Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 20UN COUP À LA TELL.

 

Tous les regards se portèrent sur l’Indien.Pendant toute la scène que je viens de décrire, il était demeuréspectateur silencieux et calme, et maintenant il avait les yeuxbaissés vers le sol et semblait chercher quelque chose. Un petitconvolvulus, connu sous le nom de gourde de la prairie,était à ses pieds ; rond de la grosseur environ d’une orange,et à peu près de la même couleur. Il se baissa et le ramassa. Aprèsl’avoir examiné, il le soupesa comme pour en calculer le poids. Queprétend-il faire de cela ? Veut-il le lancer en l’air et letraverser d’une balle pendant qu’il retombera ! Quelle peutêtre son intention ? Chacun observe ses mouvements en silence.Presque tous les chasseurs de scalps, cinquante à soixante, sontgroupés autour de lui. Séguin seul est occupé, avec le docteur etquelques hommes, à dresser une tente à quelque distance. Garey setient de côté, quelque peu fier de son triomphe, mais non exemptd’appréhensions. Le vieux Rubé est retourné à son feu, et s’est misen train de ronger un nouvel os. La petite gourde paraît satisfairel’Indien. Un long morceau d’os, un fémur d’aigle, curieusementsculpté, et percé de trous comme un instrument de musique, estsuspendu à son cou. Il le porte à ses lèvres, en bouche tous lestrous avec ses doigts et fait entendre trois notes aiguës etstridentes, formant une succession étrange. Puis il laisse retomberl’instrument, et regarde à l’est dans la profondeur des bois. Lesyeux de tous les assistants se portent dans la même direction. Leschasseurs, dont la curiosité est excitée par ce mystère, gardent lesilence et ne parlent qu’à voix basse. Les trois notes sontrépétées comme par un écho. Il est évident que l’Indien a uncompagnon dans le bois, et nul parmi ceux qui sont là ne semble enavoir connaissance, à l’exception d’un seul cependant, le vieuxRubé.

– Attention, enfants ! s’écrie celui-ciregardant par-dessus son épaule. Je gagerais cet os contre unegrillade de bœuf que vous allez voir la plus jolie fille que vosyeux aient jamais rencontrée.

Personne ne répond : nous sommes toustrop attentifs à ce qui va se passer. Un bruit se fait entendre,comme celui de buissons qu’on écarte ; puis les pas d’un piedléger, et le craquement des branches sèches. Une apparitionbrillante se montre au milieu du feuillage : une femmes’avance à travers les arbres. C’est une jeune fille indienne dansun costume étrange et pittoresque. Elle sort du fourré et marcherésolument vers la foule. L’étonnement et l’admiration se peignentdans tous les regards. Nous examinons tous sa taille, sa figure etson singulier costume.

Il y a de l’analogie entre ses vêtements etceux de l’Indien, auquel elle ressemble d’ailleurs sous tous lesautres rapports. Sa tunique est d’une étoffe plus fine, en peau defaon, richement ornée et rehaussée de plumes brillantes de toutescouleurs. Cette tunique descend jusqu’au milieu des cuisses et setermine par une bordure de coquillages qui s’entrechoquent, avec unléger bruit de castagnettes, à chacun de ses mouvements. Ses jambessont entourées de guêtres de drap rouge, bordées comme la tunique,et descendant jusqu’aux chevilles où elles rencontrent les attachesdes mocassins blancs, brodés de plumes de couleur et serrant lepied dont la petitesse est remarquable. Une ceinture devampum retient la tunique autour de la taille, faisantvaloir le développement d’un buste bien formé, et les courbesgracieuses d’un beau corps de femme. Sa coiffure est semblable àcelle de son compagnon, mais plus petite et plus légère ; sescheveux, comme ceux de l’Indien, pendent sur ses épaules etdescendent presque jusqu’à terre. Plusieurs colliers de différentescouleurs interrompent seuls la nudité de son cou, de sa gorge etd’une partie de sa poitrine. L’expression de sa physionomie estélevée et noble. La ligne des yeux est oblique ; les lèvresdessinent une double courbure ; le cou est plein et rond. Sonteint est celui des Indiens : mais l’incarnat perce à traversla peau brune de ses joues, et donne à ses traits cette expressionparticulière que l’on remarque chez les quarteronnes des IndesOccidentales. C’est une jeune fille, mais arrivée à son pleindéveloppement ; c’est un type de santé florissante et debeauté sauvage. Elle s’avance au milieu des murmures d’admirationde tous les hommes. Sous ces blouses de chasse plus d’un cœur batqui n’est guère habitué d’ordinaire à s’occuper des charmes de labeauté.

L’attitude de Garey, en ce moment, me frappa.Sa figure est décomposée, le sang a quitté ses joues, ses lèvressont blanches et serrées, et ses yeux s’environnent d’un cerclenoir. Ils expriment la colère et un autre sentiment encore. Est-cede la jalousie ? Oui ! Il s’est placé derrière un de sescamarades comme pour éviter d’être vu. Une de ses mains caresseinvolontairement le manche de son couteau ; l’autre serre lecanon de son fusil comme s’il voulait l’écraser entre sesdoigts.

La jeune fille s’approche. L’Indien luiprésente la gourde, lui dit quelques mots dans une langue qui m’estinconnue. Elle prend la gourde sans faire aucune réponse et sedirige, sur l’indication qui lui en est donnée, vers la placeprécédemment occupée par Rubé. Arrivée auprès de l’arbre qui marquele but, elle s’arrête et se retourne, comme avait fait le trappeur.Il y avait quelque chose de si dramatique, de si théâtral dans toutce qui se passait, que jusque-là nous avions tous attendu ledénoûment en silence. Nous crûmes comprendre alors de quoiil s’agissait, et les hommes commencèrent à échanger quelquesparoles.

