Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 28UN DINER À DEUX SERVICES.

 

El-Sol, ai-je dit, se tenait debout auprès del’Indien étendu à terre. Sa physionomie trahissait deuxsentiments : la haine et le triomphe. Sa sœur arrivait en cemoment, au galop, et sautant en bas de son cheval, elle courut verslui.

– Regarde, lui dit son frère, en montrant lechef Navajo ; regarde le meurtrier de notre mère.

La jeune fille poussa une courte et viveexclamation ; puis, tirant son couteau, elle se précipita surle captif.

– Non, Luna ! cria El-Sol, la tirant enarrière, non ; nous ne sommes pas des assassins. Ce ne seraitpas, d’ailleurs, une vengeance suffisante : il ne doit pasmourir encore. Nous le montrerons vivant aux femmes des Maricopas.Elles danseront la mamanchic autour du grand chef, du fier guerriercapturé sans aucune blessure !

Ces derniers mots, prononcés d’un tonméprisant, produisirent immédiatement leur effet sur le Navajo.

– Chien de Coco ! s’écria-t-il en faisantun effort involontaire pour se débarrasser de ses liens. Chien deCoco ! ligué avec les voleurs blancs. Chien !

– Ah ! tu me reconnais. Dacoma ?C’est bien…

– Chien ! répéta encore le Navajo,l’interrompant.

Les mots sortaient en sifflant à travers sesdents serrées, tandis que son regard brillait d’une férocitésauvage.

– C’est lui ! c’est lui ? cria Rubé,accourant au galop. C’est lui ! C’est un Indien aussi férocequ’un couperet. Assommez-le ! déchirez-le ! écharpez-le àcoups de lanières ; c’est un échappé de l’enfer : quel’enfer le reprenne !

– Voyons votre blessure, monsieur Haller, ditSéguin descendant de cheval, et s’approchant de moi non sansquelque inquiétude, à ce qu’il me parut. Où est-elle ? dansles chairs’ Il n’y a rien de grave, pourvu toutefois que la flèchene soit pas empoisonnée. Je le crains. El-Sol ! ici !vite, mon ami ! Dites-moi si cette pointe n’a pas étéempoisonnée.

– Retirons-la d’abord, répondit le Maricopa,répondant à l’appel. Il ne faut pas perdre de temps pour cela.

La flèche me traversait le bras d’outre enoutre. El-Sol prit à deux mains le bout emplumé, cassa le bois prèsde la plaie, puis, saisissant le dard du côté de la pointe, il leretira doucement de la blessure.

– Laissez saigner, dit-il, pendant que je vaisexaminer la pointe. Il ne semble pas que ce soit une flèche deguerre. Mais les Navajoès emploient un poison excessivement subtil.Heureusement j’ai le moyen de reconnaître sa présence, et j’enpossède l’antidote. En disant cela, il sortit de son sac une touffede coton. Il essuya soigneusement le sang qui tachait la pointe. Ildéboucha ensuite une petite fiole, et, versant quelques gouttes surle métal, observa le résultat. J’attendais avec une vive anxiété.Séguin aussi paraissait inquiet ; et comme je savais que cedernier avait dû souvent être témoin des effets d’une flècheempoisonnée, j’étais peu rassuré par l’inquiétude qu’il manifestaiten suivant l’opération. S’il craignait un danger, c’est que ledanger devait être réel.

– Monsieur Haller, dit enfin El-Sol, vous avezune heureuse chance. Je puis appeler cela une heureuse chance, carincontestablement votre antagoniste doit avoir dans son carquoisdes flèches moins inoffensives que celle-là. Laissez-moi voir,ajouta-t-il.

Et, soulevant le Navajo, il tira une autreflèche du carquois qui était encore attaché derrière le dos del’Indien. Après avoir renouvelé l’épreuve, il s’écria :

– Je vous le disais bien ! Regardezcelle-ci : verte comme du planton ! Il en a tirédeux ; où est l’autre ? Camarades, aidez-moi à latrouver. Il ne faut pas laisser un pareil témoin derrière nous.

