Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 30UN TROUPEAU CERNÉ.

 

Une marche de vingt milles nous conduisit à laplace où nous devions être rejoints par le gros de la bande. Nousfîmes halte près d’un petit cours d’eau qui prenait sa source dansle Pinon et courait à l’ouest vers le San-Pedro. Il y avait là dubois pour nous et de l’herbe en abondance pour nos chevaux. Noscamarades arrivèrent le lendemain matin, ayant voyagé toute lanuit. Leurs provisions étaient épuisées aussi bien que les nôtres,et, au lieu de nous arrêter pour reposer nos bêtes fatiguées, nousdûmes pousser en avant, à travers un défilé de la sierra, dansl’espoir de trouver du gibier de l’autre côté. Vers midi, nousdébouchions dans un pays coupé de clairières, de petites prairiesentourées de forêts touffues, et semées d’îlots de bois. Cesprairies étaient couvertes d’un épais gazon, et les traces desbuffalos se montraient tout autour de nous. Nous voyionsleurs sentiers, leurs débris de cornes et leurslits. Nous voyions aussi le bois de vache dubétail sauvage. Nous ne pouvions pas manquer de rencontrer bientôtdes uns ou des autres.

Nous étions encore sur le cours d’eau, prèsduquel nous avions campé la nuit précédente et nous fîmes une halteméridienne pour rafraîchir nos chevaux. Autour de nous, des cactusde toutes formes nous fournissent en abondance des fruits rouges etjaunes. Nous cueillons des poires de pitahaya, et nous lesmangeons avec délices ; nous trouvons des baies de cormier,des yampas et des racines de pomme blanche. Nouscomposons un excellent dîner avec des fruits et des légumes detoutes sortes qu’on ne rencontre à l’état indigène que dans cesrégions sauvages. Mais les estomacs des chasseurs aspirent à leurréfection favorite, les bosses et les boudins debuffalo ; après une halte de deux heures, nous nousdirigions vers les clairières. Il y avait une heure environ quenous marchions entre les chapparals, quand Rubé, qui étaitde quelques pas en avant, nous servant de guide, se retourna sur saselle, et indiqua quelque chose derrière lui.

– Qu’est-ce qu’il y a, Rubé ? demandaSéguin à voix basse.

– Piste fraîche, cap’n ;bisons !

– Combien ? pouvez-vous dire ?

– Un troupeau d’une cinquantaine : Ilsont traversé le fourré là-bas. Je vois le ciel. Il y a uneclairière pas loin de nous, et je parierais qu’il y en a un tasdedans. Je crois que c’est une petite prairie, cap’n.

– Halte ! messieurs, dit Séguin,halte ! et faites silence. Va en avant, Rubé. Venez, monsieurHaller ; vous êtes un amateur de chasse ; venez avecnous !

Je suivis le guide et Séguin à travers lesbuissons, m’avançant tout doucement et silencieusement, comme eux.Au bout de quelques minutes, nous atteignions le bord d’une prairieremplie de hautes herbes. En regardant avec précaution à traversles feuilles d’un prosopis, nous découvrîmes toute la clairière.Les buffalos étaient au milieu. C’était, comme Rubél’avait bien conjecturé, une petite prairie, large d’un mille etdemi environ, et fermée de tous côtés par un épais rideau deforêts. Près du centre il y avait un bouquet d’arbres vigoureux quis’élançait du milieu d’un fourré touffu. Un groupe de saules, ensaillie sur ce petit bois, indiquait la présence de l’eau.

– Il y a une source là-bas, murmuraRubé ; ils sont justement en train d’y rafraîchir leursmufles.

Cela était assez visible ; quelques-unsdes animaux sortaient en ce moment du milieu des saules, et nouspouvions distinguer leurs flancs humides et la salive quidégouttait de leurs babines.

– Comment les prendrons-nous, Rubé ?demanda Séguin ; pensez-vous que nous puissions lesapprocher ?

– Je n’en doute pas, cap’n. L’herbe peut nouscacher facilement, et nous pouvons nous glisser à l’abri desbuissons.

– Mais comment ? Nous ne pourrions pasles poursuivre ; il n’y a pas assez de champ libre. Ils serontdans la forêt au premier bruit. Nous les perdrons tous.

– C’est aussi vrai que l’Écriture.

– Que faut-il faire alors ?

– Le vieux nègre ne voit qu’un moyen àprendre.

– Lequel ?

– Les entourer.

– C’est juste ; si nous pouvons. Commentest le vent ?

