Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 17GÉOGRAPHIE ET GÉOLOGIE.

 

Nous nous reposâmes environ une heure sousl’ombre fraîche, pendant que nos chevaux se refaisaient aux dépensde l’excellent pâturage qui croissait abondant autour d’eux. Nouscausions du pays curieux que nous étions en train detraverser ; curieux sous le rapport de sa géographie, de sagéologie, de sa botanique et de son histoire ; curieux enfinsous tous les rapports. Je suis, je puis le dire, un voyageur deprofession. J’éprouvais un vif intérêt à me renseigner sur lescontrées sauvages qui s’étendaient à des centaines de milles autourde nous ; et il n’y avait pas d’homme plus capable dem’instruire à cet égard que mon interlocuteur. Mon voyage en avalde la rivière m’avait très peu initié à la physionomie du pays.J’étais à cette époque, ainsi que je l’ai dit, dévoré par lafièvre ; et ce que j’avais pu voir n’avait laissé dans mamémoire que des souvenirs confus comme ceux d’un songe. Maisj’avais repris possession de toutes mes facultés, et les paysagesque nous traversions tantôt charmants et revêtus des richessesméridionales, tantôt sauvages, accidentés, pittoresques, frappaientvivement mon imagination.

L’idée que cette partie du pays avait étéoccupée autrefois par les compagnons de Cortez, ainsi que leprouvaient de nombreuses ruines ; qu’elle avait été reconquisepar les sauvages, ses anciens possesseurs ; l’évocation desscènes tragiques qui avaient dû accompagner cette reprise depossession, inspiraient une foule de pensées romanesques auxquellesles réalités qui nous environnaient formaient un admirable cadre.Séguin était communicatif, d’une intelligence élevée, et ses vuesétaient pleines de largeur. L’espoir d’embrasser bientôt sonenfant, si longtemps perdue, soutenait en lui la vie. Depuis biendes années, il ne s’était pas senti aussi heureux.

– C’est vrai, dit-il répondant à une de mesquestions, on connaît bien peu de choses de toute cette contrée, audelà des établissements mexicains. Ceux qui auraient pu en dresserla carte géographique n’ont pas accompli cette tâche. Ils étaienttrop absorbés dans la recherche de l’or ; et leurs misérablesdescendants, comme vous avez pu le voir, sont trop occupés à sevoler les uns les autres, pour s’inquiéter d’autre chose. Ils nesavent rien de leur pays au delà des bornes de leurs domaines, etle désert gagne tous les jours sur eux. Tout ce qu’ils en savent,c’est que c’est de ce côté que viennent leurs ennemis, qu’ilsredoutent comme les enfants craignent le loup et Croquemitaine.

– Nous sommes ici, continua Séguin, à peu prèsau centre du continent : au cœur du Sahara américain. LeNouveau-Mexique est une oasis, rien de plus. Le désert l’environned’une ceinture de plusieurs centaines de milles de largeur ;dans certaines directions, vous pouvez faire mille milles, à partirdu Del-Norte, sans rencontrer un point ferme. L’oasis de New-Mexicodoit son existence aux eaux fertilisantes du Del-Norte. C’est leseul point habité par les blancs, entre la rive droite deMississipi et les bords de l’océan Pacifique, en Californie. Vous yêtes arrivé en traversant un désert, n’est-ce pas ?

– Oui. Et, à mesure que nous nous éloignionsdu Mississipi en nous rapprochant des montagnes Rocheuses, le paysdevenait de plus en plus stérile. Pendant les trois cents derniersmilles environ, nous pouvions à peine trouver l’eau et l’herbenécessaires à nos animaux. Mais est-ce qu’il en est ainsi au nordet au sud de la route que nous avons suivie ?

Au nord et au sud, pendant plus d’un millierde milles, depuis les plaines du Texas jusqu’aux lacs du Canada,tout le long de la baie des montagnes Rocheuses, et jusqu’à moitiéchemin des établissements qui bordent le Mississipi, vous netrouverez pas un arbre, pas un brin d’herbe.

– Et à l’ouest des montagnes ?

– Quinze cents milles de désert en longueursur à peu près sept ou huit cents de large. Mais la contrée del’ouest présente un caractère différent. Elle est plus accidentée,plus montagneuse, et, si cela est possible, plus désolée encoredans son aspect. Les feux volcaniques ont eu là une action pluspuissante, et, quoique des milliers d’années se soient écouléesdepuis que les volcans sont éteints, les roches ignées, à beaucoupd’endroits, semblent appartenir à un soulèvement tout récent. Lescouleurs de la lave et des scories qui couvrent les plaines àplusieurs milles d’étendue, dans certains endroits n’ont subiaucune modification sous l’action végétale ou climatérique. Je disque l’action climatérique n’a eu aucun effet, parce qu’ellen’existe pour ainsi dire pas dans cette région centrale.

– Je ne vous comprends pas.