Quelques hommes descendirent de cheval etcherchèrent la flèche qui avait été tirée la première. J’indiquai,autant que je le pus, la direction et la distance probable où elledevait se trouver ; un instant après, elle était ramassée.El-Sol la prit, et versa quelques gouttes de sa liqueur sur lapointe. Elle devint verte comme la précédente.

– Vous pouvez remercier vos patrons, monsieurHaller, dit le Coco, de ce que ce ne soit pas celle-ci qui aittraversé votre bras, car il aurait fallu toute la science dudocteur Reichter, et la mienne, pour vous sauver. Mais qu’est-ceque cela ? une autre blessure !… Ah ! il vous atouché à la première charge. Laissez-moi voir.

– Je pense que ce n’est qu’une simpleégratignure.

– Nous sommes ici sous un climat terrible,monsieur Haller. J’ai vu des égratignures de ce genre tourner enblessures mortelles quand on n’en prenait pas un soin suffisant.Luna ! un peu de coton, petite sœur ! Je vais tâcher depanser la vôtre de telle sorte que vous n’ayez à craindre aucunmauvais résultat. Je vous dois bien cela, car sans vous, monsieur,il m’aurait échappé.

– Mais sans vous, monsieur, il m’auraittué.

– Ma foi, reprit le Coco en souriant, il estsupposable que sans moi vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien.Votre arme vous a trahi… Ce n’est pas chose facile que de parer uncoup de lance avec la crosse d’un fusil, et vous avezmerveilleusement exécuté cette parade. Je ne m’étonne pas que vousayez eu recours au pistolet à la deuxième rencontre. J’en auraisfait autant, si je l’avais manqué une seconde fois avec mon lasso.Mais nous avons été favorisés tous les deux. Il vous faudra portervotre bras en écharpe pendant un jour ou deux. Luna ! votreécharpe !

– Non ! dis-je, en voyant la jeune filledétacher une magnifique ceinture nouée autour de sa taille ;non, je vous en prie, je trouverai autre chose.

– Tenez, monsieur, si cela peutconvenir ? dit le jeune trappeur Garey intervenant, je suisheureux de pouvoir vous l’offrir.

Garey en disant cela, tira un mouchoir decouleur de dessous sa blouse de chasse, et me le présenta.

– Vous êtes bien bon ; je vous remercie,répondis-je, bien que je comprisse en faveur de qui le mouchoirm’était offert. Vous voudrez bien accepter ceci enretour ?

Et je lui tendis un de mes petitsrevolvers ; c’était une arme qui, dans un pareil moment, etsur un pareil théâtre, valait son poids de perles.

Le montagnard savait bien cela, et acceptaavec reconnaissance le cadeau que je lui offrais. Mais quelquevaleur qu’il pût y attacher, je vis que le simple sourire qu’ilreçut d’un autre côté constituait à ses yeux une récompense plusprécieuse encore, et je devinai que l’écharpe, à quelque prix quece fût, changerait bientôt de propriétaire. J’observais laphysionomie d’El-Sol pour savoir s’il avait remarqué et s’ilapprouvait tout ce petit manège. Aucun signe d’émotion n’apparutsur sa figure. Il était occupé de mes blessures et les pansait avecune adresse qui eût fait la réputation d’un membre de l’Académie demédecine.

– Maintenant, dit-il quand il eut fini, vousserez en état de rentrer en ligne dans une couple de jours au plustard. Vous avez un mauvais mors, monsieur Haller, mais votre chevalest le meilleur que j’aie jamais vu. Je ne m’étonne pas que vousayez refusé de le vendre.

Presque toute la conversation avait eu lieu enanglais. Le chef Coco parlait cette langue avec une admirablenetteté et un accent des plus agréables. Il parlait français,aussi, comme un Parisien ; et c’était ordinairement dans cettelangue qu’il causait avec Séguin. J’en étais émerveillé. Les hommesétaient remontés à cheval et avaient hâte de regagner le camp. Nousmourions littéralement de faim ; nous retournâmes sur nos paspour reprendre le repas interrompu d’une façon si intempestive. Àpeu de distance du camp, nous mimes pied à terre, et, après avoirattaché nos chevaux à des piquets, au milieu de l’herbe, nousprocédâmes à la recherche des débris de viande dont nous avions vudes quantités quelque temps auparavant. Un nouveau déboire nousétait réservé ; pas un lambeau de viande ne restait ! Lescoyotes avaient profité de notre absence, et nous ne trouvions plusque des os entièrement rongés. Les côtes et les cuisses desbuffalos avaient été nettoyées et grattées comme uncouteau. La hideuse carcasse du Digger, elle-même, était réduite àl’état de squelette !

