Les Cenci

Les Cenci

de Stendhal

Le don Juan de Molière est galant sans doute, mais avant tout il est homme de bonne compagnie ; avant de se livrer au penchant irrésistible qui l’entraîne vers les jolies femmes, il tient à se conformer à un certain modèle idéal, il veut être l’homme qui serait souverainement admiré à la cour d’un jeune roi galant et spirituel.

Le don Juan de Mozart est déjà plus près de la nature, et moins français, il pense moins à l’opinion des autres ; il ne songe pas avant tout, à parestre, comme dit le baron de Foeneste, de d’Aubigné. Nous n’avons que deux portraits du don Juan d’Italie, tel qu’il dut se montrer, en ce beau pays, au seizième siècle, au début de la civilisation renaissante.

De ces deux portraits, il en est un que je ne puis absolument faire connaître, le siècle est trop collet monté ; il faut se rappeler ce grand mot que j’ai ouï répéter bien des fois à lord Byron : This age of cant. Cette hypocrisie si ennuyeuse et qui ne trompe personne a l’immense avantage de donner quelque chose à dire aux sots ; ils se scandalisent de ce qu’on a osé dire telle chose ; de ce qu’on a osé rire de telle autre, etc. Son désavantage est de raccourcir infiniment le domaine de l’histoire.

Si le lecteur a le bon goût de me le permettre, je vais lui présenter, en toute humilité, une notice historique sur le second des don Juan, dont il est possible de parler en 1837 ; il se nommait François Cenci.

Pour que le don Juan soit possible, il faut qu’il y ait del’hypocrisie dans le monde. Le don Juan eût été un effet sans causede l’antiquité ; la religion était une fête, elle exhortaitles hommes au plaisir, comment aurait-elle flétri des êtres quifaisaient d’un certain plaisir leur unique affaire ? Legouvernement seul parlait de s’abstenir ; il défendait leschoses qui pouvaient nuire à la patrie, c’est-à-dire à l’intérêtbien entendu de tous, et non ce qui peut nuire à l’individu quiagit.

Tout homme qui avait du goût pour les femmes et beaucoupd’argent pouvait être un don Juan dans Athènes, personne n’ytrouvait à redire ; personne ne professait que cette vie estune vallée de larmes et qu’il y a du mérite à se fairesouffrir.

Je ne pense par que le don Juan athénien pût arriver jusqu’aucrime aussi rapidement que le don Juan des monarchiesmodernes ; une grande partie du plaisir de celui-ci consiste àbraver l’opinion, et il a débuté, dans sa jeunesse, par s’imaginerqu’il bravait seulement l’hypocrisie.

Violer les lois dans la monarchie à la Louis XV, tirer un coupde fusil à un couvreur, et le faire dégringoler du haut de sontoit, n’est-ce pas une preuve que l’on vit dans la société duprince, que l’on est du meilleur ton, et que l’on se moque fort dujuge ? Se moquer du juge, n’est-ce pas le premier pas, lepremier essai de tout petit don Juan qui débute ?

Parmi nous, les femmes ne sont plus à la mode, c’est pourquoiles don Juan sont rares ; mais quand il y en avait, ilscommençaient toujours par chercher des plaisirs fort naturels, touten se faisant gloire de braver ce qui leur semblait des idées nonfondées en raison dans la religion de leurs contemporains. Ce n’estque plus tard, et lorsqu’il commence à se pervertir, que le donJuan trouve une volupté exquise à braver les opinions qui luisemblent à lui-même justes et raisonnables.

Ce passage devait être fort difficile chez les anciens, et cen’est guère que sous les empereurs romains, et après Tibère etCaprée, que l’on trouve des libertins qui aiment la corruption pourelle-même, c’est-à-dire pour le plaisir de braver les opinionsraisonnables de leurs contemporains.

Ainsi c’est à la religion chrétienne que j’attribue lapossibilité du rôle satanique de don Juan. C’est sans doute cettereligion qui enseigna au monde qu’un pauvre esclave, qu’ungladiateur avait une âme absolument égale en faculté à celle deCésar lui-même ; ainsi, il faut la remercier de l’apparitionde sentiments délicats ; je ne doute pas, au reste, que tôt outard ces sentiments ne se fussent fait jour dans le sein despeuples. L’Énéide est déjà bien plus tendre que l’Iliade.

La théorie de Jésus était celle des philosophes arabes sescontemporains ; la seule chose nouvelle qui se soit introduitedans le monde à la suite des principes prêchés par saint Paul,c’est un corps de prêtres absolument séparé du reste des citoyenset même ayant des intérêts opposés.

Ce corps fit son unique affaire de cultiver et de fortifier lesentiment religieux ; il inventa des prestiges et deshabitudes pour émouvoir les esprits de toutes les classes, depuisle pâtre inculte jusqu’au vieux courtisan blasé ; il su lierson souvenir aux impressions charmantes de la premièreenfance ; il ne laissa point passer la moindre peste ou lemoindre grand malheur sans en profiter pour redoubler la peur et lesentiment religieux, ou tout au moins pour bâtir une belle église,comme la Salute à Venise.

L’existence de corps produisit cette chose admirable : le papesaint Léon, résistant sans force physique au féroce Attila et à sesnuées de barbares qui venaient d’effrayer la Chine, la Perse et lesGaules.

Ainsi, la religion, comme le pouvoir absolu tempéré par leschansons, qu’on appelle la monarchie française, a produit deschoses singulières et curieuses que le monde n’eût jamais vues,peut-être s’il eût été privé de ces deux institutions.

Parmi ces choses bonnes ou mauvaises, mais toujours singulièreset curieuses, et qui eussent bien étonné Aristote, Polybe, Auguste,et les autres bonnes têtes de l’antiquité, je place sans hésiter lecaractère tout moderne du don Juan. C’est, à mon avis, un produitdes institutions ascétiques des papes venus après Luther ; carLéon X et sa cour (1506) suivaient à peu près les mêmes principesde la religion d’Athènes.

Le Don Juan de Molière fut représenté au commencement du règnede Louis XIV, le 15 février 1665 ; ce prince n’était pointencore dévot, et cependant la censure ecclésiastique fit supprimerla scène du pauvre dans la forêt. Cette censure, pour se donner desforces, voulait persuader à ce jeune roi, si prodigieusementignorant, que le mot janséniste était synonyme de républicain.

L’original est d’un Espagnol, Tirso de Molina ; une troupeitalienne en jouait une imitation à Paris vers 1664, et faisaitfureur. C’est probablement la comédie du monde qui a étéreprésentée le plus souvent. C’est qu’il y a le diable et l’amour,la peur de l’enfer et une passion exaltée pour une femme,c’est-à-dire, ce qu’il y a de plus terrible et de plus doux auxyeux de tous les hommes, pour peu qu’ils soient au-dessus de l’étatsauvage.

Il n’est pas étonnant que la peinture de don Juan ait étéintroduite dans la littérature par un poète espagnol. L’amour tientune grande place dans la vie de ce peuple ; c’est là-bas, unepassion sérieuse et qui se fait sacrifier, haut la main, toutes lesautres, et même, qui le croirait ? la vanité ! Il en estde même en Allemagne et en Italie. A le bien prendre, la Franceseule est complètement délivrée de cette passion, qui fait fairetant de folies à ces étrangers : par exemple, épouser une fillepauvre, sous le prétexte qu’elle est jolie et qu’on en estamoureux. Les filles qui manquent de beauté ne manquent pasd’admirateurs en France ; nous sommes gens avisés. Ailleurs,elles sont réduites à se faire religieuses, et c’est pourquoi lescouvents sont indispensables en Espagne. Les filles n’ont pas dedot en ce pays, et cette loi a maintenu le triomphe de l’amour. EnFrance, l’amour ne s’est-il pas réfugié au cinquième étage,c’est-à-dire parmi les filles qui ne se marient pas avecl’entremise du notaire de famille ?

Il ne faut pas parler du don Juan de lord Byron, ce n’est qu’unFaublas, un beau jeune homme insignifiant, et sur lequel seprécipitent toutes sortes de bonheurs invraisemblables.

C’est donc en Italie et au seizième siècle seulement qu’a dûparaître, pour la première fois, ce caractère singulier. C’est enItalie et au dix-septième siècle qu’une princesse disait, enprenant une glace avec délices le soir d’une journée fort chaude :Quel dommage que ce ne soit pas un pêché !

Ce sentiment forme, suivant moi, la base du caractère du donJuan, et comme on voit, la religion chrétienne lui estnécessaire.

