Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 26LES DIGGERS.Diggers, mot à mot : homme qui creuse, fossoyeur. C’estune race particulière de sauvage de ces montagnes.

 

Notre premier mouvement fut de nous précipiterau bas de la côte, vers la source, pour y satisfaire notre soif, etvers la plaine pour apaiser notre faim avec les os dépouillés deviandes dont le camp était jonché. Néanmoins, la prudence nousretint.

– Attendez qu’ils aient disparu, dit Garey.Ils seront hors de vue en trois sauts de chèvre.

– Oui, restons ici un instant encore, ajouteun autre ; quelques-uns peuvent avoir oublié quelque chose etrevenir sur leurs pas.

Cela n’était pas impossible, et, bien qu’ilnous en coûtât, nous nous résignâmes à rester quelque temps encoredans le défilé. Nous descendîmes au fourré pour faire nospréparatifs de départ : seller nos chevaux et les débarrasserdes couvertures dont leurs têtes étaient emmaillotées. Pauvresbêtes ! Elles semblaient comprendre que nous allions lesdélivrer. Pendant ce temps, notre sentinelle avait gagné le sommetde la colline pour surveiller les deux troupes, et nous avertiraussitôt que les Indiens auraient disparu.

– Je voudrais bien savoir pourquoi lesNavajoès vont par l’Ojo de Vaca, dit notre chef d’un airinquiet ; il est heureux que nos camarades ne soient pasrestés là.

– Ils doivent s’ennuyer de nous attendre oùils sont, ajouta Garey, à moins qu’ils n’aient trouvé dans lesmesquites plus de queues noires que je ne me l’imagine.

– Vaya ! s’écria Sanchez, ilspeuvent rendre grâce à la Santissima de ne pas être restésavec nous. Je suis réduit à l’état de squelette Mira !Carraï !

Nos chevaux étaient sellés et bridés noslassos accrochés ; la sentinelle ne nous avait point encoreavertis. Notre patience était à bout.

– Allons ! dit l’un de nous,avançons : ils sont assez loin maintenant. Ils ne vont pass’amuser à revenir en arrière tout le long de la route. Ce qu’ilscherchent est devant eux, je suppose. Par le diable ! le butinqui les tente est assez beau !

Nous ne pûmes y tenir plus longtemps. Noushélâmes la sentinelle. Elle n’apercevait plus que les têtes dans lelointain.

– Cela suffit, dit Séguin, venez ;emmenez les chevaux !

Les hommes s’empressèrent d’obéir, et nouscourûmes vers le fond de la ravine, avec nos bêtes. Un jeune homme,le pueblo domestique de Séguin, était à quelques pasdevant. Il avait hâte d’arriver à la source. Au moment où ilatteignit l’ouverture de la gorge, nous le vîmes se jeter à terreavec toutes les apparences de l’effroi, tirant son cheval enarrière et s’écriant :

– Mi amo ! mi amo ! todaviason ! (Monsieur ! monsieur ! Ils sont encorelà !)

– Qui ? demande Séguin, se portantrapidement en avant.

– Les Indiens ! monsieur ! lesIndiens !

– Vous êtes fou ! Où lesvoyez-vous ?

– Dans le camp, monsieur. Regardezlà-bas !