– Bigre ! s’écria un des chasseurs ;du loup maintenant, ou rien.

Et l’homme mit son fusil en joue.

– Arrêtez ! cria Séguin voyant cela.Êtes-vous fou, monsieur !

– Je ne crois pas, capitaine, répliqua lechasseur, relevant son fusil d’un air de mauvaise humeur. Il fautpourtant bien que nous mangions, je suppose. Je ne vois plus quedes loups par ici ; et comment les attraperons-nous sans tirerdessus ?

Séguin ne répondit rien, et se contenta demontrer l’arc qu’El-Sol était en train de bander.

– Oh ! c’est juste ; vous avezraison, capitaine ; je vous demande pardon. J’avais oublié cemorceau d’os.

Le Coco prit une flèche dans le carquois, ensoumit la pointe à l’épreuve de sa liqueur. C’était une flèche dechasse : il l’ajusta sur la corde, et l’envoya à travers lecorps d’un loup blanc qui tomba mort sur le coup. Il retira saflèche, l’essuya, et abattit un autre loup, puis un autre encore,et ainsi, jusqu’à ce que cinq ou six cadavres fussent étendus surle sol.

– Tuez un coyote pendant que vous y êtes, criaun des chasseurs. Des gentlemen comme nous doivent avoirau moins deux services à leur dîner.

Tout le monde se mit à rire à cettesaillie ; El-Sol ne se fit pas prier, et ajouta un coyote auxvictimes déjà sacrifiées.

– Je crois que nous en aurons assez maintenantpour un repas, dit El-Sol, retirant la flèche et la replaçant dansle carquois.

– Oui, reprit le farceur. S’il nous en fautd’autres, nous pourrons retourner à l’office. C’est un genre deviande qui gagne beaucoup à être mangée fraîche.

– Tu as raison, camarade, dit un autre ;pour ma part, j’ai toujours eu un goût particulier pour le loupblanc ; je vas me régaler.

Les chasseurs, tout en riant des plaisanteriesde leur camarade, avaient tiré leurs couteaux brillants, et ilseurent bientôt dépouillé les loups. L’adresse avec laquelle cetteopération fut exécutée prouvait qu’elle n’avait rien de nouveaupour eux. La viande fut aussitôt dépecée, chacun prit son morceauet le fit rôtir.

– Camarades ! comment appellerez-vouscela ? Bœuf ou mouton ? demanda l’un d’eux qui commençaità manger.

– Du mouton-loup, pardieu !répondit-on.

– C’est ma foi un bon manger, tout de même. Lapeau une fois ôtée, c’est tendre comme de l’écureuil.

– Ça vous a un petit goût de chèvre ; netrouvez-vous pas ?

– Ça me rappelle plutôt le chien.

– Ça n’est pas mauvais du tout ; c’estmeilleur que du bœuf maigre comme on en mange si souvent.

– Je le trouverais un peu meilleur si j’étaissûr que celui que je mange n’a pas été dépouiller la carcasse quiest là sur le rocher.

Et l’homme montrait le squelette duDigger.

Cette idée était horrible, et dans toute autrecirconstance elle eût agi sur nous comme de l’émétique.

– Pouah ! s’écria un chasseur, vousm’avez presque soulevé le cœur. J’allais goûter du coyote avant quevous ne parliez. Je ne peux plus maintenant, car je les ai vusflairer autour avant que nous n’allions là-bas.

– Dis donc, vieux gourmand, tu ne t’inquiètesguère de ça toi.

Cette question s’adressait à Rubé, qui étaitsérieusement occupé après une côte, et qui ne fit aucuneréponse.

– Lui ? allons donc, dit un autre,répondant à sa place ; Rubé a mangé plus d’un bon morceau dansson temps. N’est-ce pas, Rubé ?

