Les Cages flottantes – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

Les Cages flottantes – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

de Gaston Leroux

I – Le numéro 3216

« Mon rêve, à moi, a toujours été d’être un honnête homme ! fit Petit-Bon-Dieu en jetant un coup d’œil du côté des gardes-chiourme qui, revolver au poing, se promenaient entre les cages.

– Pour quoi faire ? demanda Gueule-de-Bois.

– Pour quoi faire ? Pour m’établir marchand de vin, donc !

– Tout le monde peut pas être marchand de vin, philosopha Gueule-de-Bois, ça serait trop commode ! Chacun a son lot en venant au monde. Ainsi, toi,Petit-Bon-Dieu, t’étais bien sûr destiné à arracher ton copeau à Cayenne. Comme dit Chéri-Bibi : Fatalitas ! Ce qui est écrit est écrit. On peut pas y faire à la Providence !À propos de Chéri-Bibi, savez-vous ce que m’ dit l’ Rouquin ?

– C’est point ce que te dit l’ Rouquin qui m’occupe, répliqua Petit-Bon-Dieu, en baissant la voix, mais le moment est venu de causer sérieusement. Voyons,c’est-y pour aujourd’hui ? C’est-y pour demain ? »

Et les autres bandits, sur le même ton,répétèrent autour de Petit-Bon-Dieu :

« Il a raison !… C’est-y pouraujourd’hui ? C’est-y pour demain ?

– Vos plombs ! grondaGueule-de-Bois, c’est pour quand Chéri-Bibi voudra ! mais vosplombs, tonnerre de D… ! »

Et comme un garde se glissaitsournoisement le long des barreaux de la cage, les jambes en arcpour contrebalancer le roulis qui, ce jour-là, était assez dur, ilrépéta tout haut :

« Non, mais, t’as pas entendul’ Rouquin ? Faut-y qui soye bestiau pour parler comme unménistre ! Mossieu fait sa patagueule ! La seule chosequi reproche à Chéri-Bibi, c’est d’avoir barboté l’ macchabéede la marquise ! Y dit qu’ les cimetières, c’estsacré !

– Mossieu nous fait gonfler !ricana béatement Petit-Bon-Dieu, assis sur son sac. Les richesn’ont pas besoin d’emporter leur broquille dans latombe !

– Tu vois, cette main, répliqua leRouquin, elle a fait autant de victimes qu’elle a de doigts ;eh bien, al’ n’aurait pas fait ça ! Ça luirépugne !

– Chéri-Bibi a fait c’ qu’il avoulu. S’il n’était pas aux fers, tu bouclerais tacassolette !

– « Por »sûr !

– Demande donc au Kanak s’ilfaisait le dégoûté à l’amphithéâtre ? »

Le Rouquin secoua le front, têtu ;que Chéri-Bibi eût fait ce qu’il avait voulu, chouriné, cambriolé –et comment ! – sauté le gerbier et tous les enjuponnés, étripéle bourgeois, mais avoir fait ça, il ne l’admettait pas ! Çaportait malheur ! On lui sortait le Kanak, un ancien médecinqui avait été condamné à dix ans de travaux forcés, pour n’avoirpas voulu dire à quoi lui servaient les lanières de chair qu’ilvenait de découper sur un de ses clients encore vivant, retenu deforce chez lui et attaché sur son canapé de cuir… Eh bien, le Kanaktravaillait dans son métier. Carne morte ou chair vivante, tous lesmarchands de mort subite la tripotent ; ça ne leur fait paspeur ! Et, tourné vers le Kanak, le-Rouquin ajouta, avec unrire infâme :

« Ils en font ce qu’ils en veulent,et ce n’est pas encore pour rien qu’on appelle celui-là leKanak ! »

À cette allusion, terrible, à uneanthropophagie bien connue chez les indigènes de la Nouvelle, leKanak, qui était jaune, devint vert. L’autre continuait, suivantson idée fixe :

« J’ vous le dis !Chéri-Bibi n’était pas né pour ça ! Il avait mieux que ça àfaire ! Il a manqué de délicatesse !

– Chéri-Bibi est un géant, et vousn’êtes que des aztèques ! jeta le Kanak avec mépris, en leurtournant le dos.

– C’est vrai ! il volait lesmorts, fit Petit-Bon-Dieu, mais c’était pour lespauvres[1] !

– J’ veux bien !s’entêtait le Rouquin, mais ça jette du discrédit sur lacorporation. C’est pas encore ça qui fera avancer la société. Jen’ai jamais lu qui fallait faire ça, dans Karl Marx ou dansKropotkine ! »

(Le Rouquin n’avait rien lu du tout.Seulement, il ne manquait jamais l’occasion de citer ces grandsnoms qu’on lui avait jetés souvent dans les réunions publiques,comme appartenant à des personnages importants, qui partageaientson avis, sur la mauvaise constitution de la société.)

« Chéri-Bibi a tout fait, dans lavie ! expliqua encore Petit-Bon-Dieu. Même, il a débuté dansla carrière par être victime de soninnocence ! »

(Petit-Bon-Dieu s’exprimait, le plussouvent, en termes choisis, sous prétexte qu’il avait été clercd’huissier. On l’appelait Petit-Bon-Dieu, parce que rond comme unebarrique, tassé, court sur pattes, le cou dans les épaules ettoujours les mains croisées sur le ventre, il ressemblait auxpetits dieux d’Asie, qu’on trouve dans la brocante.)

Il soupira : « Oui, innocent,du moins c’est lui qui le dit, et je cite son exemple dans le livreque j’écris sur la Réforme de la Magistrature. Ah ! lesv… ! »

(Ici, Petit-Bon-Dieu soupira, ensongeant à la perpétuité de la peine à laquelle « elles »venaient de le condamner, pour avoir, « dans une crisenerveuse » (avait affirmé ce lymphatique), donné dix-huitcoups de couteau à une vieille dame un peu avare, qui lui avaitrefusé les clefs de son coffre-fort.)

« C’est comme ça, maintenant, dansla vie de ce monde, gémit le Rouquin. Il suffit qu’on n’« ait » rien fait pour qu’on vous « envoie » aubagne. J’en ai « zigouillé » cinq, paroled’honneur ! pas un de plus, pas un de moins ; eh bien,c’est pour le sixième, que je n’ai jamais vu, que vous avez leplaisir de ma compagnie. J’ vous le dis comme je le pense,j’ai jamais commis de meurtre inutile : j’ai toujours eu de laconscience ; j’ suis un misérable, c’est vrai ! unvoleur, c’est vrai ! un assassin c’est encore vrai ! maisc’est pas une raison pour qu’on condamne uninnocent !

– C’est tout ce que la société aurajamais fait pour toi ! déclara Petit-Bon-Dieu,philosophe.