– Mort comme un Indien à qui on a coupé latête, répondit le trappeur, prenant une légère plume de son bonnetet la lançant en l’air. Voyez, cap’n, elle retombed’aplomb !

– Oui, c’est vrai !

– Nous pouvons entourer les buffles avantqu’ils ne nous éventent, et nous avons assez de monde pour leurfaire une bonne haie. Mettons-nous vite à la besogne, cap’n ;il y a à marcher d’ici au bout là-bas.

– Divisons nos hommes, alors, dit Séguin,retournant son cheval. Vous en conduirez la moitié à leur poste, jeme chargerai des autres. Monsieur Haller, restez où vousêtes : c’est une place aussi bonne que n’importe quelle autre.Quand vous entendrez le clairon, vous pourrez galoper en avant, etvous ferez de votre mieux. Si nous réussissons, nous aurons duplaisir et un bon souper ; et je suppose que vous devez enavoir besoin.

Ce disant, Séguin me quitta et retourna versses hommes, suivi du vieux Rubé. Leur intention était de partagerla bande en deux parts, d’en conduire une par la gauche, l’autrepar la droite, et de placer les hommes de distance en distance toutautour de la prairie. Ils devaient marcher à couvert sous le boiset ne se montrer qu’au signal convenu. De cette manière, si lesbuffalos voulaient nous donner le temps d’exécuter lamanœuvre, nous étions sûrs de prendre tout le troupeau.

Aussitôt que Séguin m’eut quitté, j’examinaimon rifle, mes pistolets, et renouvelai les capsules. Après celan’ayant plus rien à faire, je me mis à considérer les animaux quipaissaient, insouciants du danger. Un moment après, je vis lesoiseaux s’envoler dans le bois ; et les cris du geai bleum’indiquaient les progrès de la battue. De temps à autre, un vieuxbuffle, sur les flancs du troupeau, secouait sa crinière hérissée,reniflait le vent et frappait vigoureusement le sol de sonsabot ; il avait évidemment un soupçon que tout n’allait pasbien autour de lui. Les autres semblaient ne pas remarquer cesdémonstrations, et continuaient à brouter tranquillement l’herbeluxuriante. Je pensais au beau coup de filet que nous allionsfaire, lorsque mes yeux furent attirés par un objet qui sortait del’îlot de bois. C’était un jeune buffalo qui serapprochait du troupeau. Je trouvais quelque peu étrange qu’il sefût ainsi séparé du reste de la bande, car les jeunes veaux, élevéspar leurs mères dans la crainte du loup, ont l’habitude de resterau milieu des troupeaux.

– Il sera resté en arrière à la source,pensai-je. Peut-être les autres l’ont-ils repoussé du bord etn’a-t-il pu boire que quand ils ont été partis.

Il me sembla qu’il marchait difficilement,comme s’il eût été blessé ; mais, comme il s’avançait aumilieu des hautes herbes, je ne le voyais qu’imparfaitement. Il yavait là une bande de coyotes (il y en a toujours) guettant letroupeau. Ceux-ci, apercevant le veau qui sortait du bois,dirigèrent une attaque simultanée contre lui. Je les vis quil’entouraient, et il me sembla que j’entendais leurs hurlementsféroces ; mais le veau paraissait se frayer chemin, en sedéfendant, à travers le plus épais de cette bande, et, au bout depeu d’instants, je l’aperçus près de ses compagnons et je le perdisde vue au milieu de tous les autres.

– C’est un bon gibier que le jeune bison, medis-je à moi-même ; et je portai mes yeux autour de laceinture du bois pour reconnaître où les chasseurs en étaient de labattue. Je voyais les ailes brillantes des geais miroiter à traversles branches, et j’entendais leurs cris perçants. Jugeant d’aprèsces signes, je reconnus que les hommes s’avançaient assezlentement. Il y avait une demi-heure que Séguin m’avait quitté, etils n’avaient pas encore fait la moitié du tour. Je me mis alors àcalculer combien de temps j’avais encore à attendre, et me livraiau monologue suivant :

– La prairie a un mille et demi dediamètre ; le cercle fait trois fois autant, soit quatremilles et demi. Bah ! le signal ne sera pas donné avant uneheure. Prenons donc patience, et mais qu’est-ce ? les bêtes secouchent ! Bon. Il n’y a pas de danger qu’elles se sauvent.Nous allons faire une fameuse chasse ? Une, deux, trois… envoilà six de couchées. C’est probablement la chaleur et l’eau.Elles auront trop bu. Encore une ! Heureuses bêtes ! Rienautre chose à faire qu’à manger et à dormir, tandis que moi… Et dehuit. Cela va bien. Je vais bientôt me trouver en face d’un bonrepas. Elles s’y prennent d’une drôle de manière pour se coucher.On dirait qu’elles tombent comme blessées. Deux de plus !Elles y seront bientôt toutes. Tant mieux. Nous serons arrivésdessus avant qu’elles n’aient eu le temps de se relever. Oh !je voudrais bien entendre le clairon !