Je suivis Séguin vers les rochers quimasquaient l’entrée du défilé. Nous regardâmes avec précautionpar-dessus. Un singulier tableau s’offrit à nos yeux. Le camp étaitdans l’état où les Indiens l’avaient laissé, les perches encoredebout. Les peaux velues de buffalos, les os empilés,couvraient la plaine ; des centaines de coyotes rôdaient çà etlà, grondant l’un après l’autre, ou s’acharnant à poursuivre teld’entre eux qui avait trouvé un meilleur morceau que sescompagnons. Les feux continuaient à brûler, et les loups, galopantà travers les cendres, soulevaient des nuages jaunes. Mais il yavait quelque chose de plus extraordinaire que tout cela, quelquechose qui me frappa d’épouvante. Cinq ou six formes quasi humainess’agitaient auprès des feux, ramassant les débris de peaux et d’os,et les disputant aux loups qui hurlaient en foule tout autourd’eux. Cinq ou six autres figures semblables, assises autour d’unmonceau de bois allumé, rongeaient silencieusement des côtes àmoitié grillées ! Étaient-ce donc des… en vérité, c’étaientbien des êtres humains ! Ce ne fut pas sans une profondestupéfaction que je considérai ces corps rabougris et ridés, cesbras longs comme ceux d’un singe, ces têtes monstrueuses etdisproportionnées d’où pendaient des cheveux noirs et sales,tortillés comme des serpents. Un ou deux paraissaient avoir unlambeau de vêtement, quelque vieux haillon déchiré. Les autresétaient aussi nus que les bêtes fauves qui les entouraient ;nus de la tête aux pieds. C’était un spectacle hideux que celui deces espèces de démons noirs accroupis autour des feux, tenant aubout de leurs longs bras ridés des os à moitié décharnés dont ilsarrachaient la viande avec leurs dents brillantes. C’était horribleà voir, et il se passa quelques instants avant que l’étonnement mepermit de demander, qui ou quoi ils pouvaient être. Je pus enfinarticuler ma question.

– Los Yamparicos, répondit lecibolero.

– Les quoi ? demandai-je encore.

– Los Indios Yamparicos, señor.

– Les Diggers, les Diggers dit un chasseurcroyant mieux expliquer ainsi l’étrange apparition.

– Oui, ce sont des Indiens Diggers, ajoutaSéguin. Avançons. Nous n’avons rien à craindre d’eux.

– Mais nous avons quelque chose à gagner aveceux, ajouta un des chasseurs, d’un air significatif. La peau ducrâne d’un Digger se paie aussi bien qu’une autre, tout autant quecelle d’un chef Pache.

– Que personne ne fasse feu ! dit Séguind’un ton ferme. Il est trop tôt encore : regardezlà-bas !

Et il montra au bout de la plaine deux outrois objets brillants, les casques des guerriers quis’éloignaient, et qu’on apercevait encore au-dessus de l’herbe.

– Et comment pourrons-nous les prendre, alors,capitaine ? demanda le chasseur. Ils nous échapperont dans lesrochers ; ils vont fuir comme des chiens effrayés.

– Mieux vaut les laisser partir, les pauvresdiables ! dit Séguin, semblant désirer que le sang ne fût pasainsi répandu inutilement.

– Non pas, capitaine, reprit le mêmeinterlocuteur. Nous ne ferons pas feu ; mais nous lesattraperons, si nous pouvons, sans cela. Garçons, suivez-moi, parici !

Et l’homme allait diriger son cheval à traversles roches éparpillées, de manière à passer inaperçu entre lesnains et la montagne. Mais il fut trompé dans son attente ;car au moment où El-Sol et sa sœur se montrèrent à l’ouverture,leurs vêtements brillants frappèrent les yeux des Diggers. Commedes daims effarouchés, ceux-ci furent aussitôt sur pied etcoururent ou plutôt volèrent vers le bas de la montagne. Leschasseurs se lancèrent au galop pour leur couper le passage ;mais il était trop tard. Avant qu’ils pussent les joindre, lesDiggers avaient disparu dans une crevasse, et on les voyait grimpercomme des chamois, le long des rochers à pic, à l’abri de touteatteinte. Un seul des chasseurs, Sanchez, réussit à faire uneprise. Sa victime avait atteint une saillie élevée, et rampait toutle long, lorsque le lasso du toréador s’enroula autour de son cou.Un moment après, son corps se brisait sur le roc ! Je couruspour le voir : il était mort sur le coup. Son cadavre neprésentait plus qu’une masse informe, d’un aspect hideux etrepoussant.

Le chasseur, sans pitié, s’occupa fort peu detout cela. Il lança une grossière plaisanterie, se pencha vers latête de sa victime, et, séparant la peau du crâne, il fourra lescalpel tout sanglant et tout fumant dans la poche de sescalzoneros.

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