– Tandis que Chéri-Bibi a toujoursfait quéque chose pour la société, interrompit Gueule-de-Bois qui,d’un œil inquiet, suivait tous les mouvements des gardes-chiourme.Avez-vous vu comme il a craché su’ la bobinasse ducommandant ? Encore un qui me « débecte », avec sesairs plaintifs. Z’avez vu, comme il disait àChéri-Bibi :

« – Vous n avez besoin de rien,Chéri-Bibi ? Vous n’êtes pas malade,Chéri-Bibi ? »

« Et v’lan, Chéri-Bibi z’y asoufflé du miel sur la « musette » ! Et qu’il a bienfait ! N’avons besoin de la pitié de personne, nous autres,c’est la justice qui nous faut !

– C’est-y pour aujourd’hui ?C’est-y pour demain ? » murmurèrent encore des voixrauques au fond de la cage.

Gueule-de-Bois gronda plus fort, commepour couvrir les murmures.

« Si le commandant filait si douxavec Chéri-Bibi, c’est qu’il avait le « taf », comme onteu le taf les jurés qui n’ont pas osé le condamner à mort, par peurdes représailles. Tout le monde avait le taf deChéri-Bibi ! »

À ces mots, les ombres qui étaientpenchées au fond de la cage sur les sacs et les hamacs roulés àl’ordonnance se redressèrent et un murmure prudent et rythmé, maisqui allait bientôt s’élargissant, commença dansl’entrepont :

Dans l’ raisiné, qui quitrimarde ?

Qui qu’a fait jacter la bavarde[2] ?

Qui qui fout l’ taf àTout-Paris ?

C’est Chéri !

La Républiqu’ nous emberluche !

Du bois de Boulogne à Pantruche,

Qui qui fait sauter toutl’ fourbi ?

C’est Chéri-Bibi !

C’est Chéri-Bibi !

Ils se turent sous les coups de poing etles coups de gueule de Gueule-de-Bois, qui leur jetait, de sa voixsourde :

« Vingt-deux[3] ! v’la lesartoupans !

– Chouïa ! Chouïa !(silence) » commanda aussitôt l’Africain, célèbre pour avoirversé du plomb fondu dans l’oreille de sa maîtresse.

Les surveillants accouraient. Ilsétaient furieux. Des clefs grincèrent dans les serrures. Onapercevait à travers les barreaux, grâce à la lumière diffuse,pauvrement versée par les hublots grillés, les gardiens, revolverau poing, qui entouraient des porteurs de baquets.

« Fixe ! »

La cage où se trouvaient Gueule-de-Bois,Petit-Bon-Dieu, le Rouquin et le Kanak était la première de labatterie haute du côté de la poulaine du Bayard, vieuxnavire de guerre, devenu transport et affrété nouvellement pourconduire les forçats et les relégués de l’île de Ré à Cayennedepuis que la Loire ne suffisait plus à labesogne.

C’est par cette cage que commençait ladistribution des fricots. Au commandement de« fixe ! » les soixante bandits qui se trouvaiententassés dans cette cage se levèrent d’un bond : masquestragiques, les uns blêmes, les autres verdâtres, joues creuses etyeux brillants, tête et face rasées, tous vêtus du même bonnetcarré, veston et pantalon de grossière étoffe brunâtre, épaisseschaussures jaunes. Au bras, l’écharpe avec le numéro, car ils n’ontplus de nom pour l’administration. Et ils s’alignent en sebousculant, ayant aperçu le second du bord, qui est terrible,envoyant aux cachots, faisant mettre aux fers pour desriens !… Les gardes-chiourme sont des âmes damnées, injuriantet frappant, le « rigolo » toujours prêt à partir, commes’il avait besoin de se soulager de sa poudre et de ses« éclairs rentrés ». Elle se grouille un peu la pègre,sous la bousculade des gardes-chiourme.

Les gardes entrent dans les cages commele dompteur chez les fauves. L’arme prête, le cou tendu vers lesbêtes, ils font le tour des regards, pour y lire lacolère, les révoltes, la rage impuissante, et faire reculer toutcela sous le canon d’acier. « Fixe ! » Ceux qui nevont pas assez vite à leur place, devant leur sac matriculé, lestalons joints, les mains dans le rang, sont secoués, bourrésd’importance.

M. de Vilène, lieutenant devaisseau, le second du Bayard, a de petits yeux perçantsauxquels rien n’échappe. Un hamac mal roulé, une baille qui n’estpas à sa place, une de ces brutes qui hausse les épaules, il voittout ! Il n’a qu’un mot à la bouche : cachot !Ah ! c’est lui qui aurait cassé la « gueule » àChéri-Bibi s’il avait été à la place du commandant ! Et onn’aurait plus entendu parler du monstre ! Et le commandant etlui n’auraient plus à garder un homme qui s’était enfui déjà unefois du bagne, deux fois du Dépôt, trois fois d’une maisoncentrale, et pour qui les portes semblaient n’avoir été faites quepour s’ouvrir et les barreaux pour soutenir la corde ou le drap delit libérateurs ! Ah ! on se serait bien passé d’unepareille commission ! Ils vivaient tous deux dans l’épouvantede relâcher cette terreur sur le monde !

Enfin Chéri-Bibi était aux fers !C’était toujours cela ! Et jusqu’à la fin de latraversée ! De Vilène l’avait fait jurer au commandantBarrachon, qui ne revenait pas de l’ignoble affront qu’on lui avaitfait subir à lui, toujours si poli avec les condamnés, etprofessant des théories humanitaires.

« Ça vous apprendra ! »lui avait dit de Vilène.

Le lieutenant de vaisseau entra dans lacage, rageur, derrière les gardes, et suivi du surveillant généralinspecteur, accouru, lui aussi, au bruit insolite del’entrepont.

« Si on vous privait defricot ! Vous savez bien qu’il est défendu de chanter !dit l’inspecteur.

– Celui qui veut aller rejoindre àfond de cale le 3216, qu’il le dise ! criaM. de Vilène. Deux jours de cachot au chef d’escouadepour ne pas avoir roulé le hamac deChéri-Bibi ! »

Le chef d’escouade, c’était justementl’Africain, qui était en train de prendre livraison des troisbaquets qui revenaient à sa cage pour le repas de ses soixantehommes et de suspendre les plats au pont supérieur par letruchement de la ficelle. À l’annonce du châtiment qui le frappait,il dit, comme un écolier :

« Chic !

– Quatrejours ! »

Il se tut : M. de Vilènele fusillait des yeux.

M. de Vilène ne comprenait pasqu’un homme qui avait versé du plomb fondu dans l’oreille de samaîtresse pût répondre « Chic ! » ou tout autrechose à un lieutenant de vaisseau. Cela le mettait hors de lui. Sacolère immobilisait toute la cage. Les poitrines des forçats,autour de lui, ne respiraient plus. C’est que les punitionsencourues pendant la traversée avaient une répercussion terriblesur la vie qu’on leur accorderait de mener à Cayenne.

