Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 23EL-SOL ET LA LUNA.

 

– Venez, dit Séguin en me touchant le bras,notre souper est prêt, je vois le docteur qui nous appelle.

Je me rendis avec empressement à cetteinvitation, car l’air frais du soir avait aiguisé mon appétit. Nousnous dirigeâmes vers la tente devant laquelle un feu était allumé.Près de ce feu, le docteur, assisté par Godé et un péonpueblo, mettait la dernière main à un savoureux souper, dontune partie avait été déjà transportée sous la tente. Nous suivîmesles plats, et prîmes place sur nos selles, nos couvertures et nosballots qui nous servaient de sièges.

– Vraiment, docteur, dit Séguin, vous avezfait preuve ce soir d’un admirable talent comme cuisinier. C’est unsouper de Lucullus.

– Oh ! mon gabitaine, ch’ai vait de monmieux ; M. Cauté m’a tonné un pon goup te main.

– Eh bien, M. Haller et moi nous feronshonneur à vos plats. Attaquons-le.

– Oui, oui ! bien, monsieur Capitaine,dit Godé arrivant, tout empressé, avec une multitude deviandes.

Le Canadien était dans son élément toutes lesfois qu’il y avait beaucoup à cuire et à manger.

Nous fûmes bientôt aux prises avec de tendresfilets de vache sauvage, des tranches rôties de venaison, deslangues séchées de buffalo, des tortillas et ducafé. Le café et les tortillas étaient l’ouvrage duPueblo, qui était le professeur de Godé dans ces sortes depréparations. Mais Godé avait un plat de choix, un petitmorceau en réserve, qu’il apporta d’un air touttriomphant.

– Voici, messieurs ! s’écria-t-il en leposant devant nous.

– Qu’est-ce que c’est, Godé ?

– Une fricassée, monsieur.

– Fricassée de quoi ?

– De grenouilles : ce que les Yankeesappellent bull-frogs (grenouilles-bœuf)…

– Une fricassée debull-frogs ?

– Oui, oui, mon maître. Envoulez-vous ?

– Non, je vous remercie.

– J’en accepterai, monsieur Godé, ditSéguin.

– Ich, ich ! mons Godé ;les crénouilles sont très pons mancher. Et le docteur tendit sonassiette pour être servi.

Godé, en suivant le bord de la rivière, étaittombé sur une mare pleine de grenouilles énormes, et cettefricassée était le produit de sa récolte. Je n’avais point encoreperdu mon antipathie nationale pour les victimes de l’anathème desaint Patrick, et, au grand étonnement du voyageur, je refusai deprendre part au régal.

Pendant la causerie du souper, je recueillissur l’histoire du docteur quelques détails qui, joints à ce quej’en avais appris déjà, m’inspirèrent pour ce brave naturaliste ungrand intérêt. Jusqu’à ce moment, je n’aurais pas cru qu’un hommede ce caractère pût se trouver dans la compagnie de gens comme leschasseurs de scalps. Quelques détails qui me furent donnés alorsm’expliquèrent cette anomalie. Il s’appelait Reichter, FriedrichReichter. Il était de Strasbourg, et avait exercé la médecine avecsuccès dans cette cité des cloches. L’amour de la science, etparticulièrement de la botanique, l’avait entraîné bien loin de sademeure des bords du Rhin. Il était parti pour lesÉtats-unis ; de là il s’était dirigé vers les régions les plusreculées de l’Ouest, pour faire la classification de la flore deces pays perdus. Il avait passé plusieurs années dans la grandevallée du Mississipi ; et, se joignant à une des caravanes deSaint-Louis, il était venu à travers les prairies jusqu’à l’oasisdu New-Mexico. Dans ses courses scientifiques le long du Del-Norte,il avait rencontré les chasseurs de scalps, et, séduit parl’occasion qui s’offrait à lui de pénétrer dans les régionsinexplorées jusqu’alors par les amants de la science, il avaitoffert de suivre la bande. Cette offre avait été acceptée avecempressement, à cause des services qu’il pouvait rendre commemédecin ; et depuis deux ans, il était avec eux ;partageant leurs fatigues et leurs dangers. Il avait traversé biendes aventures périlleuses, souffert bien des privations, poussé parl’amour de son étude favorite, et peut-être aussi par les rêves dutriomphe que lui vaudrait un jour, parmi les savants de l’Europe,la publication d’une flore inconnue. Pauvre Reichter ! pauvreFriedrich Reichter ! c’était le rêve d’un rêve ; il nedevait pas s’accomplir.