– Oui, et si vous devez vivre dans la montagneaussi longtemps que l’Enfant, vous serez bien aise de n’avoirjamais à mordre dans une viande plus répugnante que la viande duloup ; croyez-moi, mes petits amours.

– De la chair humaine, peut-être ?

– Oui, c’est ce que Rubé veut dire.

– Garçons, dit Rubé sans faire attention à laremarque, et paraissant de bonne humeur depuis que son appétitétait satisfait, quelle est la chose la plus désagréable, sansparler de la chair humaine, que chacun de vous ait jamaismangée ?

– Eh bien, sans parler de la chair humaine,comme vous dites, répondit un des chasseurs, le rat musqué est laplus détestable viande à laquelle j’aie mis la dent.

– J’ai mangé tout cru un lièvre nourri desauge, dit un autre, et je n’ai jamais rien trouvé d’aussiamer.

– Les hiboux ne valent pas grand-chose, ajoutaun troisième.

– J’ai mangé du chince[16], continua un quatrième, et je dois direqu’il y a bien des choses qui sont meilleures.

– Carajo ! s’écria un Mexicain,et que dites-vous du singe ? J’en ai fait ma nourriturependant assez longtemps dans le Sud.

– Oh ! je crois volontiers que le singeest une nourriture coriace ; mais j’ai usé mes dents après ducuir sec de buffalo, et je vous prie de croire que cen’était pas tendre.

– L’Enfant, reprit Rubé après que chacun eutdit son mot, l’Enfant a mangé de toutes les créatures que vous aveznommées, si ce n’est pourtant du singe. Il n’a pas mangé de singe,parce qu’il n’y en a pas de ce côté-ci. Il ne vous dira pas sic’est coriace, si ça ne l’est pas, si c’est amer ou non ;mais, une fois dans sa vie, le vieux nègre a mangé d’une verminequi ne valait pas mieux, si elle valait autant.

– Qu’est-ce que c’était, Rubé ? qu’est-ceque c’était ? demandèrent-ils tous à la fois, curieux desavoir ce que le vieux chasseur pouvait avoir mangé de plusrépugnant que les viandes déjà mentionnées.

– C’était du vautour noir ; voilà ce quec’était.

– Du vautour noir ! répétèrent-ilstous.

– Pas autre chose.

– Pouah ? Ça ne devait pas sentir bon, sije ne me trompe.

– Ça passe tout ce que vous pouvez dire.

– Et quand avez-vous mangé ce vautour, vieuxcamarade ? demanda un des chasseurs, supposant bien qu’ildevait y avoir quelque histoire relative à ce repas.

– Oui, conte-nous ça, Rubé ! conte-nousça.

– Eh bien, commença Rubé, après un moment desilence, il y a à peu près six ans de cela ; j’avais étélaissé à pied, sur l’Arkansas, par les Rapahoès, à près de deuxcents milles au-dessus de la forêt du Big. Les maudits gueuxm’avaient pris mon cheval, mes peaux de castor et tout. Hé !hé ! continua l’orateur, avec un petit gloussement ;hé ! hé ! ils croyaient bien en avoir fini avec le vieuxRubé, en le laissant ainsi tout seul.

– S’ils l’ont fait, remarqua un chasseur,c’est qu’ils comptaient là-dessus. Eh bien, et levautour ?

– Ainsi donc j’étais dépouillé de tout :il ne me restait juste qu’un pantalon de peau, et j’étais à plus dedeux cents milles de tout pays habité ! Le fort de Bent étaitl’endroit le plus proche : je pris cette direction.

Je n’ai jamais vu de ma vie de gibier aussifarouche. Si j’avais eu mes trappes, je lui en aurais fait voir desgrises ; mais il n’y avait pas une de ces bêtes, depuis lesmineurs aquatiques jusqu’aux buffalos de la prairie, quine parût comprendre à quoi le pauvre nègre en était réduit. Pendantdeux grands jours, je ne pus rien prendre que des lézards, etencore c’est à peine si j’en trouvais.

– Les lézards font un triste plat, remarqua undes auditeurs.

– Vous pouvez le dire. La graisse de cesjointures de cuisse vaut mieux, bien sûr.