« On chante ! on est joyeuxici ! continuait de gronder l’officier : sans doute parceque le 3216 vous a fait de la place ! »

C’était exact que le départ deChéri-Bibi avait fait de la place dans cette cage où ils étaiententassés comme harengs en caque.

En même temps que Chéri-Bibi, on avaitdescendu aux fers les deux gardiens qui ne le quittaient jamais,car, bien entendu, on lui faisait l’honneur d’une surveillancespéciale. D’abord, les gardes-chiourme avaient été doublés dans lecouloir où était sa cage ; ensuite, dans sa cage même, deuxgardiens avaient l’œil sur lui, nuit et jour. Et au bout ducouloir, aux écoutilles, à toutes les ouvertures qui permettaientde descendre aux cages des entreponts, il y avait des soldats,prêts à tirer à la moindre alerte.

Le second, comme s’il flairait quelquesurprise, quelque méchant coup préparé dans l’ombre horrible de cecoin de l’enfer, faisait le tour de la cage, bousculait les sacs.Il en ouvrit un, au hasard. Il savait bien qu’il ne pouvait trouverlà-dedans que les objets réglementaires, après la fouille totaledes hommes au départ ; mais quand même, avec ces démons, onn’était jamais tranquille, jamais sûr de rien ! N’ayant rientrouvé d’extraordinaire dans le sac, il passa sa bile sur leplancher, qu’il trouvait mal lavé.

« Qu’est-ce qui m’a fauberdéça ? » hurla-t-il.

Et se retournant sur sonescorte :

« Désormais, le lavage des cagessera fait par une série désignée à cet effet ! Le surveillantchargé de la série qui se trouve de corvée devra, après lapropreté, s’assurer qu’elle a été bien faite et en rendre compte ausurveillant général qui m’en informera ou à l’officieradjoint !… »

Puis, pivotant sur les talons, il seretrouva en face des condamnés.

« Et vous, écoutez-moi bienceci : Les hommes de corvée, gardant ce service pendantvingt-quatre heures, ne seront autorisés à suivre les autres sur lepont pendant la promenade d’une demi-heure quotidienne, qu’aprèsleur besogne accomplie ! On vous délivrera, pour cela, en plusdes fauberts que vous ne mouillez pas assez, des raclettes !Je veux que vos cages soient propres comme le salon du commandant,nom de D… ! C’t’ entendu ! Vous avez compris, vous,l’ Chouïa, l’ chef d’escouade !

– Le commandant a dit… murmura dansun soupir l’Africain.

– Le commandant, levoilà ! »

Et le second lui mit sous le nez sonrevolver.

Les gardes étaient dans un état dejubilation énorme. Ah ! ça ne traînait pas aveccelui-là ! Mais l’un d’eux se prit à rire trop haut pour sonmalheur. Le second lui colla vingt-quatre heures de cachot ;ça lui apprendrait à être sérieux dans le service. Ce fut le tourde joie des bandits, dont l’un cria dans l’ombre :

« Bravo ! »

En entendant cette apostropheapprobatrice, M. de Vilène, qui avait décidément mauvaiscaractère, ordonna qu’on remportât l’un des trois baquets (plats)destinés à la cage. Ça, c’était un fameux rationné ! Ça leurapprendrait à donner leur avis quand on ne leur demandaitrien.

Il sortit dans un silenceeffrayant.

Les gardes-chiourme partis, les grillescadenassées, alors les dents grincèrent, les mâchoiresclaquèrent ; on avait encore rogné sur leur faim ! Et legroupe formidable des colères roula autour deGueule-de-Bois :

« C’est-y pour, aujourd’hui ?C’est-y pour demain ?

– C’est pour quand Chéri-Bibivoudra. »

À cause du roulis, les« plats » – les deux baquets – étaient suspendus à laficelle. Le chef d’escouade commanda les deux premières équipes dedix qui, rangées autour de chaque baquet, commencèrent à puiserdans le mélange immonde qui roulait là-dedans. Les chefs de platsurveillaient les coups de cuiller de bois s’enfonçant dans cebrouet à la colle où finissaient de pourrir des morceaux decarotte, de navet, de poireau, ou plutôt des détritus de tout celaaccompagnés de fayots qui, eux, en raison d’une solidité à touteépreuve, avaient conservé leur forme et leur identité que rien nepouvait leur faire perdre. Ce jour-là, un baquet devait contenterla faim de trente au lieu de vingt, à cause du« rationné ». Heureusement que quelques-uns, incommodéspar le roulis, restèrent vautrés dans les coins, près des bailles,et avaient refusé de répondre à l’appel. Les mufles penchésau-dessus des baquets comme les cochons sur l’auge, les forçatsmangeaient. Ils mangeaient en grognant encore contre le second,contre les gardes-chiourme, les « artoupans », comme ilscontinuaient à les appeler, bien que ceux-ci eussent titremaintenant de « surveillants militaires ». Cessurveillants ne cessaient de passer et repasser devant les grillesavec des jurons, des menaces, des ricanements atroces. Un moment,il y eut, au fond de la batterie, venant d’une cage lointaine, unbruit retentissant de grille claquée et un hurlement de douleur.Les forçats, en train de manger, ne levèrent même pas la tête. Ilssavaient ce que c’était. Encore un « relingue » (bagnard)qui avait fini son temps de cachot et qu’on ramenait dans sa baugeet qui n’était pas rentré assez vite. Alors on lui avait claqué lagrille sur les doigts.

Ça, c’est l’amusement desgardes-chiourme, les doigts écrasés ! Ah ! les salaudsd’ « artoupans » ! Le jour où ils entiendraient un ! « Ce serait-y pour aujourd’hui ? Ceserait-y pour demain ? » Ce sera pour quand Chéri-Bibivoudra !… Tout de même qu’il se presse !…

Les équipes succèdent aux équipes autourdes « plats ». Ceux qui ne mangent plus regardent mangerles autres. On laisse à chacun sa part. On est juste. Et on sefrotte le ventre.

Le roulis ne fait qu’augmenter. Il y ades glissades, des heurts, des cris parce qu’on s’écrase les pieds.Un imbécile s’accroche au plat, et voilà le baquet qui commence ladanse de la « chaloupe en détresse » ! On l’arrêtetrop brusquement. Une clameur. Les fayots ont fichu le camp !Ça, c’est du « boni » pour ceux qui ont fini avec le« plat ». Ils se ruent, se jettent sur cette choseabominable qui englue le plancher.

Fichu temps ! Les sacs roulent lesuns sur les autres !… Et on entend le chambardement des objetsdéplacés dans les entreponts. Un « artoupan » s’étale surle ventre, entre les cages, et son revolver part. On rit, commesavent rire les forçats. La balle n’a tué ni blessépersonne.

« J’aurais voulu qu’a vouscrève ! » grinça l’ « artoupan » en serelevant.