Et tout en roulant ces pensées, j’écoutais sije n’entendais pas le signal, quoique sachant fort bien qu’il nepouvait pas être donné de quelque temps encore. Lesbuffalos s’avançaient lentement, broutant tout enmarchant, et continuant de se coucher l’un après l’autre. Jetrouvais assez étrange de les voir ainsi s’affaissersuccessivement, mais j’avais vu des troupeaux de bétail, près desfermes, en faire autant, et j’étais à cette époque peu familiariséavec les mœurs des buffalos. Quelques-uns semblaients’agiter violemment sur le sol et le frapper avec force de leurspieds. J’avais entendu parler de la manière toute particulière dontces animaux ont l’habitude de se vautrer, et je pensaiqu’ils étaient en train de se livrer à cet exercice. J’aurais voulumieux jouir de la vue de ce curieux spectacle ; mais leshautes herbes m’en empêchaient. Je n’apercevais que les épaulesvelues et, de temps en temps, quelque sabot qui se levait au-dessusde l’herbe. Je suivais ces mouvements avec un grand intérêt, etj’étais certain maintenant que l’enveloppement serait complet avantqu’il ne leur prît fantaisie de se lever. Enfin, le dernier de labande suivit l’exemple de ses compagnons et disparut. Ils étaientalors tous sur le flanc, à moitié ensevelis dans l’herbe. Il mesembla que je voyais le veau encore sur ses pieds ; mais à cemoment le clairon retentit, et des cris partirent de tous les côtésde la prairie. J’appuyai l’éperon sur les flancs de mon cheval etm’élançai dans la plaine. Cinquante autres avaient fait comme moi,poussant des cris en sortant du bois. La bride dans la main gauche,et mon rifle posé en travers devant moi, je galopais avec toutel’ardeur que pouvait inspirer une pareille chasse. Mon fusil étaitarmé, je me tenais prêt, et je tenais à honneur de tirer le premiercoup. Il n’y avait pas loin du poste que j’avais occupé aubuffalo le plus rapproché. Mon cheval allait comme uneflèche, et je fus bientôt à portée.

– Est-ce que la bête est endormie ? Jen’en suis plus qu’à dix pas et elle ne bouge pas ! Ma foi, jevais tirer dessus pendant qu’elle est couchée.

Je levai mon fusil, je mis en joue, etj’appuyai le doigt sur la détente, lorsque quelque chose de rougefrappa mes yeux, c’était du sang ! J’abaissai mon fusil avecun sentiment de terreur et retins les rênes. Mais, avant quej’eusse pu ralentir ma course, je fus porté au milieu du troupeauabattu. Là, mon cheval s’arrêta court, et je restai cloué sur maselle comme sous l’empire d’un charme. Je me sentais saisi d’unesuperstitieuse terreur. Devant moi, autour de moi, du sang !De quelque côté que mes yeux se portassent, du sang, toujours dusang !

Mes camarades se rapprochaient, criant tout encourant ; mais leurs cris cessèrent, et, l’un après l’autre,ils tirèrent la bride, comme j’avais fait, et demeurèrent confonduset consternés. Un pareil spectacle était fait pour étonner, eneffet. Devant nous gisaient les cadavres des buffalos,tous morts ou dans les dernières convulsions de l’agonie. Chacund’eux portait sous la gorge une blessure d’où le sang coulait àgros bouillons, et se répandait sur leurs flancs encore pantelants.Il y en avait des flaques sur le sol de la prairie, et leséclaboussures des coups de pieds convulsifs tachaient le gazon toutautour.

– Mon Dieu ! qu’est-ce que cela veutdire ?

– Whagh ! –Santissima ! – Sacrr… s’écrièrent les chasseurs.

– Ce n’est bien sûr pas la main d’un homme quia fait cela !

– Eh ! ce n’est pas autre chose, cria unevoix bien connue, si toutefois vous appelez un Indien un homme.C’est un tour de Peau-Rouge, et l’Enfant… Tenez !tenez !