– Il va enlever cette gourde d’entre lesdoigts de la fille, dit un chasseur.

– Ce n’est pas une grande affaire, après tout,ajouta un autre ; et telle était l’opinion intime de laplupart de ceux qui étaient là.

– Ouache ! il n’aura pas battu Garey s’ilne fait que ça, s’écrie un troisième.

Quelle fut notre stupéfaction lorsque nousvîmes la jeune fille retirer sa coiffure de plumes, placer lagourde sur sa tête, croiser ses bras sur sa poitrine, et se teniren face de nous aussi calme, aussi immobile que si elle eût étéincrustée dans l’arbre. Un murmure courut dans la foule. L’Indienlevait son fusil pour viser ; tout à coup un homme seprécipite vers lui pour l’empêcher d’ajuster. C’est Garey.

– Non, vous ne ferez pas cela !Non ! crie-t-il, relevant le fusil baissé. – Elle m’a trahi,cela est clair ; mais je ne voudrais pas voir la femme qui m’aaimé autrefois, ou qui m’a dit qu’elle m’aimait, courir un pareildanger. Non ! Bill Garey n’est pas homme à assistertranquillement à un semblable spectacle.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écrie l’Indiend’une voix de tonnerre. Qui donc ose ainsi se mettre devantmoi ?

– Moi, je l’ose, répond Garey. Elle vousappartient maintenant, je suppose. Vous pouvez l’emmener où bonvous semblera, et prendre cela aussi, ajouta-t-il en arrachant deson cou le porte-pipe brodé en le jetant aux pieds de l’Indien,mais vous ne tirerez pas sur elle tant que je serai là pourl’empêcher.

– De quel droit venez-vousm’interrompre ? Ma sœur n’a aucune crainte, et….

– Votre sœur !

– Oui, ma sœur.

– C’est votre sœur ? demanda Garey avecanxiété. Les manières et la physionomie du chasseur ont entièrementchangé d’expression.

– C’est ma sœur ; je vous l’ai dit.

– Êtes-vous donc El-Sol ?

– C’est mon nom.

– Je vous demande pardon ; mais….

– Je vous pardonne. Laissez-moi continuer.

– Oh ! monsieur, ne faites pas cela.Non ! non ! C’est votre sœur, et je reconnais que vousavez tous droits sur elle ; mais ce n’est pas nécessaire. J’aientendu parler de votre adresse ; je me reconnais battu. Pourla grâce de Dieu, ne risquez pas cela ! Par l’attachement quevous lui portez, ne le faites pas !

– Il n’y a aucun danger. Je veux vous le fairevoir.

– Non, non ! Si vous voulez tirer, ehbien, laissez-moi prendre sa place ; je tiendrai lagourde : laissez-moi faire ! dit le chasseur d’une voixentrecoupée et suppliante.

– Holà ! Billye ; de quoidiable t’inquiètes-tu ? dit Rubé intervenant. Ôte-toi delà ! laisse-nous voir le coup. J’en ai déjà entendu parler. Net’effarouche pas, nigaud ! il va enlever cela comme un coup devent, tu verras !

Et le vieux trappeur en disant cela, prit soncamarade par le bras, et le retira de devant l’Indien.

Pendant tout ce temps, la jeune fille étaitrestée en place, semblant ne pas comprendre la cause de cetteinterruption. Garey lui avait tourné le dos, et la distance, jointeà deux années de séparation, l’avait sans doute empêchée de lereconnaître. Avant que Garey eût pu essayer de s’interposer denouveau, le fusil de l’Indien était à l’épaule et abaissé. Sondoigt touchait la détente et son œil fixait le point de mire. Ilétait tard pour intervenir. Tout essai de ce genre eût pu avoir unrésultat mortel. Le chasseur vit cela, en se retournant, et,s’arrêtant soudain par un effort violent, il demeura immobile etsilencieux. Il y eut un moment d’attente terrible pour tous ;un moment d’émotion profonde. Chacun retenait son souffle ;tous les yeux étaient fixés sur le fruit jaune, pas plus grosqu’une orange, ainsi que je l’ai dit. – Mon Dieu ! le coup nepartira-t-il donc pas ? Il partit. L’éclair, la détonation, laligne de feu, un hourra effrayant, l’élan de la foule en avant,tout cela fut simultané. La boule traversée était emportée ;la jeune fille se tenait debout, saine et sauve. Je courus commeles autres. La fumée pour un instant, m’empêcha de voir. J’entendisles notes stridentes du sifflet de l’Indien. Je regardai devantmoi, la jeune fille avait disparu : Nous courûmes vers laplace qu’elle avait occupée ; nous entendîmes un froissementsous le bois, et le bruit des pas qui s’éloignaient. Mais, retenuspar un sentiment délicat de réserve, et craignant de mécontenterson frère, personne de nous ne tenta de la suivre. Les morceaux dela gourde furent trouvés par terre. Ils portaient la marque de laballe qui s’était enfoncée dans le tronc de l’arbre ; l’un deschasseurs se mit en devoir de l’en extraire avec la pointe de soncouteau.

Quand nous revînmes sur nos pas, l’Indiens’était éloigné et se tenait auprès de Séguin, avec qui il causaitfamilièrement. Comme nous rentrions dans le camp, je vis Garey quise baissait et ramassait un objet brillant. C’était son gaged’amour qu’il replaçait avec soin autour de son cou à la placeaccoutumée. À sa physionomie et à la manière dont il le caressaitde la main, on pouvait juger que le chasseur considérait cesouvenir avec plus de complaisance et de respect que jamais.

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