Sur quoi un auteur napolitain s’écrie : « N’est-ce rien que debraver le ciel, et de croire qu’au moment même le ciel peut vousréduire en cendre ? De là l’extrême volupté, dit-on, d’avoirune maîtresse religieuse remplie de piété, sachant fort bienqu’elle fait le mal, et demandant pardon à Dieu avec passion, commeelle pêche avec passion. »

Supposons un chrétien extrêmement pervers, né à Rome, au momentoù le sévère Pie V venait de remettre en honneur ou d’inventer unefoule de pratiques minutieuses absolument étrangères à cette moralesimple qui n’appelle vertu que ce qui est utile aux hommes. Uneinquisition inexorable, et tellement inexorable qu’elle dura peu enItalie, et dut se réfugier en Espagne, venait d’être renforcée etfaisait peur à tous ? Pendant quelques années, on attacha detrès grandes peines à la non-exécution ou au mépris public de cespetites pratiques minutieuses élevées au rang des devoirs les plussacrés de la religion ; il aura haussé les épaules en voyantl’universalité des citoyens trembler devant les lois terribles del’inquisition.

« Eh bien ! se sera-t-il dit, je suis l’homme le plus richede Rome, cette capitale du monde ; je vais en être aussi leplus brave ; je vais me moquer publiquement de tout ce que cesgens-là respectent, et qui ressemble si peu à ce qu’on doitrespecter. »

Car un don Juan, pour être tel, doit être homme de cœur etposséder un esprit vif et net qui fait voir clair dans les motifsdes actions des hommes.

François Cenci se sera dit : « Par quelles actions parlantes,moi Romain, né à Rome en 1527, précisément pendant les six moispendant lesquels les soldats luthériens du connétable de Bourbon ycommirent, sur les choses saintes, les plus affreusesprofanations ; par quelles actions pourrais-je faire remarquermon courage et me donner, le plus profondément possible, le plaisirde braver l’opinion ? Comment étonnerais-je mes sotscontemporains ? Comment pourrais-je me donner le plaisir sivif de me sentir différent de tout ce vulgaire ? »

Il ne pouvait entrer dans la tête d’un Romain, et d’un Romain duMoyen Age, de se borner à des paroles. Il n’est pas de pays où lesparoles hardies soient plus méprisées qu’en Italie.

L’homme qui a pu se dire à lui-même ces choses se nomme FrançoisCenci : il a été tué sous les yeux de sa fille et de sa femme, le15 septembre 1598. Rien d’aimable ne nous reste de ce don Juan, soncaractère ne fut point adouci et amoindri par l’idée d’être, avanttout, homme de bonne compagnie, comme le don Juan de Molière. Il nesongeait aux autres hommes que pour marquer sa supériorité sur eux,s’en servir dans ses desseins ou les haïr. Le don Juan n’a jamaisde plaisir par les sympathies, par les douces rêveries ou lesillusions d’un cœur tendre. Il lui faut, avant tout, des plaisirsqui soient des triomphes, qui puissent être vus par les autres, quine puissent être niés ; il lui faut la liste déployée parl’insolent Leporello aux yeux de la triste Elvire.

Le don Juan romain s’est bien gardé de la maladresse insigne dedonner la clef de son caractère, et de faire des confidences à unlaquais, comme le don Juan de Molière ; il a vécu sansconfident, et n’a prononcé de paroles que celles qui étaient utilespour l’avancement de ses desseins. Nul ne vit en lui de ces momentsde tendresse véritable et de gaieté charmante qui nous fontpardonner au don Juan de Mozart ; en un mot, le portrait queje vais traduire est affreux.

Par choix, je n’aurais pas raconté ce caractère, je me seraiscontenté de l’étudier, car il est plus voisin de l’horrible que ducurieux ; mais j’avouerai qu’il m’a été demandé par descompagnons de voyage auxquels je ne pouvais rien refuser. En 1823,j’eus le bonheur de voir l’Italie avec des êtres aimables et que jen’oublierai jamais, je fus séduit comme eux par l’admirableportrait de Béatrix Cenci, que l’on voit à Rome, au palaisBarberini.

La galerie de ce palais est maintenant réduite à sept ou huittableaux ; mais quatre sont des chefs-d’œuvre : c’est d’abordle portrait de la célèbre Fornarina, la maîtresse de Raphaël, parRaphaël lui-même. Ce portrait, sur l’authenticité duquel il ne peuts’élever aucun doute, car on trouve des copies contemporaines, esttout différent de la figure qui, à la galerie de Florence, estdonnée comme le portrait de la maîtresse de Raphaël, et a étégravé, sous ce nom, par Morghen. Le portrait de Florence n’est pasmême de Raphaël. En faveur de ce grand nom, le lecteur voudra-t-ilpardonner à cette petite digression ?

Le second portrait précieux de la galerie Barberini est duGuide ; c’est le portrait de Béatrix Cenci, dont on voit tantde mauvaises gravures. Ce grand peintre a placé sur le cou deBéatrix un bout de draperie insignifiant ; il l’a coiffée d’unturban ; il eût craint de pousser la vérité jusqu’àl’horrible, s’il eût reproduit exactement l’habit qu’elle s’étaitfait faire pour paraître à l’exécution, et les cheveux en désordred’une pauvre fille de seize ans qui vient de s’abandonner audésespoir. La tête est douce et belle, le regard très doux et lesyeux fort grands : ils ont l’air étonné d’une personne qui vientd’être surprise au moment où elle pleurait à chaudes larmes. Lescheveux sont blonds et très beaux. Cette tête n’a rien de la fiertéromaine et de cette conscience de ses propres forces que l’onsurprend souvent dans le regard assuré d’une fille du Tibre, di unafiglia del Tevere, disent-elles d’elles-mêmes avec fierté.Malheureusement, les demi-teintes ont poussé au rouge de briquependant ce long intervalle de deux cent trente-huit ans qui noussépare de la catastrophe dont on va lire le récit.

Le troisième portrait de la galerie Barberini est celui deLucrèce Petroni, belle-mère de Béatrix, qui fut exécutée avec elle.C’est le type de la matrone romaine dans sa beauté et sa fierténaturelles. Les traits sont grands et la carnation d’une éclatanteblancheur, les sourcils noirs et fort marqués, le regard estimpérieux et en même temps chargé de volupté. C’est un beaucontraste avec la figure si douce, si simple, presque allemande desa belle-fille.

Le quatrième portrait, brillant par la vérité et l’éclat descouleurs, est l’un des chefs-d’œuvre de Titien ; c’est uneesclave grecque qui fut la maîtresse du fameux doge Barbarigo.

Presque tous les étrangers qui arrivent à Rome se font conduire,dès le commencement de leur tournée, à la galerie Barberini ;ils sont appelés, les femmes surtout, par les portraits de BéatrixCenci et de sa belle-mère. J’ai partagé la curiosité commune ;ensuite, comme tout le monde, j’ai cherché à obtenir communicationdes pièces de ce procès célèbre. Si on a ce crédit, on sera toutétonné, je pense, en lisant ces pièces, où tout est latin, exceptéles réponses des accusés, de ne trouver presque pas l’explicationdes faits. C’est qu’à Rome, en 1599, personne n’ignorait les faits.J’ai acheté la permission de copier un récit contemporain ;j’ai cru pouvoir en donner la traduction sans blesser aucuneconvenance ; du moins cette traduction put-elle être lue touthaut devant des dames en 1823. Il est bien entendu que letraducteur cesse d’être fidèle lorsqu’il ne peut plus l’être :l’horreur l’emporterait facilement sur l’intérêt de curiosité.

Le triste rôle du don Juan pur (celui qui ne cherche pas à seconformer à aucun modèle idéal, et qui ne songe à l’opinion dumonde que pour l’outrager) est exposé ici dans toute son horreur.Les excès de ses crimes forcent deux femmes malheureuses à le fairetuer sous leurs yeux ; ces deux femmes étaient l’une sonépouse, et l’autre sa fille, et le lecteur n’osera décider si ellesfurent coupables. Leurs contemporains trouvèrent qu’elles nedevaient pas périr.

Je suis convaincu que la tragédie de Galeoto Manfredi (qui futtué par sa femme, sujet traité par le grand poète Monti) et tantd’autres tragédies domestiques du quinzième siècle, qui sont moinsconnues et à peine indiquées dans les histoires particulières desvilles d’Italie, finirent par une scène semblable à celle duchâteau de Petrella. Voici une traduction du récitcontemporain ; il est en italien de Rome, et fut écrit le 14septembre 1599.

HISTOIRE VERITABLE de la mort de Jacques et Béatrix Cenci, et deLucrèce Petroni Cenci, leur belle-mère, exécutés pour crime deparricide, samedi dernier 11 septembre 1599, sous le règne de notresaint père le pape, Clément VIII, Aldobrandini.