Dans une cage, un forçat proteste parcequ’il prétend que l’eau qu’on lui donne à boire est salée. Et lahoule toujours augmente… La mer bat les flancs du navire, et lechoc des vagues sur la poulaine produit des détonations semblablesà celles d’une batterie de pièces de 12.

C’est le moment où ceux qui mangentmaintenant « à la ficelle » avec Gueule-de-Bois,l’écoutent de toutes leurs oreilles. Le Rouquin, le Kanak,Petit-Bon-Dieu et l’Africain lui-même en oublient de savourer lasoupe. Mais ils font semblant d’être uniquement préoccupés par leurgloutonnerie.

« Gémissez pas ! souffleGueule-de-Bois. Comme disait not’ curé : les temps sontproches !… C’est pas pour rien que Chéri-Bibi s’a fait mettreaux fers. S’il a craché à la musette du méquard (le commandant),c’est qu’y voulait pas y couper. Il a son plan. Y a dubon !

– Hé ! comment qu’on feramaintenant qu’il est aux fers, susurra Petit-Bon-Dieu ; moi,j’ fais rien sans lui. J’ai confiance qu’enlui !…

– Ça le regarde ! Y connaîtson affaire !… Y avait pas moyen de s’entendre tant que les« artoupans » qui le gardaient étaient dans lacage ; c’est pour ça qu’il s’est fait fiche aux fers !Comprenez-vous maintenant ? On peut causer !

– Moi, d’main, j’ prends lecachot, dit l’Africain. Dépêche-toi, que je sache à quoi m’entenir !… C’est-y vrai qu’on « soye » tous d’accordpour bouleverser (se révolter) ?

– « Por » sûr !affirme Gueule-de-Bois en hochant la tête.

– Tous d’accord pour s’emparer dubâtiment ?

– « Por »sûr !

– La batterie basse enest ?

– La batterie basse comme labatterie haute.

– Et n’y aura pas decasseroles ?

– Non ! pas de roussis !Tous d’accord, le cœur sur la main. Se faire crever s’il lefaut ! Vaincre ou mourir, quoi !

– Mais, après qu’on sera lesmaîtres, quoi qu’on fera ?

– Ah ! bien, Chéri-Bibi nousle dira ! Paraît qu’on pourra faire les corsaires ! Onpourra faire ce qu’on voudra, quoi ! pisqu’on sera les singes(les maîtres) à nous tout seuls ! Avec tout c’ qu’y a dans lacambuse et tout le fourbi, et le bateau et l’argent dugouvernement.

– Nous serons les rois del’Océan ! Gare à ceux qui nous tomberont dessus ! annonçaPetit-Bon-Dieu. Mais quel temps de chien ! (il affectait deparler bourgeois) qué bousculade ! Tu me marches sur lespieds, Gueule-de-Bois. C’ qu’on est tassé ici ! On secroirait sur le boul’vard, l’ jour du 14Juillet. »

Et il fredonna en grattant le fond duplat :

Et dans Paris gorgéd’ troupiers…

« Chante ! Chante !ordonna Gueule-de-Bois, V’là l’artoupan ! Qui n’ croie pasqu’on cause… »

Petit-Bon-Dieu, en s’essuyant la bouchede la manche de sa veste, acheva :

Et dans Paris gorgé d’ troupiers,

Où faut ben que j’ mèn’ mavadrouille

G’ n’aura ben vingt millionsd’ petsouilles

Qui viendront m’ piler les doigtsd’ pied !…

Le garde-chiourme est passé.Gueule-de-Bois dit :

« Non ! mais ça s’ pourraitbien qu’on aille à Caracas où qui n’y a une révolution. Onoffrirait ses services à l’armée révolutionnaire, et pis c’est nousqui deviendraient l’ gouvernement.

– Ça, c’est une idée !approuva Petit-Bon-Dieu. Tu seras ministre de la Justice et moiministre de l’Instruction publique. Tu verras comme j’éduquerai lepeuple. Y aura pus besoin d’assassins !

– Etmaintenant que vous avez dit assez de bêtises, fit le Kanak qui nese déridait jamais, pourriez-vous nous expliquer, monsieurGueule-de-Bois, comment, sans armes, enfermés dans des cages etentourés de gardes et de soldats toujours prêts à nous fouiller,nous pourrions nous emparer du Bayard ?

– Toi, t’estrop curieux ! déclara le Rouquin.

– C’est vrai, mossieu est fouinard,appuya Gueule-de-Bois. Chéri-Bibi n’aime pas ça ! J’ vousdis qu’il a son plan.

– Et moi, j’ vous dis que,sans armes, nous ne pourrons rien faire.

– Qui qui vous dit qu’on n’aura pasd’armes ?

– J’ suis de l’avis du Kanak,déclara l’Africain.

– Où que tu lesprendras ?

– N’y en a-t-il pas àbord ?

– Oui, mais c’est pas« por » nous !…

– Le plan est bien simple »,finit par laisser échapper Gueule-de-Bois, énervé.

Et se baissant vers ses compagnons duplat :

« On aura des armes… autant qu’ilfaudra pour nous rendre maîtres de l’entrepont. Le reste viendraaprès. Comprenez-vous ? On aura des armes, des couteaux, desrigolos… Parfaitement. Le moment venu, à la première ouverture decage, on se jette sur la chiourme, le surveillant général,l’inspecteur, le second, enfin tout ce qui se trouve là, et on leurfait passer le goût du pain. On ouvre les autres cages avant qu’enhaut on sache seulement de quoi y retourne !

– Mais les sentinelles tireront,les soldats, les matelots accourront ! C’est nous qui seronsmassacrés !

– Gros malin ! fitGueule-de-Bois avec mépris, « por » sûr que n’y en a quitrinqueront ! Plus d’un qui n’avalera des dragées. Mais onfait pas d’omelette sans casser des avergots, pas ?L’ tout est de pas frousser et d’ courir au pus pressé.Sommes huit cents zigs à bord qu’auront des armes… On courra auxécoutilles, et c’est les sentinelles qui trinqueront… Et pis, auxécoutilles, dans les couloirs, on fera des barricades avec dessacs, tout l’ fourbi qu’on trouvera dans la cale. J’ vousdis : un chambard du diable ! On se battra comme au tempsd’ la Révolution, quoi ! Tant pis pour les foiesblancs ! Moi j’aime mieux crever comme ça que de m’éteindre auPré en arrachant des copeaux « por » legouvernement. »

Un murmure d’assentiment accueillit lesdernières paroles de l’orateur. Cependant le Kanak ne paraissaitpas tout à fait convaincu. Ce découpeur de lanières humaines étaitun scientifique. Il se méfiait de l’enthousiasme de Gueule-de-Bois,nature spontanée et peu réfléchie. Toutefois, il comprenait queChéri-Bibi l’eût choisi pour ses confidences, car Gueule-de-Boisavait, à cause de sa force herculéenne, de sa brutalité et de sesexploits, une réelle influence sur la pègre, avec laquelleChéri-Bibi était sûr qu’il ne le trahirait point et qu’il auraittôt fait d’exécuter le faux frère qui, ayant connaissance de sesprojets, ne les trouverait pas admirables.