En même temps que cette exclamation,j’entendis le craquement d’un fusil que l’on arme. Je meretournai ; Rubé mettait en joue. Je suivis machinalement ladirection du canon, j’aperçus quelque chose qui se remuait dansl’herbe.

– C’est un buffalo qui se débatencore ! pensai-je, voyant une masse velue d’un gris brun, ilveut l’achever… tiens, c’est le veau !

J’avais à peine fait cette remarque, que jevis l’animal se dresser sur ses deux jambes de derrière en poussantun cri sauvage, mais humain. L’enveloppe hérissée tomba, et unsauvage tout nu se montra, tendant ses bras, dans une attitudesuppliante. Je n’aurais pu le sauver. Le chien s’était abattu et laballe était partie ; elle avait percé la brune poitrine ;le sang jaillit et la victime tomba en avant sur le corps d’un desbuffles.

– Whagh ! Rubé ! s’écria un deshommes ; pourquoi ne lui as-tu pas laissé le temps d’écorcherce gibier ? Il s’en serait si bien acquitté pendant qu’ilétait en train….

Et le chasseur éclata de rire après cettesanglante plaisanterie.

– Cherchez là, garçons ! dit Rubémontrant l’îlot. Si vous cherchez bien, vous ferez partir un autreveau ! Je vais m’occuper de la chevelure de celui-ci.

Les chasseurs, sur cet avis, se dirigèrent augalop vers l’îlot avec l’intention de l’entourer. Je ne pusréprimer un sentiment de dégoût en assistant à cette froideeffusion du sang. Je tirai ma bride par un mouvement involontaire,et m’éloignai de la place où le sauvage était tombé. Il étaitcouché sur le ventre nu jusqu’à la ceinture. Le trou par lequel laballe était sortie se trouvait placé sous l’épaule gauche. Lesmembres s’agitaient encore, mais c’étaient les dernièresconvulsions de l’agonie. La peau qui avait servi à son déguisementétait en paquet à la place où il l’avait jetée. Près de cette peause trouvait un arc et plusieurs flèches : celles-ci étaientrouges jusqu’à l’encoche. Les plumes, pleines de sang, étaientcollées au bois. Ces flèches avaient percé d’outre en outre lescorps monstrueux des animaux. Chacune d’elles avait fait plusieursvictimes. Le vieux trappeur se dirigea vers le cadavre, etdescendit posément de cheval.

– Cinquante dollars par chevelure !murmura-t-il, dégainant son couteau, et se baissant vers lecorps : c’est plus que je n’aurais pu tirer de la mienne. Çavaut mieux qu’une peau de castor ! Au diable lescastors ! dit l’Enfant. Tendre des trappes pour ramasser despeaux, c’est un fichu métier, quand bien même le gibier donneraitcomme des mangeurs d’herbe dans la saison des veaux. Allons, toi,nègre ! continua-t-il en saisissant la longue chevelure dusauvage, et retournant sa figure en l’air : je vais te gâterun peu le visage. Hourra ; coyote de Pache !hourra !

Un éclair de triomphe et de vengeance illuminala figure de l’étrange vieillard pendant qu’il poussait ce derniercri.

– Est-ce que c’est un Apache ? demanda undes chasseurs, qui était resté près de Rubé.

– C’en est un, un coyote de Pache, un de cesgredins qui ont coupé les oreilles de l’Enfant ! que l’enferles prenne tous ! Je jure bien d’arranger de la même façontous ceux qui me tomberont dans les griffes. Wou-woughvilain loup ! tu y es, toi ! te v’là propre, hein !En parlant ainsi, il rassemblait les longues boucles de cheveuxdans sa main gauche, et en deux coups de couteau, l’un en quarte,et l’autre en tierce, il décrivit autour du crâne un cercle aussiparfait que s’il eût été tracé au compas. Puis la lame brillantepassa sous la peau et le scalp fut enlevé.

– Et de six, continua-t-il, se parlant àlui-même en plaçant le scalp dans sa ceinture. – Six à cinquante lapièce. Trois cents dollars de chevelures paches. Au diable, ma foi,les trappes et les castors.

Après avoir mis en sûreté le trophée sanglant,il essuya son couteau sur la crinière des buffalos, et semit en devoir de faire, sur la crosse de son fusil, une nouvelleentaille à la suite des cinq qui y étaient déjà marquées. Ces sixcoches indiquaient seulement les Apaches ; car, en regardantle long du bois de l’arme, je vis qu’il y avait plusieurs colonnesà ce terrible registre.

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