La vie exécrable qu’a toujours menée François Cenci, né à Romeet l’un de nos concitoyens les plus opulents, a fini par leconduire à sa perte. Il a entraîné à une mort prématurée ses fils,jeunes gens forts et courageux, et sa fille Béatrix qui,quoiqu’elle ait été conduite au supplice à peine âgée de seize ans(il y a aujourd’hui quatre jours), n’en passait pas moins pour unedes plus belles personnes des États du pape et de l’Italie toutentière. La nouvelle se répand que le signor Guido Reni, un desélèves de cette admirable école de Bologne, a voulu faire leportrait de la pauvre Béatrix, vendredi dernier, c’est-à-dire lejour même qui a précédé son exécution. Si ce grand peintre s’estacquitté de cette tâche comme il a fait pour les autres peinturesqu’il a exécutées dans cette capitale, la postérité pourra se fairequelque idée de ce que fut la beauté de cette fille admirable. Afinqu’elle puisse aussi conserver quelque souvenir de ses malheurssans pareils, et de la force étonnante avec laquelle cette âmevraiment romaine sut les combattre, j’ai résolu d’écrire ce quej’ai appris sur l’action qui l’a conduite à la mort, et ce que j’aivu le jour de sa glorieuse tragédie.

Les personnes qui m’ont donné mes informations étaient placéesde façon à savoir les circonstances les plus secrètes, lesquellessont ignorées dans Rome, même aujourd’hui, quoique depuis sixsemaines on ne parle d’autre chose que du procès des Cenci.J’écrirai avec une certaine liberté, assuré que je suis de pouvoirdéposer mon commentaire dans des archives respectables, et d’oùcertainement il ne sera tiré qu’après moi. Mon unique chagrin estde devoir parler, mais ainsi le veut la vérité, contre l’innocencede cette pauvre Béatrix Cenci, adorée et respectée de tous ceux quil’ont connue, autant que son horrible père était haï et exécré.

Cet homme, qui, l’on ne peut le nier, avait reçu du ciel unesagacité et une bizarrerie étonnantes, fut fils de monsignor Cenci,lequel, sous Pie V (Ghislieri), s’était élevé au poste de trésorier(ministre des finances). Ce saint pape, tout occupé, comme on sait,de sa juste haine contre l’hérésie et du rétablissement de sonadmirable inquisition, n’eut que du mépris pour l’admirationtemporelle de son État, de façon que ce monsignor Cenci, qui futtrésorier pendant quelques années avant 1572, trouva moyen delaisser à cet homme affreux qui fut son fils et père de Béatrix unrevenu net de cent soixante mille piastres (environ deux millionscinq cent mille francs de 1837).

François Cenci, outre cette grande fortune, avait une réputationde courage et de prudence à laquelle, dans son jeune temps, aucunautre Romain ne put atteindre ; et cette réputation le mettaitd’autant plus en crédit à la cour du pape et parmi tout le peuple,que les actions criminelles que l’on commençaient à lui imputern’étaient que du genre de celles que le monde pardonne facilement.Beaucoup de Romains se rappelaient encore, avec un amer regret, laliberté de penser et d’agir dont on avait joui du temps de Léon X,qui nous fut enlevé en 1513, et sous Paul III, mort en 1549. Oncommença à parler, sous ce dernier pape, du jeune François Cenci àcause de certains amours singuliers, amenés à bonne réussite pardes moyens plus singuliers encore.

Sous Paul III, temps où l’on pouvait encore parler avec unecertaine confiance, beaucoup disaient que François Cenci étaitavide surtout d’événements bizarres qui pussent lui donner desperipezie di nuova idea, sensations nouvelles etinquiétantes ; ceux-ci s’appuient sur ce qu’on a trouvé dansses livres de comptes des articles tels que celui-ci : « Pour lesaventures et peripezie de Toscanella, trois mille cinq centspiastres (environ soixante mille francs de 1837) e non fu caro (etce ne fut pas trop cher). »

On ne sait peut-être pas, dans les autres villes d’Italie, quenotre sort et notre façon d’être à Rome changent selon le caractèredu pape régnant. Ainsi, pendant treize années sous le bon papeGrégoire XIII (Buoncompagni), tout était permis à Rome ; quivoulait faisait poignarder son ennemi, et n’était point poursuivi,pour peu qu’il se conduisît d’une façon modeste. A cet excèsd’indulgence succéda l’excès de la sévérité pendant les cinq annéesque régna le grand Sixte-Quint, duquel il a été dit, comme del’empereur Auguste, qu’il fallait qu’il ne vînt jamais ou qu’ilrestât toujours. Alors on vit exécuter des malheureux pour desassassinats ou empoisonnements oubliés depuis dix ans, mais dontils avaient eu le malheur de se confesser au cardinal Montalto,depuis Sixte-Quint.

Ce fut principalement sous Grégoire XIII que l’on commençât àbeaucoup parler de François Cenci ; il avait épousé une femmefort riche et telle qu’il convenait à un seigneur si accrédité,elle mourut après lui avoir donné sept enfants. Peu après sa mort,il prit en secondes noces Lucrèce Petroni, d’une rare beauté etcélèbre surtout par l’éclatante blancheur de son teint, mais un peutrop replète, comme c’est le défaut commun de nos Romaines. DeLucrèce il n’eut point d’enfants.

Le moindre vice qui fût à reprendre en François Cenci, ce fut lapropension à un amour infâme ; le plus grand fut celui de nepas croire en Dieu. De sa vie on ne le vit entrer dans uneéglise.

Mis trois fois en prison pour ses amours infâmes, il s’en tiraen donnant deux cent mille piastres aux personnes en faveur auprèsdes douze papes sous lesquels il a successivement vécu. (Deux centmille piastres font à peu près cinq millions de 1837).

Je n’ai vu François Cenci que lorsqu’il avait déjà les cheveuxgrisonnants, sous le règne du pape Buoncompagni, quand tout étaitpermis à qui osait. C’était un homme d’à peu près cinq pieds quatrepouces, fort bien fait, quoique trop maigre ; il passait pourêtre extrêmement fort, peut-être faisait-il courir ce bruitlui-même ; il avait les yeux grands et expressifs, mais lapaupière supérieure retombait un peu trop ; il avait le neztrop avancé et trop grand, les lèvres minces et un sourire plein degrâce. Ce sourire devenait terrible lorsqu’il fixait le regard surses ennemis ; pour peu qu’il fût ému ou irrité, il tremblaitexcessivement et de façon à l’incommoder. Je l’ai vu dans majeunesse, sous le pape Buoncompagni, aller à cheval de Rome àNaples, sans doute pour quelqu’une de ses amourettes, il passaitdans les bois de San Germano et de la Fajola, sans avoir nul soucides brigands, et faisait, dit-on, la route en moins de vingtheures. Il voyageait toujours seul, et sans prévenirpersonne ; quand son premier cheval était fatigué, il enachetait ou en volait un autre. Pour peu qu’on lui fît desdifficultés, il ne faisait pas difficulté, lui, de donner un coupde poignard. Mais il vrai de dire que du temps de ma jeunesse,c’est-à-dire quand il avait quarante-huit ou cinquante ans,personne n’était assez hardi pour lui résister. Son grand plaisirétait surtout de braver ses ennemis.

Il était fort connu sur toutes les routes des États de SaSainteté ; il payait généreusement, mais aussi il étaitcapable, deux ou trois mois après une offense à lui faite,d’expédier un de ses sicaires pour tuer la personne qui l’avaitoffensé.

La seule action vertueuse qu’il ait faite pendant toute salongue vie, a été de bâtir, dans la cour de son vaste palais prèsdu Tibre, une église dédiée à Saint Thomas, et encore il fut pousséà cette belle action par le désir singulier d’avoir sous ses yeuxles tombeaux de tous ses enfants, pour lesquels il eut une haineexcessive et contre nature, même dès leur plus tendre jeunesse,quand ils ne pouvaient encore l’avoir offensé en rien.

C’est là que je veux les mettre tous, disait-il souvent avec unrire amer aux ouvriers qu’il employait à construire son église. Ilenvoya les trois aînés, Jacques, Christophe et Roch, étudier àl’université de Salamanque en Espagne. Une fois qu’ils furent dansce pays lointain, il prit un malin plaisir à ne leur faire passeraucune remise d’argent, de façon que ces malheureux jeunes gens,après avoir adressé à leur père nombre de lettres, qui toutesrestèrent sans réponse, furent réduits à la misérable nécessité derevenir dans leur patrie en empruntant de petites sommes d’argentou en mendiant le long de la route.

A Rome, ils trouvèrent un père plus sévère et plus rigide, plusâpre que jamais, lequel, malgré ses immenses richesses, ne voulutni les vêtir ni leur donner l’argent nécessaire pour acheter lesaliments les plus grossiers. Ces malheureux furent forcés d’avoirrecours au pape, qui força François Cenci à leur faire une petitepension. Avec ce secours fort médiocre ils se séparèrent delui.