« La preuve que nous aurons desarmes quand il voudra, déclara Gueule-de-Bois en se levant(mouvement suivi par tous les yeux des bagnards qui louchaientdepuis un instant du côté de la « conversation » dulieutenant de Chéri-Bibi), la preuve c’est qu’il a vouluaujourd’hui qu’on fasse guindal (boire en chœur) à sa santé !Nous avons assez grenouillé comme ça (bu de l’eau) ; allons,toi, le Rouquin, fouille tout au fond de ton flac(sac). »

Le Rouquin obéit et faillit mourirsur-le-champ de stupéfaction en sentant sous ses doigts le froidsympathique du verre d’une bouteille qu’il attira à lui, touttremblant. Tout le monde le regardait, à l’exception de l’Innocent(il y a toujours au moins un innocent par cage qui ne veut riensavoir de ce qui se passe autour de lui et qu’on laisse faire sanitouche, à cause que, le plus souvent, son désespoir ne lui permetpas de manger et qu’il abandonne volontiers sa ration) àl’exception donc de l’Innocent et de Gueule-de-Bois qui s’en étaitallé faire un tour du côté de la grille, histoire de surveiller les« sous-cornes », tous avaient les yeux sur lui, même lesmalades qui se soulevaient pour voir, pour comprendre… C’était-ybien possible ?… Une bouteille ?… Eune ! vraiegrande « fille » ! au ventre bien dodu ? Eunebelle « chandelle » ! Eune « cholette »comme ils n’en avaient pas aperçu depuis longtemps, car ilsn’avaient pas le droit de se payer des douceurs à la cantine commeles « relingués » qui, eux, pouvaient avoir des sous ettout le bonheur qui s’achète avec. Tous furent debout, malgré leroulis, malgré le tangage, malgré la maladie… Accrochés les uns auxautres, les doigts frémissants, les yeux hors de la tête, ilsregardaient la bouteille !

Le Rouquin, qui avait peur de la laissertomber, tant il tremblait, l’avait serrée dans ses bras, sur sapoitrine, et maintenant il la débouchait, les yeux fermés, lesnarines palpitantes, avec une figure d’extase. C’était du rhum. Onallait pouvoir boire « un pape » ! L’idée seule enenflammait les gosiers. N’avoir plus le droit à rien de rien, qu’àrecevoir des coups de pied dans le derrière, comme des bêtes, et àcrever de faim, et tout à coup apercevoir la lueur de ça ! Unebouteille de rhum ! Quel miracle et quel mystère !C’était Chéri-Bibi qui l’avait voulu ! Lui seul pouvait unechose pareille. Lui seul aurait pu expliquer l’inexplicable :comment cette chose prodigieuse, malgré une surveillance effarantede tous les instants et des fouilles continuelles, avait pu venirlà ! Celui qui avait fait venir cette bouteille de rhum feraitaussi bien venir des armes. C’était sûr ! Il n’y avait plus àdouter. Toutes les férocités qui étaient là se donnèrent à lui,goulûment.

« Heureusement, dit Petit-Bon-Dieu,que le seg (second) n’est pas tombé sur le sac duRouquin.

– C’ qui prouve bien que leGrand-Dab est avec nous ! fit remarquer Gueule-de-Bois.Allons ! une lampée pour tous ! N’y en aura pourtous ! »

Et il sortit à son tour quatre litres derhum de son sac, dans le moment où il sentait bien que l’on allaitse tuer autour de la bouteille du Rouquin, insuffisante pour unepareille chambrée. Alors, ce fut un sombre et silencieux délire.Ils buvaient, glougloutaient, râlaient de bonheur, se renversaientla gorge, pâmés sous la brûlante coulée de l’alcool. Ceux quin’avaient pas encore bu attendaient, les mains en avant, les doigtscrochus, avec des grognements impatients, un halètement douloureuxde la poitrine. Gueule-de-Bois maintenait l’ordre et, quand les« artoupans » passaient dans le couloir, faisaitdisparaître les bouteilles. Et puis, à nouveau, on se ruait surelles. Quand le baiser immonde se prolongeait trop sur le goulot,des voix sourdes et menaçantes criaient : « Assez !Assez ! » et l’homme rendait la bouteille, les yeux enflammes. Quand ce fut fini, il y eut d’abord un silence, une espècede prostration où ils s’abîmèrent en une ardente communion. Etpuis, tout à coup, un même acte de reconnaissance jaillit de toutesles poitrines ; l’hymne rauque éclata :

La Républiqu’ nous emberluche !

Du bois de Boulogne à Pantruche !

Qui f’ra sauter toutl’ fourbi ?

C’est Chéri-Bibi !…C’estChéri-Bibi !

La galopade de la garde, les revolversbraqués à travers les barreaux, le commandant et le second quiaccouraient avec un peloton de soldats, il fallut tout cela pourles faire taire. La cage, maintenant silencieuse, était condamnée àla boule de son et à l’eau, pour trois jours. Un« artoupan » découvrit les litres vides.M. de Vilène en pâlit de colère :

« Qui est-ce qui vous a fait cecadeau-là ? »

Silence.

« Qui est-ce qui vous a fait cecadeau-là ? »

Alors les bandits, en chœur,repartirent :

« C’est Chéri-Bibi ! C’estChéri-Bibi ! »

Voyant leur exaltation due à l’alcooldont ils avaient perdu l’habitude, le commandant qui, autant quepossible, ne voulait pas avoir d’histoire, ordonna laretraite.

« Vous ferez une enquête, dit-il ausecond quand ils furent dans le couloir, et s’il y a faute desgardes, punissez sévèrement. Des bouteilles dans les cages !Mais c’est des armes, cela ! Oh ! il faut savoirabsolument… C’est inimaginable !

– Absolument ! Mais ce qui estplus inimaginable que tout, commandant, répliqua le second, c’estque les jurés n’aient pas condamné tous ces bandits à la peine demort ! S’ils les voyaient comme nous les voyons, il estprobable qu’ils regretteraient leur faiblesse… je dirai même leurlâcheté. Quand on pense qu’ils n’ont pas osé toucher à ceChéri-Bibi !