– Voici ce que je veux dire : leschangements atmosphériques sont insensibles ici ; rarement ily a pluie ou tempête. Je connais tels districts où pas une goutted’eau n’est tombée dans le cours de plusieurs années.

– Et pouvez-vous vous rendre compte de cephénomène ?

– J’ai ma théorie ; peut-être nesemblerait-elle pas satisfaisante au météorologiste savant ;mais je veux vous l’exposer.

Je prêtai l’oreille avec attention, car jesavais que mon compagnon était un homme de science, d’expérience etd’observation, et les sujets du genre de ceux qui nous occupaientm’avaient toujours vivement intéressé. Il continua :

– Il ne peut y avoir de pluie s’il n’y a pasde vapeur dans l’air. Il ne peut y avoir de vapeur dans l’air s’iln’y a pas d’eau sur la terre pour la produire. Ici, l’eau est rare,et pour cause.

Cette région du désert est à une grandehauteur ; c’est un plateau très élevé. Le point où nous sommesest à près de 6,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. De là, larareté des sources qui, d’après les lois de l’hydraulique, doiventêtre alimentées par des régions encore plus élevées ; or, iln’en existe pas sur ce continent. Supposez que je puisse couvrir cepays d’une vaste mer, entourée comme d’un mur par ces hautesmontagnes qui le traversent ; et cette mer a existé, j’en suisconvaincu, à l’époque de la création de ces bassins. Supposez queje crée une telle mer sans lui laisser aucune voie d’écoulement,sans le moindre ruisseau d’épuisement ; avec le temps, elleirait se perdre dans l’Océan, et laisserait la contrée dans l’étatde sécheresse où vous la voyez aujourd’hui.

– Mais comment cela ! parl’évaporation ?

– Au contraire ; l’absence d’évaporationserait la cause de leur épuisement. Et je crois que c’est ainsi queles choses se sont passées.

– Je ne saurais comprendre cela.

– C’est très simple. Cette région, nousl’avons dit, est très élevée ; en conséquence, l’atmosphèreest froide, et l’évaporation s’y produit avec moins d’énergie quesur les eaux de l’Océan. Maintenant, il s’établira entre l’Océan etcette mer intérieure, un échange de vapeurs par le moyen des ventset des courants d’air ; car c’est ainsi seulement que le peud’eau qui arrive sur ces plateaux peut parvenir. Cet échange seranécessairement en faveur des mers intérieures, puisque leurpuissance d’évaporation est moindre, et pour d’autres causesencore. Nous n’avons pas le temps de procéder à une démonstrationrégulière de ce résultat. Admettez-le, quant à présent, vous yréfléchirez plus tard à loisir.

– J’entrevois la vérité ; je vois ce quise passe.

– Que suit-il de là ? Ces mersintérieures se rempliront graduellement jusqu’à qu’elles débordent.La première petite rigole qui passera par-dessus le bord sera lesignal de leur destruction. L’eau se creusera peu à peu un canal àtravers le mur des montagnes ; tout petit d’abord, puisdevenant de plus en plus large et profond sous l’incessante actiondu flot, jusqu’à ce que, après nombre d’années, – de siècles, – decentaines de siècles, de milliers, peut-être, une grande ouverturecomme celle-ci (et Séguin me montrait le cañon) soitpratiquée ; et bientôt la plaine aride que nous voyonsderrière sera livrée à l’étude du géologue étonné.

– Et vous pensez que les plaines situées entreles Andes et les montagnes Rocheuses sont des lits desséchés demers ?

– Je n’ai pas le moindre doute à cet égard.Après le soulèvement de ses immenses murailles, les cavitésnécessairement remplies par les pluies de l’Océan, formèrent desmers ; d’abord très basses, puis de plus en plus profondes,jusqu’à ce que leur niveau atteignit celui des montagnes qui leurservaient de barrière, et que, comme je vous l’ai expliqué, ellesse frayassent un chemin pour retourner à l’Océan.

– Mais est-ce qu’il n’existe pas encore unemer de ce genre ?

– Le grand Lac Salé ? Oui, c’en est une.Il est situé au nord-ouest de l’endroit où nous sommes. Ce n’estpas seulement une mer, mais tout un système de lacs, de sources, derivières, les unes salées les autres d’eau douce ; et ces eauxn’ont aucun écoulement vers l’Océan. Elles sont barrées par descollines et des montagnes qui constituent dans leur ensemble unsystème géographique complet.

– Est-ce que cela ne détruit pas votrethéorie ?