Bientôt après, à l’occasion de ses amours infâmes, François futmis en prison pour la troisième et dernière fois ; sur quoiles trois frères sollicitèrent une audience de notre saint pèreactuellement régnant, et le prièrent en commun de faire mourirFrançois Cenci leur père, qui dirent-ils, déshonorait leur maison.Clément VIII en avait grande envie, mais il ne voulut pas suivre sapremière pensée, pour ne pas donner contentement à ces enfantsdénaturés, et il les chassa honteusement de sa présence.

Le père, comme nous l’avons dit plus haut, sortit de prison endonnant une grosse somme d’argent à qui le pouvait protéger. Onconçoit que l’étrange démarche de ses trois fils aînés dutaugmenter encore la haine qu’il portait à ses enfants. Il lesmaudissait à chaque instant, grands et petits, et tous les jours ilaccablait de coups de bâton ses deux pauvres filles qui habitaientavec lui dans son palais.

La plus âgée, quoique surveillée de près, se donna tant desoins, qu’elle parvint à faire présenter une supplique aupape ; elle conjura Sa Sainteté de la marier ou de la placerdans un monastère. Clément VIII eut pitié de ses malheurs, et lamaria à Charles Gabrielli, de la famille la plus noble deGubbio ; Sa Sainteté obligea le père à donner une fortedot.

A ce coup imprévu, François Cenci montra une extrême colère, etpour empêcher que Béatrix, en devenant plus grande, n’eût l’idée desuivre l’exemple de sa sœur, il la séquestra dans un desappartements de son immense palais. Là, personne n’eut lapermission de voir Béatrix, alors à peine âgée de quatorze ans, etdéjà dans tout l’éclat d’une ravissante beauté. Elle avait surtoutune gaieté, une candeur et un esprit comique que je n’ai jamais vusqu’à elle. François Cenci lui portait lui-même à manger. Il est àcroire que c’est alors que le monstre en devint amoureux, oufeignit d’en devenir amoureux, afin de mettre au supplice samalheureuse fille. Il lui parlait souvent du tour perfide que luiavait joué sa sœur aînée, et, se mettant en colère au son de sespropres paroles, finissait par accabler de coups Béatrix.

Sur ces entrefaites, Roch Cenci son fils, fut tué par uncharcutier, et l’année suivante, Christophe Cenci fut tué par PaulCorso de Massa. A cette occasion, il montra sa noire impiété, caraux funérailles de ses deux fils il ne voulut pas dépenser même unbaïoque pour des cierges. En apprenant le sort de son filsChristophe, il s’écria qu’il ne pourrait goûter quelque joie quelorsque tous ses enfants seraient enterrés, et que, lorsque ledernier viendrait à mourir, il voulait, en signe de bonheur, mettrele feu à son palais. Rome fut étonnée de ce propos, mais ellecroyait tout possible d’un pareil homme, qui mettait sa gloire àbraver tout le monde et le pape lui-même.

(Ici il devient absolument impossible de suivre le narrateurromain dans le récit fort obscur des choses étranges par lesquellesFrançois Cenci chercha à étonner ses contemporains. Sa femme et samalheureuse fille furent, suivant toute apparence, victime de sesidées abominables.)

Toutes ces choses ne lui suffirent point ; il tenta avecdes menaces, et en employant la force, de violer sa propre filleBéatrix, laquelle était déjà grande et belle ; il n’eut pashonte d’aller se placer dans son lit, lui se trouvant dans un étatcomplet de nudité. Il se promenait avec elle dans les salles de sonpalais, lui étant parfaitement nu ; puis il la conduisait dansle lit de sa femme, afin qu’à la lueur des lampes la pauvre Lucrècepût voir ce qu’il faisait avec Béatrix.

Il donnait à entendre à cette pauvre fille une hérésieeffroyable, que j’ose à peine rapporter, à savoir que, lorsqu’unpère connaît sa propre fille, les enfants qui naissent sontnécessairement des saints, et que tous les plus grands saintsvénérés par l’Église sont nés de cette façon, c’est-à-dire que leurgrand-père maternel a été leur père.

Lorsque Béatrix résistait à ses exécrables volontés, ill’accablait des coups les plus cruels, de sorte que cette pauvrefille, ne pouvant tenir à une vie si malheureuse, eut l’idée desuivre l’exemple que sa sœur lui avait donné. Elle adressa à notresaint père le pape une supplique fort détaillée ; mais il està croire que François Cenci avait pris ses précautions, car il neparaît pas que cette supplique soit jamais parvenue aux mains de SaSainteté ; du moins fut-il impossible de la retrouver à lasecrétairerie des Memoriali, lorsque, Béatrix étant en prison, sondéfenseur eut le plus grand besoin de cette pièce ; elleaurait pu prouver en quelque sorte les excès inouïs qui furentcommis dans le château de Petrella. N’eût-il pas été évident pourtous que Béatrix Cenci s’était trouvée dans le cas d’une légitimedéfense ? Ce mémorial parlait aussi au nom de Lucrèce,belle-mère de Béatrix.

François Cenci eut connaissance de cette tentative, et l’on peutjuger avec quelle colère il redoubla de mauvais traitements enversces deux malheureuses femmes.

La vie leur devint absolument insupportable, et ce fut alorsque, voyant bien qu’elles n’avaient rien à espérer de la justice dusouverain, dont les courtisans étaient gagnés par les richescadeaux de François, elles eurent l’idée d’en venir au partiextrême qui les a perdues, mais qui pourtant a eu cet avantage determiner leurs souffrances en ce monde.

Il faut savoir que le célèbre monsignor Guerra allait souvent aupalais Cenci ; il était d’une taille élevée et d’ailleurs fortbel homme, il avait reçu ce don spécial de la destinée, qu’àquelque chose qu’il voulût s’appliquer il s’en tirait avec unegrâce toute particulière. On a supposé qu’il aimait Béatrix etavait le projet de quitter la mantelleta et de l’épouser ;mais, quoiqu’il prît soin de cacher ses sentiments avec uneattention extrême, il était exécré de François Cenci, qui luireprochait d’avoir été fort lié avec tous ses enfants. Quandmonsignor Guerra apprenait que le signor Cenci était hors de sonpalais, il montait à l’appartement des dames et passait plusieursheures à discourir avec elles et à écouter leurs plaintes destraitements incroyables auxquels toutes les deux étaient en butte.Il paraît que Béatrix la première osa parler de vive voix àmonsignor Guerra du projet auquel elles s’étaient arrêtées. Avec letemps il y donna les mains ; et, vivement pressé à diversesreprises par Béatrix, il consentit enfin à communiquer cet étrangedessein à Giacomo Cenci, sans le consentement duquel on ne pouvaitrien faire, puisqu’il était le frère aîné et chef de la maisonaprès François.

On trouva de grandes facilités à l’attirer dans laconspiration ; il était extrêmement maltraité par son père,qui ne lui donnait aucun secours, chose d’autant plus sensible àGiacomo qu’il s’était marié et avait six enfants. On choisit pours’assembler et traiter des moyens de donner la mort à FrançoisCenci l’appartement de monsignor Guerra. L’affaire se traita avectoutes les formes convenables, et l’on prit sur toutes choses levote de la belle-mère et de la jeune fille. Quand enfin le partifut arrêté, on fit choix de deux vassaux de François Cenci,lesquels avaient conçu contre lui une haine mortelle. L’un d’euxs’appelait Marzio ; c’était un homme de cœur, fort attaché auxmalheureux enfants de François, et, pour faire quelque chose quileur fût agréable, il consentit à prendre part au parricide.Olimpio, le second, avait été choisi pour châtelain de laforteresse de la Petrella, au royaume de Naples, par le princeColonna ; mais, par son crédit tout-puissant auprès du prince,François Cenci l’avait fait chasser.

On convint de toute chose avec ces deux hommes ; FrançoisCenci ayant annoncé que, pour éviter le mauvais air de Rome, ilirait passer l’été suivant dans cette forteresse de la Petrella, oneut l’idée de réunir une douzaine de bandits napolitains. Olimpiose chargea de les fournir. On décida qu’on les ferait cacher dansles forêts voisines de la Petrella, qu’on les avertirait du momentoù François Cenci se mettrait en chemin, qu’ils l’enlèveraient surla route, et feraient annoncer à sa famille qu’ils le délivreraientmoyennant une forte rançon. Alors les enfants seraient obligés deretourner à Rome pour amasser la somme demandée par lesbrigands ; ils devaient feindre de ne pas trouver cette sommeavec rapidité, et les brigands, suivant leur menace, ne voyantpoint arriver l’argent, auraient mis à mort François Cenci. Decette façon, personne ne devait être amené à soupçonner lesvéritables auteurs de cette mort.

Mais, l’été venu, lorsque François Cenci partit de Rome pour laPetrella, l’espion qui devait donner avis du départ, avertit troptard les bandits placés dans les bois, et ils n’eurent pas le tempsde descendre sur la grande route. Cenci arriva sans encombre à laPetrella ; les brigands, las d’attendre une proie douteuse,allèrent voler ailleurs pour leur propre compte.