– Oui, c’estabominable !… »

Ce qui s’était passé au moment dudernier procès de Chéri-Bibi était en effet abominable. D’abord,deux des jurés, dont le nom était sorti de l’urne et qui, malgréleurs efforts, n’avaient pas été récusés, s’étaient simplementévanouis et il avait fallu les frictionner pour les faire revenirau sentiment de leur devoir social. Tous avaient exigé du présidentdes assises que des agents les accompagnassent après le procèsjusque chez eux, et que la Sûreté continuât à veiller sur leursprécieuses personnes ; enfin ils avaient accordé descirconstances atténuantes, trouvant à Chéri-Bibi une responsabilitémitigée, lui sauvant ainsi la tête. L’affaire avait, du reste, étémenée avec une douceur remarquable par un président poli quisemblait demander pardon à l’accusé de la liberté grande qu’ilprenait de le juger. Pour mieux apprécier l’état d’âme de la courd’assises de la Seine, à cette époque, peut-être n’est-il pointinutile de rappeler que, le matin même du procès, l’immeuble où setrouvait le débit de vin où servait le garçon qui avait dénoncé etlivré son client Chéri-Bibi, avait sauté comme une boîted’artifice : avertissement retentissant que MM. les jurésavaient entendu.

« Allons le voir », dit lecommandant qui se mit à descendre l’escalier conduisant à labatterie basse, en avouant :

« Ce Chéri-Bibi m’empêche dedormir ! »

Ils traversèrent la batterie basse,entre les cages. En haut, on y voyait encore à peu près clair,grâce aux hublots, mais dans le second entrepont, c’était la nuitavec quelques lueurs blafardes ou sanglantes tombées des falots quebalançait la houle. Seul brillait le fer des barreaux derrièrelesquels des figures de démons apparaissaient, surgies desténèbres, faces hideuses de cauchemar, qui regardaient passer les« artoupans », la mort dans la main. Les deux chefs nefirent que passer et quittèrent le second entrepont pour letroisième. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans cet enferflottant, les ténèbres devenaient plus opaques. Il y avait descoins où l’on marchait à tâtons, en s’appuyant contre des muraillesde fer, derrière lesquelles on entendait des plaintes, ou desmalédictions. Ils arrivaient dans le couloir des cachots toujoursgardé militairement. À l’extrémité de ce couloir, tout au fond decette géhenne, un garde leur ouvrit une porte. Et ils entrèrentsuivis d’un matelot, un falot à la main. Deux« sous-cornes », gardes que les forçats mettaient encoreau-dessous de l’ « artoupan », se levèrent sur leseuil du cachot et firent le salut militaire.

Il y avait quelque chose d’accroupi aufond de l’ombre.

Les deux chefs considérèrent quelquesinstants cette chose qui ne remuait pas. Était-elle morte ?Était-elle vivante ? Le commandant, un gros homme, trèsimpressionné, résolut de s’en assurer :

« Vous n’êtes pas honteux,Chéri-Bibi, lui dit-il, d’avoir craché à la figure de votrecommandant ! »

La chose, toujours immobile, avait unevoix, une voix enrouée qui dit :

« Vous avez eu tort de prendreça pour une injure personnelle ! »

Ce brave homme de commandant Barrachon,qui ne demandait qu’à vivre tranquille et à qui, par un affreuxcoup du sort, avait échu le devoir de conduire à destination unepareille cargaison de monstres, reçut la réplique de Chéri-Bibi ens’affalant : « Vous avez eu tort de prendre ça pour uneinjure personnelle ! » Oui, il dut se retenir à lacloison tant il était ému. C’était trop fort, à la fin !Chéri-Bibi, certainement, se moquait de lui. Le peu d’énergiequ’avait laissé à l’excellent commandant la mise en pratique,vis-à-vis de ses subordonnés, de ses théories sociales ethumanitaires en fut comme secouée. Il trouvait décidément quec’était de Vilène qui avait raison en traitant tous ces banditscomme des bêtes qui n’avaient plus rien à faire avec l’humanité. Etce que les crimes, le passé, la sanglante gloire de Chéri-Bibin’avaient pu faire, c’est-à-dire lui faire oublier qu’un homme, sibas fût-il tombé, appartient toujours à la famille humaine, lablague du bandit l’accomplit en une seconde. Il détesta tous cesmisérables, rageusement, ne leur pardonnant pas qu’il eût pu croireun instant qu’avec de bons procédés, il allait les amadouer, lestourner vers le meilleur. Comment ! Il n’avait pas manqué uneoccasion, depuis le commencement de la traversée, de montrer àChéri-Bibi que son cœur n’était point fermé aux misères de laquestion sociale en apportant aux forçats quelque adoucissement àla rigueur des terribles règlements, en améliorant leur ordinaireet en s’occupant activement de leur état sanitaire ! Il leuravait permis de temps en temps une petite promenade supplémentairesur le pont, à seule fin qu’ils ne mourussent point tout à faitétouffés dans les entreponts ! Et voilà comment il étaitrécompensé ! On lui crachait à la figure et on le priait de nepas considérer cela comme une injure personnelle ! Oui, oui,de Vilène avait raison ! ça lui apprendrait ! ça luiapprendrait !… Désormais, il serait terrible, et ilcommença :

« Chéri-Bibi, vous êtes unemauvaise tête ! »

La chose accroupie au fond de l’ombrericana :

« Imaginez, dit-elle, que c’estcomme si j’avais craché à la figure de la société ! Ça n’arien de personnellement vexant pour vous, moncommandant ! »

Ah ! cette voix rauque, cette voixenrouée, cette voix sinistre, sa façon de dire : « Moncommandant ! » Comment pouvait-on avoir pitié de pareilsmisérables ? Pourvu qu’il ne s’échappe point ! Il seraitcapable de tout ! de tout ! Chéri-Bibi avait déjà prouvéqu’il était capable de tout, mais quand le commandant Barrachons’exprimait ainsi, il comprenait : de tout contre lecommandant Barrachon, c’est-à-dire de lui prouver tous les ennuisrésultant d’une pareille évasion, sans compter les forfaits qu’ilétait capable d’accomplir à son bord. Un homme qui avait oséimaginer de faire sauter le Palais de Justice ne verraitcertainement aucun inconvénient à brûler la cervelle du commandantBarrachon !

Allons ! il fallait êtreprudent ! Chéri-Bibi resterait aux fers jusqu’au bout de latraversée ! Et il le lui annonça.

« Tant mieux ! fit la voix del’autre, j’ vous aime mieux comme ça. Vous me dégoûtezmoins !

– Approche ton falot ! »hurla le commandant à son matelot.

Et il examina minutieusement les fersappelés barres de justice. C’est une longue tringle de trentemillimètres de diamètre avec des maillons pour tenir les jambescroisées et, au besoin, les bras (avec Chéri-Bibi, on avait besoinde croiser les bras). Les maillons, une fois remplis par lesmembres, on les enfile à la tringle et on les fait glisser à laplace qu’ils doivent occuper. Ensuite on ferme le bout de cettetringle au moyen d’un gros cadenas qui sert de boulon. L’autreextrémité de la barre est terminée par un bourrelet en fer qui nepermet pas aux maillons de glisser.