Et, en disant cela, Rubé renouvelait sesattaques au mouton-loup.

– Je mangeai les jambes de mes culottes,jusqu’à ce que je fusse aussi nu que la Roche de Chimely.

– Cré nom ! était-ce en hiver ?

– Non. Le temps était doux et assez chaud pourqu’on pût aller ainsi. Je ne me souciais guère de mes jambes depeau à cet endroit ; mais j’aurais voulu en avoir pluslongtemps à manger.

Le troisième jour, je tombai sur une ville derats des sables. Les cheveux du vieux nègre étaient plus longsalors qu’ils ne sont aujourd’hui. J’en fis des collets, etj’attrapai pas mal de rats ; mais ils devinrent farouches, euxaussi, les satanés animaux, et je dus renoncer à cette spéculation.C’était le troisième jour depuis que j’avais été planté là, et j’enavais au moins pour toute une grande semaine. Je commençai à croirequ’il était temps pour l’Enfant de dire adieu à ce monde. Le soleilvenait de se lever, et j’étais assis sur le bord de la rivière,quand je vis quelque chose de drôle qui flottait sur l’eau. Quandça s’approcha, je vis que c’était la carcasse d’un petitbuffalo qui commençait à se gâter, et, dessus, une couplede vautours qui se régalaient à même. Tout ça, c’était loin de larive et l’eau était profonde ; mais je me dis que jel’amènerais à bord. Je ne fus pas long à me déshabiller, vouspensez. Un éclat de rire des chasseurs interrompit Rubé.

– Je me mis à l’eau et gagnai le milieu à lanage. Je n’avais pas fait la moitié du chemin que je sentais lachose à plein nez. En me voyant approcher, les oiseauxs’envolèrent. Je fus bientôt près de la carcasse, mais je vis d’uncoup d’œil qu’elle était trop avancée tout de même.

– Quel malheur ! s’écria un deschasseurs.

– Je n’étais pas d’humeur à avoir pris un bainpour rien : je saisis la queue entre mes dents et me mis ànager vers le bord. Au bout de trois brasses la queue sedétacha ! Je poussai la charogne, en nageant derrière jusqu’àun banc de sable découvert. Elle manqua tomber en pièces quand jela tirai de l’eau. Ça n’était vraiment pasmangeable !

Ici Rubé prit une nouvelle bouchée demouton-loup et garda le silence jusqu’à ce qu’il l’eût avalée. Leschasseurs, vivement intéressés par ce récit, en attendaient lasuite avec impatience. Enfin il reprit :

– Les deux oiseaux de proie voltigeaientalentour, et d’autres arrivaient aussi. Je pensai que je pourraisbien me faire un bon repas avec un d’entre eux. Je me couchai doncauprès de la carcasse et ne bougeai pas plus qu’un opossum. Au boutde quelques instants, les oiseaux arrivèrent se poser sur le bancde sable, et un gros mâle vint se percher sur la bête morte. Avantqu’il n’eût le temps de reprendre son vol, je l’avais agrippé parles pattes.

– Hourra ! bien fait, nom d’unchien !

– L’odeur de la satanée bête n’était guèreplus appétissante que celle de la charogne ; mais jem’inquiétais peu que ce fût du chien mort, du vautour ou duveau ; je plumai et je dépouillai l’oiseau.

– Et tu l’as mangé ?

– Non-on, répondit en traînant Rubé, vexé sansdoute d’être ainsi interrompu, c’est lui qui m’a mangé.

– L’as-tu mangé cru, Rubé ? demanda undes chasseurs.

– Et comment aurait-il fait autrement ?il n’avait pas un brin de feu, et rien pour en allumer….

– Animal bête ! s’écria Rubé seretournant brusquement vers celui qui venait de parler ; jeferais du feu, quand il n’y en aurait pas un brin plus près de moique l’enfer !

Un bruyant éclat de rire suivit cette furieuseapostrophe, et il se passa quelques minutes avant que le trappeurse calmât assez pour reprendre sa narration.