De son côté, Cenci, vieillard sage et soupçonneux, ne sehasardait jamais à sortir de la forteresse. Et, sa mauvaise humeuraugmentant avec les infirmités de l’âge, qui lui étaientinsupportables, il redoublait les traitements atroces qu’il faisaitsubir aux deux pauvres femmes. Il prétendait qu’elles seréjouissaient de sa faiblesse.

Béatrix, poussée à bout par les choses horribles qu’elle avait àsupporter, fit appeler sous les murs de la forteresse Marzio etOlimpio. Pendant la nuit, tandis que son père dormait, elle leurparla d’une fenêtre basse et leur jeta des lettres qui étaientadressées à monsignor Guerra.

Au moyen de ces lettres, il fut convenu que monsignor Guerrapromettrait à Marzio et Olimpio mille piastres s’ils voulaient secharger eux-mêmes de mettre à mort François Cenci. Un tiers de lasomme devait être payé à Rome, avant l’action, par monsignorGuerra, et les deux autres tiers par Lucrèce et Béatrix, lorsque,la chose faite, elles seraient maîtresses du coffre-fort deCenci.

Il fut convenu de plus que la chose aurait lieu le jour de laNativité de la Vierge, et à cet effet ces deux hommes furentintroduits avec adresse dans la forteresse. Mais Lucrèce futarrêtée par le respect dû à une fête de la Madone, et elle engageaBéatrix à différer d’un jour, afin de ne pas commettre un doublepêché.

Ce fut donc le 9 septembre 1598, dans la soirée, que, la mère etla fille ayant donné de l’opium avec beaucoup de dextérité àFrançois Cenci, cet homme si difficile à tromper, il tomba dans unprofond sommeil.

Vers minuit, Béatrix introduisit elle-même dans la forteresseMarzio et Olimpio ; ensuite Lucrèce et Béatrix lesconduisirent dans la chambre du vieillard, qui dormaitprofondément. Là on les laissa afin qu’ils effectuassent ce quiavait été convenu, et les deux femmes allèrent attendre dans unechambre voisine. Tout à coup elles virent revenir ces deux hommesavec des figures pâles, et comme hors d’eux-mêmes.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? s’écrièrent les femmes.

– Que c’est une bassesse et une honte, répondirent-ils, de tuerun pauvre vieillard endormi ! la pitié nous a empêchésd’agir.

En entendant cette excuse, Béatrix fut saisie d’indignation etcommença à les injurier, disant :

– Donc, vous autres hommes, bien préparés à une telle action,vous n’avez pas le courage de tuer un homme qui dort ! bienmoins encore oseriez-vous le regarder en face s’il étaitéveillé ! Et c’est pour en finir ainsi que vous osez prendrede l’argent ! Eh bien ! puisque votre lâcheté le veut,moi-même je tuerai mon père ; et quant à vous autres, vous nevivrez pas longtemps !

Animés par ce peu de paroles fulminantes, et craignant quelquediminution dans le prix convenu, les assassins rentrèrentrésolument dans la chambre, et furent suivis par les femmes. L’und’eux avait un grand clou qu’il posa verticalement sur l’œil duvieillard endormi ; l’autre, qui avait un marteau, lui fitentrer dans la tête. On fit entrer de cette même façon un autregrand clou dans la gorge, de façon que cette pauvre âme, chargée detant de pêchés récents, fut enlevée par les diables ; le corpsse débattit mais en vain.

La chose faite, la jeune donna à Olimpio une grosse bourseremplie d’argent ; elle donna à Marzio un manteau de drapgarni d’un galon d’or, qui avait appartenu à son père, et elle lesrenvoya.

Les femmes, restées seules, commencèrent par retirer ce grandclou enfoncé dans la tête du cadavre et celui qui était dans lecou ; ensuite, ayant enveloppé le corps dans un drap de lit,elles le traînèrent à travers une longue suite de chambres jusqu’àune galerie qui donnait sur un petit jardin abandonné. De là, ellesjetèrent le corps sur un grand sureau qui croissait en ce lieusolitaire. Comme il y avait des lieux à l’extrémité de cette petitegalerie, elles espérèrent que, lorsque le lendemain on trouveraitle corps du vieillard tombé dans les branches du sureau, onsupposerait que le pied lui avait glissé, et qu’il était tombé enallant aux lieux.

La chose arriva précisément comme elles l’avaient prévu. Lematin, lorsqu’on trouva le cadavre, il s’éleva une grande rumeurdans la forteresse ; elles ne manquèrent pas de jeter degrands cris, et de pleurer la mort si malheureuse d’un père et d’unépoux. Mais la jeune Béatrix avait le courage de la pudeuroffensée, et non la prudence nécessaire dans la vie ; dès legrand matin, elle avait donné à une femme qui blanchissait le lingedans la forteresse un drap taché de sang, parce que, toute la nuit,elle avait souffert d’un grande perte, de façon que, pour lemoment, tout se passa bien.

On donna une sépulture honorable à François Cenci, et les femmesrevinrent à Rome jouir de cette tranquillité qu’elles avaientdésirée en vain depuis si longtemps.

Elles se croyaient heureuses à jamais, parce qu’elles nesavaient pas ce qui se passait à Naples.

La justice de Dieu, qui ne voulait pas qu’un parricide si atrocerestât sans punition, fit qu’aussitôt qu’on apprit en cettecapitale ce qui s’était passé dans la forteresse de la Petrella, leprincipal juge eut des doutes, et envoya un commissaire royal pourvisiter le corps et faire arrêter les gens soupçonnés.

Le commissaire royal fit arrêter tout ce qui habitait dans laforteresse. Tout ce monde fut conduit à Naples enchaîné ; etrien ne parut suspect dans les dépositions, si ce n’est que lablanchisseuse dit avoir reçu de Béatrix un drap ou des drapsensanglantés. On lui demanda si Béatrix avait cherché à expliquerces grandes taches de sang ; elle répondit que Béatrix avaitparlé d’une indisposition naturelle. On lui demanda si des tachesd’une telle grandeur pouvaient provenir d’une telleindisposition ; elle répondit que non, que les taches sur ledrap étaient d’un rouge trop vif.

On envoya sur-le-champ ce renseignement à la justice de Rome, etcependant il se passa plusieurs mois avant que l’on songeât, parminous, à faire arrêter les enfants de François Cenci. Lucrèce,Béatrix et Giacomo eussent pu mille fois se sauver, soit en allantà Florence sous le prétexte de quelque pèlerinage, soit ens’embarquant à Civita-Vecchia, mais Dieu leur refusa cetteinspiration salutaire.

Monsignor Guerra, ayant eu avis de ce qui se passait à Naples,mit sur-le-champ en campagne des hommes qu’il chargea de tuerMarzio et Olimpio ; mais le seul Olimpio put être tué à Terni.La justice napolitaine avait fait arrêter Marzio, qui fut conduit àNaples, où sur-le-champ il avoua toutes choses.

Cette déposition terrible fut aussitôt envoyée à la justice deRome, laquelle se détermina enfin à faire arrêter et conduire à laprison de Corte Savella Jacques et Bernard Cenci, les seuls filssurvivants de François, ainsi que Lucrèce, sa veuve. Béatrix futgardée dans le palais de son père par une grosse troupe de sbires.Marzio fut amené de Naples, et placé, lui aussi, dans la prisonSavella ; là, on le confronta aux deux femmes, qui nièrenttout avec constance, et Béatrix en particulier ne voulut jamaisreconnaître le manteau galonné qu’elle avait donné à Marzio.Celui-ci pénétré d’enthousiasme pour l’admirable beauté etl’éloquence étonnante de la jeune fille répondant au juge, nia toutce qu’il avait avoué à Naples. On le mit à la question, il n’avouarien, et préféra mourir dans les tourments ; juste hommage àla beauté de Béatrix.

Après la mort de cet homme, le corps du délit n’étant pointprouvé, les juges ne trouvèrent pas qu’il y eût raison suffisantepour mettre à la torture soit les deux fils de Cenci, soit les deuxfemmes. On les conduisit tous quatre au château Saint-Ange, où ilspassèrent plusieurs mois fort tranquillement.

Tout semblait terminé, et personne ne doutait plus dans Rome quecette jeune fille si belle, si courageuse, et qui avait inspiré unsi vif intérêt, ne fût bientôt mise en liberté, lorsque, parmalheur, la justice vint à arrêter le brigand qui, à Terni, avaittué Olimpio ; conduit à Rome, cet homme avoua tout.

