelque chose,citoyen ?

– Ah ! par ma foi, oui, répondit levoyageur, et, comme je ne puis aller vous trouver, ne sachant pasoù vous êtes, vous seriez bien aimable de venir me trouver, puisquevous savez où je suis.

Et tout en prononçant ces paroles, ilrecouvrit de son manteau et la crosse de ses pistolets, et la mainqui caressait une de ces crosses.

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