– Les autres oiseaux, continua-t-il enfin,voyant le vieux mâle empoigné, devinrent sauvages, et s’en allèrentde l’autre côté de la rivière. Il n’y avait plus moyen derecommencer le même jeu. Justement alors, j’aperçus un coyote quivenait en rampant le long du bord, puis un autre sur ses talons,puis deux ou trois encore qui suivaient. Je savais bien que ce neserait pas une plaisanterie commode que d’en empoigner un par lajambe ; mais je résolus pourtant d’essayer, et je me recouchaicomme auparavant près de la carcasse. Mais je vis que ça ne prenaitpas. Les bêtes madrées se doutaient du tour et se tenaient àdistance. J’aurais bien pu me cacher sous quelques broussailles quiétaient près de là, et je commençais à y tirer l’appât ; maisune autre idée me vint. Il y avait un amas de bois sur lebord ; j’en ramassai et construisis une trappe tout autour ducadavre. En un clin d’œil de chèvre, j’avais six bêtes prises aupiège.

– Hourra ! tu étais sauvé alors, vieuxtroubadour.

– Je ramassai des pierres, j’en mis un tas surla trappe. Et laissai tomber tout sur eux, et moi par-dessus.Seigneur mon Dieu ! camarades, vous n’avez jamais vu nientendu pareil vacarme, pareils aboiements, hurlements,grognements, remuements : c’était comme si je les avais misdans un bain de poivre. Hé ! hé ! hé ! ho !ho ! ho !

Et le vieux trappeur enfumé riait avec délicesau souvenir de cette aventure.

– Et tu parvins jusqu’au fort de Bent, sain etsauf, j’imagine ?

– Ou-ou-i. J’écorchai les bêtes avec unepierre tranchante, et je me fis une espèce de chemise et une sortede pantalon. Le vieux nègre ne se souciait pas de donner à rire àceux du fort en y arrivant tout nu. Je fis provision de viande deloup pour ma route, et j’arrivai en moins d’une semaine. Bill setrouvait là en personne ; vous connaissez tous BillBent ? Ce n’était pas la première fois que nous nous voyions.Une demi-heure après mon arrivée au fort, j’étais équipé, toutflambant neuf et pourvu d’un nouveau rifle ; ce rifle, c’étaitTar-guts, celui que voilà.

– Ah ! c’est là que tu as eu Tar-guts,alors ?

– C’est là que j’ai eu Tar-guts, et c’est unbon fusil. Hi ! Hi ! hi ! Je ne l’ai pas gardélongtemps à rien faire. Hi ! hi ! hi ! Ho !ho ! ho !

Et Rubé s’abandonna à un nouvel accèsd’hilarité.

– À propos de quoi ris-tu maintenant,Rubé ? demanda un de ses camarades.

– Hi ! hi ! hi ! de quoi jeris ? hi ! hi ! hi ! ho ! ho ! C’estle meilleur de la farce. Hi ! hi ! hi ! de quoi jeris ?

– Oui, dis-nous ça, l’ami.

– Voilà de quoi je ris, reprit Rubé ens’apaisant un peu. Il n’y avait pas trois jours que j’étais au fortde Bent, quand… Devinez qui arriva au fort ?

– Qui ? les Rapahoès,peut-être ?

– Juste, les mêmes Indiens, les mêmes gredinsqui m’avaient fichu à pied. Ils venaient au fort pour faire ducommerce avec Bill, et, avec eux, ma vieille jument et monfusil.

– Tu les as repris, alors ?

– Na-tu-relle-ment. Il y avait là desmontagnards qui n’étaient pas gens à souffrir que l’Enfant eût étéplanté là au milieu de la prairie pour rien. La voilà, la vieillebête ! et Rubé montrait sa jument. – Pour le rifle, je lelaissai à Bill, et je gardai en échange, Tar-guts, voyant qu’ilétait le meilleur.

– Ainsi, tu étais quitte avec lesRapahoès ?

– Quant à ça, mon garçon, ça dépend de ce quetu appelles quitte. Vois-tu ces marques-là, ces coches qui sont àpart ?

Le trappeur montrait une rangée de petitescoches faite sur la crosse de son rifle.

– Oui ! oui ! crièrent plusieursvoix.

– Il y en a cinq, n’est-ce pas ?

– Une, deux, trois… Oui, cinq.

– Autant de Rapahoès !

L’histoire de Rubé était finie.

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