Monsignor Guerra, si étrangement compromis par l’aveu dubrigand, fut cité à comparaître sous le moindre délai ; laprison était certaine et probablement la mort. Mais cet hommeadmirable, à qui la destinée avait donné de savoir bien fairetoutes choses, parvint à se sauver d’une façon qui tient dumiracle. Il passait pour le plus bel homme de la cour du pape, etil était trop connu dans Rome pour pouvoir espérer de sesauver ; d’ailleurs on faisait bonne garde aux portes, etprobablement, dès le moment de la citation, sa maison avait étésurveillée. Il faut savoir qu’il était fort grand, il avait levisage d’une blancheur parfaite, une belle barbe blonde et descheveux admirables de la même couleur.

Avec une rapidité inconcevable, il gagna un marchand de charbon,prit ses habits, se fit raser la tête et la barbe, se teignit levisage, acheta deux ânes, et se mit à courir les rues de Rome, et àvendre du charbon en boitant. Il prit admirablement un certain airgrossier et hébété, et allait criant partout son charbon avec labouche pleine de pain et d’oignons, tandis que des centaines desbires le cherchaient non seulement dans Rome, mais encore surtoutes les routes. Enfin, quand sa figure fut bien connue de laplupart des sbires, il osa sortir de Rome, chassant toujours devantlui ses deux ânes chargés de charbon. Il rencontra plusieurstroupes de sbires qui n’eurent garde de l’arrêter. Depuis, on n’ajamais reçu de lui qu’une seule lettre ; sa mère lui a envoyéde l’argent à Marseille, et on suppose qu’il fait la guerre enFrance, comme soldat.

La confession de l’assassin de Terni et cette fuite de monsignorGuerra, qui produisit une sensation étonnante dans Rome, ranimèrenttellement les soupçons et même les indices contre les Cenci, qu’ilsfurent extraits du château Saint-Ange et ramenés à la prisonSavella.

Les deux frères, mis à la torture, furent bien loin d’imiter lagrandeur d’âme du brigand Marzio ; ils eurent la pusillanimitéde tout avouer. La signora Lucrèce Petroni était tellementaccoutumée à la mollesse et aux aisances du plus grand luxe, etd’ailleurs elle était d’une taille tellement forte, qu’elle ne putsupporter la question de la corde ; elle dit tout ce qu’ellesavait.

Mais il n’en fut pas de même de Béatrix Cenci, jeune fillepleine de vivacité et de courage. Les bonnes paroles ni les menacesdu juge Moscati n’y firent rien. Elle supporta les tourments de lacorde sans un moment d’altération et avec un courage parfait.Jamais le juge ne put l’induire à une réponse qui la compromît lemoins du monde ; et, bien plus, par sa vivacité pleined’esprit, elle confondit complètement ce célèbre Ulysse Moscati,juge chargé de l’interroger. Il fut tellement étonné des façonsd’agir de cette jeune fille, qu’il crut devoir faire rapport dutout à Sa Sainteté le pape Clément VIII, heureusement régnant.

Sa Sainteté voulut voir les pièces du procès et l’étudier. Ellecraignit que le juge Ulysse Moscati, si célèbre pour sa profondescience et la sagacité si supérieure de son esprit, n’eût étévaincu par la beauté de Béatrix et ne la ménageât dans lesinterrogatoires. Il suivit de là que Sa Sainteté lui ôta ladirection de ce procès et la donna à un autre juge plus sévère. Eneffet, ce barbare eut le courage de tourmenter sans pitié un sibeau corps ad toturam capillorum (c’est-à-dire qu’on donna laquestion à Béatrix Cenci en la suspendant par les cheveux).

Pendant qu’elle était attachée à la corde, ce nouveau juge fitparaître devant Béatrix sa belle-mère et ses frères. Aussitôt queGiacomo et la signora Lucrèce la virent :

– Le péché est commis, lui crièrent-ils ; il faut faireaussi la pénitence, et ne pas se laisser déchirer le corps par unevaine obstination.

– Donc vous voulez couvrir de honte notre maison, répondit lajeune fille, et mourir avec ignominie ? Vous êtes dans unegrande erreur ; mais, puisque vous le voulez, qu’il en soitainsi.

Et, s’étant tournée vers les sbires :

– Détachez-moi, leur dit-elle, et qu’on me lise l’interrogatoirede ma mère, j’approuverai ce qui doit être approuvé, et je nieraice qui doit être nié.

Ainsi fut fait ; elle avoua tout ce qui était vrai.Aussitôt on ôta les chaînes à tous, et parce qu’il y avait cinqmois qu’elle n’avait vu ses frères, elle voulut dîner aveceux ; et ils passèrent tous quatre une journée fort gaie.

Mais le jour suivant ils furent séparés de nouveau ; lesdeux frères furent conduits à la prison de Tordinona, et les femmesrestèrent à la prison Savella. Notre saint père le pape, ayant vul’acte authentique contenant les aveux de tous, ordonna que sansdélai ils fussent attachés à la queue de chevaux indomptés et ainsimis à mort.

Rome entière frémit en apprenant cette décision rigoureuse. Ungrand nombre de cardinaux et de princes allèrent se mettre à genouxdevant le pape, le suppliant de permettre à ces malheureux deprésenter leur défense.

– Et eux, ont-ils donné à leur vieux père le temps de présenterla sienne ? répondit le pape indigné.

Enfin, par grâce spéciale, il voulut bien accorder un sursis devingt-cinq jours. Aussitôt les premiers avocats se mirent à écriredans cette cause qui avait rempli la ville de trouble et de pitié.Le vingt-cinquième jour, ils parurent tous ensemble devant SaSainteté. Nicolo De’ Angalis parla le premier, mais il avait àpeine lu deux lignes de sa défense, que Clément VIII l’interrompit:

– Donc, dans Rome, s’écria-t-il, on trouve des hommes qui tuentleur père, et ensuite des avocats pour défendre ceshommes !

Tous restaient muets, lorsque Farinacci osa élever la voix.

– Très-saint-père, dit-il, nous ne sommes pas ici pour défendrele crime, mais pour prouver, si nous le pouvons, qu’un ou plusieursde ces malheureux sont innocents du crime.

Le pape lui fit signe de parler, et il parla trois grandesheures, après quoi le pape prit leurs écritures à tous et lesrenvoya. Comme ils s’en allaient, l’Altieri marchait ledernier ; il eut peur de s’être compromis, et alla se mettre àgenoux devant le pape, disant :

– Je ne pouvais pas faire moins que de paraître dans cettecause, étant avocat des pauvres.

A quoi le pape répondit :

– Nous ne nous étonnons pas de vous, mais des autres.

Le pape ne voulut point se mettre au lit, mais passa toute lanuit à lire les plaidoyers des avocats, se faisant aider en cetravail par le cardinal de Saint-Marcel ; Sa Sainteté paruttellement touchée, que plusieurs conçurent quelque espoir pour lavie de ces malheureux. Afin de sauver les fils, les avocatsrejetaient tout le crime sur Béatrix. Comme il était prouvé dans leprocès que plusieurs fois son père avait employé la force dans undessein criminel, les avocats espéraient que le meurtre lui seraitpardonné, à elle comme se trouvant dans le cas de légitimedéfense ; s’il en était ainsi, l’auteur principal du crimeobtenant la vie, comment ses frères, qui avaient été séduits parelle, pouvaient-ils être punis de mort ?

Après cette nuit donnée à ses devoirs de juge, Clément VIIIordonna que les accusés fussent reconduits en prison, et mis ausecret. Cette circonstance donna de grandes espérances à Rome, quidans toute cette cause ne voyait que Béatrix. Il était avéréqu’elle avait aimé monsignor Guerra, mais n’avait jamaistransgressé les règles de la vertu la plus sévère : on ne pouvaitdonc, en véritable justice, lui imputer les crimes d’un monstre, eton la punirait parce qu’elle avait usé du droit de sedéfendre ! qu’eût-on fait si elle eût consenti ?Fallait-il que la justice humaine vînt augmenter l’infortune d’unecréature si aimable, si digne de pitié et déjà simalheureuse ? Après une vie si triste qui avait accumulé surelle tous les genres de malheurs avant qu’elle eût seize ans,n’avait-elle pas droit enfin à quelques jours moins affreux ?Chacun dans Rome semblait chargé de sa défense. N’eût-elle pas étépardonnée si, la première fois que François Cenci tenta le crime,elle l’eût poignardé ?

Le pape Clément VIII était doux et miséricordieux. Nouscommencions à espérer qu’un peu honteux de la boutade qui lui avaitfait interrompre le plaidoyer des avocats, il pardonnerait à quiavait repoussé la force par la force, non pas, à la vérité, aumoment du premier crime, mais lorsqu’on tentait de le commettre denouveau. Rome tout entière était dans l’anxiété, lorsque le papereçut la nouvelle de la mort violente de la marquise ConstanceSanta Croce. Son fils Paul Santa Croce venait de tuer à coups depoignard cette dame, âgée de soixante ans, parce qu’elle ne voulaitpas s’engager à le laisser héritier de tous ses biens. Le rapportajoutait que Santa Croce avait pris la fuite, et que l’on pouvaitconserver l’espoir de l’arrêter. Le pape se rappela le fratricidedes Massini, commis peu de temps auparavant. Désolée de lafréquence de ces assassinats commis sur de proches parents, SaSainteté ne crut pas qu’il lui fût permis de pardonner. En recevantce fatal rapport sur Santa Croce, le pape se trouvait au palaisMonte Cavallo, où il était le 6 septembre, pour être plus voisin,la matinée suivante, de l’église de Sainte-Marie-des-Anges, où ildevait consacrer comme évêque un cardinal allemand.

Le vendredi à 22 heures (4 heures du soir), il fit appelerFerrante Taverna, gouverneur de Rome, et lui dit ces propresparoles :

– Nous vous remettons l’affaire des Cenci, afin que justice soitfaite par vos soins et sans nul délai.

Le gouverneur revint à son palais fort touché de l’ordre qu’ilvenait de recevoir ; il expédia aussitôt la sentence de mort,et rassembla une congrégation pour délibérer sur le moded’exécution.

Samedi matin, 11 septembre 1599, les premiers seigneurs de Rome,membres de la confrérie des confortatori, se rendirent aux deuxprisons, à Corte Savella, où étaient Béatrix et sa belle-mère, et àTordinona, où se trouvaient Jacques et Bernard Cenci. Pendant toutela nuit du vendredi au samedi, les seigneurs romains qui avaient suce qui se passait ne firent autre chose que de courir du palais deMonte Cavallo à ceux des principaux cardinaux, afin d’obtenir aumoins que les femmes fussent mises à mort dans l’intérieur de laprison, et non sur un infâme échafaud ; et que l’on fît grâceau jeune Bernard Cenci, qui, à peine âgé de quinze ans, n’avait puêtre admis à aucune confidence. Le noble cardinal Sforza s’estsurtout distingué par son zèle dans le cours de cette nuit fatale,mais quoique prince si puissant, il n’a pu rien obtenir. Le crimede Santa Croce était un crime vil, commis pour l’avoir de l’argent,et le crime de Béatrix fut commis pour sauver l’honneur.

Pendant que les cardinaux les plus puissants faisaient tant depas inutiles, Farinacci, notre grand jurisconsulte, a bien eul’audace de pénétrer jusqu’au pape ; arrivé devant SaSainteté, cet homme étonnant a eu l’adresse d’intéresser saconscience, et enfin il a arraché à force d’importunités la vie deBernard Cenci.

Lorsque le pape prononça ce grand mot, il pouvait être quatreheures du matin (du samedi 11 septembre). Toute la nuit on avaittravaillé sur la place du pont Saint-Ange aux préparatifs de cettecruelle tragédie. Cependant toutes les copies nécessaires de lasentence de mort ne purent être terminées qu’à cinq heures dumatin, de façon que ce ne fut qu’à six heures du matin que l’on putaller annoncer la fatale nouvelle à ces pauvres malheureux, quidormaient tranquillement.

La jeune fille, dans les premiers moments, ne pouvait mêmetrouver des forces pour s’habiller. Elle jetait des cris perçantset continuels, et se livrait sans retenue au plus affreuxdésespoir.

– Comment est-ce possible, ah ! Dieu ! s’écriait-elle,qu’ainsi à l’improviste je doive mourir ?

Lucrèce Petroni, au contraire, ne dit rien que de fortconvenable ; d’abord elle pria à genoux, puis exhortatranquillement sa fille à venir avec elle à la chapelle, où ellesdevaient toutes deux se préparer à ce grand passage de la vie à lamort.

Ce mot rendit toute sa tranquillité à Béatrix ; autant elleavait montré d’extravagance et d’emportement d’abord, autant ellefut sage et raisonnable dès que sa belle-mère eut rappelé cettegrande âme à elle-même. Dès ce moment elle a été un miroir deconstance que Rome entière a admiré.

Elle a demandé un notaire pour faire son testament, ce qui lui aété accordé. Elle a prescrit que son corps fût à Saint-Pierre inMontorio ; elle a laissé trois cent mille francs aux Stimâte(religieuses des Stigmates de Saint François) ; cette sommedoit servir à doter cinquante pauvres filles. Cet exemple a ému lasignora Lucrèce, qui, elle aussi, a fait son testament et ordonnéque son corps fût porté à Saint-Georges ; elle a laissé cinqcent mille francs d’aumônes à cette église et fait d’autres legspieux.

A huit heures elles se confessèrent, entendirent la messe, etreçurent la sainte communion. Mais, avant d’aller à la messe, lasignora Béatrix considéra qu’il n’était pas convenable de paraîtresur l’échafaud, aux yeux de tout le peuple, avec les richeshabillements qu’elles portaient. Elle ordonna deux robes, l’unepour elle, l’autre pour sa mère. Ces robes furent faites commecelles des religieuses, sans ornements à la poitrine et auxépaules, et seulement plissées avec des manches larges. La robe dela belle-mère fut de toile de coton noir ; celle de la jeunefille de taffetas bleu avec une grosse corde qui ceignait laceinture.

Lorsqu’on apporta les robes, la signora Béatrix, qui était àgenoux, se leva et dit à la signora Lucrèce :

– Madame ma mère, l’heure de notre passion approche ; ilsera bien que nous nous préparions, que nous prenions ces autreshabits, et que nous nous rendions pour la dernière fois le serviceréciproque de nous habiller.

On avait dressé sur la place du pont Saint-Ange un grandéchafaud avec un cep et une mannaja (sorte de guillotine). Sur lestreize heures (à huit heures du matin), la compagnie de laMiséricorde apporta son grand crucifix à la porte de la prison.Giacomo Cenci sortit le premier de la prison ; il se mit àgenoux dévotement sur le seuil de la porte, fit sa prière et baisales saintes plaies du crucifix. Il était suivi de Bernard Cenci,son jeune frère, qui, lui aussi, avait les mains liées et unepetite planche devant les yeux. La foule était énorme, et il y eutdu tumulte à cause d’un vase qui tomba d’une fenêtre presque sur latête d’un des pénitents qui tenait une torche allumée à côté de labannière.

Tous regardaient les deux frères, lorqu’à l’improviste s’avançale fiscal de Rome, qui dit :

– Signor Bernardo, Notre-Seigneur vous fait grâce de lavie ; soumettez-vous à accompagner vos parents et priez Dieupour eux.

A l’instant ses deux confortatori lui ôtèrent la petite planchequi était devant ses yeux. Le bourreau arrangeait sur la charretteGiacomo Cenci et lui avait ôté son habit afin de pouvoir letenailler. Quand le bourreau vint à Bernard, il vérifia lasignature de la grâce, le délia, lui ôta les menottes, et, comme ilétait sans habit, devant être tenaillé, le bourreau le mit sur lacharrette et l’enveloppa du riche manteau de drap galonné d’or. (Ona dit que c’était le même qui fut donné par Béatrix à Marzio aprèsl’action dans la forteresse de Petrella.) La foule immense quiétait dans la rue, aux fenêtres et sur les toits, s’émut tout àcoup ; on entendait un bruit sourd et profond, on commençait àse dire que cet enfant avait sa grâce.

Les chants des psaumes commencèrent et la procession s’acheminalentement par la place Navonne vers la prison Savella. Arrivée à laporte de la prison, la bannière s’arrêta, les deux femmessortirent, firent leur adoration au pied du saint crucifix etensuite s’acheminèrent à pied l’une à la suite de l’autre. Ellesétaient vêtues ainsi qu’il a été dit, la tête couverte d’un grandvoile de taffetas qui arrivait presque jusqu’à la ceinture.

La signora Lucrèce, en sa qualité de veuve, portait un voilenoir et des mules de velours noir sans talons selon l’usage.

Le voile de la jeune fille était de taffetas bleu, comme sarobe ; elle avait de plus un grand voile de drap d’argent surles épaules, une jupe de drap violet, et des mules de veloursblanc, lacées avec élégance et retenues par des cordons cramoisis.Elle avait une grâce singulière en marchant dans ce costume, et leslarmes venaient dans tous les yeux à mesure qu’on l’apercevaits’avançant lentement dans les derniers rangs de la procession.

Les femmes avaient toutes les deux les mains libres, mais lesbras liés au corps, de façon que chacune d’elles pouvait porter uncrucifix ; elles le tenaient fort près des yeux. Les manchesde leurs robes étaient fort larges, de façon qu’on voyait leursbras, qui étaient couverts d’une chemise serrée aux poignets, commec’est l’usage en ce pays.

La signora Lucrèce, qui avait le cœur moins ferme, pleuraitpresque continuellement ; la jeune Béatrix, au contraire,montrait un grand courage ; et tournant les yeux vers chacunedes églises devant lesquelles la procession passait, se mettait àgenoux pour un instant et disait d’une voix ferme : Adoramus te,Christe !

Pendant ce temps, le pauvre Giacomo Cenci était tenaillé sur sacharrette et montrait beaucoup de constance.

La procession put à peine traverser le bas de la place du pontSaint-Ange, tant était grand le nombre des carrosses et la foule dupeuple. On conduisit sur-le-champ les femmes dans la chapelle quiavait été préparée, on y amena ensuite Giacomo Cenci.

Le jeune Bernard, recouvert de son manteau galonné, fut conduitdirectement sur l’échafaud ; alors tous crurent qu’on allaitle faire mourir et qu’il n’avait pas sa grâce. Ce pauvre enfant eutune telle peur, qu’il tomba évanoui au second pas qu’il fit surl’échafaud. On le fit revenir avec de l’eau fraîche et on le plaçavis-à-vis la mannaja.

Le bourreau alla chercher la signora Lucrèce Petroni ; sesmains étaient liées derrière le dos, elle n’avait plus de voile surles épaules. Elle parut sur la place accompagnée par la bannière,la tête enveloppée dans le voile de taffetas noir ; là ellefit sa réconciliation avec Dieu et elle baisa les saintes plaies.on lui dit de laisser ses mules sur le pavé ; comme elle étaitfort grosse, elle eut quelque peine à monter. Quand elle fut surl’échafaud et qu’on lui ôta le voile de taffetas noir, ellesouffrit beaucoup d’être vue avec les épaules et la poitrinedécouvertes ; elle se regarda, puis regarda la mannaja, et, ensigne de résignation, leva lentement les épaules ; les larmeslui vinrent aux yeux, elle dit : O mon Dieu !… Et vous, mesfrères, priez pour mon âme.

Ne sachant ce qu’elle avait à faire, elle demanda à Alexandre,premier bourreau, comment elle devrait se comporter. Il lui dit dese placer à cheval sur la planche du cep. Mais ce mouvement luiparut offensant pour la pudeur, et elle mit beaucoup de temps à lefaire. (Les détails qui suivent sont tolérables pour le publicitalien, qui tient à savoir toutes choses avec la dernièreexactitude ; qu’il suffise au lecteur français de savoir quela pudeur de cette pauvre femme fit qu’elle se blessa à lapoitrine ; le bourreau montra la tête au peuple et ensuitel’enveloppa dans le voile de taffetas noir).

Pendant qu’on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille,un échafaud chargé de curieux tomba, et beaucoup de gens furenttués. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Béatrix.

Quand Béatrix vit la bannière revenir vers la chapelle pour laprendre, elle dit avec vivacité :

– Madame ma mère est-elle bien morte ?

On lui répondit que oui ; elle se jeta à genoux devant lecrucifix et pria avec ferveur pour son âme. Ensuite elle parla hautet pendant longtemps au crucifix.

– Seigneur, tu es retourné pour moi, et moi je te suivrai debonne volonté, ne désespérant pas de ta miséricorde pour mon énormepéché, etc.

Elle récita ensuite plusieurs psaumes et oraisons toujours à lalouange de Dieu. Quand enfin le bourreau parut devant elle avec unecorde, elle dit :

– Lie ce corps qui doit être châtié, délie cette âme qui doitarriver à l’immortalité et à une gloire éternelle.

Alors elle se leva, fit la prière, laissa ses mules au bas del’escalier, et, montée sur l’échafaud, elle passa lestement lajambe sur la planche, posa le cou sous la mannaja, et s’arrangeaparfaitement bien elle-même pour éviter d’être touchée par lebourreau. Par la rapidité de ses mouvements, elle évita qu’aumoment où son voile de taffetas lui fût ôté le public aperçût sesépaules et sa poitrine. Le coup fut longtemps à être donné, parcequ’il survint un embarras. Pendant ce temps, elle invoquait à hautevoix le nom de Jésus-Christ et de la très-sainte Vierge. Le corpsfit un grand mouvement au moment fatal. Le pauvre Bernard Cenci,qui était toujours resté assis sur l’échafaud, tomba de nouveauévanoui, et il fallut plus d’une grosse demi-heure à sesconfortatori pour le ranimer. Alors parut sur l’échafaud JacquesCenci, mais il faut encore passer sur des détails trop atroces.Jacques Cenci fut assommé (mazzolato).

Sur-le-champ, on reconduisit Bernard en prison, il avait uneforte fièvre, on le saigna.

Quant aux pauvres femmes, chacune fut accommodée dans sa bière,et déposée à quelques pas de l’échafaud, auprès de la statue deSaint-Paul, qui est la première à droite sur le pont Saint-Ange.Elles restèrent là jusqu’à quatre heures et un quart après midi.Autour de chaque bière brûlaient quatre cierges de cireblanche.

Ensuite, avec ce qui restait de Jacques Cenci, elles furentportées au palais du consul de Florence. A neuf heures et un quartdu soir, le corps de la jeune fille, recouvert de ses habits etcouronné de fleurs avec profusion, fut porté à Saint-Pierre inMontorio. Elle était d’une ravissante beauté ; on eût ditqu’elle dormait. Elle fut enterrée devant le grand autel et laTransfiguration de Raphaël d’Urbin. Elle était accompagnée decinquante gros cierges allumés et de tous les religieuxfranciscains de Rome.

Lucrèce Petroni fut portée, à dix heures du soir, à l’église deSaint-Georges. Pendant cette tragédie, la foule futinnombrable ; aussi loin que le regard pouvait s’étendre, onvoyait les rues remplies de carrosses et de peuple, leséchafaudages, les fenêtres et les toits remplis de curieux. Lesoleil était d’une telle ardeur ce jour-là que beaucoup de gensperdirent connaissance. Un nombre infini prit la fièvre ; etlorsque tout fut terminé, à dix-neuf heures (deux heures moins unquart), et que la foule se dispersa, beaucoup de personnes furentétouffées, d’autres écrasées par les chevaux. Le nombre de mortsfut très considérable.

La signora Lucrèce Petroni était plutôt petite que grande, et,quoique âgée de cinquante ans, elle était encore fort bien. Elleavait de fort beaux traits, le nez petit, les yeux noirs, le visagetrès blanc avec de belles couleurs ; elle avait peu de cheveuxet ils étaient châtains.

Béatrix Cenci, qui inspirera des regrets éternels, avaitjustement seize ans ; elle était petite ; elle avait unjoli embonpoint et des fossettes au milieu des joues, de façon que,morte et couronnée de fleurs, on eût dit qu’elle dormait et mêmequ’elle riait, comme il lui arrivait fort souvent quand elle étaiten vie. Elle avait la bouche petite, les cheveux blonds etnaturellement bouclés. En allant à la mort ces cheveux blonds etbouclés lui retombaient sur les yeux, ce qui donnait une certainegrâce et portait à la compassion.

Giacomo Cenci était de petite taille, gros, le visage blanc etla barbe noire ; il avait vingt-six ans à peu près quand ilmourut.

Bernard Cenci ressemblait tout à fait à sa sœur, et comme ilportait les cheveux longs comme elle, beaucoup de gens, lorsqu’ilparut sur l’échafaud, le prirent pour elle.

Le soleil avait été si ardent, que plusieurs des spectateurs decette tragédie moururent dans la nuit, et parmi eux UbaldinoUbaldini, jeune homme d’une rare beauté et qui jouissait auparavantd’une parfaite santé. Il était frère du signor Renzi, si connu dansRome. Ainsi les ombres des Cenci s’en allèrent bienaccompagnées.

Hier, qui fut mardi 14 septembre 1599, les pénitents de SanMarcello, à l’occasion de la fête de Sainte-Croix, usèrent de leurprivilège pour délivrer de la prison le signor Bernard Cenci, quis’est obligé de payer dans un an quatre cent mille francs à la trèssainte trinité du pont Sixte.

(Ajouté d’une autre main)

C’est de lui que descendent François et Bernard Cenci qui viventaujourd’hui.

Le célèbre Farinacci, qui, par son obstination, sauva la vie dujeune Cenci, a publié ses plaidoyers. Il donne seulement un extraitdu plaidoyer numéro 66, qu’il prononça devant Clément VIII enfaveur des Cenci. Ce plaidoyer, en langue latine, formerait sixgrandes pages, et je ne puis le placer ici, ce dont j’ai le regret,il peint les façons de penser de 1599 ; il me semble fortraisonnable. Bien des années après l’an 1599, Farinacci, enenvoyant ses plaidoyers à l’impression, ajouta une note à celuiqu’il avait prononcé en faveur des Cenci : Omnes fuerunt ultimosupplicio effecti, excepto Bernardo qui ad triremes cum bonorumconfiscatione condemnatus fuit, ac etiam ad interessendum aliorummorti prout interfuit. La fin de cette note latine est touchante,mais je suppose que le lecteur est las d’une si longuehistoire.

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