L’excellent commandant Barrachonconstata que barres et maillons étaient en place, et les membres deChéri-Bibi aussi. Le falot n’éclairait que la partie basse de lachose, accroupie dans l’ombre, la chose dont on entendaitmaintenant la sifflante et haineuse respiration sans en voir latête. Le commandant avait pris des mains du matelot le falot etn’avait garde d’éclairer la tête, car la tête de Chéri-Bibi luifaisait toujours peur ! Les mains, les pieds enchaînés, ilpouvait voir cela ; mais la tête, l’horrible tête qui avaitcraché, non, non !… Il ne pouvait plus la revoir ! Ilfrissonnait à la seule idée de la physionomie terrible que devaitavoir cette tête depuis qu’il avait annoncé « les fers pourtoute la traversée », car enfin c’était comme s’il avaitannoncé la mort !

Le falot se sauva au bout de la tringlepour examiner le cadenas qui était bien fermé comme il fallait, lebon, lourd, épais, solide, honnête cadenas dont le commandantgardait la clef, l’unique clef, dans sa poche ! Et Barrachonse releva avec un soupir. Il était plus tranquille d’avoir vucela !

« J’ai toujours regretté, dit-il aulieutenant de Vilène, que ces instructions, qui rappellent lahonteuse Inquisition et le triste Moyen Âge, fussent encore enpratique dans notre marine, pour punir les plus légères infractionsà la discipline, et aux règlements. Mais vraiment je ne regretteplus que nous disposions encore de ces derniers vestiges de labarbarie, quand nous avons à nous assurer d’un pareilforcené !

– Poil au nez ! fit la voix del’ombre.

– L’entendez-vous ! C’est lecrime lui-même qui parle ! reprit Barrachon exaspéré. Le crimedans tout son cynisme et dans toute son horreur ! Le crimesans nom !

– Si, puisqu’il s’appelleChéri-Bibi ! glapit l’orgueilleuse voix de l’ombre.

– Ce misérable ne respecterien ! Il a peut-être des parents qui pleurent ses crimes,mais il a oublié ses parents comme il oublie ses crimeseux-mêmes !

– J’ai la mémoire si fatiguée,répliqua la voix ; j’ai beaucoup abusé desfemmes !

– Sauvons-nous ! fit lecommandant, je le tuerais ! Et je me le reprocherais toute mavie !

– Et moi, je vous en féliciteraistoute la mienne », dit M. de Vilène.

Le commandant se tourna vers les deuxhommes qui ne quittaient pas Chéri-Bibi :

« J’ai donné l’ordre qu’on relevâtla garde toutes les heures. Ce sera moins fatigant. Vous connaissezla consigne ? Ne pas parler, ne pas répondre au 3216,jamais ! »

À ce moment, un sinistre sanglot se fitentendre au fond de l’ombre. C’était si affreux et si douloureuxque les deux officiers en furent singulièrement émus. Le commandantn’y tint plus. Il leva son falot à hauteur de la tête de cettechose qui avait pleuré. Et tous les cinq, les officiers, les deuxgardes et le matelot, reculèrent d’épouvante : ils avaient enface d’eux l’homme qui rit ! Ceux qui avaient vu celane devaient jamais oublier l’abominable vision, ce rire sanglantsous la lueur rouge du falot, cette grimace monstrueuse de l’hommequi les insultait de son rire élargi jusqu’aux deux oreilles, parcequ’ils avaient cru à son gémissement et avaient eu, une seconde,pitié de sa douleur. Le commandant en laissa tomber son falot, quise brisa et s’éteignit, et l’horrible chose disparut à nouveau dansla ténèbre. Barrachon, étouffant, titubant, poussa la porte ducachot, se rejeta dans le couloir.

« Il rit ! murmura l’excellenthomme, secoué de frissons. Ce monstre devait rire quand ildécoupait « la petite bonne » en dix-septmorceaux ! »

La porte n’était pas encore refermée.L’autre avait entendu. Et la voix enrouée rattrapa la fuite deBarrachon :

« V’s’avez tort de croire que ça nem’a pas fait d’ l’effet ! L’ soir même, fallait queje prenne un bain de pieds de moutarde ! »

Barrachon et de Vilène se laissèrentretomber de tout leur poids sur la porte pour ne plusentendre.

Puis ils remontèrent les degrés del’enfer qui, autour d’eux, au-dessus d’eux, au-dessous d’eux,semblaient à nouveau s’emplir de clameurs. Quand ils n’apercevaientpas un gradé, un chef, on ne pouvait faire taire les bandits. Ilsse renvoyaient de cage en cage, de cachot en cachot, de la batteriebasse à la batterie haute, des chants immondes, des injures, desmalédictions, des défis, des obscénités. Mais le commandant et lesecond ne pensaient qu’à Chéri-Bibi.

« Heureusement pour tout le mondequ’il crèvera avant la fin de la traversée, fit deVilène.

– Comment cela ? demandaBarrachon, en s’arrêtant, un pied sur la dernière marche del’échelle qui débouchait dans le second entrepont. Pourquoivoulez-vous qu’il meure ?

– Il ne pourra pas subir les fersjusqu’au bout. Ses pieds et ses mains sont déjà en sang.

– Diable ! Diable !réfléchit tout haut le commandant, voilà une « question deconscience » !

– Allez-vous avoir de la conscienceavec ces gens-là ? Il faut avoir plus de courage que lesjurés, mon commandant, voilà tout !Écoutez-les ! »

Le vaisseau résonnait lugubrement duchant de la chiourme.

« Rien à faire avec lacanaille ! reprit le lieutenant. Ah ! si onvoulait ! Une bonne saignée les mettrait vite à laraison ! »

Le commandant n’eut pas le temps derépondre. Un grand long corps blanc lui roulait dans les jambes,s’agrippait à lui au passage, le faisant légèrement basculer,continuait sa descente rapide « les quatre fers enl’air », dans l’échelle, et aurait roulé jusqu’au fond de lacale aux cachots si le second ne l’avait arrêté tranquillement aupassage… Les officiers avaient reconnu l’aide cuisinier, le seconddu maître-coq, qui décidément n’avait pas le pied marin. Le rouliset le tangage faisaient de lui, depuis le commencement de latraversée, à peu près ce qu’ils voulaient. Le malheureux ne pouvaitpas se tenir debout. À cause de cela et de sa maigreur, il était lajoie des « artoupans » et des matelots qui l’avaientsurnommé « La Ficelle ». Il se releva ens’excusant.

« Qu’est-ce que tu fais ici ?demanda le commandant.

– Vous voyez bien, commandant,répondit sérieusement La Ficelle, je ramassais mesplats ! »

En effet, des hommes le suivaient avecles baquets des forçats. Il s’agrippa à la corde de l’escalier etajouta :

« Vous savez, mon commandant, quele « chef » a fait son compte dans la cambuse devantl’inspecteur. Il ne manque pas une bouteille derhum ! »

Ayant dit, une secousse plus brusque luifit lâcher sa corde, et il continua son chemin sur le dos dans labatterie basse.