– Non. Le bassin où ce phénomène se produitest beaucoup moins élevé que la plupart des plateaux du désert. Lapuissance d’évaporation équilibre l’apport de ces sources et de cesrivières, et conséquemment neutralise leur effet, c’est-à-dire quedans l’échange de vapeurs qui se fait avec l’Océan, ce bassin donneautant qu’il reçoit. Cela tient moins encore à son peu d’élévationqu’à l’inclinaison particulière des montagnes qui y versent leurseaux. Placez-le dans une situation plus froide, coeterisparibus, et avec le temps, l’eau se creusera un canald’épuisement. Il en est de ce lac comme de la mer Caspienne, de lamer d’Aral, de la mer Morte. Non, mon ami, l’existence du grand LacSalé ne contrarie pas ma théorie. Autour de ses bords le pays estfertile ; fertile à cause des pluies dont il est redevable auxmasses d’eau qui l’entourent. Ces pluies ne se produisent que dansun rayon assez restreint, et ne peuvent agir sur toute la régiondes déserts qui restent secs et stériles à cause de leur grandedistance de l’Océan.

– Mais les vapeurs qui s’élèvent de l’Océan nepeuvent-elles venir jusqu’au désert ?

– Elles le peuvent, comme je vous l’ai dit,dans une certaine mesure ; autrement il n’y pleuvrait jamais.Quelquefois, sous l’influence de quelque cause extraordinaire,telle que des vents violents, les nuages arrivent par massesjusqu’au centre du continent. Alors vous avez des tempêtes, et deterribles tempêtes ! Mais, généralement, ce sont seulement lesbords des nuages qui arrivent jusque-là, et ces lambeaux de nuagescombinés avec les vapeurs, résultant de l’évaporation propre dessources et des rivières du pays, fournissent toute la pluie qui ytombe. Les grandes masses de vapeur qui s’élèvent du Pacifique etse dirigent vers l’est, s’arrêtent d’abord sur les côtes et ydéposent leurs eaux ; celles qui s’élèvent plus haut etdépassent le sommet des montagnes vont plus loin, mais elles sontarrêtées, à cent milles de là, par les sommets plus élevés de lasierra Nevada, où elles se condensent et retournent en arrière versl’Océan, par les cours du Sacramento et du San-Joachim. Il n’y aque la bordure de ces nuages qui, s’élevant encore plus haut etéchappant à l’attraction de la Nevada, traverse et vient s’abattresur le désert. Qu’en résulte-t-il ? L’eau n’est pas plutôttombée qu’elle est entraînée vers la mer par le Gila et leColorado, dont les ondes grossies fertilisent les pentes de laNevada ; pendant ce temps, quelques fragments, échappésd’autres masses de nuages, apportent un faible tribut d’humiditéaux plateaux arides et élevés de l’intérieur, et se résolvent enpluie ou en neige sur les pics des montagnes Rocheuses. De là lessources des rivières qui coulent à l’est et à l’ouest ; de làles oasis, semblables à des parcs que l’on rencontre au milieu desmontagnes. De là les fertiles vallées du Del-Norte et des autrescours d’eau qui couvrent ces terres centrales de leurs nombreuxméandres. Les nuages qui s’élèvent de l’Atlantique agissent de lamême manière en traversant la chaîne des Alleghanis. Après avoirdécrit un grand arc de cercle autour de la terre, ils se condensentet tombent dans les vallées de l’Ohio et du Mississipi. De quelquecôté que vous abordiez ce grand continent, à mesure que vous Vousapprochez du centre, la fertilité diminue et cela tient uniquementau manque d’eau. En beaucoup d’endroits, partout où l’on peutapercevoir une trace d’herbe, le sol renferme tous les élémentsd’une riche végétation. Le docteur vous le dira : il l’aanalysé.

– Ya ! ya ! cela est vrai,se contenta d’affirmer le docteur.

– Il y a beaucoup d’oasis, continua Séguin, etdès qu’on a de l’eau pour pouvoir arroser, une végétationluxuriante apparaît aussitôt. Vous avez dû remarquer cela ensuivant le cours inférieur de la rivière, et c’est ainsi que leschoses se passaient dans les établissements espagnols sur les rivesdu Gila.

– Mais pourquoi ces établissements ont-ils étéabandonnés ? demandai-je, n’ayant jamais entendu assigneraucune cause raisonnable à la dispersion de ces florissantescolonies.

– Pourquoi ! répondit Séguin avec uneénergie marquée, pourquoi ! Tant qu’une race autre que la raceibérienne n’aura pas pris possession de cette terre, l’Apache, leNavajo et le Comanche, les vaincus de Cortez, et quelquefois sesvainqueurs chasseront les descendants de ces premiers conquérantsdu Mexique. Voyez, les provinces de Sonora, de Chihuahua, à moitiédépeuplées ! Voyez le Nouveau-Mexique : ses habitants nevivent que par tolérance ; il semble qu’ils ne cultivent laterre que pour leurs ennemis, qui prélèvent sur eux un tributannuel ! – Mais, allons ! le soleil nous dit qu’il esttemps de partir ; allons ! Montez à cheval ; nouspouvons suivre la rivière, continua-t-il. Il n’a pas plu depuisquelque temps et l’eau est basse ; autrement il nous auraitfallu faire quinze milles à travers la montagne. Tenez-vous prèsdes rochers ! Marchez derrière moi !

Cet avertissement donné, il entra dans lecañon ; je le suivis, ainsi que Godé et ledocteur.

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