Notre souper se termina enfin, et le dessertfut arrosé par une bouteille de vin d’El-Paso. Le camp en étaitabondamment pourvu, ainsi que de whisky de Taos ; et leséclats joyeux qui nous venaient du dehors prouvaient que leschasseurs faisaient une large consommation de cette dernièreliqueur. Le docteur sortit sa grande pipe, Godé remplit un petitfourneau en terre rouge, pendant que Séguin et moi nous allumionsnos cigarettes.

– Mais, dites-moi, demandai-je à Séguin, quelest cet Indien ? Celui qui a exécuté ce terrible coupd’adresse sur…

– Ah ! El-Sol ; c’est un Coco.

– Un Coco ?

– Oui, de la tribu des Maricopas.

– Mais cela ne m’en apprend pas plusqu’auparavant. Je savais déjà cela.

– Vous saviez cela ? qui vous l’adit ?

– J’ai entendu le vieux Rubé le dire à son amiGarey.

– Ah ! c’est juste ; il doit leconnaître.

Et Séguin garda le silence.

– Eh bien ? repris-je, désirant en savoirdavantage, qu’est-ce que c’est que les Maricopas ? Je n’aijamais entendu parler d’eux.

– C’est une tribu très peu connue ; unenation singulièrement composée. Ils sont ennemis des Apaches et desNavajoès. Leur pays est situé au-dessous du Gila. Ils viennent desbords du Pacifique, des rives de la mer de Californie.

– Mais cet homme a reçu une excellenteéducation, à ce qu’il paraît du moins. Il parle anglais et françaisaussi bien que vous et moi. Il paraît avoir du talent, del’intelligence, de la politesse. En un mot, c’est ungentleman.

– Il est tout ce que vous avez dit.

– Je ne puis comprendre…

– Je vais vous l’expliquer, mon ami. Cet hommea été élevé dans une des plus célèbres universités de l’Europe. Ila été plus loin encore dans ses voyages, et a parcouru plus de paysdifférents, peut-être, qu’aucun de nous.

– Mais comment a-t-il fait ! UnIndien !

– Avec le secours d’un levier qui a souventpermis à des hommes sans valeur personnelle (et El-Sol n’est pas dunombre de ceux-là) d’accomplir de très grandes choses, ou tout aumoins de se donner l’air de les avoir accomplies, avec le secoursde l’or.

– De l’or ? et où donc a-t-il pris toutcet or ? J’ai toujours entendu dire qu’il y en avait très peuchez les Indiens. Les blancs les ont dépouillés de tout celuiqu’ils pouvaient avoir autrefois.

– Cela est vrai, en général, et vrai pour lesMaricopas en particulier… Il fut une époque où ils possédaient l’oren quantités considérables, et des perles aussi, recueillies aufond de la mer Vermeille. Toutes ces richesses ont disparu. Lesrévérends pères jésuites peuvent dire quel chemin elles ontpris.

– Mais cet homme ? El-Sol ?

– C’est un chef. Il n’a pas perdu tout son or.Il en a encore assez pour ses besoins ; et il n’est pas deceux que les padres puissent enjôler avec des chapelets oudu vermillon. Non ; il a vu le monde, et a appris à connaîtretoute la valeur de ce brillant métal.

– Mais sa sœur a-t-elle reçu la même éducationque lui ?

– Non ; la pauvre Luna n’a pas quitté lavie sauvage ; mais il lui a appris beaucoup de choses. Il aété absent plusieurs années, et, depuis peu seulement, il a rejointsa tribu.

– Leurs noms sont étranges : leSoleil ! la Lune !

– Ils leur ont été donnés par les Espagnols deSonora ; mais ils ne sont que la traduction de leurs nomsindiens. Cela est très commun sur les frontières.

– Comment sont-ils ici ?

Je fis cette question avec un peud’hésitation, pensant qu’il pouvait y avoir quelque particularitésur laquelle on ne pouvait me répondre.

– En partie, répondit Séguin, parreconnaissance envers moi, je suppose. J’ai sauvé El-Sol des mainsdes Navajoès quand il était enfant. Peut-être y a-t-il encore uneautre raison. Mais attendez, continua-t-il, semblant vouloirdétourner la conversation vous ferez connaissance avec mes amisIndiens. Vous allez être compagnons pendant un certain temps. C’estun homme instruit ; il vous intéressera. Prenez garde à votrecœur avec la charmante Luna. – Vincent ! Allez à la tente duchef Coco, priez-le de venir prendre un verre d’el-paso avec nous.Dites-lui d’amener sa sœur avec lui.

Le serviteur se mit rapidement en marche àtravers le camp. Pendant son absence, nous nous entretînmes dumerveilleux coup de fusil tiré par l’Indien.

– Je ne l’ai jamais vu tirer, dit Séguin, sansmettre sa balle dans le but. Il y a quelque chose de mystérieuxdans une telle adresse. Son coup est infaillible, et il semble quela balle obéisse à sa volonté. Il faut qu’il y ait une sorte deprincipe dirigeant dans l’esprit, indépendant de la force des nerfset de la puissance de la vue. Lui et un autre sont les seuls à quije connaisse cette singulière puissance.

Ces derniers mots furent prononcés par Séguincomme s’il se parlait à lui-même ; après les avoir prononcés,il garda quelques moments le silence, et parut rêveur. Avant que laconversation eût repris, El-Sol et sa sœur entrèrent dans la tente,et Séguin nous présenta l’un à l’autre. Peu d’instants après,El-Sol, le docteur, Séguin et moi étions engagés dans uneconversation, très animée.

Nous ne parlions ni de chevaux, ni de fusils,ni de scalps, ni de guerre, ni de sang, ni de rien de ce qui avaitrapport à la terrible dénomination du camp. Nous discutions unpoint de la science essentiellement peu guerrière de labotanique : les rapports de famille des différentes espèces decactus ! J’avais étudié cette science, et je reconnus que j’ensavais moins à cet égard que chacun de mes trois interlocuteurs. Jefus frappé de cela sur le moment, et encore plus, lorsque j’yréfléchis plus tard, du simple fait qu’une telle conversation eûtpris place entre nous, dans ce lieu, au milieu des circonstancesqui nous environnaient. Deux heures durant, nous demeurâmestranquillement assis, fumant et causant de sujets du même genre.Pendant que nous étions ainsi occupés, j’observais, à travers latoile, l’ombre d’un homme. Je regardai dehors ce que ma position mepermettait de faire sans me lever, et je reconnus, à la lumière quisortait de la tente, une blouse de chasse avec un porte-pipe brodé,pendant sur la poitrine.

La Luna était assise près de son frère,cousant des semelles épaisses à une paire de mocassins. Jeremarquai qu’elle avait l’air préoccupé, et de temps en tempsjetait un coup d’œil hors de la tente. Au plus fort de notrediscussion, elle se leva silencieusement, quoique sans aucuneapparence de dissimulation, et sortit. Un instant après, ellerevint, et je vis luire dans ses yeux la flamme de l’amour, quandelle se remit à son ouvrage.

El-Sol et sa sœur nous quittèrent enfin, etpeu après, Séguin, le docteur et moi, roulés dans nossérapés, nous nous laissions aller au sommeil.

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