« Cette affaire est inouïe !gémit le commandant.

– Oh ! je vous jure bien queje l’aurai tirée au clair avant la fin de la journée ! fit deVilène. Ce doivent être des bouteilles qui leur auront été venduespar les surveillants. »

À l’annonce, faite militairement, duretour des deux officiers dans la batterie basse, les chants seturent, pour reprendre, aussitôt que le commandant et son secondfurent passés. Et ce fut au tour de la batterie haute d’éteindremomentanément ses clameurs.

« V’là le méquard et leseg ! »

Le mot d’ordre courut de cage en cage.Les deux officiers s’arrêtèrent un instant devant la «cage desfinanciers » ; non point que l’on eût réservé uncompartiment spécial à ces messieurs de la banque, mais cette cagedevait son nom à la majorité de banqueroutes frauduleuses etd’escroqueries compliquées d’abus de confiance qui s’y trouvaitmêlée aux éléments ordinaires de vulgaire banditisme. Les uns etles autres, du reste, étaient vêtus de même sorte. On n’eût pudiscerner des « pégriots » l’escroc du grand monde, lenotaire qui était naguère l’honneur du canton, le banquier véreuxqui avait étonné le chef-lieu de son luxe, ni tous ces beauxmessieurs gouailleurs qu’admiraient devant les juges ou les jurésde jeunes personnes faciles à émouvoir. Humbles, affaissés,terrassés par la promiscuité du crime en sabots ou en savates, ilsne se faisaient plus guère remarquer, à l’exception toutefois de« Boule-de-Gomme », qui avait, de temps à autre et aumoment où on s’y attendait le moins, un petit ricanement aigu etsec, grelottant comme une roulette de sifflet, et qui avait le donde mettre toutes les surveillances en fureur.

Les officiers passèrent ensuite dans unautre compartiment, devant la cage des femmes, une quarantaine demalheureuses reléguées qui, apercevant le commandant, se mirent àse lamenter, à gémir à fendre l’âme.

« Avez-vous fini dechigner ! » grinça l’une d’elles, dont la figure pâle auxyeux de flamme noire vint se coller à la grille.

Ah ! ce n’est pas elle quipleurnichait, la Comtesse ! Toujours en rage, toujours enrévolte, elle ne cessait de tourner dans sa cage comme une hyènefurieuse écartant de solides coups de patte tout ce qui gênait sapromenade circulaire. Les autres la redoutaient, car elle étaitforte et cruelle et elle mordait. Elle était étrangement,fatalement belle. Elles l’avaient tout de suite appelée la Comtesseà cause des grands airs avec lesquels elle avait débuté devant lachiourme.

Et puis, un jour, elle s’était mise toutà coup à parler argot comme si elle n’avait fait que ça toute savie et les avait dominées par son incroyable cynisme. La Comtesseavait été la maîtresse du Kanak et condamnée en même temps que cesingulier médecin pour des choses que l’acte d’accusation lui-mêmen’avait pas osé dire. Enfin on les soupçonnait tous deux de mangerde la chair humaine.

Barrachon et Vilène étaient arrêtésdevant cette bête de proie accrochée aux barreaux.

« Qu’est-ce que tu veux,méquard ? Veux-tu que je te fasse labarbe ? »

Et aussitôt le commandant poussa un cride douleur car la Comtesse, allongeant brusquement sa griffe, luiavait accroché le menton.

« J’ tiens sonfoin ! J’ tiens son foin ! »

Il fallut un coup de crosse de revolver,asséné par le second, pour qu’elle lâchât prise. Elle se jeta enarrière en piaulant, comme le fauve vaincu par l’épieu desgardiens de cage, au fond des ménageries.

Le second donna des ordres pour qu’ellefût conduite au cachot tout de suite.

« Oh ! soupira le commandant…Sauvons-nous ! Remontons vite à la lumière du jour !Quittons ces lieux maudits !… »

De Vilène le suivit en haussant lesépaules. La pusillanimité du commandant et sa façon prudhommesquede s’exprimer avaient le don de l’exaspérer. Ce brave Barrachonétait au bout de son courage et de son dégoût. Il glissa entre lesdernières cages, comme s’il fuyait, et poussa un soupir dedélivrance, en remettant le pied sur le pont, cependantqu’au-dessous de lui l’enfer grondait à nouveau de ses terribleschants.

« Mais qu’est-ce qu’ils ont àchanter comme ça ? Nous n’avons jamais entendu ça !dit-il à M. de Vilène. Il se passe quelque chose que nousne savons pas !

– La chiourme a toujours aiméchanter, répondit de Vilène avec un froid sourire. Savez-vous, moncommandant, d’où vient ce mot « chiourme » ? Ilvient de l’italien ciurma, dérivé du greckeleusma, et il veut dire le chant des rameurs. Qu’ya-t-il de plus doux au monde que le chant desrameurs ? »

Le commandant s’enfuit. Il s’enfermadans sa cabine. Les plus sinistres pressentiments l’assiégeaient.Particulièrement le mystère des bouteilles de rhum trouvées auxmains des forçats l’inquiétait. Heureusement qu’il disposait d’uneforce armée sérieuse. Mais de cette force avait-il jusqu’icisuffisamment usé ? Sa faiblesse n’avait-elle pas peu à peuengendré l’état de révolte dans lequel se trouvait sonexceptionnelle cargaison ? S’il avait osé laisser faire auxarmes une ou deux fois seulement, comme c’était son droit, on nechanterait plus dans les cages. Mais aussitôt il sedemandait : « Après tout, pourquoi les empêcher dechanter ? Pourquoi ? » Et il savait bien que cen’était pas cela qui le gênait, mais autre chose qui était au fondde tout cela, tout au fond du navire, et qui n’était ni plus nimoins que Chéri-Bibi. Il l’avait avoué à son second ; celui-làseul l’empêchait de dormir. Comme il en était là de ses réflexions,on frappa brutalement à la porte, et il vit entrerM. de Vilène, qui était d’une pâleur de mort.

« Qu’y a-t-il ? lui demanda lecommandant d’une voix mal assurée, car il était déjà persuadé qu’ilallait apprendre un affreux malheur.

– Il y a, fit rapidementM. de Vilène, que le numéro 3216 s’estsauvé !

– Chéri-Bibi ?

– Oui, Chéri-Bibi n’est plus dansson cachot.

Le commandant Barrachon fit un demi-toursur lui-même et s’affala sur son canapé.

« Mais enfin, s’écria lecommandant, en sursautant, ça n’est pas possible ! Et lesgardiens ?

– Les deux gardiens sont morts. Larelève de garde vient de les trouver étranglés derrière la porte ducachot. Les fers sont toujours cadenassés et Chéri-Bibi adisparu ! »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer